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Le socialisme anglais : le travaillisme

vendredi 2 octobre 2009, par Robert Paris

La théorie fabienne du socialisme

Faisons-nous, à nous-mêmes, une violence nécessaire, et lisons l’article dans lequel Ramsay Macdonald exposait ses opinions, quelques jours avant de quitter le pouvoir [1]. Nous avertissons à l’avance le lecteur que nous aurons à pénétrer dans le magasin d’idées d’un antiquaire, où l’odeur étouffante de la naphtaline ne gêne pourtant pas le travail victorieux des mites.

" Dans le domaine du sentiment et de la conscience - ainsi débute Macdonald - dans le domaine spirituel, le socialisme est la religion au service du peuple. ". Le bourgeois bien intentionné, le libéral avancé qui " sert " le peuple en venant à lui de côté, ou, plus exactement, d’en haut, se trahit tout de suite dans ces mots. Cette façon d’aborder le problème remonte au passé reculé où des intellectuels radicaux s’établissaient dans les quartiers ouvriers de Londres, pour s’y livrer à l’enseignement et à l’éducation. Quel monstrueux anachronisme dans ces paroles, appliquées au Labour Party actuel, dont la base immédiate est dans les Trade-Unions !

Le mot religieux ne doit pas être compris ici dans un sens simplement pathétique. Il s’agit du christianisme dans son interprétation anglo-saxonne. " Le socialisme est fondé sur 1’Evangile - déclare Macdonald - et représente une tentative profondément réfléchie (parbleu !) et décisive de christianiser le gouvernement et la société. " Notre avis est qu’on rencontre dans cette voie quelques difficultés. - Premièrement : les peuples que la statistique considère comme chrétiens forment 37% à peu près de l’humanité. Que faire du monde non chrétien ? – Deuxièmement : l’athéisme fait des progrès considérables parmi les peuples chrétiens, et notamment dans le milieu prolétarien, Dans les pays anglo-saxons, on s’en aperçoit pour le moment moins que dans certains autres. Mais l’humanité, même chrétienne, n’est pas composée que d’Anglo-Saxons. Dans l’Union Soviétique, peuplée de 130 millions d’âmes, l’athéisme est une doctrine officiellement propagée par l’État. - Troisièmement : l’Angleterre domine déjà, depuis plusieurs siècles, les Indes. Les peuples européens, l’Angleterre en tête, se sont depuis longtemps ouvert des routes vers la Chine. Pourtant, le nombre des athées grandit plus vite en Europe que le nombre des chrétiens aux Indes et en Chine. Pourquoi ? Parce que le christianisme se présente aux Chinois et aux Hindous, comme une religion d’oppresseurs, de conquérants, d’esclavagistes, de redoutables brigands s’introduisant avec effraction dans la demeure d’autrui. Les Chinois savent que les missionnaires chrétiens préparent la voie aux croiseurs. Voilà ce qu’est le christianisme réel, historique, authentique. Et ce christianisme serait l’assise du socialisme ? Pour la Chine et pour l’Inde ? - Quatrièmement : le christianisme existe, d’après la chronologie officielle, depuis 1925 ans. Avant de devenir la religion de Macdonald, il fut celle des esclaves romains, des barbares nomades fixés en Europe, des despotes couronnés et non couronnés, des féodaux, de l’Inquisition, de Charles Stuart et, sous un nouvel aspect, de Cromwell, qui décapita Charles Stuart. C’est enfin maintenant la religion de Lloyd George, de Churchill, du Times et, il faut l’admettre, du pieux chrétien qui fabriqua la fausse lettre de Zinoviev, pour la gloire des élections conservatrices de la plus chrétienne des démocraties. Comment se fait-il que le christianisme qui pénétra, pendant deux millénaires, par la prédiction, la contrainte scolaire, la menace des supplices de l’au-delà, les feux de l’enfer et le glaive séculier, dans la conscience des peuples de l’Europe, devenant ainsi leur religion officielle, ait amené au XXe siècle de son existence, la guerre la plus sanglante et la plus effroyable, après, du reste, que les dix-neuf autres siècles de l’histoire chrétienne aient été des siècles de crimes et d’atrocités ? Où sont les raisons rationnelles d’espérer que le " divin enseignement " puisse établir, au XXe, au XXIe ou au XXVe siècle de son histoire, l’égalité et la fraternité, là où il sanctifia la violence et l’esclavage ? On aurait tort d’attendre de Macdonald des réponses à ces questions scolaires. Notre sage est évolutionniste, c’est-à-dire qu’il croit que tout s’améliore " graduellement ", avec l’aide de Dieu. Macdonald est un évolutionniste ; il ne croit pas au miracle, il ne croit pas aux sautes, excepté dans un cas unique, qui se produisit i1 y a 1925 ans : le fils de Dieu intervint alors dans l’évolution organique, et mit en circulation un certain nombre de célestes vérités, sur lesquelles le clergé prélève depuis une abondante rente foncière.

La justification chrétienne du socialisme nous est donnée en deux phrases décisives : " Qui niera que la pauvreté est un mal non seulement privé, mais social ? Qui n’a de compassion pour la pauvreté ? " On nous offre ici pour du socialisme la philosophie d’un bourgeois philanthrope, disposé à s’intéresser aux questions sociales, qui plaint les pauvres et fait de sa " compassion " la " religion de sa conscience ", une religion qui trouble peu, du reste, ses habitudes en affaires.

Qui n’éprouve de compassion pour la pauvreté ? On sait que toute l’histoire de l’Angleterre est celle de la compassion de ses classes possédantes pour la pauvreté de ses masses laborieuses. Il suffit, pour ne pas reculer dans le lointain des siècles, de suivre cette histoire à partir du XVIe siècle, par exemple, à partir de la délimitation des terres des paysans, c’est-à-dire de la transformation de la majorité de ces derniers en vagabonds sans asile. A cette époque, la compassion envers la pauvreté s’exprima par les galères, les gibets, l’ablation des oreilles, et maintes autres mesures analogues, inspirées par la charité chrétienne. La duchesse de Sutherland achevait, au début du siècle dernier, la délimitation des terres des paysans dans le nord de l’Écosse, et Marx nous a fait l’impressionnant récit de cet exploit de bourreau en des lignes immortelles, où nous ne trouvons certes pas de " compassion " baveuse, mais ou nous trouvons en revanche l’indignation passionnée du révolutionnaire [2].

