Léon Blum déclare en 1942 sur la venue de la gauche au pouvoir en 1936 alors que la classe ouvrière occupe massivement les usines :
J’ai pris le pouvoir en effet le 4 juin au soir. Les élections générales avaient eu lieu le 26 avril et le 3 mai. Entre cette date du 3 mai et le 4 juin, il y a un intervalle, un inter-règne d’un mois à peu près. Or, il y a eu très certainement, si j’en juge par les conversations avec le magistrat instructeur, certaine tendance à anticiper quelque peu sur mon arrivée réelle au pouvoir et à comprendre d’avance dans mon gouvernement tout le mois qui s’est écoulé depuis le résultat définitif des élections générales. Je ne m’en étonne pas autrement, puisque ce mois de l’inter-règne a été également le mois pendant lequel a commencé et s’est développé le mouvement des occupations d’usine. Je tiens à préciser très exactement que pendant ce mois, je n’étais pas le chef du gouvernement. (…) J’en reviens maintenant aux circonstances dans lesquelles ont été votées, non seulement la loi des quarante heurts, mais les autres lois sociales. Je l’ai déjà dit à la Cour ; cette loi de quarante heures fait partie intégrante d’un ensemble politique. Cette politique, je n ai pas eu à la choisir, elle m’a été imposée dans les circonstances où j’ai pris le gouvernement, par une nécessité de droit, et par une nécessité de fait, ayant véritablement le caractère d’un cas de force majeure." Rappelez-vous que les 4 et 5 juin, il y avait un million de grévistes. Rappelez-vous que toutes les usines de la région parisienne étaient occupées. Rappelez-vous que le mouvement gagnait d’heure en heure et de proche en proche dans la France entière La panique, la terreur étaient générales. Je n’étais pas sans rapport moi-même avec les représentants du grand patronat et je me souviens de ce qu’était leur état d’esprit à cette époque. Je me souviens de ce qu’on me disait ou me faisait dire par des amis communs. "Alors quoi ? c’est la révolution ? Alors quoi ? Qu’est-ce qu’on va nous prendre ? Qu’est-ce qu’on va nous laisser ?..." Les ouvriers occupaient les usines. Et peut-être ce qui contribuait le plus à la terreur, c’était cette espèce de tranquillité, cette espèce de majesté calme, avec laquelle ils s’étaient installés autour des machines, les surveillant, les entretenant, sans sortir au dehors, sans aucune espèce de signe de violence extérieure. Je suis arrivé à l’Élysée avec mes collaborateurs vers 7 heures du soir. Je les ai présentés au président de la République. Au moment où nous allions nous retirer, M. Albert Lebrun nous a dit : "J’ai une demande à vous transmettre de la part de M. Sarraut, président du conseil, ministre de l’Intérieur et de la part de M. Frossard, ministre du Travail. Ils considèrent la situation comme si grave qu’ils vous demandent de ne pas attendre jusqu’à demain matin pour la transmission des pouvoirs. Ils vous prient avec instance de vous trouver l’un et l’autre au ministère de l’Intérieur et au ministère du Travail dès ce soir 9 heures, pour qu’il n’y ait pas un instant de délai d’interruption dans le passage des services. Ils ne veulent pas plus longtemps demeurer chargés d’un intérim dans les circonstances actuelles". (…) M. Albert Lebrun m’a demandé de rester auprès de lui et m’a dit ceci : "La situation est terrible, quand comptez-vous vous présenter devant les Chambres ?" Je lui ai répondu : "Après-demain, samedi, je ne vois pas le moyen d’aller plus vite". Il me dit, alors : "Vous allez attendre jusqu’à samedi ? Vous ne voyez pas ce qui se passe ?" "Comment voulez-vous que j’aille plus vite ? ai-je repris. Il faut malgré tout que je rédige la déclaration ministérielle, que je convoque un conseil de cabinet et un conseil des ministres. D’ailleurs matériellement convoquer les Chambres pour demain serait impossible". M. Lebrun me répondit alors : "Les ouvriers ont confiance en vous. Puisque vous ne pouvez convoquer les Chambres avant samedi et que certainement dans votre déclaration ministérielle vous allez leur promettre le vote immédiat des lois qu’ils réclament, alors je vous en prie, dès demain adressez-vous à eux par la voix de la radio. Dites-leur que le Parlement va se réunir, que dès qu’il sera réuni vous allez lui demander le vote