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Rythmes du vivant

mardi 30 novembre 2010, par Robert Paris

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L’organisation collective des cellules

Continuité du vivant

Rythmes du cœur

Rythmes du cerveau

L’oscillateur Van der Pol


Résumé
Les rythmes du vivant ne sont pas des rythmes fixes, figés ni préétablis. Ils sont fondés sur des interactions en boucle, des rétroactions biochimiques avec effet feedback. Le caractère presque périodique de certains de ces rythmes n’est pas le produit d’une constante prédéfinie mais du caractère particulier de la dynamique, possédant des fonctions de régulation du chaos.

PLAN

Le cœur

Petit historique de la théorie du chaos déterministe appliqué au coeur
Le mécanisme du rythme cardiaque
L’analyse de la propagation de l’onde grâce à l’électrocardiogramme
Les arguments principaux en faveur de la périodicité et ceux en faveur du chaos cardiaque
Un moyen de soigner la maladie cardiaque de la fibrillation
Les conséquences concernant les pace-makers

Le cerveau

Le chaos déterministe de l’influx nerveux
Le neurone adaptable et fractal
Cerveau hiérarchique et boucles de rétroaction
Neurosciences
L’émergence de structure constituée par la relation entre trois pace-makers
Conclusions et références

Les rythmes biologiques

La synchronisation des horloges du vivant fondée sur des boucles de rétroaction biochimiques

LE CŒUR

Le plan sera le suivant :

 un petit historique de la manière dont on a introduit cette notion à propos du cœur

 une description du mode de propagation de l’impulsion électrique dans le cœur

 une analyse de la propagation de l’onde grâce à l’électrocardiogramme

 les arguments principaux en faveur de la périodicité du rythme cardiaque et ceux en faveur du chaos

 les applications pour soigner une maladie cardiaque : la fibrillation

 et enfin les conséquences concernant les pacemakers, les simulateurs artificiels du rythme cardiaque

Comme chacun le sait, le battement cardiaque nous est vital et sa fin est synonyme de mort. Mais d’où vient que nous ayons un tel rythme régulier en nous ? La réponse classique est de dire que la biologie contient certains rythmes d’horloge. Il s’agit d’une horloge très particulière puisque le cœur peut changer brutalement de rythme, dès que nous changeons d’activité, dès que nous subissons une forte émotion ou dès que les conditions extérieures changent.
Alors comment fait le cœur pour varier ainsi son mécanisme d’horloge et pourquoi ce rythme s’altère-t-il brusquement en cas de crise cardiaque ?
Voilà une thèse à priori assez surprenante : ce cœur que nous croyons généralement régulier comme une horloge, serait en fait chaotique.

Citons un des principaux scientifiques qui a développé cette thèse, Ary Goldberger :
« la sagesse médicale classique attribuait la maladie et le vieillissement à des forces qui déréglaient un système ordonné et automatique : on croyait qu’elles perturbaient le mécanisme en introduisant des effets aléatoires qui modifiaient les rythmes périodiques normaux. Nous avons découvert que le cœur jeune et sain peut avoir un comportement plus chaotique qu’un cœur vieux et malade. » Le cœur ne deviendrait régulier que lorsqu’il perd sa souplesse et sa capacité à s’adapter. C’est-à-dire qu’il est périodique à la limite de la crise cardiaque. En somme, le chaos, c’est la santé !

Il ne s’agit donc pas d’étudier l’ensemble des processus du cœur, de sa physiologie et de ses maladies, des problèmes sanguins, ni des malformations du cœur, des valves ou des artères, ni des lésions mais seulement un domaine très particulier qu’est la transmission de l’excitation électrique qui engendre le rythme cardiaque. L’objet de cette étude n’est pas le cœur machine mécanique mais le cœur machine électrique. La question qui est posée est : le rythme cardiaque est-il périodique ou chaotique ?

Petit historique de la théorie du chaos déterministe appliqué au coeur

En 1914, chercheur à l’université Mac Gill de Montréal, Georges Mines conçoit un appareil capable d’envoyer dans le cœur de petites impulsions électriques bien réglées. On le retrouvera atteint par une crise cardiaque due au fait qu’il a essayé sur lui-même son appareil. Mais ce qui en résulte de manière certaine, c’est qu’une petite impulsion peut entraîner un grand effet puisque le cœur s’arrête. Dans le cas de Mines, un petit choc a entraîné une fibrillation. C’est une maladie cardiaque grave puisqu’elle entraîne la mort et les cardiologues peinent à la combattre. Bien sûr, Mines ne jouait pas à s’électrocuter. Sa grande idée et qu’il a développé théoriquement était que si une petite impulsion peut détraquer le mécanisme cardiaque, une autre peut le rétablir. Sur les pas de Mines, soixante ans plus tard, des centaines de chercheurs vont étudier le petit choc électrique permettant d’entraîner une défibrillation, c’est-à-dire de ramener le cœur par un choc brutal à l’équilibre.

L’étape suivante, c’est un modèle mathématique du battement cardiaque. Ce sont les chercheurs Van der Pol et Van der Mark qui le trouvent en 1920. Il y a un petit point auquel personne ne prêtera attention à l’époque : leur modèle entraîne le chaos à certains moments.
Dans les années 70, Bernardo Huberman travaille à l’université Santa Cruz qui était le plus récent campus du complexe de l’université de Californie et un véritable laboratoire d’idées pour physiciens anticonformistes et brillants qui ont fait le succès technique des grandes sociétés comme Bell Telephone et IBM. Dans ses travaux sur le mouvement oculaire des schizophrènes, Huberman développe la première étude importante sur le chaos en physiologie. C’est à lui que l’on doit l’idée que « le chaos c’est la santé. »

Ses travaux sont repris par Arnold Mandell psychiatre et dynamicien de San Diego, qui non seulement prit la défense d’Huberman mais montra en 1977 que certaines enzymes du cerveau avaient un comportement explicable seulement par le chaos et il en déduisit qu’il ne fallait pas rejeter les mathématiques non linéaires.

Le principal théoricien du chaos cardiaque sera Léon Glass, encore un chercheur de l’université Mac Gill de Montréal. Glass va s’intéresser aux nombres et à leurs irrégularités puis il travaille à la Harvard Medical School. En 1981, il résume dans la revue américaine « Science » ses travaux sur les agrégats de cellules cardiaques prélevés sur des embryons de poulets âgés d’une semaine. Placés dans une coupelle puis agités, ces agrégats trouvent spontanément une pulsation commune sans intervention d’une vibration extérieure. Puis il introduit une micro électrode dans l’une des cellules et fait ainsi apparaître de nombreuses fréquences dans les agrégats. Il met ainsi en évidence un dédoublement de période, phénomène caractéristique de la formation du chaos.
Léon Glass a montré que lorsque l’on perturbe même de manière périodique des oscillateurs biologiques, on obtient du chaos. Cela signifie que le message qui commande ces phénomènes est en fait chaotique et peut se traduire dans un grand nombre d’oscillations périodiques avec des périodes variées.

Un autre grand nom du chaos cardiaque est Arthur Winfree, biologiste théoricien qui commença par étudier les horloges biologiques avant de se tourner vers les rythmes cardiaques. En 1983, Winfree étudie la fibrillation à l’aide de la théorie du chaos et publie un article dans la revue « Scientific American ». C’est Raymond Ideker, du Duke University Medical Center, qui devait tenter expérimentalement d’appliquer les idées de Winfree deux ans plus tard. Il a mis au point des dispositifs électriques pour bloquer la fibrillation.

En même temps, Richard Cohen, cardiologue et physicien, dans une étude de sciences médicales conjointe au MIT et à Harvard, va montrer dans le mécanisme cardiaque un spectre de dédoublement de période lors d’expériences sur des chiens, or on sait que c’est ce dédoublement de période qui reproduit plusieurs fois est un chemin de la périodicité vers le chaos.

Ary Goldberger, codirecteur du laboratoire des arythmies cardiaques de l’hôpital Beth Israël de Boston, a étudié les bifurcations brutales dans le comportement cardiaque et ainsi mis en évidence que les modèles de type classique c’est-à-dire linéaires ne pouvaient en rendre compte. C’est lui qui a mis en relations physiologistes et mathématiciens pour les amener à agir dans l’interdisciplinarité, ce que les uns et les autres étaient réticents à faire.

Les mathématiciens du Courant Institute University de New York étudient le cœur artificiel dans les années 80 et s’attaquent au problème des valvules artificielles. Celles-ci posent notamment de gros problèmes de turbulences pouvant entraîner la formation de caillots du sang, causant des attaques. C’est en observant la manière dont le sang déformait les parois du cœur de manière dynamique et non-linéaire qu’il ont pu comprendre ce qui empêchait cette formation de caillots dans le mécanisme naturel. On a ainsi constaté que, dans les appareils artificiels qui aident le cœur à assurer son rythme, la non-linéarité est indispensable pour imiter les pace makers naturels.

Le mécanisme du rythme cardiaque

Quels sont donc ces pace-makers naturels du cœur et quel est leur fonctionnement normal ?

Comme chacun sait, le cœur est un muscle creux appelé myocarde et constitué de quatre cavités : deux oreillettes et deux ventricules, dont les contractions servent à réaliser le mécanisme de pompe qui permet la circulation sanguine.