Qui n’éprouve de compassion pour la pauvreté ? Lisez l’histoire du développement industriel de l’Angleterre et, en particulier, de l’exploitation du travail infantile. La pitié inspirée à la richesse par la pauvreté ne préserva jamais celle-ci des humiliations et de la misère. En Angleterre, pas moins qu’ailleurs, la pauvreté n’obtint quelque chose que lorsqu’elle réussit à prendre la richesse à la gorge. Faut-il le démontrer, dans un pays qui a un siècle d’histoire de lutte de classe, et où cette histoire est celle de concessions parcimonieuses et de répressions impitoyables ?

" Le socialisme ne croit pas à la violence, continue Macdonald, Le socialisme, c’est la santé, ce n’est pas une maladie mentale… C’est pourquoi, de par sa nature même, il repousse avec horreur la violence… Il n’use que des armes intellectuelles et morales. " Tout cela est fort beau, quoique pas bien neuf : les mêmes idées ont été exposées dans le Sermon sur la Montagne, et en un style bien meilleur. Nous avons déjà rappelé plus haut à quoi elles ont amené. Nous ne voyons pas pourquoi la répétition dépourvue de talent du Sermon sur la Montagne par Macdonald donnerait de meilleurs résultats ? Tolstoï, disposant de moyens de persuasion beaucoup plus puissants, ne réussit pas même à amener à l’Évangile les membres de sa famille, propriétaires fonciers. Macdonald prêchait au pouvoir, l’inadmissibilité de la violence. Nous rappellerons que, sous son gouvernement, la police ne fut pas licenciée, les tribunaux ne furent pas abolis, les prisons ne furent pas détruites, les bateaux de guerre ne furent pas coulés, au contraire, on en construisit de nouveaux. Or, la police, les tribunaux, les prisons, l’armée et la flotte sont, pour autant qu’il nous est permis d’en juger, des instruments de la violence. La reconnaissance de cette vérité que " le socialisme est la santé et non une maladie mentale " n’empêcha nullement Macdonald de marcher, aux Indes et en Egypte, sur les traces sacrées du grand chrétien Curzon. En qualité de chrétien, Macdonald repousse " avec horreur ", la violence ; en qualité de Premier, il applique toutes les méthodes de l’oppression capitaliste, et transmet intacts, à son successeur conservateur, les instruments de la violence. Que signifie, en fin de compte, dans la pratique, cette répudiation de la violence ? Seulement ceci que les opprimés ne doivent pas recourir à la violence contre l’État capitaliste : les ouvriers contre la bourgeoisie, les fermiers contre les lords, les Hindous contre l’administration britannique et le capital anglais. L’État, créé par la violence de la monarchie sur le peuple, de la bourgeoisie sur les ouvriers, des landlords sur les fermiers, des officiers sur les soldats, des esclavagistes anglo-saxons sur les peuples coloniaux, des chrétiens sur les païens, l’État, cet appareil séculaire de violence, pétri de sang, inspire à Macdonald une pieuse vénération. Il n’a " d’horreur " que pour la violence libératrice. Et c’est la signification sacrée de sa " religion du service du peuple ".

" Il y a, dit-il, dans le socialisme, l’ancienne et la nouvelle école. Nous appartenons à la nouvelle. " L’idéal de Macdonald (car il a un idéal) est commun aux deux écoles, mais la nouvelle en a un " meilleur plan " de réalisation. Quel est ce plan ? Macdonald ne nous laisse pas sans réponse : " Nous n’avons pas de conscience de classe. Nos adversaires sont imbus de conscience de classe. Nous, par contre, nous voulons, au lieu de la conscience de classe, faire ressortir le sentiment de la solidarité sociale. " Et continuant à passer du vide au creux, Macdonald de conclure : " La guerre des classes n’est pas notre œuvre. Elle est le fruit du capitalisme qui la produira toujours, de même que le chardon produit des chardons. " Que Macdonald n’ait pas de conscience de classe, alors que les chefs de la bourgeoisie en ont, est tout à fait indéniable, et signifie en réalité que le Labour Party n’a pour le moment pas de tête sur les épaules, tandis que le parti de la bourgeoisie anglaise en a une et, d’ailleurs, dure de front et de nuque. Et si Macdonald se bornait à reconnaître que sa tête est un peu faible sous le rapport de la " conscience ", nous n’aurions pas de raison de discuter. Mais Macdonald veut faire d’une tête faible de " conscience " un programme. C’est à quoi il est impossible de consentir.

" La guerre des classes, dit Macdonald, est l’œuvre du capitalisme. " C’est naturellement faux. La guerre des classes est antérieure au capitalisme. Mais il est vrai que la guerre contemporaine des classes - prolétariat contre bourgeoisie - est l’œuvre du capitalisme. Il est vrai aussi " qu’elle en sera toujours le fruit ", en d’autres termes, qu’elle continuera tant que durera le capitalisme. Mais, dans toute guerre, l’évidence est qu’il y a deux belligérants. Nos ennemis qui, d’après Macdonald, " défendent et veulent maintenir une classe privilégiée " représentent l’un. Du moment que nous sommes pour l’abolition de la classe privilégiée qui ne veut pas quitter la scène, il semblerait que ce soit justement là le contenu essentiel de la lutte des classes. Mais non, Macdonald entend " faire ressortir " la conscience de la solidarité sociale. Avec qui ? La solidarité de la classe ouvrière exprime sa cohésion intérieure dans la lutte contre la bourgeoisie. La solidarité sociale, prêchée par Macdonald est celle des exploités et des exploiteurs, c’est-à-dire une défense de l’exploitation. Macdonald se plaint à ce propos de ce que ses idées diffèrent de celles de nos grands-pères : c’est à Karl Marx qu’il fait allusion. A la vérité, Macdonald diffère du " grand-père ", en ce sens qu’il revient à l’arrière-grand-père. L’idéologie filandreuse, qu’il nous sert comme celle de la nouvelle école, atteste un retour - sur une base historique entièrement nouvelle - au socialisme sentimental de la petite bourgeoisie, soumis par Marx, dès 1847, et bien auparavant, à une critique écrasante.