rapide et sans délai des lois dont le vote figure sur leurs cahiers de revendications en même temps que le relèvement des salaires. Ils vous croiront. Ils auront confiance en vous, et alors peut-être ce mouvement s’arrêtera-t-il ?" J’ai fait ce que me demandait Monsieur le président de la République, et qui, au point de vue correction parlementaire était assez critiquable, car du point de vue de la stricte correction parlementaire et républicaine, je n’avais pas d’existence avant de m’être présenté devant les Chambres et d’avoir recueilli un vote de confiance. J’ai donc pris la parole à la radio le lendemain et j’ai dit aux ouvriers ce que m’avait dit à moi Monsieur le président de la République. Je leur ai déclaré : "Parmi les revendications que vous présentez dans toutes les usines, il y en a qui sont du domaine du législateur. Dès que le Parlement sera réuni, nous lui demanderons de voter, et cela dans le délai le plus bref possible les lois que vous attendez. Je m’en porte garant près de vous... " Je me suis alors présenté devant les Chambres le samedi avec cette déclaration ministérielle qui a, elle aussi, un caractère assez particulier et assez original. Le Gouvernement s’est, en effet, présenté devant les Chambres en leur disant : "Je suis ici l’expression d’une volonté populaire qui s’est manifestée par un programme, je n’ai pas d’autre programme que celui sur lequel cette volonté du suffrage universel s’est prononcée et que nous avons pris tous l’engagement de réaliser". Et en me présentant ainsi devant les Chambres, je leur ai demandé de placer à leur ordre du jour de la semaine suivante une première série de lois parmi lesquelles figuraient la loi de quarante heures, la loi sur les congés payés et celle sur les contrats collectifs. Ce qui était l’état d’esprit du chef de l’État était aussi l’état d’esprit du grand patronat. La conversation avec M. Albert Lebrun est du jeudi soir. Dès le vendredi matin M. Lambert-Ribot, qui avait été mon camarade pendant de longues années au Conseil d’État avant d’entrer, comme un trop grand nombre de membres des grandes administrations publiques ou de l’université, au service d’organismes patronaux, M. Lambert-Ribot, avec qui j’avais toujours entretenu des relations amicales, m’a fait toucher par deux amis communs, par deux intermédiaires différents afin que, le plus tôt possible, sans perdre une minute, je m’efforce d’établir un contact entre les organisations patronales suprêmes, comme le Comité des forges et la Confédération générale de la production, et d’autre part la Confédération générale du travail. Sans nul doute, j’aurais tenté moi-même ce qu’on a appelé l’accord de Matignon. Mais je dois à la vérité de dire que l’initiative première est venue du grand patronat. MM. Lambert, Ribot, Duchemin, Delbouze, anciens présidents de la Chambre de Commerce de Paris étaient chez moi et nous réglions ensemble une conversation avec la CGT, déjà acquise du côté patronal. (…) Sans perdre une minute, je m’efforce d’établir un contrat entre les organisations patronales suprêmes, comme le Comité des forges et la Confédération générale de la production, et d’autres part, la Confédération générale du travail. (…) On ne demandait qu’une chose aux Chambres : aller vite, vite, afin de liquider cette situation redoutable, cette situation que j’ai qualifiée non pas de révolutionnaire mais de quasi-révolutionnaire, et qui l’était en effet. (…) La contrepartie, c’était l’évacuation des usines. Dès ce jour-là, les représentants de la CGT ont dit aux représentants du grand patronat qui étaient à Matignon : Nous nous engageons à faire tout ce que nous pourrons et nous le ferons. Mais nous vous en avertissons tout de suite. Nous ne sommes pas sûrs d’aboutir. Quand on a affaire à un mouvement comme celui-là, à une marée comme celle-là, il faut lui laisser le temps de s’étaler. Et puis, c est maintenant que vous allez peut-être regretter d’avoir systématiquement profité des années de déflation et de chômage pour exclure de vos usines tous les militants syndicalistes. Ils n’y sont non plus. Ils ne sont plus là pour exercer sur leurs camarades l’autorité qui serait nécessaire pour faire exécuter nos ordres." Et je vois encore M. Richement qui était assis