Son fonctionnement est une succession régulière de contractions, appelées les systoles et de relâchements, appelés les diastoles.
Les contractions sont transmises des oreillettes aux ventricules.
La transmission se fait grâce à un tissu musculaire appelé tissu nodal. Il ne s’agit pas de cellules nerveuses mais de cellules musculaires d’un type très particulier où la transmission de l’onde de contraction est très rapide et transmise quasi instantanément à tout le muscle ce qui permet à toute une zone, appelée noeud, de vibrer en phase.
Le tissu nodal est chargé de la rythmicité et de l’automatisme de la contraction du muscle du myocarde.
Il forme trois zones : le noeud sino-auriculaire de l’oreillette droite, le noeud atrio-ventriculaire situé entre les deux oreillettes et enfin le faisceau de His qui se ramifie ensuite en forme de réseau.
Le faisceau de His transmet la contraction des oreillettes aux ventricules. C’est une fonction essentielle. Toute interruption de ce faisceau nécessite la pose d’un pacemaker artificiel.
Le rythme cardiaque vient de ces trois zones : les deux noeuds et le faisceau.
On a vu que le tissu nodal est caractérisé par son automatisme. Cela signifie qu’il fonctionne spontanément, sans être stimulé. Même si un cœur est isolé, coupé du reste du corps, dans un liquide maintenu à bonne température, il va continuer un certain temps à maintenir son rythme, pendant des heures et même des jours.
Ces trois zones sont donc non seulement les transmetteurs mais les producteurs d’un des rythmes essentiels à la vie.
Comment se fait-il que le tissu nodal agisse automatiquement pour fabriquer le rythme ? Il est constitué de cellules interconnectées qui transportent des ions calcium, des ions potassium et des ions sodium. Le transfert d’ions entrant et sortant par les membranes des cellules signifie qu’entre les cellules se fait un transport d’électricité.
Le mouvement des ions entraîne des polarisations et dépolarisations. Rappelons qu’en électricité, on a un pôle lorsqu’une zone est électriquement positive d’un côté et négative de l’autre, le total des deux charges électriques étant nul.
L’automatisme cardiaque est donc lié au mouvement des ions entrant et sortant des membranes des cellules du tissu nodal. Ce mouvement cause une série de polarisations et de dépolarisations de façon rythmique et qui se propage dans tout le tissu nodal puis entraîne l’action de pompe du muscle myocarde par contraction musculaire puis relâchement.
Chacun des ions a une fonction bien particulière dans le mécanisme cardiaque. Le sodium contribue à l’automatisme et exerce une action dépressive. Une diminution du potassium augmente l’excitabilité du myocarde. Enfin, le calcium renforce le tonus du myocarde et augmente l’amplitude et la durée de la systole, c’est-à-dire de la contraction du myocarde.
L’essentiel dans le transfert d’électricité, ce n’est pas la quantité mais le rythme. En effet, le muscle myocarde se contracte à la plus petite stimulation. Par contre, le muscle a un temps de relâchement pendant lequel il ne peut se recontracter. Dans le cas d’un cœur sain, le rythme permet que le cœur ne reçoive un ordre de contraction que lorsqu’il y a eu relâchement. La maladie signifie au contraire que des ordres de contraction arrivent au cœur à des mauvais moments.
Le point important est donc le rythme. Ce qui le commande, c’est l’onde, envoyée régulièrement par le noeud sino-auriculaire.

Les étapes du cycle cardiaque sont les suivantes :
contraction de l’oreillette droite
puis de l’oreillette gauche puis des deux ventricules
puis relâchement
puis on recommence.

Détaillons un peu :
1° Le noeud sino-auriculaire déclenche le cycle en émettant des ondes au rythme de 120 par minute en moyenne qui contractent immédiatement l’oreillette droite.
2° L’onde gagne une zone appelée noeud atrio-ventriculaire, qui propage la contraction à l’oreillette gauche. C’est la systole auriculaire
3°) Puis, elle gagne le faisceau de His, une zone particulièrement importante qui conduit les impulsions électriques des oreillettes aux deux cavités ventriculaires. Celles-ci se contractent : c’est la systole ventriculaire.
Chaque cycle correspond à une contraction du cœur suivi d’un relâchement.
Le rythme des contractions est, au repos, en moyenne pour un adulte de 65 à 80 contractions par minute.
Ce rythme moyen dépend de l’âge : 120 à 140 battements par minute chez le nouveau-né, 100 battements par minute chez le jeune enfant, 65 à 80 battements par minute en moyenne chez l’adulte, 80 à 90 battements par minute chez une personne âgée. Et le rythme est environ de dix battements par minute de plus chez la femme que chez l’homme.
Ce qui est essentiel est que ce rythme change suivant les conditions extérieures par exemple la température et suivant les mouvements du corps comme un effort. Cela sous-entend une très grande adaptabilité du rythme cardiaque. Indiquons ainsi que du simple fait de passer de la position couchée à la station debout, le rythme du cœur change spontanément. Le système nerveux a une relation directe avec ce battement cardiaque. Recevoir un courrier avec une nouvelle alarmante ou énervante amène le cœur à changer très vite de rythme.

L’analyse de la propagation de l’onde,
réalisée grâce à l’électrocardiogramme

L’une des meilleures sources de renseignement dont nous disposons sur le rythme cardiaque est l’électrocardiogramme. Ce graphique nous indique les variations électriques liées au mouvement de polarisation et de dépolarisation électrique du muscle cardiaque.

Dans un fonctionnement normal, la courbe est représentée comme suit : une petite bosse ronde qu’on appelle P, une petite cavité Q, une pointe R, une petite cavité S et à nouveau une bosse ronde T.
Que représentent ces oscillations en bosse ou en creux par rapport aux différents moments du cycle de la pompe cardiaque ?
L’onde P est l’émission de l’excitation par le premier sinus, suivie de la contraction de l’oreillette droite. C’est cette onde de polarisation qui lance le cycle cardiaque et en donne le rythme.
La série QRS est la phase de dépolarisation correspondant à la contraction des deux ventricules
L’onde T est l’onde lente de repolarisation des ventricules.
Une série PQRST correspond à une systole (contraction du myocarde) suivi d’une diastole (relâchement du muscle cardiaque).
La systole ventriculaire dure du début de Q à la fin de T et la diastole dure de la fin de T à la fin de P.
Pour que le cycle soit bien en phase, il faut que la repolarisation enclenchée par le noeud sino-auriculaire commence juste quand a fini la dépolarisation. C’est la fonction de pace-maker ou producteur de rythme.
Cette courbe PQRST se reproduisant apparemment identique à elle même, on a pu en conclure un peu rapidement que le cœur est périodique et répète régulièrement les mêmes impulsions avec une régularité d’horloge.
Ce serait même le simple bon sens lorsque l’on observe sur un court laps de temps la courbe de base PQRST d’électrocardiogramme qui se reproduit identique à elle-même.
Il y a reproduction périodique du mouvement et même nous connaissons la source de cette oscillation : le sinus de l’oreillette droite.


Les arguments principaux en faveur de la périodicité
et ceux en faveur du chaos déterministe

Le modèle périodique pose de nombreux problèmes.
Le premier est celui de la variation du rythme cardiaque.
On l’a dit, au long de la journée le cœur change extrêmement souvent de rythme. Cette capacité d’adaptation, comment peut-elle être décrite par un simple mouvement de pendule ayant une seule période ?
Autre question à la conception périodique : comment se fait-il que si on change une condition puis ont revient à la condition initiale, on retrouve le même rythme ? Ce n’est pas le cas pour un mouvement périodique.
Passons aux maladies cardiaques. On sait qu’une des méthodes expérimentales pour soigner une perte de rythme est de provoquer un arrêt instantané du cœur qui repart ensuite sur le bon rythme. C’est un effet de choc qui correspond très bien avec le chaos mais pas du tout avec le rythme périodique.
La thèse périodique souligne qu’il y a une seule source régulière du battement cardiaque : le sinus auriculaire mais comment se fait-il que le sinus bat à 120 alors que le cœur bat sur de nombreux rythmes et en moyenne de 65 à 80 ?
A toutes ces questions le modèle d’un simple oscillateur périodique est incapable de répondre.

Posons maintenant quelques questions au modèle chaotique.
Peut-il y avoir chaos quand une seule source produit des ondes ? La réponse est non.
Peut-il y avoir chaos dans un mouvement décrit par un électrocardiogramme c’est à dire où deux variables interagissent comme sur notre classique courbe PQRST ? Encore une fois la réponse est non.
D’ailleurs le chaos est un désordre apparent alors que l’électrocardiogramme montre plutôt apparemment un ordre ?

Nous allons répondre à chacune de ces objections mais d’abord pourquoi avoir pensé au modèle chaotique ?
Examinons le battement cardiaque d’un foetus. On constate qu’au départ, le foetus n’a pas un battement cardiaque périodique mais chaotique. Ce n’est que plus tard qu’il va apprendre à passer de ce chaos à la régularité du type PQRST. Il faut donc une adaptation de l’organisme, une évolution pour que le cœur devienne capable de lire dans ce message chaotique, divers messages périodiques.
La capacité d’adaptation du coeur est le résultat d’un apprentissage. On le sait puisqu’un sportif peut apprendre à baisser son rythme cardiaque de départ et arriver à un rythme très élevé au moment de l’effort. Il y a donc un véritable entraînement à la lecture du message cardiaque qui est un message complexe.

Il y a un autre argument en faveur du chaos : c’est l’effet de choc électrique qui permet de soigner des arythmies. Cela signifie que lorsque l’on interrompt brutalement un cycle, on revient au début et il reprend sur un rythme normal.