A la lutte des classes, Macdonald oppose l’idée de la solidarité de tous les bons citoyens aspirant à transformer la société par des réformes démocratiques. La lutte des classes est, dans cette conception, remplacée par l’activité " constructive " d’un parti politique, bâti non sur une base de classe, mais sur les fondements de la solidarité sociale. Ces magnifiques idées de nos arrière-grands-pères - Robert Owen, Weitling et autres, - convenablement édulcorées et adaptées à l’usage parlementaire, revêtent une allure tout particulièrement absurde dans l’Angleterre contemporaine, où existe un parti ouvrier, puissant par lui-même, appuyé sur les trade-unions. Dans aucun autre pays du monde, le caractère de classe du socialisme ne fut aussi objectivement révélé par l’histoire, de façon évidente, indiscutable, empirique, car le parti ouvrier est né ici du groupe parlementaire des trade-unions, c’est-à-dire d’une organisation de classe des salariés. Quand les conservateurs, comme du reste les libéraux, tentent d’interdire aux trade-unions de prélever des cotisations politiques, ils opposent, non sans succès, la conception idéaliste du parti d’un Macdonald au caractère empirique de classe, que le parti ouvrier a revêtu en Angleterre. Il est vrai qu’il y a, dans les milieux supérieurs du Labour Party, un certain nombre d’intellectuels fabiens et de libéraux désespérés, mais il faut - d’abord - garder la ferme espérance que les ouvriers balaieront tôt ou tard ces scories et - ensuite - les 4,5 millions de voix réunies dès maintenant sur le Labour Party sont, à un nombre insignifiant d’exceptions prés, des voix ouvrières. Tous les ouvriers sont encore loin de voter pour leur parti. Mais les ouvriers sont presque seuls à voter pour le Labour Party.

Nous ne voulons nullement dire que les fabiens, les " Indépendants ", et les originaires du libéralisme n’aient pas d’influence sur la politique de la classe ouvrière. Leur influence est au contraire très grande, mais n’a pas de caractère propre. Les réformistes en lutte avec la conscience de classe du prolétariat sont, en dernière analyse, l’instrument de la classe dirigeante.

Toute l’histoire du mouvement ouvrier anglais est marquée par la pression de la bourgeoisie sur le prolétariat, pression exercée par l’intermédiaire des radicaux, des intellectuels, des socialistes de salon et d’Église, des owenistes, qui nient la lutte des classes, font ressortir le principe de la solidarité sociale, prêchent la collaboration avec la bourgeoisie, jugulent, débilitent et diminuent en politique le prolétariat. En plein accord avec cette tradition, le programme de l’Independent Labour Party (Parti Ouvrier Indépendant) spécifie que le parti " s’efforce de réunir, en même temps que les ouvriers organisés, les hommes, appartenant à toutes les classes, qui croient au socialisme ". Cette formule sciemment diffuse a pour but de voiler le caractère de classe du socialisme. Nul n’exige, naturellement, la fermeture complète des portes du parti devant les transfuges éprouvés des autres classes. Mais le nombre de ceux-ci est en ce moment très insignifiant si, au lieu de se borner à dresser la statistique des milieux dirigeants, on prend le parti dans son entier : et, à l’avenir, quand le parti s’engagera dans la voie de la Révolution, ce nombre sera encore moindre. Les " Indépendants " ont besoin de leur formule sur " les hommes de toutes les classes " pour tromper les ouvriers mêmes sur les sources véritables, de classes, de leurs forces, en y substituant la fiction d’une solidarité supérieure aux classes.

Nous avons rappelé que beaucoup d’ouvriers votent encore pour les candidats bourgeois. Macdonald s’ingénie à interpréter ce fait, conformément aux intérêts politiques de la bourgeoisie. Il faut considérer l’ouvrier non comme un ouvrier mais comme un homme, enseigne-t-il, et il ajoute : - même le torisme a appris, dans une certaine mesure, à traiter les hommes comme des hommes. Aussi, la majorité des ouvriers ont-ils voté pour le torisme. En d’autres ternies, les conservateurs, effrayés par la pression des ouvriers, ayant appris à s’adapter aux plus arriérés de ces derniers, à les démoraliser, à les tromper, à spéculer sur leurs préjugés les plus rétrogrades et à les intimider, à l’aide de faux documents, nous constatons que les tories fournissent par là-même la preuve qu’ils savent traiter les hommes comme des hommes.

Les organisations ouvrières anglaises, les moins mêlées sous le rapport de la composition de classes, les trade-unions, ont porté le Labour Party sur leurs épaules. Les profonds changements de la situation de l’Angleterre - son affaiblissement sur le marché mondial, la modification de sa structure économique, la chute de ses classes moyennes, l’écroulement du libéralisme, - ont trouvé leur expression dans ce fait. Le prolétariat a besoin d’un parti de classe ; il tend de toutes ses forces à le créer, il fait pression sur les trade-unions, il paie des cotisations de parti politique, mais, à cette pression grandissante d’en bas, qui monte des usines et des fabriques, des docks et des mines, s’oppose la pression d’en haut, celle de la politique officielle, avec ses traditions nationales d’ " amour de la liberté ", de supériorité pacifique, de primauté culturelle, de démocratie, et de piété protestante. Tous ces éléments constituants, fondus, en une seule mixture politique (pour l’affaiblissement de la conscience de classe du prolétariat anglais), produisent le programme fabien.