à ma gauche, baisser la tête en disant : "C’est vrai, nous avons eu tort" (…) Mais je dois vous dire qu’à ce moment dans la bourgeoisie, et en particulier dans le monde patronal, on me considérait, on m’attendait, on m’espérait comme un sauveur. ... un homme auquel on attribue sur la classe ouvrière un pouvoir suffisant pour qu’on lui fît entendre raison, et qu’il la décidât à ne pas abuser de sa force. (…) C’était sur la foi de ma parole, sur la foi des engagements pris vis-à-vis d’eux et du Parlement républicain que, petit à petit le mouvement s’est épuisé. Il n’y a aucun doute en qu’à partir de Matignon la décrudescence ait commencé. Il y avait un million de grévistes à ce moment-là, et trois semaines après 100 000. À la fin de juillet (1536) on pouvait considérer que le mouvement était terminé. (…) Voilà Messieurs, dans quelles conditions ont été votées les lois sociales dont l’accusation extrait la loi des quarante heures. (…) vous imaginez que la loi des quarante heures, du moment où elle a été votée, a réduit la durée du temps de travail effectif en France à cette époque ? Vous imaginez-vous qu’on travaillait quarante heures en juin 1936 ? On ne travaillait pas quarante heures (...) c’était une exception, un privilège dans un établissement français. (…) On me citait récemment le mot de M. Louis Renault : La loi des quarante heures ! Ah ! Si je pouvais être sûr de donner trente heures de travail par semaine à mes ouvriers. (…) En 1938, c’est autre chose. (…) J’ai donc obtenu l’accord... qui porte à quarante-cinq heures, par addition de cinq heures supplémentaires, le temps normal de la durée de travail dans tous les établissements travaillant directement ou indirectement pour la Défense nationale. Ce sont les besoins, c’est la rotation nécessaire des machines qui sont la donnée fixe et le travail des hommes qui doit être la donnée mobile. (…) J’ai rempli le premier devoir de ma charge qui était de maintenir ce que j’ai appelé l’ordre civique, l’ordre républicain, d’éviter l’effusion de sang, d’éviter la guerre civile et puis de tenir loyalement, publiquement la promesse que j’avais donnée. (…) La journée plus courte, les loisirs, les congés payés, le sentiment d’une dignité, d’une égalité conquise, tout cela était, devait être, un des éléments qui peuvent porter au maximum le rendement horaire tiré de la machine par l’ouvrier. (…) S’agissant des usines travaillant pour la défense nationale, les dérogations à la loi des 40 h ont toujours été accordées. En outre, en 1938, j’ai obtenu des organisations ouvrières une sorte de concordat, portant à 45 h la durée du travail dans les usines opérant directement ou non pour la défense nationale. (…) J’ai déposé un grand projet fiscal... qui vise à tendre toutes les forces de la nation vers le réarmement et qui fait de cet effort de réarmement intensif la condition même, l’élément même d’un démarrage industriel et économique définitif. Il sort résolument de l’économie libérale, il se place sur le plan d’une économie de guerre. (…) Et je pensais surtout que c’était un immense résultat et un immense service rendu que d’avoir ramené ces masses et cette élite ouvrière à l’amour et au sentiment du devoir envers la patrie. (…) Nous avons fait respecter le droit de propriété. Par exemple, au commencement d’octobre, une grève de restaurateurs et d’hôteliers a éclaté juste au moment du salon de l’automobile. Nous avons fait la même opération le mois suivant, en novembre, dans les grèves de la chocolaterie (…) Nous avons recommencé dans le Nord à propos des neutralisations. Une loi le principe de l’arbitrage accepté par les patrons, nous avons fait évacuer les usines. Elles ont été évacuées sans attendre que la procédure d’arbitrage fût commencée, sur la seule acceptation du principe de l’arbitrage., Le résultat avait été obtenu ; les grévistes avaient été mis hors des locaux qu’ils occupaient ; le droit de propriété était respecté. (…) J’ai apaisé de grands conflits sociaux, je vois que, pour la première fois, j’ai groupé l’unanimité autour des crédits d’armement, je vois que j’ai préparé les esprits en France à cette conception de l’unité française qui aurait du être aussi belle que dans les premiers mois de 1914, car c’est un spectacle