Quelques caractéristiques chaotiques du fonctionnement du coeur :
1°) l’autosimilarité est, rappelons le, la ressemblance d’allure de la courbe aux différentes échelles. On remarque que la courbe des battements cardiaques est du même type aux différentes échelles. On indique l’intervalle entre des battements cardiaques sur diverses périodes. On s’aperçoit alors, contrairement à l’électrocardiogramme qui pouvait faire croire à la périodicité, que nous avons du désordre mais que ce désordre est autosimilaire et fractal. Un tel graphique a été reproduit par Ary Goldberger dans la revue « Pour la science » et montre qu’au delà de l’irrégularité il y a similarité des courbes effectuées en changeant la distance de temps entre les relevés.
2°) le processus de feed-back dans le cycle de l’onde cardiaque qui passe du premier sinus au deuxième, au faisceau de His, au réseau puis revient au premier sinus. Il y a un feed-back car il y a réintroduction des données puisque c’est la fin du cycle qui indique au pace maker le moment pour relancer. Et il y a une fonction de contrôle et de régulation comme dans le chaos déterministe. Au contraire, un processus linéaire de feed-back, soumis à un petit choc, tend à modifier légèrement son évolution alors qu’un processus non-linéaire tend à revenir à son point de départ.
3°) la souplesse et l’interactivité du mécanisme cardiaque qui change de rythme en cours de journée, à toute vitesse si nécessaire comme aucun mécanisme périodique n’est capable de le faire, le chaos en est capable.
4°) l’effet de pointe puisqu’un petit choc entraîne une fibrillation (petite cause, grand effet)
5°) la superposition de plusieurs modes ordonnés dont aucun ne prédomine ordinairement.
6°) L’action conjointe d’au moins trois acteurs qui est nécessaire à la production du chaos.
En effet, il n’y a pas une émission mais trois. Les deux sinus et le faisceau de His sont à la fois récepteurs et émetteurs de battements.
On le sait car on peut interrompre l’émission du premier sinus, le deuxième fonctionne à un rythme différent. Et si on interrompt encore le deuxième sinus, le faisceau de His émet lui aussi avec un rythme encore différent. On a donc trois oscillateurs ce qui est la situation normale pour obtenir le chaos. Le premier sinus pulse à 120 par minute mais il transmet de manière beaucoup plus réduite soit une onde de contraction de 60 à 80 par minute chez l’adulte au repos, le deuxième sinus a un rythme naturel de 50 contractions par minute, le troisième point rythmique, le faisceau de His, émet de 30 à 40 contractions par minute.
En fait il y a donc trois horloges qui ont non seulement des rythmes internes différents mais en plus sont des émetteurs récepteurs qui propagent les signaux à des vitesses différentes : le premier sinus diffuse à la vitesse de un mètre par seconde, le deuxième à 5 centimètre par seconde, le faisceau de His a une vitesse qui va de 2 à 4 mètres par seconde et il propage ses contractions à un réseau qui diffuse aux ventricules à la vitesse de 0,4 mètre par seconde.
Comment fait le cœur pour faire de tout cela une contraction régulière de l’ensemble du cœur suivie d’une décontraction ? Comment le cœur peut-il fabriquer de l’ordre à l’aide d’un tel total d’informations apparemment désordonné ? Comment cela peut-il donner cette apparence périodique que nous connaissons ?
Cette capacité de faire du signal de trois horloges échangeant sans cesse des énergies un signal unique périodique, c’est ce que l’on appelle l’autorégulation des horloges. En effet, des horloges battant à des rythmes différents mais qui échangent des vibrations donc de l’énergie peuvent se coordonner sans intervention extérieure. Elles constituent ainsi spontanément ce fameux rythme complexe dont on parlait. Elles trouvent des accrochages de fréquence qui leur permettent d’avoir un battement d’ensemble. Ce phénomène a lieu spontanément car la synchronisation des horloges permet de minimiser les échanges d’énergie et c’est donc l’état vers lequel va tendre spontanément le système. C’est ce qui explique aussi que c’est un phénomène stable bien que dynamique et même agité.

Mais comment le cœur peut-il avoir une telle variété de fréquences de battement et pourquoi cette variété se réduit elle tout à coup dans le cas de la fibrillation ?
L’explication vient du faisceau de His. En effet, il a une capacité de vibrer sur de nombreux modes et de passer de l’un à l’autre grâce à sa forme fractale. Il a en effet une forme complexe, avec conservation des formes aux différentes échelles, forme qui lui permet de vibrer sur plusieurs modes.
Comparons le à un arbre. Chacun a déjà remarqué comment lors d’un courant d’air, on constate parfois qu’une branche s’agite extraordinairement alors que le reste de l’arbre est quasi immobile. La vibration de l’air entre alors en résonance avec cette branche car elle a la forme convenable. La constitution fractale permet non seulement au faisceau de His de vibrer sur un très grand nombre de fréquences mais permet aussi qu’en cas de lésion, le faisceau continue à fonctionner, à recevoir et transmettre les impulsions.
La thèse défendue ici souligne donc la capacité du cœur de réagir de manière dynamique à tous les incidents de l’existence et cette réaction consiste dans la capacité de changer son rythme. C’est cette dynamique adaptative que l’homme peut perdre avec l’âge. Il se met alors sur un rythme périodique mais qui est beaucoup plus instable car il est incapable de réagir à un changement. Les rythmes pathologiques sont plus réguliers que les rythmes d’un individu sain.
Si on compare les diagrammes du rythme d’un individu proche de l’arrêt cardiaque et le rythme cardiaque pathologique de type périodique et en bas le rythme d’un individu sain, on remarque que c’est ce dernier qui, paradoxalement apparaît le plus agité.

Un moyen de soigner la maladie cardiaque de la fibrillation

Nous allons voir maintenant que ces constatations et cette analyse ont de nombreuses implications et d’abord en ce qui concerne une maladie grave et mortelle : la fibrillation. Des médecins cherchent aujourd’hui une méthode pour supprimer les fibrillations ventriculaires, c’est-à-dire les contractions irrégulières des cavités supérieures et inférieures du cœur, irrégularités qui empêchent le cœur de fonctionner efficacement. En effet, quand le rythme des contractions et relâchement n’est pas respecté, le muscle myocarde n’est plus en état de se recontracter et donc il ne peut plus pomper suffisamment le sang. La fibrillation ventriculaire est la plus dangereuse car elle entraîne généralement la mort subite. Elle se manifeste par des contractions complètement anarchiques des ventricules nécessitant immédiatement une réanimation. Le cœur en état de fibrillation n’est ni vraiment contracté ni vraiment relâché.
Une des caractéristiques intrigantes de la fibrillation est que les nombreux composants individuels du cœur peuvent très bien fonctionner normalement. Une autopsie ne révèle aucune détérioration du tissu musculaire. Il ne s’agit donc pas d’une maladie due aux différents organes mais à leur liaison, à une perte de rythme des échanges par les ondes électriques. C’est l’ensemble en tant que complexe qui est dérangé et non l’un de ses éléments. Ainsi les différents centres d’envoi d’ondes fonctionnent correctement, même si le résultat n’est pas un cycle normal du cœur. C’est ce qui a amené les théoriciens du chaos à dire que c’est dans le chaos du système complexe que naît la maladie.
Dans la fibrillation auriculaire, l’oreillette est parcourue de multiples ondes électriques qui se propagent de façon anarchique à une très grande vitesse, supérieure à 350 par minute, au lieu de 120 environ normalement. La plupart des ondes sont bloquées au niveau du deuxième noeud sinusal qui joue le rôle de filtre et qui permet que les ventricules ne soient pas sujets à la même agitation que les oreillettes. Mais la contraction ventriculaire est irrégulière aboutissant à une arythmie dans le mouvement du sang perceptible au niveau du pouls. Un choc électrique externe est le moyen le plus efficace pour rétablir le rythme sinusal.
Le problème de la fibrillation, c’est qu’elle ne peut pas disparaître d’elle même. C’est un apparent désordre très stable. Cependant on constate qu’avec un grand choc, on peut revenir à l’ordre. Ce serait très étonnant et impressionnant pour un système périodique mais très classique pour un système chaotique. La décharge équivaut à une énorme perturbation qui produit classiquement dans un chaos déterministe un retour au point de départ.
Cette technique de soin de la fibrillation est donc un argument en faveur du rythme chaotique du coeur.
Mais en même temps, le fait que le cœur soit chaotique peut être un moyen de le soigner, de régler la défibrillation.
La défibrillation consiste à faire passer au travers du myocarde une décharge brève de courant continu. L’action peut être brusque et ponctuelle comme dans une opération ou régulière dans le cas de l’implantation d’un défibrillateur disposé à l’intérieur ou en surface.
Le contrôle du chaos peut nous faire espérer demain de construire un défibrillateur automatique. En effet, la machine pourrait réaliser ce qu’a fait en électronique la méthode OGY, c’est-à-dire que la machine saurait à quel moment et avec quelle perturbation il faudrait intervenir sur l’émission chaotique pour retrouver l’orbite périodique voulue.

Les conséquences concernant les pace-makers

La théorie du chaos a une autre application dans le domaine des appareils pour pallier aux faiblesses cardiaques.
La première expérience de cœur artificiel a été celle de l’allemand Wilhelm Kolff en 1958. C’est dans ce laboratoire que sera expérimenté le cœur artificiel de Jarvik le 1er décembre 1982. Le malade survivra 112 jours mais avec de nombreuses interventions. Comme on le voit le cœur artificiel pose bien des problèmes. Bien des tentatives de cœur artificiel ont été des échecs et on s’est aperçu que cela était dû au fait que l’on voulait construire une pompe mécanique régulière alors que le cœur est chaotique. De nos jours, on est parvenu à y pallier en implantant non un cœur artificiel mais le cœur d’un autre individu qui vient de mourir et on peut espérer que la maîtrise des défenses immunitaires nous permettra à l’avenir de faciliter les transplantations cardiaques et d’éviter d’utiliser la technique du cœur artificiel.
Par contre, le problème du rythme chaotique s’est reposé pour les troubles du rythme cardiaque, pour lesquels on a été conduit à implanter des simulateurs électriques qui remplacent le sinus naturel. Ce sont les pace-makers artificiels. C’est un des plus gros succès dans les organes artificiels implantables. Ils sont chargés, devant la déficience du sinus naturel, de provoquer une onde qui entraîne la contraction au rythme voulu.
Mais les difficultés et les échecs ont au début été nombreux. Un des types d’échecs a été dû à une surprise des chercheurs : un pacemaker à rythme tout à fait régulier entraînait de nombreux échecs alors qu’une certaine variation chaotique des émissions était beaucoup plus favorable ...
Les derniers types de pacemakers ont, en plus de leur fonction de simulateur cardiaque donnant le rythme, une fonction de défibrillation.