Si Macdonald s’efforce de présenter un parti ouvrier ouvertement appuyé sur les trade-unions comme une organisation étrangère aux classes, combien plus l’État démocratique du capital anglais ne doit-il pas avoir pour lui un caractère étranger aux classes ? L’État actuel, gouverné par les propriétaires fonciers, les banquiers, les armateurs et les magnats du charbon n’est pas une démocratie " complète ". Certaines lacunes y subsistent : " La démocratie et, par exemple (!!), le système industriel soustrait à l’administration du peuple, sont des notions incompatibles ". En d’autres termes, il y a à la démocratie une petite dérogation : la richesse créée par la nation ne lui appartient pas, mais appartient à une infime minorité. Peut-être est-ce par hasard ? Non, la démocratie bourgeoise est un système d’institutions et de mesures, à l’aide desquelles les besoins et les exigences des masses ouvrières sont, au cours de leur montée, neutralisés, déformés, réduits à l’impuissance de nuire ou tout bonnement effacés. Quiconque dit que la propriété privée est maintenue en Angleterre, en France, aux États-Unis, et dans d’autres démocraties, par la volonté du peuple, ment. Nul n’a consulté le peuple sur ce point. Les travailleurs naissent et sont éduqués dans des conditions qu’ils n’ont point créées. L’école et l’Église de l’État, leur inculquent des notions tendant exclusivement au maintien de l’ordre existant. La démocratie parlementaire ne fait que résumer cet état de choses. Le parti de Macdonald entre dans ce système comme une pièce indispensable. Quand le cours des événements - d’un caractère habituellement catastrophique, comme les grands bouleversements économiques, les crises, les guerres, - rendent le système social intolérable aux travailleurs, ceux-ci n’ont ni la possibilité ni le désir de canaliser leur indignation révolutionnaire dans les voies de la démocratie capitaliste. Autrement dit : quand les masses comprennent combien on les a bernées, elles font la Révolution. La Révolution victorieuse leur donne le pouvoir, et la possession du pouvoir leur permet de construire un mécanisme gouvernemental conforme à leurs intérêts.

Mais c’est justement ce que n’admet pas Macdonald. " La Révolution russe, dit-il, nous a donné une grande leçon. Elle nous a montré que la Révolution n’est que dévastation et calamité ". Le Fabien réactionnaire nous apparaît ici dans toute sa répugnante nudité. Les Révolutions n’amènent que des calamités ! Mais la démocratie anglaise a amené à la guerre impérialiste, et pas seulement au sens général de la responsabilité de tous les États capitalistes, mais au sens direct, immédiat, de la responsabilité de la diplomatie anglaise, qui poussa consciemment, avec calcul, l’Europe vers la guerre. Si la " démocratie " anglaise avait annoncé son intervention dans le conflit du côté de l’Entente, l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie eussent probablement reculé. Si l’Angleterre avait déclaré à l’avance sa neutralité, la France et la Russie eussent probablement reculé. Le gouvernement britannique se comporta autrement : il promit en secret son appui à l’Entente, et trompa sciemment l’Allemagne en lui laissant espérer sa neutralité. La démocratie anglaise prémédita ainsi une guerre, avec les destructions de laquelle les calamités de la Révolution ne peuvent évidemment être comparées, aussi peu que ce soit. En dehors de cela, quelles oreilles faut-il avoir, et quel front, pour affirmer, devant une Révolution qui a renversé le tsarisme, la noblesse et la bourgeoisie, ébranlé l’Église, éveillé à une vie nouvelle un peuple de 150.000.000 d’hommes, toute une famille de nationalités, que la Révolution est une calamité, et rien de plus ? Macdonald ne fait ici que répéter Baldwin. Il ne connaît et ne comprend ni la Révolution russe, ni l’histoire de l’Angleterre. Nous sommes contraints de lui rappeler ce que nous rappelions au Premier conservateur. Si dans le domaine économique, l’initiative appartint, jusqu’au dernier quart de siècle passé, à l’Angleterre, dans le domaine politique, l’Angleterre s’est développée, au cours des cent cinquante dernières années, à la remorque, dans une large mesure, des Révolutions d’Europe et d’Amérique. La grande Révolution française, la Révolution de juillet 1830, celle de 1848, la guerre civile des États-Unis en 1850-1860, la Révolution russe de 1905 et celle de 1917 ont stimulé le développement social de l’Angleterre, et jalonnent son histoire des réformes législatives les plus importantes. Sans la Révolution russe de 1917, Macdonald n’eût pas été Premier en 1924. Il va de soi que nous n’entendons pas dire que le ministère Macdonald ait été la conquête la plus haute de la Révolution d’octobre. Mais il en fut, en tous cas, un produit dérivé. Et les livres d’enfants nous apprennent qu’il n’est pas bon, si l’on tient aux glands, de frapper le chêne à sa base.

Et quel orgueil fabien insensé : la Révolution russe nous (qui nous ?) ayant donné une leçon, nous (qui ?) nous passerons de Révolution. Mais pourquoi la leçon de toutes les guerres précédentes ne vous a-t-elle pas permis de vous passer de la guerre impérialiste ? De même que la bourgeoisie qualifie chaque guerre de " dernière guerre ",Macdonald voudrait appeler la Révolution russe là dernière. Pourquoi la bourgeoisie anglaise devrait-elle faire des concessions au prolétariat, et renoncer pacifiquement, sans lutte, à son bien, si elle reçoit par anticipation de Macdonald, la ferme assurance qu’après l’expérience de la Révolution russe, les socialistes anglais n’entreront jamais dans la voie de la violence ? Où et quand une classe dominante céda-t-elle jamais le pouvoir et la propriété, à la suite d’un paisible scrutin ? Et il s’agit d’une classe telle que la bourgeoisie anglaise, qui a derrière elle des siècles de brigandage mondial !

Macdonald est contre la Révolution, pour l’évolution organique. Il reporte sur la société des notions biologiques mal digérées. La Révolution se compare à ses yeux, comme une somme de modifications partielles, au développement des organismes vivants, à la métamorphose de la chrysalide en papillon, etc., et, dans ce dernier processus, il ignore justement les phases critiques décisives, celles où l’être nouveau déchire révolutionnairement son enveloppe. Il apparaît quelques lignes plus loin que Macdonald est " partisan d’une Révolution semblable à celle qui s’accomplissait dans les entrailles de la société féodale lorsque y mûrissait la Révolution industrielle ". Macdonald semble imaginer, dans son ignorance criante, que la Révolution industrielle s’accomplit moléculairement, sans secousses, sans calamités, sans dévastations. Il ignore simplement l’histoire de l’Angleterre (à plus forte raison celle des autres pays), et ne comprend pas que la Révolution industrielle mûrie dans les entrailles de la société féodale, sous la forme du capital commercial, amena la réformation, mit les Stuart en conflit avec le Parlement, engendra la guerre civile, ruina et dévasta l’Angleterre pour l’enrichir ensuite.

