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L’incendie du Reichstag par Hitler et ses buts
mardi 16 mai 2023, par
Léon Trotsky
Un procès politique sans axe politique
26 novembre 1933
Le procès de l’incendie du Reichstag approche de son point culminant. Quel est le type de décision qui va être dicté d’en haut aux juges ? Le gouvernement est en mauvaise posture. Si on cherche des précédents historiques, il faut bien sûr se tourner vers l’affaire Dreyfus en France et l’affaire Beilis dans la Russie tsariste [1]. On a bien réussi à condamner le capitaine Dreyfus à l’Île du Diable, malgré l’absence de preuves, grâce au fait que le conseil de guerre siégeait à huis clos. Dans le procès Beilis, qui a été public et dans lequel la presse a pris une part active, les maîtres se sont révélés impuissants à imposer la condamnation d’un employé juif pour le meurtre d’un enfant chrétien. Mais le tribunal a prononcé un verdict selon lequel le meurtre pouvait avoir été commis pour des raisons rituelles.
Hitler sera‑t‑il obligé de chercher une inspiration dans la décision classique de la justice de Kiev ? Du fait qu’il est impossible, de quelque manière que ce soit, de soutenir l’accusation contre les communistes, qui ont été arrêtés par hasard, le tribunal de Leipzig pourrait décréter que le crime a été commis par le parti communiste par l’intermédiaire de criminels non identifiés. Göring, bien sûr, aimerait bien pendre Dimitrov [2]. Mais il est de la plus extrême importance pour ce gouvernement qui a rôti ses châtaignes dans les flammes du Reichstag [3] d’établir que cet incendie a été allumé, sinon par ceux‑là, du moins par d’autres communistes. C’est sa tâche politique. Cependant, c’est précisément sous son aspect politique que le procès de Leipzig est le plus faible. L’accusation est non seulement fausse juridiquement, elle est absurde politiquement.
Avec quel objectif en tête le parti communiste a‑t‑il prétendument mis le feu au Reichstag ? La réponse officielle est celle‑ci : c’était le signal de l’insurrection. À force d’être utilisée, la formule semble avoir acquis un semblant de contenu. Mais elle est tout à fait creuse. Un signal n’est un signal que si sa signification est comprise de ceux auxquels il s’adresse. Par exemple, pendant l’insurrection d’octobre à Petrograd, les dirigeants avaient prévu d’avance que le croiseur Aurora tirerait un coup à blanc quand une lanterne rouge apparaîtrait sur la tour de la forteresse Pierre‑et‑Paul. Si le Palais d’Hiver ne se rendait pas à la suite du coup de canon à blanc, alors l’artillerie de la forteresse Pierre‑et‑Paul commencerait le bombardement. La lanterne rouge était un signal pour les artilleurs de l’Aurora ; le coup de canon à blanc de l’Aurora un signal pour les artilleurs de la forteresse. Dans ce cas, le signal avait une signification technique spécifique compréhensible par ceux auxquels il s’adressait.
Par la nature même de l’affaire, il est évident que la méthode de signalisation doit être aussi simple que possible et facile à réaliser sur le plan technique. Les instruments du signal doivent être à la portée directe des dirigeants. Allumer une lanterne rouge est une chose très différente que de mettre le feu au Reichstag. Est‑il concevable que qui que ce soit ait pu escompter que le Reichstag pouvait être incendié à tout moment selon les besoins, et que les flammes ne seraient pas immédiatement éteintes, mais que l’incendie gagnerait ? Une entreprise de ce type est liée à bien trop d’inconnues pour qu’on puisse la choisir comme un “ signal ” ordinaire.
Admettons cependant que – pour des raisons que nous ne saisissons pas et que personne jusqu’à maintenant n’a même tenté de nous expliquer – les commandants communistes aient décidé d’annoncer l’heure de l’attaque au moyen d’une gigantesque conflagration au cœur de la capitale. Pour atteindre ses objectifs, il eût en tout cas fallu que l’état‑major central ait donné des instructions aux états‑majors régionaux afin qu’ils prennent possession des rues, les armes à la main, dès que le dôme du Reichstag serait embrasé par les flammes. Beaucoup de gens auraient donc dû être initiés d’avance au secret de l’incendie. De façon générale, un signal aussi colossal qu’un bâtiment parlementaire en flammes n’aurait pu être destiné à une poignée d’hommes – pour eux, un téléphone aurait suffi – mais à des milliers, sinon à des dizaines et des centaines de milliers.