LE CERVEAU

Le premier élément du cerveau est sa cellule vivante, le neurone. Chacun sait qu’elle est parcourue par l’influx nerveux qui est certainement relié à nos sentiments, à nos images, aux informations reçues par le cerveau sur l’état intérieur et extérieur du corps et aux informations que le cerveau envoie, ordres moteurs ou associations d’images. Et on aimerait bien savoir comment. Nous allons donc commencer par chercher où réside la non-linéarité du fonctionnement du neurone. Nous le ferons à la fois en scrutant le fonctionnement électrique, biochimique et également en examinant la structure du neurone, sa forme, son mode de constitution, son évolution adaptative. Puis nous verrons que cette structure est inséparable d’une autre qu’est la synapse, la petite vésicule qui sert de lien entre deux neurones et transforme des réactions biochimiques en transmissions électriques. Là encore nous ferons appel aux notions de non-linéarité. La transmission électrique ne se passe pas à un seul niveau de structure mais en concerne plusieurs : non seulement la synapse et le neurone mais des niveaux au dessus comme les circuits neuronaux et les interactions entre zones et des niveaux en dessous comme les neurotransmetteurs. Nous allons examiner ce cerveau hiérarchique et constater que cette hiérarchie se fonde sur une échelle de temps des diverses interactions. Le lien entre hiérarchie et rythmologie apparaît.

Il est donc question de trouver dans le fonctionnement du cerveau de nombreuses horloges ou pace-makers, les fameux batteurs de rythmes. Nous les trouverons dans les mécanismes de rétroaction. Encore un terme dont il est nécessaire de préciser l’emploi dans la théorie du chaos. Rétroaction ne signifie pas action en arrière dans le temps mais action couplée à une réaction qui intervient sur la source, soit de manière positive dite excitatrice soit de manière négative dite inhibitrice. Dans les régulations du corps qui sont contrôlées par le cerveau nous trouvons maints exemples de ces rétroactions. Prenons en un : un jeune cyclomotoriste qui a été renversé par une voiture ne s’est aperçu qu’une fois retourné chez lui qu’il avait perdu son bras. En effet, pendant un certain temps un neurotransmetteur, l’endorphine, bloquait le passage du neurotransmetteur excitateur censé déclencher l’information sur la douleur.

Ces rétroactions, nous allons les trouver à tous les niveaux, depuis les gènes jusqu’aux relations entre zones du cerveau. Elles ont un même type de mécanisme, une boucle formée par un processus et un autre en sens inverse et qui définit un rythme quasi-périodique mais auto-régulé et interactif. C’est cette interactivité qui est fondamentale puisque ces pace-makers peuvent se coupler. Quand ils se couplent à trois batteurs ayant des fréquences autonomes suffisamment différentes, ils déterminent un rythme commun chaotique. Derrière l’apparent désordre se cache un ordre permettant un grand nombre de rythmes différents et capable de sauter brutalement d’un rythme à l’autre. Cette dynamique permet de représenter un très grand nombre d’états différents.

Par contre, si trois batteurs ont des fréquences dont les rapports sont simples, par exemple des fréquences doubles les unes des autres, ils peuvent se synchroniser et définir un rythme commun quasi-périodique, c’est-à-dire ayant une régularité visible même si elle n’est pas strictement périodique.

La théorie du chaos cardiaque a étudié des interactions entre trois batteurs de rythme et montré qu’il n’y a pas simplement 1+1+1 mais une nouvelle structure constituée par la boucle de réactions. Des propriétés nouvelles apparaissent qui n’existaient pas au niveau inférieur et en particulier une nouvelle échelle de temps. Le cerveau est tout entier basé sur la rythmologie. Tout le fonctionnement cérébral peut être interprété comme des couplages à trois pace-makers comme c’est le cas pour le mécanisme cardiaque. Des couplages à trois fondent le rythme circadien qui indique à notre corps la mesure de 24 heures aussi bien que des rythmes beaucoup plus rapides d’une seconde et même moins. Nous montrerons également des cycles à trois batteurs réglant des fonctions sensorielles, motrices, hormonales, et également les sentiments de plaisir ou de peur ou encore la mémoire et la conscience.

L’objectif de la partie suivante sera d’expliciter ce qui semble être la loi du fonctionnement du cerveau. La question sera : comment ce message apparemment désordonné peut être compris par le cerveau et traduit en informations, en ordres ou en idées. En effet, le message que capte l’électroencéphalogramme sur la surface du crâne apparaît très désordonné et ne semble porteur d’aucune information cohérente. Pourtant nous savons que le cerveau se sert justement de ce message pour ses transmissions, ses informations comme ses ordres et ses raisonnements. Le désordre du message, loin de nuire à la précision des ordres, la facilite. Quant à la règle de base du fonctionnement, elle semble être la suivante : plus le message est destiné à un grand nombre de niveaux de la structure, plus il a un degré élevé de désordre, ce qui équivaut à un grand nombre de paramètres. Plus le message est diffusé dans une zone importante plus la dimension chaotique du message grandit. Un message porteur d’information part d’une source localisée comme par exemple un récepteur sensoriel. C’est un message assez régulier donc la dimension basse du message électrique correspond à l’occupation d’un petit niveau de structure. Il va être diffusé à un nombre plus important de niveaux en perdant d’autant en régularité donc en augmentant sa dimension chaotique. Cela revient à dire que le nombre de paramètres grandit. Un message très régulier ne peut pas occuper une zone importante. C’est ce qui permet au cerveau de ne jamais être bloqué. Il passe un grand nombre d’informations et d’ordres en même temps dans ses circuits. Le cerveau est un appareil multitâches et il accomplit simultanément de nombreuses fonctions. Si une information transitait trop longtemps dans une zone importante, elle bloquerait les autres ordres et informations qui doivent y passer et toutes nos fonctions pourraient en être affectées. Le cerveau ne pourrait plus gérer les informations même élémentaires. C’est la crise d’épilepsie. C’est ce que veulent dire les scientifiques comme Goldberger qui ont lancé la formule : « le chaos c’est la santé ». En effet, si un message trop régulier, trop périodique passe dans les circuits, il va pouvoir interagir avec de nombreux rythmes et donc passer dans une zone importante sans avoir perdu de sa régularité. Il viole la loi que nous avons indiquée précédemment. Le mécanisme d’auto-régulation par déstructuration ne fonctionne plus. Cette interprétation de la crise d’épilepsie a eu tout récemment un succès important puisque l’on a montré qu’elle permettait de la prévoir et également ouvrait la voie pour une thérapie.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, il est nécessaire d’expliciter la notion d’horloge chaotique. On trouve dans le commerce ce type d’objet de curiosité qui s’agite en tous sens sans jamais s’arrêter. Il s’agit d’un pendule qui oscille au dessus d’un socle en bois à l’intérieur duquel on a disposé plus de trois aimants. Dès qu’il y a trois aimants, le mouvement est extrêmement agité en permanence sans jamais s’arrêter ni finir par se stabiliser et se régulariser. Pourtant les forces de gravitation et du magnétisme auxquelles obéit le pendule sont bien connues et formulables par des lois mathématiques. Des lois et cependant un apparent désordre, il s’agit bien du chaos déterministe. On peut faire partir le pendule deux fois de suite quasiment du même point et en peu de temps les deux suites de mouvements divergent complètement. Le mouvement est imprédictible. Il est sensible aux conditions initiales. C’est une horloge chaotique. Parler d’horloge peut sembler curieux quand on voit cette agitation. Eh oui, malgré ce désordre apparent il y a des rythmes et donc une mesure du temps. Cet ordre ne ressemble pas au tic tac de la bonne vieille horloge. Et pourtant l’horloge chaotique a une très grande précision. Notre cerveau en est un exemple. Il contient divers rythmes et peut mesurer des temps aussi bien par rapport à un rythme de 24 heures que par rapport à un rythme d’un millième de seconde. Le cerveau dans son ensemble ayant plus de dix niveaux de référence est donc l’une des horloges biologiques les plus précises au monde ! Et en couplant ces rythmes de base, le cerveau est capable de constituer des milliards de milliards de rythmes représentant autant d’états qui sont les images mentales pour les formes, les mouvements, les couleurs, les sentiments ou les idées.

Le chaos déterministe de l’influx nerveux

Quittons donc le pendule chaotique pour parler du cerveau. On sait depuis longtemps que le cerveau est parcouru par des courants électriques et on a pu les capter sur la surface du crâne. L’électroencéphalogramme témoigne d’une agitation d’autant plus étonnante du potentiel électrique qu’il s’agit de celui d’une personne endormie. Les huit lignes représentent les mesures prises en huit points différents de la surface du crâne. Le désordre du message est évident. L’explication qui en a été donnée pendant longtemps est la suivante : l’absence de régularité proviendrait d’un trop grand nombre de paramètres. En effet, les neurones qui sont l’élément de base des circuits électriques sont au nombre d’environ cent milliards et les circuits qu’ils constituent sont encore des millions de fois plus nombreux, sans parler du nombre d’états possibles de chacun d’eux. Une autre interprétation de cette agitation a consisté à dire que le désordre proviendrait du bruit des circuits, c’est-à-dire du hasard. Mais, dans une conception comme dans l’autre, on ne parvient pas à comprendre ce que fait le cerveau pour traduire ce message en ordres et informations précis. En fait, il suffit de trois paramètres pour avoir un phénomène d’apparence désordonnée. Et, pour le cerveau, il n’y aurait pas des milliers ni des millions mais seulement une dizaine de paramètres du fonctionnement cérébral.