Il serait trop fastidieux d’interpréter ici le processus historique de la métamorphose de la chrysalide en papillon, afin d’en tirer d’indispensables analogies sociales. Il est plus simple et plus court de recommander à Macdonald de réfléchir à l’ancienne comparaison de la Révolution et d’un accouchement. Ne pourrait-on pas, comme dans le cas de la Révolution russe, en déduire une " leçon " ? Les douleurs de l’enfantement ne donnant " rien " de plus que des angoisses et des souffrances (car l’enfant ne compte pas1) il est recommandé aux populations de se multiplier à l’avenir par des procédés indolores du fabianisme, en recourant aux talents de sage-femme de Mrs. Snowden ?

Nous avertissons toutefois que ce n’est pas si facile. Le poussin, même formé dans l’œuf, doit exercer la violence pour sortir de sa prison calcaire ; le poussin fabien qui, par sentiment chrétien ou pour d’autres raisons, déciderait de s’abstenir de toute violence, serait infailliblement étouffé par sa coquille. Les amateurs anglais de pigeons arrivent par la sélection artificielle à créer une variété aux becs de plus en plus courts. Mais un moment survient où le bec du pigeonneau est déjà si court que la pauvre bête n’est pas en état de briser la coquille de l’œuf : le pigeonneau périt, victime de l’abstention forcée de toute violence, et le progrès ultérieur de la variété des becs courts est enrayée. Si notre mémoire ne nous trahit pas, Macdonald peut lire cet exemple chez Darwin. Suivant la voie, chère à Macdonald, des analogies avec le monde organique, on peut dire que l’habileté politique de la bourgeoisie anglaise consiste à raccourcir le bec révolutionnaire du prolétariat, afin de ne pas lui permettre de trouer l’enveloppe de l’État capitaliste. Le bec du prolétariat, c’est son parti. A considérer Macdonald, Thomas, Mr. et Mrs. Snowden, on doit convenir que le travail de sélection des becs courts et des têtes molles a brillamment réussi à la bourgeoisie anglaise, ces messieurs et cette dame n’étant ni bons à trouer l’enveloppe du capitalisme, ni bons à rien.

L’analogie cesse ici, révélant tout ce qu’il y a de conventionnel dans les renseignements incidemment demandés au manuel de biologie pour remplacer l’étude des conditions et des voies du développement historique. La société humaine, bien que née du monde organique et inorganique, en constitue une conjugaison si complexe qu’elle a besoin d’être étudiée séparément. L’organisme social diffère de l’organisme biologique, entre autres, par une souplesse beaucoup plus grande, par la capacité de regrouper ses éléments, par le choix conscient (jusqu’à un certain point) de ses instruments et de ses procédés, par l’utilisation consciente (dans une certaine mesure) de l’expérience du passé, etc. Le pigeonneau, dans son œuf, ne peut pas remplacer son bec trop court, et périt. La classe ouvrière - placée devant la question être ou ne pas être - peut très bien chasser Macdonald et Mrs. Snowden et s’armer pour la destruction du système capitaliste du bec d’un parti révolutionnaire.

Une théorie grossièrement biologique de la société s’allie très curieusement chez Macdonald à la haine idéaliste chrétienne du matérialisme. Vous parlez de Révolution et de sautes catastrophiques, mais voyez la nature, voyez avec quelle raison se comporte la chenille quand elle doit devenir chrysalide, considérez cette vénérable tortue, et vous apercevrez dans ses mouvements le rythme naturel de la transformation sociale ! Allez à l’école de la nature ! Et Macdonald de condamner dans le même esprit le matérialisme " triste lieu commun, allégation insensée, dépourvue de finesse spirituelle et intellectuelle… " Macdonald et la finesse ! N’est-ce pas en réalité une " finesse " extraordinaire : demander pour l’activité sociale de l’homme des enseignements à la chenille, et exiger, en même temps, pour son usage personnel, une âme immortelle, assurée dans l’au-delà d’une existence confortable ?

" Un accuse les socialistes d’être des poètes. C’est vrai, explique Macdonald, nous sommes des poètes. Pas de bonne politique sans poésie. De façon générale, rien de bon sans poésie. " Le reste à l’avenant. Pour conclusion : " le monde a surtout besoin d’un Shakespeare politique et social. " Ce bavardage sur la poésie n’est peut-être pas en politique aussi corrupteur que les propos sur l’inadmissibilité de la violence. Mais la complète impotence spirituelle de Macdonald s’y exprime de façon plus convaincante encore, si c’est possible. Ladre abstinent et couard, poète autant qu’un carré de feutre, qui voudrait étonner le monde de ses grimaces shakespeariennes ! Voilà bien où commencent les " tours de singe " que Macdonald attribuait autrefois aux bolcheviks.

MacDonald " poète " du fabianisme ! La politique de Sidney Webb, œuvre d’art ! Le ministère Thomas, poésie coloniale ! Et, enfin, le budget de Mr. Snowden, chant d’amour triomphal de la Cité de Londres !

Dans ses bavardages sur le Shakespeare social, Macdonald n’aperçoit pas Lénine. Qu’il est heureux - pour Macdonald, sinon pour Shakespeare - que le plus grand poète anglais ait vécu il y a plus de trois siècles : Macdonald a eu le temps de découvrir Shakespeare en Shakespeare. Jamais il ne l’eût reconnu si Shakespeare eût été son contemporain. Macdonald a bien omis - entièrement omis - Lénine. Son aveuglement de philistin s’exprime ainsi de deux façons, en ses vains soupirs à l’adresse de Shakespeare, comme dans son ignorance du contemporain le plus grand.