Pourquoi donc cet aspect extrêmement important de l’affaire est‑il complètement immergé dans les ombres du tribunal ? Depuis l’époque de l’incendie, des dizaines de milliers de gens ont réussi à déserter les rangs du parti communiste et à rallier les nazis pour échapper à la terreur. Des renégats de ce genre ont figuré au procès en qualité de témoins à charge principaux de l’accusation. Dans plusieurs camps de concentration, la majorité des prisonniers ont voté pour Hitler. Si, parmi tous ces “ repentis ”, il ne s’est pas trouvé de témoins – pas des centaines ou des milliers, mais même des individus isolés – pour révéler devant le tribunal le secret de ce signal, c’est donc la preuve irréfutable qu’il n’existe pas un semblable secret. La conclusion est claire : un signal dont personne ne sait rien n’est pas un signal. Le dôme embrasé du Reichstag ne proclamait rien et n’appelait à rien.
Mais peut‑être s’agit‑il, non d’un signal technique, mais, pour ainsi dire, d’un signal “ spirituel ” ? La tâche des incendiaires, dira le procureur, était de frapper un coup audacieux offensif pour soulever les masses et les lancer dans la voie de l’insurrection. En d’autres termes, l’incendie ne fut pas un signal au sens réel du terme, mais un acte de terrorisme révolutionnaire. Mais cette version ne résiste pas non plus au plus léger souffle de critique. S’il s’était agi au moins d’un quartier‑général nazi, ou disons, d’une préfecture de police, l’incendie du bâtiment aurait eu un semblant de signification politique, pourvu, bien entendu, que cet acte ait été accompagné d’autres actions agressives préparées d’avance. Mais l’incendie d’un bâtiment “ neutre ” comme le Reichstag, ouvert à tous les partis, ne pouvait rien signifier pour les masses. En fait le feu aurait pu y prendre de façon accidentelle. Comment et pourquoi une lueur rouge au‑dessus du dôme du Reichstag aurait signifié pour les masses une association arbitraire avec l’idée de l’insurrection immédiate ?
En planifiant quelque action que ce soit, un parti terroriste, comme, par exemple, les socialistes révolutionnaires russes à l’époque du tsarisme, est avant tout préoccupé de rendre ce coup aussi clair et aussi attirant que possible pour les masses nationales. Même avant son acte terroriste, le parti publierait des manifestes au moyen desquels il chercherait à centrer la haine de la population contre une personne ou une institution donnée. L’acte lui‑même s’accompagnerait de la publication de proclamations expliquant sa signification révolutionnaire. Nous n’avons découvert aucune de ces conditions nécessaires d’un terrorisme politique à Berlin ! vers la fin de février. Au cours de ces journées, les communistes s’agitaient pour des élections au Reichstag et pas pour l’incendier. Ni dans la nuit de l’incendie, ni ensuite, n’a paru en Allemagne une seule proclamation expliquant aux masses la signification de ce mystérieux événement. Il n’est pas étonnant qu’à l’exception de Göring et de ses agents, personne n’ait interprété cet incendie comme un signal pour l’insurrection.
Ignorant la véritable nature du terrorisme politique, le procureur affirme que le parti communiste, comme tous les criminels de façon générale, cherche naturellement à dissimuler sa participation au crime. On pourrait soutenir avec un égal bonheur qu’Erostrate, en cherchant à s’immortaliser par l’incendie du temple d’Ephèse, cherchait en même temps à dissimuler son nom pour échapper aux conséquences de son acte. Puisqu’aucune organisation n’assume ouvertement la responsabilit_e9 de cette œuvre de destruction, n’en explique le sens et n’appelle les masses à l’action, il ne reste plus qu’une salle de réunion carbonisée, mais l’acte politique disparaît. Dans son zèle irrationnel, l’accusation arrache un procès politique de son axe politique. Un état‑major insurrectionnel ne pouvait pas plus donner de façon anonyme le signal de l’insurrection qu’un gouvernement déclarer la guerre de façon anonyme. Un parti révolutionnaire prêt à descendre dans la rue pour le renversement armé du système existant ne rejetterait pas la responsabilité de l’incendie de quelques pupitres et carpettes, si c’était nécessaire au cours de l’insurrection.