Commençons par étudier la cellule vivante qui est adaptée à cette fonction de transmission de l’influx électrique, le neurone. Examinons une photo de neurones, un schéma du fonctionnement de la cellule nerveuse et une coupe du réseau neuronal d’une zone du cerveau. Dans le neurone, le courant va toujours dans le même sens : du corps du neurone et des branches, les dendrites, vers l’axone qui envoie le courant à un autre neurone. Quand le neurone a été découvert en 1871, on a développé une conception linéaire de son fonctionnement selon laquelle il ne serait qu’un simple additionneur des impulsions électriques reçues et qu’il se contenterait de transmettre quand le total des potentiels reçus dépasse un certain seuil. Mais d’abord le neurone n’est pas un simple élément de circuit électrique qui se contenterait de transmettre les messages électriques qu’il reçoit. En 1952, les chercheurs Hodgkin et Huxley ont expliqué le mécanisme qui permet au neurone d’être un émetteur et récepteur d’influx électrique autonome, c’est à dire un oscillateur. Ce n’est donc pas un simple élément de circuit mais une source d’impulsions régulières. C’est une horloge. Et la question se pose alors : quel est le type de cette horloge, périodique ou chaotique ?

Ce qui fait que le neurone émet du courant électrique, c’est que le milieu dans lequel il baigne n’est pas au même potentiel électrique que l’intérieur de la cellule. Si cette différence de potentiel est maintenue, le neurone est au repos. Dans ce cas, la membrane est imperméable aux mouvements d’ions sodium qui changeraient sa polarité. Mais si cet équilibre est déstabilisé, si la différence de potentiel diminue, la membrane va s’ouvrir par un canal qui laisse passer sélectivement les ions sodium. Ce passage est brutal. Une grande quantité d’ions passent d’un seul coup et ce mouvement représente donc un courant électrique, une décharge. L’onde de dépolarisation du neurone se propage alors très rapidement dans son corps puis tout au long de l’axone. C’est la rafale électrique du neurone. Elle se produit au coup par coup et très rapidement en environ un millième de seconde. Soulignons qu’elle se produit quand le neurone n’est pas dans un état d’équilibre. C’est toujours le même stimulus qui se propage. L’amplitude ne varie pas. Par contre, ce qui peut changer c’est le temps qui sépare deux rafales, c’est-à-dire la fréquence de l’influx. Le courant neuronal est donc en modulation de fréquence et non en modulation d’amplitude. De manière autonome, sans être excité de l’extérieur, un neurone a son propre rythme d’émission de rafales. Il est déterminé par un autre mécanisme plus lent, de l’ordre de la seconde. Il s’agit cette fois des ions calcium et potassium qui ont un mouvement d’entrée et de sortie de la membrane. Et c’est ce mouvement cyclique qui détermine la fréquence des émissions de rafales. Ce mécanisme de trois ions qui entrent et sortent du neurone produit des émissions électriques avec une certaine rythmicité causée par le fait que les canaux, qui s’ouvrent sélectivement dans la membrane aux ions calcium et potassium, rétroagissent. Le canal du calcium est sensible au potentiel créé par les ions potassium et inversement. Cela fait que l’ouverture d’un canal provoque la fermeture de l’autre. Des mécanismes de rétroaction de ce type qui sont producteurs d’un rythme, nous allons en décrire de nombreux au fur et à mesure que nous allons parcourir les diverses réactions qui régulent les mécanismes cérébraux. C’est un pace-maker.

Jean Pierre Changeux écrit ainsi dans son ouvrage « L’homme neuronal » : « chaque rafale se greffe sur un système générateur d’oscillations ou pace-maker qui fait fluctuer lentement le potentiel de la membrane ». Ce cycle est-il périodique ou chaotique ? Voilà ce que répond Changeux. « Le mécanisme échange en permanence de l’énergie avec le monde extérieur. Les oscillations ne se font jamais près de l’équilibre. Il faut que le système soit hors équilibre mais dans un état stable, qu’il constitue en somme une structure dissipative. » Et Changeux fait alors référence au théoricien du chaos, Prigogine : qui a montré que dans ce type de systèmes : « des relations non-linéaires existent par couplage entre les réactions à la suite d’une rétroaction entre le produit final d’une chaîne de réactions et la réaction d’entrée. Le déclenchement explosif de l’influx nerveux satisfait évidemment à cette condition de non-linéarité. »
En effet, le physicien-chimiste Ilya Prigogine a étudié des mécanismes de réactions chimiques rétroactives couplées et montré qu’elles étaient des horloges chaotiques, c’est-à-dire une structure stable fondée sur une dynamique loin de l’équilibre. C’était une révolution puisqu’on trouvait des systèmes dans lesquels la stabilité pouvait se faire par un gain en terme de structure. C’était contraire aux lois de la thermodynamique selon lesquelles un système abandonné à lui-même ne peut que perdre des niveaux d’organisation. Prigogine a montré que cette apparente contradiction n’en était pas une : les systèmes chaotiques ne sont pas des systèmes fermés. Au contraire ce sont des systèmes dissipatifs c’est-à-dire qu’ils fonctionnent en perdant de l’énergie et se maintiennent parce qu’ils en reçoivent de l’extérieur. Et c’est justement ce qui se produit pour le neurone comme le souligne Changeux.
Tous les neurones, qui ont des formes et des fonctions multiples suivant la zone du cerveau ou du système nerveux à laquelle ils appartiennent, fonctionnent sur ce même modèle découvert par Hodgkin et Huxley. Ces deux chercheurs ont même réussi à écrire les équations différentielles du neurone, c’est-à-dire les équations qui contiennent les paramètres et leur vitesse d’évolution. Il s’agit d’équations non linéaires. De telles équations ne peuvent être résolues car on ne peut en tirer la valeur d’un paramètre en fonction du temps. Dès qu’on a de plus de trois facteurs et de trois corps, il ne s’agit plus de fonctions linéaires et le mathématicien et physicien Poincaré a montré l’impossibilité de la résolution des équations différentielles. C’est ce que l’on appelle le problème des trois corps. En 1980, les théoriciens du chaos Guttman, Lewis et Rinzel sont parvenus à montrer qu’une fonction chaotique est un modèle tout à fait correct pour la solution de l’équation du neurone. C’est un exemple très réussi d’utilisation des modélisations chaotiques pour passer au travers de la difficulté : l’impossibilité de résoudre les équations différentielles non-linéaires. Nous verrons plus loin que la structure stable du neurone fondée sur la dynamique loin de l’équilibre a même été visualisée par une courbe qui est la signature du chaos et que l’on appelle l’attracteur étrange. Le neurone est donc un émetteur spontané d’impulsions dont la rythmicité est de type chaotique. Mais il est également récepteur d’impulsions.
Comment fonctionnent ces relations entre neurones ? L’influx parcourt le neurone puis l’axone et arrive à son bout à une vésicule appelée la synapse. C’est la synapse qui est proche du neurone voisin et va se charger de lui transmettre l’influx. La transmission est-elle linéaire ou à nouveau chaotique ? Tout cela semble bien un mécanisme linéaire et pourtant ce n’est pas le cas.
Ce que l’on remarque d’abord c’est que la synapse ne transmet pas directement l’influx électrique reçu. Elle transforme cet influx en production de molécules : les neurotransmetteurs qui vont ensuite eux-mêmes provoquer le déclenchement d’un influx électrique. Nous avons là un processus qui non seulement est une rupture de continuité dans le circuit électrique entre deux neurones mais en plus ce mécanisme de transmission biochimique de la synapse fonctionne à un rythme différent de celui de l’influx électrique. Quand la synapse produit suffisamment de neurotransmetteurs, ils en sortent pour se fixer sur des récepteurs dans la membrane du neurone cible. Les neurotransmetteurs agissent sur les canaux ioniques du neurone cible, canaux qu’ils peuvent ouvrir, déclenchant ainsi un changement de potentiel et donc un influx électrique dans le neurone cible.
A la base de ce mécanisme nous trouvons à nouveau une rétroaction. En effet si certains neurotransmetteurs comme l’adrénaline sont excitateurs et provoquent une ouverture des canaux, d’autres comme le GABA sont inhibiteurs et provoquent leur fermeture. De plus, comme pour les canaux ioniques, c’est encore un processus sélectif : certains neurones ont des récepteurs pour tel ou tel neurotransmetteur. Et les neurones ont aussi entre eux un processus de rétroaction : les neurones réceptifs à la dopamine rétroagissent sur les neurones réceptifs à l’acétylcholine. Enfin, un autre mécanisme de rétroaction se produit dans le récepteur, c’est celui qui va détruire le neurotransmetteur une fois qu’il a atteint sa cible. Remarquons que tout le mécanisme met en jeu en même temps plusieurs niveaux et à chaque niveau des mécanismes de régulation fondés sur des rétroactions entre les neurotransmetteurs, les canaux, les récepteurs, les synapses et les neurones. Ces rétroactions fondent des rythmes mais qui sont sur des échelles de temps différentes et qui sont couplés par des enchaînements rythmiques de réactions.

