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Lecture d’été : deux beaux récits réactionnaires : Vol de nuit (Saint-Exupéry) et L’équipage (Joseph Kessel) - deuxième partie
jeudi 8 septembre 2022, par
Cet article est la suite de cette première partie.
L’équipage de Joseph Kessel, publié en 1923 apparait comme (pour employer un terme hégélien, synonyme de « n’est pas, au fond des choses ») un « grand roman » sur la guerre de 14-18 :
et un film
Le capitaine Thélis, capitaine modèle de « L’équipage »
Le héros du livre, Herbillon, est une jeune qui part enthousiaste à la guerre, sans se poser de question sur la nature de cette guerre :
Il avait 20 ans, c’était son premier départ pour le front. Malgré les récits qu’il avait entendus au camp d’entrainement, malgré un sens assez aigu des réalités, sa jeunesse n’acceptait pas la guerre sans l’habiller d’une héroïque parure (...) Par instants sa pensée allait à la ville noyée d’ombre avec une dédaigneuse pitié. Elle n’abritait que des hommes qui ne pouvaient pas ou ne voulaient pas se battre.
Dans son unité il trouve son chef naturel. Sa première rencontre avec le commandant de l’escadrille décrit celui-ci comme « le chef » (concept cher à l’extrême-droite) idéal :
— Le bar vous attire déjà, monsieur l’aspirant. Vous promettez.
La voix sonnait haute, mordante et si riche de joie qu’Herbillon en fut pénétré comme d’une onde bienfaisante. Il se tourna d’un bloc. Devant lui, dans la gueule obscure du couloir, se tenait un jeune homme, les bras croisés derrière le dos. Il portait une tunique noire dont l’étoffe luisait autant que les boutons dorés. Elle enveloppait strictement un torse mince, un cou étroit. La finesse élancée de ce corps répondait à celle du visage net, aux yeux étirés et ardents, au nez droit.
Comme Rivière dans « Vol de nuit », le capitaine Thélis est le « meneur d’homme » au-dessus des techniciens, mais pas trop, car il les comprend et est là pour les diriger, il est proche des « travailleurs », ne méprise pas la technique :
Le terrain bourdonna, ruche monstrueuse. Le capitaine surveillait tout : les essais de moteurs, les départs, les atterrissages, les gestes des mécaniciens. Il trouvait une plaisanterie pour chaque pilote. Sa voix qui mordait sur les nerfs comme une flamme résonnait partout. Il courrait des hangars aux appareils, aidait à lancer une hélice, à vérifier un carburateur. Soudain comme enivré par le mouvement impétueux qu’il avait déchaîné, il roulait sur l’herbe avec un bel épagneul doré qui ne le quittait point, tous deux confondus dans la même allégresse animale. Ainsi, d’un avion à l’autre, il transmettait le feu qui brûlait, et chacun des équipages qui s’envolaient, cellule perdue dans le vaste ciel, sentait entre lui et ses camarades le lien que tressait le capitaine de tout son être ardent.
Le pilote Berthier explique au nouveau venu (le héros du livre Herbillon), ce qu’est leur capitaine :
Si je l’aime ! s’écria son camarade. Mais, mon ami, il n’est personne ici qui ne voudrait mourir pour lui. Ce garçon de vingt-quatre ans est notre âme, la vie de l’escadrille. Sa joie, son courage, sa jeunesse ! Il a la croix comme observateur, six palmes comme pilote, et n’en parle jamais. il volerait dix heures par jours si nous le laissions faire. Et quel camarade, vous verrez !
— Et les autres ?
— Tous charmants, mais Thélis est sur un autre plan.
Notons la différence entre ce beau roman réactionnaire qu’est « L’équipage » avec celui de Jules Romains qui dans son grand roman réaliste « Verdun » décrit des sentiments qui ne s’expriment pas encore, mais existent, sur la nature de cette guerre qui est la fin du monde d’avant 1914, et que le monde changera à l’issue de la guerre :
Il y avait encore un sentiment qu’aucun de ces hommes n’aurait pris sur lui d’exprimer, que bien peu auraient osé reconnaître dans le dernier dessous de leur coeur. Mais si dans leurs rangs, le sac au dos comme eux, les pieds dérapant dans la neige, un poète de leur vie misérable s’était écrié :« Ne vous en faites pas, les gars ! Que ça brûle tant que ça peut, ça et le reste. Il faut que tout y passe. Nous crèverons nous autres, c’est entendu, c’est écrit, demain ou plus tard ; il n’y a que la date qui soit laissée en blanc. Mais leur sacré monde pètera dans la fournaise. Il ne sera pas dit que nous alimenterons la terre de plus de macchabées noirâtres qu’elle n’en a jamais bouffés à la fois ; et qu’après les choses continueront comme si de rien n’était. Jusqu’au bout qu’ils disent. Parfaitement. Tant qu’il restera un mur et un toit, il y aura du travail pour les obus. Si les feldgrau étaient de chics types, de vrais copains de misère, et pas de simples réservoirs de chair à saucisse et de coups de pieds au cul comme ils sont, ils reculeraient jusqu’en Bochie pour que ce soit notre tour de faire le grand nettoyage, et leur tour à eux de nous voir faire », les hommes auraient eut-être dit, d’un ton moitié scandalisé moitié rigolard : « il attige le frère ; il va fort ! »... Mais quelque chose d’obscur en eux eut été vengé.