qui laisse à tous ceux qui l’ont connu un souvenir inoubliable. " "Je ne suis pas de ceux qui aient jamais ruiné l’autorité du chef d’entreprise. Trop souvent hélas ! les patrons s’en sont chargés eux-mêmes. Je crois que dans une démocratie ouvrière comme dans une démocratie politique, l’autorité est nécessaire ... Cette loi sur les contrats collectifs, c’est elle qui a introduit la démocratie dans l’usine. (…) On ne donnera plus à ces masses ouvrières le sentiment qu’elles sont asservies au travail par le lien d’une hiérarchie qu’elles n’ont pas eu le droit de discuter et auquel elles n’ont pas volontairement consenti. (…) J’ai rempli un rôle auquel j’oserais presque dire que j’étais destiné, un de conciliateur. (…) Pendant que j’étais au gouvernement, la production a augmenté, non seulement pendant mon gouvernement, mais pendant les deux années qui l’ont précédé. Ce n’est pas douteux ! (…) Karl Marx a dit que le prolétaire n’a pas de patrie, et en cela il était d’accord avec toutes les législations anciennes, car en Grèce ou à Rome, le prolétaire n’était pas soldat pour la raison qu’il n’avait pas de bien à défendre. Mais Jaurès a dit que si le prolétaire n’avait pas de patrie, le progrès républicain, peu à peu, lui en ferait une, et que c’est à mesure qu’on crée peu à peu pour les ouvriers une copropriété de la patrie qu’on les engage à défendre cette patrie. Cette espèce d’accord unanime qu’on a trouvé en France au moment de la mobilisation était un peu la conséquence de tout cela, et par conséquent était un peu notre œuvre. (…) Dans les usines en grève, les ouvriers étaient là comme des gardiens, des surveillants, et aussi, en un certain sens, comme des copropriétaires. Et du point de vue spécial qui vous occupe, constater une communauté de droits et de devoirs vis-à-vis du patrimoine national, est-ce que cela ne conduit pas à en assurer et à en préparer la défense commune, la défense unanime ? (…). C’est à cette mesure qu’on crée peu à peu pour les ouvriers une copropriété de la patrie, qu’on leur enseigne à défendre cette patrie. (…) La conscience de ce qu’il y a d’indissoluble dans le régime moderne de la production, entre l’instrument matériel et le travail de l’homme, on sentait tout cela, mais les ouvriers aussi. Et cette idée, il ne faut pas vous imaginer qu’elle était toxique... Ils ne peuvent que coopérer à un sentiment d’unité entre les différentes classes qui composent la nation. Et au point de vue spécial qui nous occupe, constater une communauté de droits et de devoirs vis-à-vis du patrimoine national, est-ce que cela ne conduit pas à en assurer et à en préparer la défense commune, la défense unanime ? (…)
Un gouvernement n’a pas qu’un devoir à la fois. Il y a pour les gouvernements comme pour les individus des contradictions et quelquefois des incompatibilités entre les devoirs différents […] et on est obligé d’établir une certaine hiérarchie entre des devoirs tous certains, comme de faire respecter le droit de propriété et comme, d’autre part, de préserver la paix publique […] A cette heure, dans la hiérarchie des devoirs, celui qui primait tous les autres, c’était de préserver l’ordre civique, la paix civique […] La déclaration de Sarraut au Sénat, reproduisant le langage que lui tenaient les patrons eux-mêmes quand ils parlaient du potentiel de force et de passion qui animait en ce moment la multitude ouvrière [prouve que l’on] aurait donné un caractère de luttes violentes ou de guerre sanglante à tout effort fait pour chasser les ouvriers par la force des usines […] Mon devoir était clair, impérieux. Mon devoir était d’épargner à la France la guerre civile. […] En tout cas, que j’aie eu raison ou tort, mon parti était pris : je n’aurais pas, moi, employé la force ; je n’aurais pas fait d’abord marcher la garde mobile et ensuite l’armée […] Si je n’avais pas pu par la persuasion et la conciliation entre ouvriers et patrons ramener ce que j’ai appelé l’ordre civique, j’aurais renoncé à mon mandat et peut-être à ma vie d’homme politique. (…) Quelques mois après, la situation était différente […] on pouvait faire respecter la loi sans courir de pareils risques. La hiérarchie des devoirs à partir de ce moment-là a changé. Nous n’avons pas hésité : nous avons fait respecter le droit de propriété. Si, [en juin], je n’avais eu affaire qu’à 10.000 grévistes, la situation eût été bien simplifiée. (…)