Le neurone adaptable et fractal

Dans le fonctionnement du neurone, il faut signaler un rythme encore différent des précédents, c’est celui du métabolisme interne du neurone. En effet, l’ion calcium ne se contente pas en entrant et en sortant de modifier le potentiel. Il joue un rôle fondamental, en pénétrant le noyau du neurone, pour la stimulation des gènes qu’il contient. Nous savons que les gènes peuvent produire des enzymes et synthétiser des protéines. Mais cette production est elle aussi régulée par rétroaction car il y a des gènes qui bloquent ce processus. L’ion calcium sert à activer les gènes désactivés. Cela permet au neurone de fabriquer les protéines de la membrane, des récepteurs ou des canaux. Ce processus a son propre rythme. Il ne s’agit plus de millième, de dixième de seconde ni de seconde mais de plusieurs dizaines de minutes. C’est un processus important pour la rythmologie mais également pour la constitution du neurone qui peut ainsi évoluer et s’adapter en développant ses canaux, ses branchements dendritiques ou ses récepteurs en fonction du message électrique reçu.
Un neurone n’est pas une structure faite une fois pour toutes. Il se modifie et s’adapte en fonction de son utilisation c’est-à-dire des multiples circuits électriques auxquels il participe. Le nombre et l’arborescence de dendrites mais également le nombre de synapses vont évoluer en fonction de la quantité de messages et de la quantité de cibles. Les cellules du cerveau sont bien plus évolutives qu’on ne le croyait. On sait maintenant que les neurones ne sont pas un capital acquis auquel on ne peut plus toucher. On a montré récemment qu’il y a fabrication de nouveaux neurones chez l’adulte, par exemple dans l’hippocampe. Inversement les épines dendritiques d’un neurone qui n’est plus parcouru par des décharges électriques s’atrophient. Un neurone qui ne reçoit plus de messages électriques meurt et coupe ainsi toute une série de circuits électriques. Une zone entière peut être déconnectée.
Le système nerveux est capable de se réparer lui-même dans de nombreux cas quitte à modifier les circuits, quitte d’ailleurs à prendre des neurones d’autres zones et à modifier leurs fonctions en cas de lésion d’une zone. Quand ce mode de réparation n’entre pas en fonction, c’est parce qu’il a lui aussi son mode de régulation, avec des mécanismes d’excitation et d’inhibition.
Si le neurone est parcouru par de nombreux courants, il peut multiplier ses dendrites, c’est à dire l’arborescence avec de multiples branches, sous-branches, brindilles et sous-brindilles qui s’étendent de tous les côtés. D’autre part au cours de l’évolution de l’enfant, les arborescences dendritiques non seulement croissent mais multiplient leurs subdivisions en niveaux à mesure que les fonctions cérébrales croissent et se complexifient. Il y a un lien entre degré de l’arborescence et de la fonction. C’est ce que montre la comparaison du développement du neurone du rat au cours de sa croissance. On peut également comparer des neurones d’animaux ayant un développement dendritique d’autant plus important qu’ils ont un mécanisme cérébral plus développé.
D’autre part, les neurones n’ont pas le même nombre de niveaux d’arborisation suivant les zones du cerveau où on les trouve, c’est-à-dire suivant le niveau de leurs fonctions. Les neurones qui ont le développement dendritique le plus important, comme les neurones de Purkinje, sont ceux qui ont le plus grand nombre de connexions avec de nombreuses zones. On peut mesurer le degré de cette arborescence en terme de fractales. Comme dans un arbre que si on zoom sur une partie de l’arborescence, on en trouve une autre similaire. Les dendrites sont fractales et chaque type de neurone a un niveau de structuration appelé sa dimension fractale, déterminée par le nombre de sous-structures autosimilaires.
A quoi sert cette structure fractale du neurone dans sa fonction d’émetteur-récepteur ? Pour y répondre, il faut d’abord préciser que les divers niveaux des branches et sous-branches par lesquels il reçoit les influx venus des neurones voisins n’ont pas la même efficacité dans la transmission d’influx au corps de la cellule. Il y a donc hiérarchisation du niveau de transmission. Et en modifiant la hiérarchie du niveau dendritique où arrivent les messages électriques, le neurone peut jouer un rôle de modulation. La modification du niveau de réception dendritique des messages des neurones voisins est une transformation non-linéaire du message électrique avec un facteur non pas additif mais de puissance, soit dans le sens de l’amplification soit dans celui de la réduction. Le réseau neuronal n’est donc pas un simple circuit électrique qui se contente de porter les messages envoyés.
Les mécanismes nerveux ont une capacité spontanée d’adaptabilité. Un circuit qui est fréquemment utilisé est plus efficace. L’arc réflexe qui permet d’ôter sa main d’une plaque brûlante avant même que le cerveau soit informé de la brûlure est de 250 millièmes de secondes mais se réduit à 50 millièmes de secondes si on s’entraîne. Les circuits neuronaux fréquemment utilisés peuvent augmenter leur efficacité. On peut s’entraîner à sauter à la perche simplement en réfléchissant aux divers mouvements qui se succèdent dans cet exercice. On active en partie les mêmes circuits en évoquant un mouvement qu’en le réalisant. Il y a également des évolutions permettant de réduire le nombre de circuits ayant un rôle identique. C’est ce que fait le cerveau pendant l’enfance. Il diminue ce qu’on appelle les redondances, c’est-à-dire qu’il peut supprimer de lui-même des circuits inutiles et qui se répètent.
Le réseau neuronal est un système souple et adaptable, capable de se transformer et de s’auto-éduquer en fonction de ce qui lui arrive. Il est donc individualisé. Le bagage génétique de base ne suffit pas à dire ce qui va se produire ensuite. L’exercice d’une fonction va la favoriser, la rendre plus efficace en poussant à sélectionner pour elle les circuits les plus rapides et les circuits annexes pour la réguler finement. Et il en va de même pour l’évolution d’une espèce que pour l’évolution d’un individu. L’évolution va améliorer les circuits qui sont très utilisés. Il y a aura un circuit de base sensoriel par exemple qui va se coupler à un deuxième circuit secondaire plus lent mais plus précis puis se coupler à un autre circuit de régulation encore plus fin.
Le caractère fractal du neurone a une autre importance encore plus grande pour son fonctionnement. C’est ce qu’on appelle la propriété de parallélisme. Les diverses dendrites constituent des courants parallèles entrant dans la cellule. Or les mécanismes d’ouverture et de fermeture des canaux qui déterminent les courants sont fondés sur la rythmicité. Le neurone est un appareil naturel de mesure des décalages de temps d’arrivée entre les courants venant de circuits parallèles. Le neurone est donc sensible au déphasage entre deux messages réinjectés quasi simultanément. Prenons un exemple de mécanisme utilisant ce principe. Il s’agit d’un des mécanismes naturels les plus précis : le système auditif de la chouette.
Une étude sur les neurones est exposée dans « La Recherche » de juin 98 par Rémy Lestienne, directeur de recherche de l’Institut de neurosciences de l’université Paris VI. Il examine le mode de fonctionnement auditif de la chouette, un animal qui a des performances acoustiques exceptionnelles. La chouette est capable de déceler une différence de cheminement du son entre les deux oreilles de trois millionièmes de seconde en comparant les deux messages électriques parallèles et en mesurant le déphasage entre eux. Les neurones ne se contentent pas d’additionner les messages électriques pour les transmettre quand la somme dépasse un seuil, mais ils reçoivent deux messages venant des deux oreilles simultanément et les transmettent quand ils sont en phase. Le neurone est un appareil de mesure ultra précis des déphasages entre deux bouts de messages qui sont seulement décalés dans le temps. C’est dû à son système d’ouverture et de fermeture des entrées de la membrane qui est sensible aux différences de rythmes d’arrivée des impulsions. Cela suppose de comparer les messages passés dans deux circuits.
Or le neurone n’est jamais relié à un seul circuit de transmission électrique porteur d’information. Au contraire, il effectue toujours la comparaison entre des messages lancés par une source neuronale sur des voies parallèles et revenus à leur point de départ, c’est-à-dire après un cycle. Cette idée est extrêmement importante car elle donne un rôle prépondérant aux mécanismes en forme de réinjection appelés feedback. Ce sont des réactions qui reviennent finalement à la source du message pour relancer à nouveau le mécanisme ou au contraire pour le bloquer.
Et ce sont des phénomènes non-linéaires. Les informations ne s’additionnent pas, contrairement aux courants dans un fil électrique. Elles peuvent se multiplier comme dans la boucle de l’effet Larsen constituée par le micro et le haut parleur où le son est amplifié à chaque fois qu’il parcourt un cycle. Le message revient au point de départ où il réagit de nouveau avec la source.

Dans ce type de fonctionnement, l’apparence désordonnée est un avantage. La mesure d’un déphasage entre deux messages décalés dans le temps est beaucoup plus précise entre deux messages chaotiques comme ceux du dessous, qu’entre deux messages presque périodiques comme ceux du dessus. Le maximum de précision du déphasage dans le cas périodique est le temps d’une période. Ce temps peut être bien plus court pour un message désordonné qui a des vibrations à plusieurs échelles.
Notre sens des distances, des volumes et des trois dimensions de l’espace vient d’un mécanisme identique à celui de la chouette mais nous n’utilisons pas nos deux oreilles pour mesurer des déphasages. Ce sont nos deux yeux qui servent à effectuer les comparaisons. Nos yeux sont en relation avec des centres cérébraux avec lesquels ils échangent en permanence des impulsions électriques. La vision provoque des modifications de ces messages. C’est certaines zones du cerveau qui effectuent la comparaison en mesurant les déphasages. Comme le neurone, les zones sont fondées sur des mécanismes d’auto-régulation dynamiques, sensibles aux conditions extérieures et pas sur une régulation figée, avec une périodicité fixée d’avance par l’héritage génétique. L’enfant qui naît ne sait pas encore bien mesurer les distances et les profondeurs des volumes parce que ses mécanismes chaotiques ne se sont pas encore couplés avec précision.

De la même manière, l’enfant apprendra également à distinguer les éléments d’un paysage, les formes, les couleurs, les mouvements. Chacun de ces éléments est envoyé sur des circuits parallèles puis recomposé au niveau du cerveau, celui-ci filtrant les informations qui ne sont pas cohérentes. Sans cet apprentissage du cerveau nos yeux, nos oreilles, notre toucher ne peuvent nous donner les indications indispensables sur le monde extérieur et notre motricité ne peut pas non plus agir avec la précision voulue. Et, n’hésitons pas à le répéter, apprendre c’est multiplier les expériences de couplage entre des pace-makers dont le rythme n’est pas fixé mais fondé sur des mécanismes de rétroaction.