Cependant ils descendaient vers la fournaise morcelée de Verdun.
Le livre de Kessel n’est pas un grand roman réaliste qui montre tous les aspects de la guerre, car il exalte le sacrifice des hommes, sans qu’aucun se pose la question du sens de cette guerre, ce qui ne correspondait pas à la réalité. La guerre est en toile de fond du roman comme un phénomène naturel, une tempête, un tremblement de terre.
Avant d’élever le débat, mentionnons la place qu’occupent les femmes dans les deux romans « Vol de nuit » et « L’équipage » : des êtres inférieurs, qui ne peuvent évoluer dans les hautes sphères des aviateurs. Les images extraites du film montrent qu’une femme, Denise, semble y jouer un rôle important. Rappelons le noeud de l’intrigue : Denise/Hélène est la maîtresse d’Herbillon, et celui-ci se rend compte que Maury, son camarade d’équipage, est le mari de Denise. Mais Herbillon, pour la patrie, a le « courage » de continuer sa liaison avec Denise, qui garde aussi le secret. D’où les têtes angoissées sur les photos ci-dessus (Maury et sa femme Denise sur la première, puis en dessous Herbillon et sa maîtresse Denise). Le grand écrivain Kessel décrit admirablement tout cela ... mais en rabaissant la femme Denise, la comparant à un animal instinctif qui ne fait que protéger la vie de son amant Herbillon, en tentant de le faire muter, par le capitaine Thélis, à l’arrière :
[Thélis] remarqua chez la jeune femme une sorte de repliement sur elle-même, un frémissement félin de bête prête à se défendre (...)
— Vous pensiez donc vraiment l’entraîner ? demanda-t-il. Lui faire renier ...
— Quoi donc ? L’escadrille ? ... Vous ? ...Son honneur ? L’équipage ! Epargnez-moi cet attirail ! Vous aurez beau faire, il va à la mort et il me laisse, moi qui l’aime ... Je ne comprendrai, n’admettrai et ne pardonnerai jamais cela.
Contrairement à ce qu’avait fait Herbillon, Thélis n’essaya pas de plaider, de convaincre. Il était trop lucide et trop sage pour ne pas voir qu’une femme véritable , authentique, vivait sous d’autres astres que les siens, et inconciliables
Le capitaine idéal est d’ailleurs ici un bon chrétien de tendance paulinienne, ce qu’il confirme :
Souviens-toi d’une chose, Herbillon. Je suis très croyant. S’il m’arrivait de ne pas rentrer, qu’on dise une messe.
Les femmes ouvrières apparaissent une fois dans le livre, mais sont écartées par Kessel comme sans intérêt en une phrase :
Les habitants de la petite ville saluaient les officiers qu’ils connaissaient. De jeunes ouvrières souriaient aux soldats.
Le capitaine idéal Thélis est l’archétype de ce que la propagande d’Etat nous demande d’admirer à chaque catastrophe : les héros enseignants, soignants, pompiers, gendarmes, soldats etc.
A la fois travailleurs de la base mais dignes du rang d’officiers subalternes, compromis entre un ouvrier et un grand bourgeois, l’idéal petit-bourgeois.
Ces capitaines jouent un rôle clé lorsque la classe dominante veut mettre en place un fascisme d’Etat, comme lors de la Bataille d’Alger, théorisée par un de ses organisateurs le colonel Trinquier.
Les capitaines civils du fascisme d’Etat vu par Trinquier
Le rôle important de ces cadres moyens (incarnés par Rivière dans Vol de nuit, Thélis dans L’équipage) chez les civils était souligné par le colonel Trinquier dans son manuel du fascisme d’Etat « La guerre moderne » :
Une armée ne peut se mettre en campagne qu’avec le support de la nation ; elle en est l’image fidèle, puisq’uelle est composée de la totalité de la jeunesse, et qu’elle porte en elle les espoirs de la patrie. Son action indiscutée doit être exaltée dans le pays pour lui conserver la noblesse des justes causes qu’elle est chargée de faire triompher. L’armée chargée de mener le combat doit recevoir de la nation un support sans réserve, affectueux et dévoué. Toute propagande qui porterait atteinte à son moral, en lui faisant douter de la nécessité de ses sacrifices, devra être impitoyablement réprimée.