Et nous en arrivons ici à examiner les personnes tenues pour les “ incendiaires ”. Ils sont cinq : un Hollandais chômeur, le président de la fraction communiste au Reichstag, et trois communistes bulgares [4]. La première question qui se pose est la suivante : pourquoi le signal pour le soulèvement des ouvriers allemands était‑il donné par quatre étrangers ? Un témoin de l’accusation a cherché à expliquer cette énigme en disant que le parti communiste voulait “ détourner de lui l’attention ” en mettant en avant des étrangers. Nous nous heurtons une fois de plus à la même absurdité : un parti qui, pour les objectifs de l’insurrection, devrait avoir concentré sur lui l’attention des masses, s’occuperait à “ la détourner ”. Mais s’il s’agissait de dissimuler la participation après avoir réalisé cet incendie anonyme et par conséquent sans objectif, alors comment se fait‑il que le président de la fraction communiste, c’est‑à‑dire le représentant le plus éminent et le plus responsable du parti dans les murs du Reichstag, soit arrivé à y être impliqué et, de plus, non en qualité de l’un des dirigeants de cet acte de terrorisme, mais en tant qu’incendiaire direct ?
Plus ahurissante encore, si possible, est la prétendue participation de Dimitrov à cet incendie – Dimitrov, qui est un vieux révolutionnaire et qui était déjà secrétaire général des syndicats bulgares en 1910 quand l’auteur de ces lignes l’a rencontré pour la première fois à Sofia. Selon sa déposition devant le tribunal, Dimitrov s’est installé à Berlin pour mieux se consacrer aux affaires bulgares, et, précisément pour cela, il a évité toute espèce de lien avec les activités du parti communiste allemand. Même ses ennemis n’ont aucune raison de douter de sa parole [5]. Il n’est pas difficile de comprendre qu’un homme politique responsable, dirigeant de Berlin le travail de son parti en Bulgarie, ne prendrait pas le risque d’être arrêté et exilé pour une participation de second ordre aux affaires allemandes. Pour la Bulgarie, Dimitrov était unique ; pour l’Allemagne, il pouvait être seulement un parmi de nombreux autres. Mais, même si on laisse de côté cette considération irréfutable, la question reste de savoir pourquoi le parti communiste allemand ne pouvait trouver pour assister Van der Lubbe [6] quelqu’un d’autre qu’un membre du présidium de l’Internationale communiste. Bien plus, la participation de Dimitrov aurait pu s’expliquer si l’objectif avait été non de “ détourner l’attention du parti ”, mais au contraire de démontrer que l’incendie était l’œuvre de l’Internationale communiste dans son ensemble. Puisque Dimitrov, avec les deux autres Bulgares, était arrivé en Allemagne venant de Moscou, leur participation à l’incendie du Reichstag aurait en même temps servi à révéler la main des soviets devant le monde entier. Même si l’on suppose que quelqu’un ait eu besoin d’une telle démonstration, ce ne pouvait être en tout cas ni les communistes allemands, ni Moscou. Pourquoi le choix s’est‑il donc porté sur Dimitrov ? Et qui l’a choisi ? Du point de vue des objectifs politiques du procès, il faut bien reconnaître que c’était le pire choix possible.
Les organisateurs de ce procès avaient entre leurs mains des moyens exceptionnels de mise en scène – une réserve illimitée de témoins de l’accusation prêts à témoigner tout ce qu’on leur commanderait, la panique de tous les témoins possibles de la défense, la totale absence de critique de la part de la presse, et la soumission totale aux gouvernants de la police, de l’accusation, des juges et même des avocats de la défense. On pourrait croire que le succès de n’importe quelle accusation serait, dans ces conditions, assuré d’avance. Néanmoins, le procès est entré dans sa troisième phase “ politique ” comme une cause perdue par Hitler. La clé de l’énigme est simple : le parti communiste d’Allemagne n’a pas pris le chemin de l’insurrection. Il n’a pas été écrasé au combat comme la Commune de Paris en 1871 ou le prolétariat russe en 1905 : il s’est montré incapable de se battre. En dehors de son appel symbolique pour une “ grève générale ” – une feuille de papier imprimée à laquelle aucun homme n’a répondu – le parti communiste a été et est resté un objet passif tout au long des tragiques événements qui ont changé la face de l’Allemagne. Que celui qui en doute lise la lettre de Maria Reese [7], la populaire députée communiste au Reichstag, qui a rompu avec son parti précisément parce qu’il s’est révélé impuissant non seulement à prendre l’offensive, mais même à mener un combat défensif, parce qu’il n’a pu rien prévoir, parce qu’il a été incapable de se préparer à quoi que ce soit, et parce qu’il n’avait ni les ressources, ni les raisons de donner aux masses des signaux révolutionnaires.