" Le socialisme est intéressé à l’art et aux classiques. " Ce " poète " possède à un degré étonnant l’art de transformer en truismes des idées qui, par elles-mêmes, n’ont rien de platement indigent. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire la déduction suivante : " Même dans les pays affligés d’une grande pauvreté et d’un grand chômage, comme c’est malheureusement le cas du nôtre, les citoyens (?) ne doivent pas lésiner sur l’achat des tableaux et, en général, de tout ce qui suscite l’admiration et élève l’esprit des jeunes comme des vieux. " On ne voit pas bien dans ce conseil si l’achat de tableaux est recommandé aux chômeurs mêmes, et s’il est supposé qu’une allocation supplémentaire leur sera attribuée pour satisfaire ce besoin, ou si Macdonald conseille aux nobles gentlemen et aux ladies l’achat de tableaux " en dépit du chômage ", afin " d’élever leur esprit ". Force nous est de supposer que la seconde hypothèse se rapproche le plus de la vérité. Mais ne sommes-nous pas alors en présence d’un pasteur protestant, salonnard libéral, qui parle d’abord d’un ton larmoyant de la pauvreté et de la " religion de la conscience ", pour, ensuite, inviter ses ouailles mondaines à ne pas trop s’affliger et à mener leur train de vie habituel ? Que l’on admette, après cela, que le matérialisme est une platitude, et Macdonald un poète social, qui a la nostalgie de Shakespeare ! Quant à nous, nous pensons que, s’il y a dans le monde physique, un degré de froid absolu, il doit y avoir dans le monde spirituel un degré de cuistrerie absolue, et que telle est la température idéologique de Macdonald.

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Sidney et Béatrix Webb représentent une autre variété de fabianisme. Ils sont accoutumés au travail sédentaire, ils connaissent le prix des chiffres et des faits et il en résulte de certaines limitations à leur pensée amorphe. Ils ne sont pas moins ennuyeux que Macdonald, mais il leur arrive d’être plus édifiants, quand ils ne sortent pas du domaine des faits. Dans celui des généralisations, ils se situent un peu au-dessus de Macdonald. Au congrès du Labour Party, en 1923, Sidney Webb rappelait que le fondateur du socialisme britannique fut Robert Owen - et non Marx - qui préconisa non la lutte des classes, mais la doctrine, sanctifiée par le temps, de la fraternité humaine. Sidney Webb considère jusqu’à présent John Stuart Mill [3] comme un auteur classique en économie politique, et enseigne, d’accord avec ceci, que la lutte doit mettre aux prises, non le capital et le travail, mais l’écrasante majorité de la nation et ceux qui s’approprient la rente foncière. Ce seul trait caractérise assez le niveau d’intelligence théorique du plus éminent économiste du Labour Party. Le processus historique se déroule, comme on sait, en Angleterre, autrement que selon les vœux de Webb. Les trade-unions constituent une organisation du travail salarié contre le capital. Le Labour Party s’est développé sur la base des trade-unions et fait de Sidney Webb un ministre. Sidney Webb n’a rempli son programme qu’en un sens : il s’est abstenu de combattre ceux qui s’approprient la plus-value, Mais il n’a pas combattu davantage ceux qui s’approprient la rente foncière.

Les époux Webb ont publié en 1923 un livre intitulé : Le Crépuscule du Capitalisme. Au fond, ce livre ne représente qu’une répétition partiellement remaniée des vieux commentaires de Kautsky sur le programme d’Erfurt. En revanche, la tendance politique du fabianisme s’y exprime avec toute sa désespérance, cette fois à demi consciente. Que le système capitaliste doive être modifié, disent les époux Webb, cela ne fait pas de doute (pour qui ?). Le tout est de savoir comment il sera modifié. " On peut l’obliger à passer graduellement, pacifiquement, par des adaptations prudentes et réfléchies, à une forme nouvelle. " Il n’y faut que peu de chose : de la bonne volonté des deux côtés. " Par malheur ", relatent nos honorables auteurs, l’accord ne se fait pas sur les façons de modifier le système capitaliste, " nombre de gens " considérant que l’abolition de la propriété privée équivaudrait à la cessation de la rotation de la terre autour de son axe. " Ils comprennent mal l’essence des choses. " Telle est malheureusement la situation. Tout pourrait s’arranger à la satisfaction générale, grâce à des " adaptations réfléchies ", si les ouvriers et les capitalistes comprenaient également ce qu’il faut faire, et comment. Mais comme ce résultat n’est, " pour le moment ", pas atteint, les capitalistes votent pour les conservateurs. La conclusion ? Sur la conclusion, nos pauvres Fabiens perdent tout à fait la tramontane, et le " crépuscule du capitalisme " devient un lamentable " crépuscule du fabianisme ". " Jusqu’à la guerre mondiale, écrivent les Webb, il semblait presque généralement admis que l’ordre social actuel dût être peu à peu transformé " dans le sens d’une grande égalité, etc. Par qui était-ce admis ? Où était-ce admis ? Nos gens prennent leur petite fourmilière fabienne pour l’univers. " Nous pensions, nous trompant peut-être (!), que la reconnaissance caractéristique pour les Britanniques (!) de la part d’une étroite classe dirigeante, de la justesse (!) des revendications grandissantes des masses populaires, continuerait et amènerait une transformation pacifique de la société. Mais, depuis la guerre, tout a changé : les conditions d’existence des masses ouvrières ont empiré, nous sommes menacés du rétablissement du veto d’une deuxième Chambre (la Chambre des Lords), spécialement renforcée afin de s’opposer à des concessions ultérieures aux ouvriers ", etc… Quelle conclusion tirer de là ? Les époux Webb ont précisément consacré leur livre à la recherche désespérée d’une conclusion. Leur phrase finale, la voici : " Nous offrons ce petit livre… comme une tentative, peut-être vaine, d’inciter les deux parties ennemies à mieux comprendre le problème qui se pose à elles et aussi à mieux se comprendre mutuellement. " N’est-ce pas magnifique ? Un petit livre instrument de réconciliation entre le prolétariat et la bourgeoisie ! Résumons : il semblait, avant la guerre, généralement reconnu que la société actuelle a besoin d’être améliorée ; il n’y avait pourtant pas d’accord complet sur le caractère des changements à effectuer ; les capitalistes étaient pour la propriété privée, les ouvriers contre ; après la guerre, la situation objective a empiré et les divergences politiques se sont accentuées ; aussi les époux Webb écrivent-ils un petit livre dans l’espoir d’inciter les deux parties à une réconciliation ; mais il est " possible que cet espoir soit vain. " Oui, c’est possible, fort possible. Ces honorables époux Webb, si convaincus de la puissance de la persuasion, devraient, à notre avis, dans l’intérêt de la " gradation ", s’assigner au début, un objectif plus simple : par exemple, d’amener par la persuasion, quelques gredins de chrétiens haut placés à renoncer au monopole du commerce de l’opium et à l’empoisonnement de millions d’hommes en Orient.