Mais mieux vaut prévenir que guérir, et proposer des « héros » civils et militaires auxquels la population peut s’identifier. Ces « héros » sont autant civils que militaires. Dans la mise en place du fascisme, une partie de la petite-bourgeoisie est embrigadée dans des « milices » anti-ouvrières au service de l’armée et de la police.
Dans sa méthode du quadrillage du territoire, R. Trinquier décrit le rôle fondamental de ces cadres moyens, en particulier les « chefs d’îlots » qui seront à l’interface de la population et de l’armée :
Le premier chef de la hiérarchie à mettre en place sera le chef naturel : le chef de famille. Il sera rendu responsable de tous les habitants de son appartement ou de sa maison, et tiendra à jour la liste établie au moment du recensement.
A l’échelon au-dessus on désignera un « chef de groupe » responsable de quatre ou cinq chefs de famille.
Enfin on procédera à la désignation des « chefs d’îlots ». Un chef d’îlot pourra être rendu responsable d’une dizaine de chefs de groupes (donc d’une cinquantaine de chefs de famille). Son rôle sera très important. Il ne pourra donc être désigné qu’après une étude sérieuse et par le Commandement.
Le fait que ces "officiers" soient essentiellement des petit-bourgeois aisés est important pour Trinquier :
La condition essentielle pour devenir chef d’ilot (être commerçant avoir une famille nombreuse, être si possible riche ... etc) c’est-à-dire avoir un standing de vie qui puisse difficilement être abandonné.
Mais c’est l’appareil d’Etat qui fournira les officier supérieurs :
Il n’y aura pas d’échelon hiérarchique au-dessus du chef d’îlot. Son rôle serait trop important pour qu’il reste facilement commandable et il serait pour nos adversaires une cible trop vulnérable. L’organisation sera en fait un tronc de pyramide dont les chefs d’îlots constitueront la petite base.
Un organisme spécial—civil et militaire—devra, en cas de guerre, être mis en place pour l’ensemble d’une ville moyenne, ou par quartiers dans les grandes ville. Son rôle essentiel sera de transmettre aux chefs d’îlots les ordres du commandement, de les faire exécuter, et de recueillir les renseignements que les chefs d’îlots devront leur faire parvenir.
(...) Cette organisation permettra au commandement de faire participer des éléments importants de la population à leur propre protection.
Dans L’équipage, le capitaine Thélis et ses hommes sont l’incarnation de ces « éléments importants » :
Il sera donc nécessaire de rechercher dans la population des hommes capables d’être les chefs de l’organisation à ses divers échelons. La masse des habitant, par routine ou atavisme, est normalement dévouée au pouvoir et aux forces de l’ordre. Elle sera prête à nous aider si nous lui demandons à conditions que nous soutenions efficacement les gens qui se seront engagés à nos côtés et que nous soyons toujours en mesure de les protéger.
Cette protection est une mission essentielle de l’Organisation des populations.
Or une telle population dévouée par « atavisme », par « routine » au pouvoir, c’est celle correspond aux militaires sous les ordres du capitaine, et au capitaine lui-même. Aucun d’entre eux ne se pose de question sur la signification de la guerre, sa justesse, etc.
Le courage et l’héroïsme guerrier : des qualités secondaires
Les héros que l’on nous propose d’admirer sont toujours courageux.
Or exalter le courage indépendamment de la cause pour laquelle il est utilisé avait déjà été dénoncé par les philosophe grecs, souvent peu connus de ceux qui s’en réclament en permanence. Platon consacre Lachès un de ses premiers dialogues socratique à la définition du courage. Or Socrate s’amuse à démonter les définition des « spécialistes », les deux généraux illustres Lachès et Nicias. L’idée est qu’en l’absence de la science supérieure, qui est de connaître ce qui est juste et ce qui ne l’est pas, le courage n’a rien d’une grande vertu !
Un traducteur résume ainsi le dialogue :
Platon réfute les opinions courantes sur le courage. Il rejette la première définition de Lachès, parce qu’elle ne s’étend qu’au courage guerrier, et encore à certaine manière seulement de résister à l’ennemi. Il n’est pas plus satisfait de la deuxième, qui fait du courage une sorte de constance ou de fermeté en face du danger, de la souffrance, des passions. Cette définition nous paraît suffisante à nous ; elle ne le paraît pas à Platon, qui professe sur le courage, comme sur la vertu en général, l’opinion de Socrate, pour qui la vertu se confond avec la science.