S’il y avait eu à sa place un autre parti capable d’assurer la défense, il aurait eu le choix entre différents moyens et méthodes de lutte, mais aucun ne l’aurait conduit à incendier le Reichstag. Et si, contrairement à tout sens politique sain, un parti révolutionnaire avait décidé de mettre le feu au Reichstag, il n’aurait pas choisi pour ce travail un mystérieux chômeur hollandais qui ne pouvait comprendre personne sans difficulté et à qui on ne pouvait rien confier ; ni le président de la fraction parlementaire, toujours sous les yeux du public ; ni un membre du présidium de l’Internationale communiste, personnifiant Moscou ; ni deux jeunes Bulgares incapables de parler l’allemand. Finalement, si un parti communiste avait incendié le Reichstag par l’intermédiaire d’un groupe aussi fantastique d’incendiaires, il aurait au moins expliqué aux ouvriers la signification politique de cet acte. Aucune déposition des témoins, aucune “ piste ”, ni les jurons de Göring ne sont capables de soutenir l’inconsistance politique interne de l’accusation. Que le procureur affirme avec le cynisme qui l’a distingué dans ce procès cynique : c’était ainsi. L’implacable logique de la politique le réfute en répliquant : cela ne peut avoir été !
Notes
[1] Le capitaine français Alfred Dreyfus (1859‑1935), officier d’état‑major, avait été condamné pour espionnage au profit de l’Allemagne en 1894, à la suite d’une enquête et d’un jugement plus inspirés par l’antisémitisme que par la justice : on sait que l’“ affaire Dreyfus ” devait secouer la France pendant plusieurs années. Libéré en 1899, Dreyfus ne devait être définitivement blanchi et réintégré dans ses droits qu’en 1906. L’ouvrier juif Menahem T. Beilis (1874‑1934) avait été accusé à Kiev en 1913 d’avoir commis un “ crime rituel ” sur un enfant chrétien. Il avait été acquitté après une féroce agitation antisémite et d’importants mouvements de solidarité des ouvriers juifs.
[2] Hermann Göring (1893‑1946), ancien “ as ” de l’aviation allemande pendant la guerre, un des principaux lieutenants de Hitler et chefs du parti nazi était ministre‑président de Prusse. Gueorgui Dimitrov (1882‑1949), ouvrier imprimeur, avait milité dans le parti social‑démocrate bulgare dès 1902. En 1909, il était membre du comité central et secrétaire de la centrale syndicale contrôlée par son parti – celui des tesnjaki ou “ étroits ” –, le seul parti d’Europe centrale qui fût proche du parti bolchevique. Il avait été l’un des fondateurs du P.C. en Bulgarie, et l’un de ses dirigeants. Condamné à mort après l’insurrection de 1923, il s’était établi à Moscou. I !l était entré en 1929 dans l’appareil clandestin de l’I.C. et avait été envoyé à Berlin où il était connu des autorités sous le nom de Dr Hediger, et, dans le parti, sous celui de Helmuth.
[3] La stupeur provoquée par l’incendie du Reichstag avait permis au gouvernement nazi d’appliquer son plan de mise hors la loi du K.P.D. et l’arrestation massive de ses militants et cadres.
[4] Aux côtés de Torgler, chef de la fraction du K.P.D. au Reichstag, et de Dimitrov, figuraient aussi sur le banc des accusés le Hollandais Van der Lubbe (voir plus bas), et deux autres militants bulgares, Vassil Tanev (1897‑1942), collaborateur de Dimitrov, et Blagoi Popov (né en 1902), dirigeant des J.C. bulgares et de l’Internationale des jeunes..
[5] Trotsky joue ici le jeu de la défense : il ne devait pas en effet ignorer que Dimitrov était à Berlin le responsable du bureau d’Europe occidentale de l’I.C., et que son autorité politique s’étendait à l’Allemagne, non à la Bulgarie.
[6] Le Hollandais Marinus Van der Lubbe (1909‑1934), qui semble avoir été plus ou moins lié dans le passé à des groupes gauchistes issus du courant communiste de gauche de Gorter et Pannekoek, a fait au cours du procès curieuse impression sur les témoins qui l’ont parfois supposé drogué.
[7] Voir l’article de Trotsky du 10.11.1933.
Lire aussi :
https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1933/09/lt19330920.htm