Cerveau hiérarchique et boucles de rétroaction

Nous avons longuement expliqué le caractère chaotique du fonctionnement du neurone dû à une rétroaction entre ses canaux ioniques. On pourrait en faire de même aux échelons inférieurs comme supérieurs de la structure. On trouve cinq niveaux différents mais dans le fonctionnement global du cerveau on peut distinguer une dizaine de niveaux, chacun étant fondé physiologiquement par les interactions entre les niveaux précédents.
Au niveau un, ce sont les gènes qui sont responsables de la production des enzymes, en la favorisant ou en la bloquant. Les enzymes, qui constituent le niveau deux, sont responsables de la formation des protéines. Celles-ci sont le niveau trois de la structure et elles permettent de constituer la membrane, les récepteurs, et les canaux ioniques de la cellule nerveuse. C’est le niveau quatre. Au niveau cinq on trouve les synapses puis au niveau six les neurones, au niveau sept les circuits neuronaux. Ceux-ci constituent, par leurs liens entremêlés, une véritable cartographie qu’Edelman appelle les cartes neuronales. Au niveau neuf, ce sont les pace-makers de zone constitués par ce qu’Edelman appelle les courants réentrants entre cartes neuronales. Puis on trouve les interactions en forme de boucle entre trois zones qui déterminent le niveau dix ; ce sont les fonctions élémentaires du cerveau. Enfin au niveau onze les fonctions supérieures qui sont fondées sur des couplages entre trois boucles. Il ne s’agit ici bien sûr que d’une image schématique pour visualiser le caractère de ce fonctionnement et le nombre onze de niveaux est plutôt un ordre de grandeur qu’une valeur établie. Mais on le retrouvera lors de la mesure de la dimension du message électrique qui parcourt ces niveaux.

La conception développée ici se fonde sur ce caractère hiérarchique du cerveau qui suppose que chaque niveau n’est pas réductible au niveau inférieur et que les propriétés d’un niveau ne s’y retrouvent pas. Le niveau inférieur n’est pas non plus simplement sous les ordres du supérieur même si le terme de hiérarchique peut prêter à confusion. Ainsi les activités supérieures conscientes et associatives du cortex ne sont qu’un niveau, très important, mais qui ne pilote pas l’ensemble. Le cerveau conscient ne se dit pas : « j’envoie telle décharge à telle synapse pour penser à cette chaise » ni « lançons les gènes inhibiteurs pour arrêter de produire telles protéines », bien entendu ! Bien des circuits ne passent pas par ce niveau conscient. Et ce n’est pas seulement des actes réflexes. On connaît ainsi l’exemple des images subliminales trop rapidement vues pour être analysées par notre conscience, mais que d’autres circuits de notre cerveau ont cependant visualisées. Aucun niveau n’est donc fondamental ni chef d’orchestre. Tous interagissent et il faut toujours trois zones ou trois corps pour réaliser une fonction et représenter un état mental. Ce n’est jamais un seul niveau mais trois au moins qui sont concernés dans le passage d’un message. La dimension trois est un minimum sauf en cas de maladie comme nous le verrons. Le neuroscientifique Antonio Damasio écrit dans « Le sentiment même de soi » : « Rodolfo Lilnàs s’est servi de cette série de découvertes pour suggérer que la conscience, aussi bien dans l’état de veille que dans celui du sommeil paradoxal est le produit d’une formation en boucle impliquant à la fois le cortex cérébral, le thalamus et la formation réticulaire du tronc cérébral. Une telle boucle suppose que le thalamus et la formation réticulaire possèdent des neurones susceptibles d’émettre spontanément des signaux électriques. (…) Au cours des phases conscientes, la formation réticulaire produit continuellement un barrage de signaux en direction du thalamus et du cortex cérébral suscitant par la même la mise en place de certains schémas géométriques de cohérence corticale. »

L’effort extrêmement intéressant et important de Jean-Pierre Changeux dans « L’homme neuronal », à permis de souligner combien le mécanisme électrique et biochimique du fonctionnement neuronal est à la base de tout le fonctionnement du cerveau, ce qui est maintenant incontestable. Mais Changeux ne s’en contente pas. Pour combattre les thèses dualistes comme celles de John Eccles, thèse du clivage entre le cerveau spirituel et le cerveau matériel, Changeux conçoit « l’homme neuronal » c’est-à-dire ramène tous les niveaux à un seul, celui du neurone, affirmant ainsi : « l’identité entre états mentaux et états physiologiques ou physico-chimiques du cerveau s’impose en toute légitimité. » Il se revendique d’ailleurs courageusement de ce réductionnisme neuronal : « tout comportement mobilise des ensembles définis de cellules nerveuses et c’est à leur niveau que doit être recherchée l’explication des conduites et des comportements. (...) Rien ne s’oppose plus à ce que les conduites de l’homme soient décrites en termes d’activités neuronales ».
Si le réductionnisme consiste à dire que toute l’explication doit être recherchée dans un élément fondamental du substrat biochimique, on trouve une conception diamétralement opposée à ce point de vue et connue sous le nom de structuralisme que l’on pourrait schématiquement représenter par l’idée : « le substrat ne compte pas, tout est dans la structure ». Ce sont les travaux mathématiques de René Thom sur la théorie des catastrophes puis ses travaux en psychophysiologie et les travaux de Christopher Zeeman sur les neurones et les changements brusques dans les images cérébrales. Dans cette conception, toute la structure est mathématique et non physiologique. Cette vision structuraliste a eu le mérite de considérer les êtres vivants comme un tout et non comme une somme d’éléments. Pour le structuralisme, seul compte le mode d’organisation et non les éléments réels physico-chimiques qui sont employés. Dans son ouvrage intitulé « Stabilité structurelle et morphogenèse » René Thom écrit : « les formes sont indépendantes des propriétés spéciales de leurs substrats et de la nature des forces agissantes ».
La théorie du chaos cérébral peut être considérée comme intermédiaire entre la conception réductionniste de Jean-Pierre Changeux et la conception structuraliste de René Thom et même comme une synthèse des deux. Elle souligne l’importance de la notion de structure et également que l’on ne peut tout ramener à un seul niveau. Le message cérébral occupe plusieurs niveaux et change sans cesse de dimension. C’est même la base de son mode de fonctionnement.
Les niveaux de la structure ne sont pas indépendants les uns des autres, ni indépendants du message qui les parcourt. Il y a des rétroactions entre les gènes, entre les neurotransmetteurs, entre les canaux ioniques, entre les synapses, entre les neurones, entre les circuits neuronaux, entre les cartes neuronales et enfin entre les boucles qui relient les zones. Certains mécanismes sont excitateurs et d’autres inhibiteurs et ils fonctionnent couplés. Un exemple de rétroaction bien connu est celui du système nerveux sympathique couplé au système parasympathique. Le système sympathique est activateur, grâce à l’adrénaline qui est une molécule de liaison entre neurones ou neurotransmetteurs. Le système parasympathique libère à ses terminaisons nerveuses un neurotransmetteur ayant un effet inhibiteur, l’acétylcholine. Il freine ainsi l’action du sympathique, provoquant le ralentissement du cœur, la constriction des bronches, le rétrécissement de la pupille, et bloque la sécrétion de l’estomac.
On trouve encore une boucle de rétroaction entre les neurones réceptifs à l’acétylcholine et les neurones réceptifs à un autre neurotransmetteur, la dopamine. Il y a aussi les multiples rétroactions qui constituent une zone comme le bulbe olfactif. Chaque niveau de la structure a sa propre mesure du temps fondée sur de telles rétroactions et qui n’est pas strictement périodique mais sensible aux modifications extérieures. Ainsi, le bulbe olfactif est soumis aux impulsions électriques transmises par les capteurs du nez et donc sensible aux odeurs. La respiration est également fondée sur une rétroaction avec deux centres, un pour l’inspiration et un autre pour l’expiration.

Neurosciences

Passons maintenant aux neurosciences et à la notion d’auto-organisation et d’émergence dans les fonctions cognitives.
L’hypothèse exposée par Francisco Varela dans cet ouvrage est celle d’événements mentaux fondés sur des ensembles neuronaux appelés assemblées cellulaires constitués de cellules appartenant à des zones diverses et ces cellules sont reliées par un point commun : le maintien transitoire en phase des diverses émissions neuronales des neurones ainsi connectés dans l’assemblée cellulaire.
Un des points essentiels de cette conception est la relation réciproque entre les neurones d’une même assemblée cellulaire. C’est elle qui permet le contrôle réciproque au plan temporel c’est-à-dire le contrôle de la synchronisation des phases des émissions neuronales.
Varela explique ainsi que cette modélisation du système cognitif se démarque dorénavant de celle du cerveau conçu comme une machine informatique :
« Une assemblée cellulaire peut être activée à partir de n’importe quel sous ensemble. Un des principaux constats des neurosciences modernes est que les régions du cerveau sont en effet interconnectées de manière réciproque. Le terme réciproque est crucial ici. Ainsi, quelque soit le type de mécanisme neuronal impliqué dans des tâches cognitives spécifiques, ce sont nécessairement de larges régions du cerveau, séparées géographiquement, qui se trouvent concernées par ces tâches. Par ailleurs, on ne peut pas considérer que ces régions distinctes soient organisées selon un ordre séquentiel, comme si une activité cognitive pouvait naître de la convergence graduelle de différentes modalités sensorielles au niveau d’aires multimodales ou associatives, pour impliquer ensuite les aires frontales supérieures responsables de la décision et de la planification active des comportements. Cette conception séquentielle traditionnelle nous vient de l’époque où dominait la métaphore de l’informatique dont une des idées clé était que le flux d’information allait dans une direction montante (de la périphérie vers l’unité centrale de traitement. A l’opposé, nous mettons ici l’accent sur l’importance primordiale des propriétés de réseaux à connexions réciproques au sein desquels le caractère séquentiel est remplacé par un processus de contrôle temporel : la synchronisation des réseaux. »
Varela remarque trois niveaux distincts d’émergence permettant de construire et de faire fonctionner les assemblées cellulaires :
• la formation des neurones et des circuits activés entre eux lors de la construction du cerveau
• la structuration par apprentissage des niveaux de connexions synaptiques entre les neurones, les neurones synchrones renforçant leur liaison synaptique
• la mise en place d’un temps rapide d’activation de l’assemblée pour atteindre une cohérence sans être submergé par les messages voisins.