Pauvre fabianisme piètre et borné, honteux dans sa lourdeur intellectuelle !

La tentative serait tout à fait désespérée d’énumérer les autres variétés philosophiques du fabianisme, car la " liberté d’opinion " règne chez ses adeptes, en ce sens que chaque leader a sa propre philosophie, qui se réduit, en fin de compte, aux mêmes éléments réactionnaires de conservatisme, de libéralisme, de protestantisme, mais combinés de façon quelque peu différente. Nous ne fûmes pas excessivement étonnés, naguère d’être informés par Bernard Shaw [4], écrivain si spirituel, semble-t-il, et d’un esprit si critique, que Marx est depuis longtemps dépassé par le grand travail de Wells sur l’histoire universelle [5]. Les découvertes de ce calibre, inattendues pour toute l’humanité, s’expliquent par le fait que les Fabiens forment, au point de vue théorique, un petit monde extrêmement fermé, profondément provincial, bien qu’ils habitent Londres. Ni les conservateurs ni les libéraux n’ont besoin de leurs conceptions philosophiques. La classe ouvrière, à laquelle ils ne donnent rien et n’expliquent rien, en a encore moins besoin. Leurs œuvres ne servent, somme toute, qu’à expliquer aux Fabiens eux-mêmes pourquoi existe le fabianisme. A côté de la littérature pieuse, la leur est peut-être la plus inutile et, en tous cas, la plus ennuyeuse, de toutes les formes des œuvres du verbe.

On parle maintenant, en Angleterre, dans divers milieux avec un certain mépris, des gens de l’ère victorienne, c’est-à-dire des hommes d’action du règne de la reine Victoria [6]. Depuis, tout s’est transformé en Angleterre, mais le type du Fabien s’est probablement le mieux conservé. L’époque trivialement optimiste de la reine Victoria, où il semblait que le lendemain serait un peu meilleur que le jour même et le surlendemain meilleur encore, trouva son expression la plus achevée chez les Webb, les Snowden, les Macdonald, et autres Fabiens. Aussi paraissent-ils être les survivants patauds et inutiles d’une époque définitivement, irrémédiablement naufragée. On peut dire sans exagération que la société fabienne formée en 1884, afin " d’éveiller la conscience sociale ", est aujourd’hui le groupement le plus réactionnaire de Grande-Bretagne. Ni les clubs conservateurs, ni l’Université d’Oxford, ni l’épiscopat anglais, ni d’autres institutions cléricales ne peuvent, à aucun degré, entrer en concurrence avec les Fabiens. Ce sont tes institutions de classes ennemies et le mouvement révolutionnaire du prolétariat rompra inévitablement leurs digues. Mais le prolétariat est retenu par ses propres milieux dirigeants, c’est-à-dire par les politiques fabiens et par leurs sous-ordres. Ces autorités enflées, pédantes, ces poltrons orgueilleux et guindés, empoisonnent systématiquement le mouvement ouvrier, obscurcissent la conscience du prolétariat, paralysent sa volonté. Ce n’est que grâce à eux que le torisme, le libéralisme, l’Église, la monarchie, l’aristocratie, la bourgeoisie continuent à tenir, et se sentent même bien en selle. Les Fabiens, les " Indépendants ", les bureaucrates conservateurs de trade-unions constituent maintenant en Grande-Bretagne, et peut-être dans le développement mondial, la force la plus contre-révolutionnaire qu’il y ait. Renverser les Fabiens, c’est libérer l’énergie révolutionnaire du prolétariat de Grande-Bretagne, c’est-à-dire conquérir au socialisme le rempart britannique de la réaction, c’est-à-dire libérer les Indes, l’Égypte, et donner une puissante impulsion au mouvement et au développement des peuples de l’Orient.

Répudiant la violence, les Fabiens ne croient qu’à la puissance des " idées ". S’il faut dégager de cette philosophie hypocrite et plate le grain de vérité qu’elle contient, cela reviendra à constater que nul régime ne peut tenir par la seule violence. Vérité qui se rapporte aussi à l’impérialisme britannique. Dans un pays où l’immense majorité de la population est formée de prolétaires, la clique gouvernante impérialiste, conservatrice et libérale, ne pourrait pas tenir un seul jour si les moyens de contrainte dont elle dispose n’étalent pas renforcés, complétés, revêtus d’idées faussement socialistes trompant et démoralisant le prolétariat.

Au XVIIIe siècle, les propagateurs français de la " philosophie des lumières " voyaient dans le catholicisme, le cléricalisme, le clergé, l’ennemi principal, et pensaient qu’il fallait écraser d’abord l’infâme, pour pouvoir marcher de l’avant. Ils avaient raison, en ce sens que le clergé, le régime des superstitions organisées, la police spirituelle du catholicisme, barraient la route à la société bourgeoise, entravant le développement des sciences, des arts, des idées politiques et économiques. Le fabianisme, la triste philosophie de Macdonald, le pacifisme, jouent en ce moment le même rôle à l’égard du mouvement historique du prolétariat. Ils forment l’appui principal de l’impérialisme britannique et européen, sinon de la bourgeoisie mondiale. Il faut, à tout prix, montrer aux ouvriers le vrai visage de ces pédants satisfaits, de ces éclectiques bavards, de ces arrivistes sentimentaux, de ces valets de pied à grande livrée de la bourgeoisie. Les montrer tels qu’ils sont, c’est les discréditer à jamais. Les discréditer, c’est rendre le plus grand service au progrès historique. Le jour où le prolétariat anglais se sera nettoyé de la tare spirituelle du fabianisme, l’humanité, l’humanité européenne d’abord, grandira du coup d’une tête entière.