Au commencement de 1937, un administrateur du Creusot [...],M. de Saint-Sauveur, [..] est venu trouver l’ambassadeur de l’Union soviétique à Paris, M. Potiemkine. Il y avait en ce moment, entre le Creusot et l’Union soviétique de petites frictions. Les soviets (sic) avaient demandé au Creusot de grosses pièces de navire. Ces pièces n’étaient pas livrées par le Creusot, et le gouvernement soviétique croyait sentir de la part du fournisseur une certaine mauvaise volonté ! À plusieurs réponses, le gouvernement soviétique s’en était plaint, et ses plaintes avaient été transmises à l’administration de la guerre. M. de Saint-Sauveur a donc dit à M. Potiemkine : "C’est vrai, nous avons mis beaucoup de mauvaise volonté à vous livrer ces pièces, mais jouons carte sur table. Si vous voulez, jouons carre sur table Si vous voulez (…), nous vous livrerons ce matériel très vite (…) Mais, en échange, il faut que vous nous rendiez un petit service. La loi de nationalisation est votée, mais elle n’est pas encore appliquée. On discute encore au ministère de la guerre [...). Nous pourrions probablement nous arranger pour que dans les services techniques du ministère de la guerre, on n’insistât pas pour la nationalisation du Creusot. Seulement, il s’agit de neutraliser les influences socialistes. Le Creusot échappera à la nationalisation pour peu que vous vouliez bien dire un mot à ce sujet à M. Blum. M. Potiemkine a écouté sans mot dire, puis il a répondu que la seule chose qu’il pût faire était de transmettre purement et simplement cette conversation. Mais je ne peux pas croire qu’il l’aurait fait si le parti communiste en France, qui n’était pas sans liaison avec l’ambassade soviétique, avait eu vis-à-vis de la nationalisation des industries de guerre une position bien ardente. (…)
En quelques mots, sans embarras, je voudrais m’expliquer sur mes rapports avec le parti communiste. C’est entendu, le parti communiste était entré dans la coalition de front populaire. C’est entendu aussi, l’année précédente, à la fin de 1935 un pacte dit "d’unité d’action" avait été conclu entre le parti communiste et celui auquel j’appartenais moi-même, le parti socialiste. La raison d’être de ce pacte d’unité d’action comme la raison d’être de la coalition de front populaire, je vous l’ai déjà indiquée : c’était un réflexe de défense dont étaient menacées en France, les institutions républicaines et la liberté elle-même. Mais le pacte d’unité d’action et la coalition de front populaire n’ont été conclus qu’après une certaine date, après la date où M. Laval, ministre des Affaires étrangères du cabinet Flandin, était parti pour la Russie, avait signé un pacte avec M. Staline et où M. Staline, par une manifestation publique et retentissante, avait approuvé, avalisé, les efforts qui étaient faits en France pour augmenter la puissance défensive du pays. Ce n’est qu’après cette déclaration, après que les communistes, conformément à la déclaration de Staline, eurent abandonné, en matière de Défense nationale, la position dite de défaitisme révolutionnaire que Thorez affirmait encore contre moi à la tribune dans le débat du 15 mars 1935, ce n’est qu’après qu’ils eurent renoncé explicitement à leur campagne autonomiste en Alsace-Lorraine, c’est seulement après cela qu’ont pu être conclus et qu’ont été conclus, d’une part le pacte d’unité d’action et, d’autre part la coalition de front populaire.
Je ne crois pas que les dirigeants au parti communiste eussent pour moi des sentiments de prédilection particulière. J’avais été, dans le parti socialiste, l’homme qui, au moment de notre scission, avait le plus efficacement résisté à une adhésion globale du parti socialiste français à la IIIe Internationale, au Komintern. J’étais l’homme qui, contre le parti communiste, avait marqué le plus fortement la distinction ou même la contradiction des deux doctrines. Malgré tout, j’ai été partisan de l’unité d’action, et de l’entrée des communistes dans le front populaire, à partir du moment où ces obstacles ont été levés : question de défense nationale et question d’Alsace-Lorraine.