E. Chambry, Introduction aux « Premiers dialogues » de Platon
Dans le dialogue lui-même, Socrate conclut :
la possession des autres sciences, sans la science du Bien, risque de n’être que rarement utile.
Précisons la pensée de Socrate et Platon : pour le philosophe qui veut atteindre le degré suprême de la sagesse, le courage en lui seul est inutile. Dans le cadre d’une cité où la division du travail est planifiée, le courage peut être la qualité la plus élevée chez un individu, mais pas chez les dirigeants de la Cité.
Cette idée que le courage est secondaire est confirmée dans « La République » où Platon décrit sa « Cité idéale », où les militaires courageux n’occupent que la seconde place, subordonnés à l’élite des philosophes, qui seuls ont accès à l’idée du Bien, au sommet de l’édifice des Idées de Platon.
En termes matérialistes, on ne mettrait pas en avant pas l’Idée du Bien, mais celle des intérêts de la classe dominante.
Il n’est pas donc étonnant que ce sont des militaires que la bourgeoisie nous montre en exemple, car ils obéissent. Emballés dans des images du courage, ce sont les idéaux de soumission aux classes dirigeantes que celles-ci veulent nous faire imiter.
Alexandre Nevski était-il courageux ?
Cette vision du courage guerrier, qui pour une fois est quasiment similaire pour les Platoniciens et les marxistes, fait descendre de leur piédestal bien des héros, surtout ceux qui sont placés trop haut dans la hiérarchie sociale.
Prenons l’exemple d’Alexandre Nevski. ce dernier a été rendu populaire par le film d’Eisenstein. L’auteur de ces lignes, (avant d’entendre parler de la lutte des classes), comme des générations de cinéphiles progressistes, regardait la bataille sur la glace, menée du côté russe par Alexandre Nevski (qui apparait à 2’30" sur la video), comme un parfait exemple de courage. Alexandre Nevski est un chef de guerre courageux dans ce film.
Or un autre aspect d’Alexandre Nevski, oublié par ce film, c’est qu’Alexandre Nevski ne montrait aucun courage contre les Mongols, dont le joug pesait à l’époque sur la Russie. Il rampait devant eux. Mais cela n’avait rien de blâmable, Alexandre Nevski ne faisait que défendre avec clairvoyance les intérêts de la monarchie féodale russe qui naissait à l’abri du joug Tatar (la Horde d’Or). Un historien soviétique explique ce grand écart par la lutte des classes, dans les cas d’Alexandre Nevski et son camarade féodal Daniel, tous les deux guerriers valeureux :
Tandis que les masses populaires crient leur protestation contre le supplément d’oppression que la venue des Tatars leur a apporté, les nobles et les princes donnent tout leur concours à l’envahisseur, ayant de bonnes raisons d’espérer que cela leur vaudra de conserver et d’assurer leurs privilèges.
La relation des événements qui se déroulèrent à Novgorod en 1259 fait admirablement ressortir cet état de choses. Quand le peuple soulevé se mit à gronder « Mourons loyalement pour sainte-Sophie et pour les demeures des anges » (les églises) « alors, écrit le chroniqueur, les gens se divisèrent en deux camps : ceux qui étaient « bons », ceux-là furent pour Sainte-Sophie et la vraie foi ; et il s’éleva un conflit. » Et le chroniqueur laisse apparaître ici toute sa sympathie pour les masses. Il appelle les insurgés les « bons » et les oppose aux « grands », qui sont pour la soumission immédiate aux tatars et contraignent « les petites gens à se laisser recenser ».
Les princes—surtout ceux qui sont de quelque importance—connaissent mieux que personne la disproportion existant entre les forces de la Russie et celles de la Horde et se rendent parfaitement compte de la situation désespérée du pays : aussi se soumettent-ils au pouvoir nouveau et obligent-ils leurs sujets à s’y soumettre de même.
La conduite des deux princes les plus en vue de cette époque, Alexandre Nevski et Danil de Galitch, est sous ce rapport extrêmement caractéristique.
Le vainqueur des Suédois et des Chevaliers Livoniens Alexandre Nevski, escorte lui-même dans les rues de Novgorod les baskaks tatars, les protège, force les Novgorodiens à reconnaître le gouvernement khanial et à se laisser « recenser ». (...)
Et l’auteur de la Chronique Hypatienne médite : « Danil Romanovitch, qui a été un grand prince, qui a été le maître de la terre russe, de Kiev, de Vladimir et de Galitch, est maintenant à genoux et on l’appelle esclave. »
C’est en devenant les percepteurs de la Horde que les princes pourront ensuite s’enrichir, et le Tsar russe s’imposer contre son peuple, le réduire en esclavage.
Cet épisode de l’histoire, la servilité sociale des grands généraux, sera illustrée dans le prochain commentaire d’un livre.