Notes

[1] Nous nous servirons ici de la traduction russe de cet article publié à Prague par le journal socialiste-révolutionnaire russe Volia Naroda. Note de Trotsky.

[2] Les sanglants exploits de la duchesse de Sutherland sont cités par Marx en exemple de l’expropriation des terres des cultivateurs, qui est un des moyens de l’accumulation primitive, (Le Capital, t. I, ch. XXIV). Marx avait cité auparavant le même exemple dans une de ses correspondances à la New- York Tribune de 1853. Nous citons ici le passage du Capital, où il est question de la duchesse de Sutherland :
" Le meilleur exemple de la méthode suivie au XIXe siècle nous est fourni par les " éclaircissements " de la duchesse de Sutherland. Dès son accession au pouvoir, cette dame, versée dans l’économie, résolut d’opérer une cure économique radicale, et de transformer en pâturages tout le comté, dont les opérations similaires avaient déjà réduit la population à 15.000 habitants. De 1814 à 1820, ces 15.000 habitants, formant environ 3.000 familles, furent pourchassés systématiquement et expulsés. Tous leurs villages furent détruits par la pioche et le feu, et toutes leurs terres transformées en pâturages. Des soldats britanniques furent chargés de l’exécution et en vinrent aux mains avec les indigènes. Une vieille périt dans l’incendie de sa hutte, qu’elle avait refusé de quitter. C’est de la sorte que la duchesse s’appropria 794.000 arpents, qui appartenaient au clan depuis un temps immémorial. Aux indigènes expulsés, elle assigna, sur les bords de la mer, environ 6.000 arpents, c’est-à-dire 2 arpents par famille. Incultes jusque-là ces 6.000 arpents n’avaient rien rapporté à leurs propriétaires. La duchesse poussa la bonté jusqu’à louer l’arpent 2 sh. 6 en moyenne aux membres du clan qui, depuis des siècles, avaient versé leur sang pour sa famille. Toutes les terres volées furent réparties entre 29 grandes bergeries, dont chacune ne recevait qu’une seule famille, la plupart du temps des valets de ferme anglais. En 1825, les 15.000 Gaels étaient déjà remplacés par 131.000 moutons. Les aborigènes, rejetés sur la côte, essayèrent de vivre de la pêche. Ils se changèrent en amphibies, vécurent, d’après un écrivain anglais, moitié sur l’eau, moitié sur la terre ferme, et moururent presque tous de faim.
Mais il était réservé aux braves Gaels de payer plus cher encore leur idolâtrie montagnarde et romantique pour leurs " grands hommes ". L’odeur du poisson parvint jusqu’à ceux-ci. Ils flairèrent là une source de bénéfices et affermèrent leurs côtes aux grands mareyeurs de Londres. Et les Gaels furent chassés une seconde fois. "

[3] John Stuart Mill (1806-1873). Philosophe et économiste anglais. Mill a surtout étudié, en économie politique, la théorie de la rente foncière ; il a préconisé des impôts élevés sur tous les revenus qui s’y rattachent. L’enseignement de Mill a exercé une grande influence sur les socialistes fabiens anglais, Webb et autres. Fortement influencé lui-même par les utopistes français, Fourrier et Saint-Simon, Mill rattache étroitement, dans toutes ses œuvres, les questions économiques aux questions sociales et politiques. L’œuvre la plus importante de Mill, ses Principes d’Economie politique, est profondément éclectique.

[4] Bernard Shaw, écrivain et dramaturge anglais, un des fondateurs de la " Société fabienne ". Pacifiste et socialiste petit-bourgeois. Auteur de plusieurs drames satiriques. Adressa, en décembre 1924, une lettre aux Izvestia de Moscou, invitant le gouvernement des Soviets à se promptement désolidariser de la IIIe Internationale, et faisant remarquer, entre autres, que " M. Trotsky " s’était permis de parler de Mr. H. G. Wells en termes dédaigneux " attestant ainsi qu’il n’avait pas lu les Eléments de l’Histoire mondiale de Wells, et ne concevait, par conséquent, pas quel immense progrès cette œuvre représente par rapport au Capital de Karl Marx. "

[5] Jusqu’à la lettre de Bernard Shaw, j’ignorais, je le jure, l’existence même de ce livre. J’ai fait depuis sa connaissance ; je ne puis dire en toute conscience l’avoir lu, parce qu’il m’a pleinement suffi d’en parcourir deux ou trois chapitre pour arrêter cette perte de temps. Représentez-vous une absence complète de méthode, de perspective historique, de compréhension de l’interdépendance des divers aspects de la vie sociale, et, en général, de toute discipline scientifique, quelle qu’elle soit ; et représentez-vous, en outre, que l’historien, alourdi de ces qualités, se promène avec la mine insouciante d’un monsieur qui fait sa promenade dominicale, de long en large, à travers l’histoire de plusieurs millénaires. C’est tout le livre de Wells, destiné à remplacer l’école marxiste. Note de Trotsky

[6] La reine Victoria et son temps. L’auteur fait allusion au long règne de la reine Victoria, qui dura de 1837 à 1901. Le parlementarisme anglais atteignit, au cours de cette période, son apogée. La grande bourgeoisie industrielle se plaça, dans la société, au premier plan, et occupa dans l’État une situation dominante. Les ministères libéraux et conservateurs alternèrent au cours des soixante-quatre années de règne de la reine Victoria. La politique intérieure et extérieure de l’Angleterre changea souvent. Les premières années du règne furent celles du régime libéral, signalé par l’abolition des droits de douane sur les blés, en 1846, la liberté du commerce et de la concurrence et diverses réformes. Ce furent, de grandes victoires de la bourgeoisie libérale. A partir de 1880, et pendant toute la vieillesse de la reine, le parti conservateur s’affermit et poursuit sa politique impérialiste, avec l’appui sans réserve de la vieille souveraine.

Léon Trotsky

dans "Où va l’Angleterre ?"

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