Je suis devenu chef du gouvernement. Je ne crois pas que dans une seule occasion, dans une seule circonstance, je leur ai cédé ; je ne crois pas que jamais sous leur pression, j’ai abdiqué un seul des devoirs que me dictait ma mission de chef de gouvernement. Dans une circonstance à laquelle j’ai fait allusion tout à l’heure, à propos de cette entrevue dont j’ai fait revivre certains aspects devant la Cour, le parti communiste s’était prononcé d’avance contre moi, de la façon la plus menaçante ; mon attitude, n’en a pas été modifiée. Dans la politique dite de non-immixtion en Espagne, j’ai rencontré son opposition déclarée ; je n’ai pas moins persisté dans ce que, toutes les données du problème étant posées, je considérais comme l’intérêt de la France. À aucun moment je n’ai cédé. Il est possible qu’il n’ait pas désiré que mon gouvernement se prolongeât, qu’il ne m’ait pas toujours servi, si je puis dire, sans arrière-pensée, mais j’étais convaincu et je suis encore convaincu qu’il est impossible de défendre en France les libertés républicaines en excluant de cet effort les masses ouvrières et la fraction de l’élite ouvrière encore groupées autour de la conception communiste. Et je pensais surtout que c’était un immense résultat et un immense service rendu que d’avoir ramené ces masses et cette élite à l’amour et au sentiment du devoir envers la patrie. Cela dit, qu’il y ait eu entre eux et moi telles ou telles difficultés, cela n’a plus d’importance et, pour ma part, je les efface entièrement de ma pensée. Je n’oublie pas qu’à l’heure où je parle l’Union soviétique est engagée dans la guerre, dans la même guerre que nous, il y a deux ans, contre les mêmes adversaires. Je n’oublie pas que, dans la zone occupée, le parti communiste fournit sa large, sa très large part d’otages et de victimes. J’ai lu l’autre jour, dans une liste d’otages donnée par un journal, le nom du petit Timbaud. J’ai très bien connu le petit Timbaud : c’était un secrétaire de l’Union des syndicats métallurgistes de la région parisienne. Il était à la conversation du 15 mars. Je l’ai vu souvent, j’ai été bien souvent en bataille avec lui. Seulement il a été fusillé et il est mort en chantant la Marseillaise.
Extraits de Léon Trotsky dans « La France à un tournant » (28 mars 1936) :
« Comprendre clairement la nature sociale de la société moderne, de son Etat, de son droit, de son idéologie constitue le fondement théorique de la politique révolutionnaire. La bourgeoisie opère par abstraction (« nation », « patrie », « démocratie ») pour camoufler l’exploitation qui est à la base de sa domination. (…) Le premier acte de la politique révolutionnaire consiste à démasquer les fictions bourgeoises qui intoxiquent les masses populaires. Ces fictions deviennent particulièrement malfaisantes quand elles s’amalgament avec les idées de « socialisme » et de « révolution ». Aujourd’hui plus qu’à n’importe quel moment, ce sont les fabricants de ce genre d’amalgames qui donnent le ton dans les organisations ouvrières françaises. (…) Aussi invraisemblable que cela paraisse, quelques cyniques (staliniens) essaient de justifier la politique de front populaire en se référant à Lénine qui, paraît-il, a démontré qu’on ne pouvait pas se passer de compromis et notamment d’accords avec d’autres partis. (…) Les bolcheviks ont passé des accords d’ordre pratique avec les organisations révolutionnaires petites-bourgeoises pour le transport clandestin en commun des écrits révolutionnaires, parfois pour l’organisation en commun d’un manifestation dans la rue ou pour riposter aux bandes de pogromistes. Lors des élections à la Douma, ils ont eu recours, dans certaines circonstances et au deuxième degré, à des blocs électoraux avec les menchéviks ou avec les socialistes révolutionnaires. C’est tout. Ni « programmes » communs ni organismes permanents, ni renoncement à critiquer les alliés du moment. Ce genre d’accords et de compromis épisodiques, strictement limités à des buts précis – Lénine n’avait en vue que ceux-là – n’avait rien de commun avec le Front populaire, qui représente un conglomérat d’organisations hétérogènes, une alliance durable de classes différentes liées pour toute une période – et quelle période ! – par une politique et un programme communs. (…) La politique su Front populaire est une politique de trahison. (…) Seule une infime partie des cadres de l’Internationale communiste avaient commencé leur éducation révolutionnaire au début de la guerre, avant la révolution d’Octobre. Ceux-là, presque sans exception, se trouvent actuellement en dehors de la troisième internationale (stalinisée). (…) La majeure partie des cadres actuelle de l’Internationale communiste a adhéré non pas au programme bolchevique, non pas au drapeau révolutionnaire, mais à la bureaucratie soviétique. Ce ne sont pas des lutteurs, mais des fonctionnaires dociles, des aides de camp, des grooms. De là vient que la troisième internationale se conduit d’une manière si peu glorieuse dans une situation riche de grandioses possibilités révolutionnaires. »
Extraits de Léon Trotsky dans « L’étape décisive » (5 juin 1936) :
« Le nouveau gendarme du capital, Salengro, a déclaré avant même d’avoir pris le pouvoir (au nom du Front populaire), absolument comme ses prédécesseurs, qu’il défendrait « l’ordre contre l’anarchie ». Cet individu appelle « ordre » l’anarchie capitaliste et « anarchie » la lutte pour l’ordre socialiste. L’occupation, bien qu’encore pacifique, des fabriques et des usines par les ouvriers, a, en tant que symptôme, une énorme importance. Les travailleurs disent : « Nous voulons être les maîtres dans les établissements où nous n’avons été jusque là que des esclaves. »
Lui-même mortellement effrayé, Léon Blum veut faire peur aux ouvriers et leur dit : « Je ne suis pas Kérenski » (…) Il est impossible, pourtant, de ne pas reconnaître que, dans la mesure où l’affaire dépend de Blum, c’est au fascisme qu’il fraie la voie, non au prolétariat.
Plus criminelle et plus infâme que tout est, dans cette situation, la conduite des communistes : ils ont promis de soutenir à fond le gouvernement Blum sans y entrer. (…) Mais, après la grande vague de grèves, les événements ne peuvent que se développer que vers la révolution ou vers le fascisme. (…)
Les staliniens français ont baptisé les comités d’action « comités de Front populaire », s’imaginant qu’ils conciliaient ainsi la lutte révolutionnaire avec la défense de la démocratie bourgeoise. Les grèves actuelles sont en train de mettre en pièce cette pitoyable illusion. (…)
Le mot d’ordre de comités ne peut être abordé que par une véritable organisation révolutionnaire, absolument dévouée aux masses, à leur cause, à leur lutte. Les ouvriers français viennent de montrer de nouveau qu’ils sont dignes de leur réputation historique. Il faut leur faire confiance. Les soviets sont toujours nés des grèves. La grève de masse est l’élément naturel de la révolution prolétarienne. D’atelier en atelier, d’usine en usine, de quartier en quartier, de ville en ville, les comités d’action doivent établir entre eux une liaison étroite, se réunir en conférences par villes, par branches de production, par arrondissements, afin de couronner le tout par un congrès de tous les comités d’action de France. »
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NOTE
Le 8 juin, à l’usine Hotchkiss de Levallois, se tint une assemblée convoquée par le comité de grève de l’usine, à laquelle participèrent les délégués de trente-trois usines des environs. L’assemblée votera une résolution demandant l’élection sur les mêmes bases d’un comité central de grève. Le 10 juin, à Paris, 587 délégués représentant 243 usines de la région parisienne se sont réunis pour décider de la conduite à suivre.
Extraits de Léon Trotsky dans « La révolution française a commencé » (9 juin 1936) :
« Les mots de « révolution française » peuvent paraître exagérés. Mais non ! Ce n’est pas une exagération. C’est précisément ainsi que naît la révolution. En général même, elle ne peut pas naître autrement. La révolution française a commencé.
Léon Jouhaux, à la suite de Léon Blum, assure à la bourgeoisie qu’il s’agit d’un mouvement purement économique, dans les cadres stricts de la loi. Sans doute les ouvriers sont-ils pendant la grève les maîtres des usines et établissent-ils leur contrôle sur la propriété et son administration. Mais on peut fermer les yeux sur ce regrettable « détail ». Dans l’ensemble, ce sont « des grèves économiques » et non politiques », affirment messieurs les chefs. C’est pourtant sous l’effet de ces grèves « non politiques » que toute la situation du pays est en train de changer radicalement. Le gouvernement décide d’agir avec une promptitude à laquelle il ne songeait pas la veille, puisque selon Léon Blum la force véritable sait être patiente ! Les capitalistes font preuve d’un esprit d’accommodement parfaitement inattendu. Toute la contre-révolution en attente se cache derrière le dos de Blum et de Jouhaux. (…) S’arrachant aux cadres corporatifs et locaux, le mouvement gréviste est devenu redoutable non seulement pour la société bourgeoise, mais aussi pour ses propres représentants parlementaires ou syndicaux, qui sont actuellement avant tout préoccupés de ne pas voir la réalité. (…) En rassurant les capitalistes, Blum et Jouhaux se rassurent eux-mêmes. (…)
La principale conquête de la première vague de grève réside dans le fait que des chefs ouvriers sont apparus dans les ateliers et les usines. (…) La grève a secoué, ranimé, renouvelé dans son ensemble le gigantesque organisme de la classe. (…) L’organisation de combat ne coïnciderait pas avec le parti, même s’il existait en France un parti révolutionnaire de masse, car le mouvement est incomparablement plus large qu’un parti. L’organisation de combat ne peut pas non plus coïncider avec les syndicats, qui n’embrassent qu’une partie insignifiante de la classe et sont soumis à une bureaucratie archi-réactionnaire. La nouvelle organisation doit répondre à la nature du mouvement lui-même, refléter la masse en lutte, exprimer sa volonté la plus arrêtée. Il s’agit d’un gouvernement direct de la classe révolutionnaire. Il n’est pas besoin ici d’inventer des formes nouvelles : il y a des précédents historiques. Les ateliers et les usines élisent leurs députés, qui se réunissent pour élaborer en commun les plans de la lutte et pour la diriger. Il n’y a même pas à inventer de nom pour une telle organisation : ce sont les « soviets de députés ouvriers ». «
Extrait de Léon Trotsky dans « Devant la seconde étape » (9 juillet 1936) :
« (…) Les ouvriers ont exercé en juin une grandiose pression sur les classes dirigeantes, mais ne l’ont pas conduite jusqu’au bout. Ils ont montré leur puissance révolutionnaire, mais aussi leur faiblesse : l’absence de programme et de direction. (…) Dans toutes les périodes révolutionnaires de l’histoire, on trouve deux étapes successives, étroitement liées l’une à l’autre : d’abord un mouvement « spontané » des masses, qui prend l’adversaire à l’improviste et lui arrache de sérieuses concessions ou au moins des promesses ; après quoi la classe dominante, sentant menacées les bases de sa domination, prépare sa revanche. (…) On ne saurait, dans l’histoire des révolutions, trouver à cette règle aucune exception. La différence pourtant – et elle n’est pas mince – réside dans le fait que la défaite a quelquefois revêtu le caractère d’un écrasement : telles furent, par exemple, les journées de juin 1848, en France, qui marquèrent la fin de la révolution ; alors que, dans d’autres cas, la demi-défaite constitua simplement une étape vers la victoire : c’est par exemple le rôle que joua en juillet 1917, la défaite des ouvriers et des soldats de Pétersbourg. (…) Tirer à temps de la situation objective la perspective de la seconde étape, c’est aider les ouvriers avancés à ne pas être pris à l’improviste et à apporter dans la conscience des masses en lutte la plus grande clarté possible. »
Extrait de Léon Trotsky dans « L’heure de la décision approche… Sur la situation en France » (18 décembre 1938) :
« Chaque jour, que nous le voulions ou non, nous nous persuadons que la terre continue à tourner autour de son axe. De même, les lois de la lutte des classes agissent indépendamment du fait que nous les reconnaissions ou non. Elles continuent à agir en dépit de la politique du Front populaire. La lutte des classes fait des Front populaire son instrument. Après l’expérience de la Tchécoslovaquie, c’est maintenant le tour de la France : les plus bornés et les plus arriérés ont une nouvelle occasion de s’instruire. (…)
Pour justifier la politique de Front populaire, on invoqua la nécessité de l’alliance du prolétariat et de la petite bourgeoisie. Il est impossible d’imaginer mensonge plus grossier ! Le parti radical exprime les intérêts de la grande bourgeoisie et non de la petite. Par son essence même, il représente l’appareil politique de l’exploitation de la petite bourgeoisie par l’impérialisme. L’alliance avec le parti radical est par conséquent une alliance, non avec la petite bourgeoisie, mais avec ses exploiteurs. Réaliser la véritable alliance des ouvriers et des paysans n’est possible qu’en enseignant à la petite bourgeoisie comment s’affranchir du parti radical et rejeter une fois pour toutes son joug de sa nuque. Cependant le Front populaire agit en sens exactement opposé (…) En 1936, socialistes, communistes et anarcho-syndicalistes aidèrent le parti radical à freiner et à émietter le puissant mouvement révolutionnaire. Le grand capital réussit dans les deux dernières années et demie à se remettre quelque peu de son effroi. Le Front populaire, ayant rempli son rôle de frein, ne représente dès lors pour la bourgeoisie qu’une gène inutile. »