Varela postule qu’une assemblée spécifique correspond à un acte cognitif. Il pense également que la désignation d’une assemblée particulière provient d’un processus de synchronisation de message par des assemblées concurrentes. Pour qu’un processus de perception cognitive soit réalisé il faut que l’assemblée ait eu le temps d’être parcourue par plusieurs cycles. C’est ce que l’on appelle la synchronisation par verrouillage de phase et cela dure seulement une fraction de seconde (essentiellement grâce à des ondes gamma).
C’est ainsi que chaque processus cognitif individuel surgirait d’un processus d’émergence d’une assemblée de neurones. Cela constituerait une espèce de conscience primaire qui serait la base des événements mentaux-cognitifs qui seraient beaucoup moins synchronisés et cohérents. Cette base serait donc constituée de phénomènes de synchronisation transitoires et peu durables.

Les autres phénomènes cognitifs seraient fondés sur cet espace constitué d’assemblées activées de façon cohérente.
Varela expose en conclusion les diverses remarques fondamentales sur les états mentaux :
« 1°) Les espaces mentaux ont lieu dans un espace unitaire. Par exemple, il n’y a pas de fragmentation dans le vécu expérientiel de différentes modalités sensorielles, ni de rupture entre les sensations, les souvenirs et le tonus corporel
2°) Les états mentaux son transitoires dans le sens qu’aucun état ne perdure au-delà d’une certaine limite. Inversement, l’expérience d’un état mental requiert une durée minimale. L’état mental a donc un caractère fini, d’une durée à la fois incompressible et non-extensible
3°) L’état mental est toujours lié au corps, à un champ particulier de sensation
4°) L’état mental peut être déclenché par un événement endogène. Il peut également arriver qu’un même état mental ait des conséquences perceptuelles et comportementales différentes. Le type d’événements neuraux sous-jacents à un état mental doit rester distinct et être facile à distinguer d’autres types d ‘événements neuraux de telle sorte que cette double relation reste valide. »

L’émergence de structure constituée
par la relation entre trois pace-makers

Toutes ces rétroactions sont des pace-makers qui fondent des rythmes quasi-périodiques. Ces pace-makers peuvent eux-mêmes se coupler par trois pour donner une horloge chaotique. Le rythme qui en résultera dépend des rapports des trois rythmes entre eux. S’ils sont dans des rapports simples, c’est à dire des nombres comme un demi ou deux tiers, les batteurs peuvent se synchroniser et donner un rythme quasi-périodique. S’ils ont des rapports qui ne sont pas de ce type, cela donne le chaos avec cette apparence de désordre qui correspond à de multiples rythmes sans cesse changeants, comme c’était le cas pour le pendule chaotique. En interagissant de manière permanente, ils fondent un niveau supérieur. On dira que l’on a une structure émergente car chaque niveau est lié au précédent mais fonctionne avec des paramètres différents et sur un mode différent.
Il y a similarité entre le fonctionnement des différents niveaux. Le même schéma a été trouvé par le psychologue canadien Hebb pour les interactions entre événements mentaux convient aussi aux circuits neuronaux et aux interactions entre zones du cerveau. Il y a seulement changement d’échelle de niveau physiologique et d’échelle du temps. C’est une propriété d’autosimilarité. C’est ce qui explique qu’un même message électrique puisse être porteur de signification à différentes échelles comme nous le verrons plus loin. C’est là que se situe l’aspect purement structurel du fonctionnement qui ne dépend pas du type de mécanisme électrique ou biochimique mais seulement de sa rythmicité liée à celle des niveaux supérieurs ou inférieurs.
Un exemple simple est celui l’interaction entre trois pace-makers du système olfactif. L’odeur est perçue grâce à l’interaction entre bulbe, noyau antérieur et cortex olfactif. L’électroencéphalogramme indique comment cette boucle intègre au message de base quasi-périodique (fondé sur la rétroaction inspiration/expiration) l’information du stimulus de l’odeur indiqué sur la courbe du milieu qui est celle du récepteur nasal.
Comment trois pace-makers peuvent-ils fonder une structure nouvelle, dite émergente ? Donnons deux exemples connus que sont le rythme cardiaque et, en dessous, le modèle de Lorenz pour la météorologie. Dans ces deux cas, on trouve l’attracteur c’est-à-dire de la courbe obtenue en prenant régulièrement les valeurs des paramètres reliées aux valeurs qu’elles vont prendre un bref instant plus tard, mais sans faire figurer le temps comme paramètre. Remarquons que la courbe n’est pas du hasard. Plus on prend de points et plus cette courbe se complète. Elle est dans un domaine limité, ne remplit pas tout l’espace. Les diverses manières de reboucler correspondent à différents rythmes et on retrouve que le chaos déterministe à trois paramètres permet de représenter un nombre considérable d’états.

L’exemple qui a servi à Prigogine est celui de la réaction chimique constituée de deux rétroactions couplées qui fondent des structures changeantes et dynamiques. Dans ce mouvement chaotique, la trajectoire ne donne aucune indication sur la loi. L’attracteur étrange de la réaction chimique est figuré juste en dessous et montre qu’il y a bien un ordre.
L’attracteur est une notion complexe très importante dans la théorie du chaos. Un attracteur est un point ou une courbe telle que si on s’en éloigne un peu, on y est ramené nécessairement par l’évolution spontanée de la dynamique du phénomène. C’est une notion que l’on connaît bien en géographie avec les bassins d’attraction. En effet, dans un relief il y a des bassins d’attraction pour un fleuve ou pour un glacier. Il est formé des zones où la tendance est de rejoindre l’attracteur qu’est le fleuve ou le glacier. Pour un pendule périodique, le point correspondant à la verticale est un point attracteur. Pour un pendule chaotique, il y a un très grand nombre de points attracteurs qui appartiennent à un graphique appelé l’attracteur étrange et qui est un peu la signature du chaos. L’attracteur du pendule chaotique est compliqué mais on voit qu’il est structuré et que ce n’est pas du hasard. Si on fait un agrandissement d’une zone on trouve une figure similaire ; l’attracteur étrange est fractal.
Le neurone est lui aussi une horloge chaotique. Sur l’attracteur étrange de l’axone géant du calmar, on voit nettement que le rythme n’est pas figé et que la presque périodicité est fondée sur des rebouclages comme pour les autres attracteurs chaotiques.
Dans une courbe chaotique nous n’avons pas un état mais de multiples états possibles capables d’être évoqués puis brutalement changés. Le chaos est riche en information. Pour le cerveau, chaque état mental est l’un des attracteurs de la courbe. Il compare par similitude et non par identité. S’il se trouve dans le bassin d’un attracteur, il déclenchera un mécanisme de reconnaissance. La vision d’un objet de couleur verte sélectionne un état proche du bassin qui a déjà été utilisé pour un objet de couleur proche. On voit apparaître le lien entre le chaos et le mécanisme de reconnaissance et de mémorisation.
Montrons d’abord que les rythmes du cerveau sont chaotiques, c’est-à-dire fondés sur la capacité d’une boucle à trois pace-makers de constituer des rythmes adaptatifs s’auto-éduquant. En effet les rythmes du chaos ne sont pas pré-programmés contrairement à l’ordinateur mais le résultat d’une auto-régulation qui s’obtient progressivement. L’enfant ne naît pas avec son rythme cardiaque adulte, pas plus qu’avec son futur rythme du sommeil. C’est la capacité des rythmes chaotiques de se coupler qui va les fonder. Et ils sont sensibles aux conditions initiales ce qui leur permet de se coupler avec d’autres rythmes, d’être régulés en fonction de la situation, de l’effort du corps, de la température, de la luminosité, etc ...
C’est le cas de notre rythme circadien, de 24 heures, qui est un rythme autonome interne et ne nécessite pas la vue du soleil et l’alternance jour-nuit, comme le montrent les expériences avec des spéléologues. Ces derniers subissent des variations de la période de 24 heures liées aussi à la température mais maintiennent en gros le rythme. Et pourtant ce n’est pas dû à l’héritage génétique puisque le fœtus a un rythme ultradien de 90 minutes et pas un rythme circadien. Notre rythme circadien, qui a une grande importance tant pour ce qui est du sommeil que pour les sécrétions diverses, est un mécanisme que l’individu acquiert par couplage de trois pace-makers : deux dans le cerveau et un au dessus des reins. Il s’agit de trois glandes endocrines, c’est-à-dire responsables de la sécrétion d’hormones. Ce sont le noyau suprachiasmatique de l’hypothalamus, la glande pinéale et sa production de mélatonine et enfin la glande cortico-surrénale.
Loin d’être une exception, le rythme circadien n’est qu’un exemple de tous les mécanismes de production d’hormones, tous liés à des boucles à trois corps : l’hypothalamus, l’hypophyse et la glande endocrine.
Un autre pace-maker chaotique du cerveau est responsable de la corrélation visuelle et serait fondé sur une liaison entre le thalamus et les quatrièmes et sixièmes couches du cortex. C’est encore une fois trois zones constituant un message unique par interaction. La vision va actionner d’autres cycles interactifs à trois corps comme le filtrage affectif et émotionnel des images, un circuit comprenant l’amygdale, les neurones cholinergiques de la base et le cortex. Les interactions fonctionnelles et sensorielles fonctionnent sur le même modèle, cette fois avec interaction de l’hypothalamus, du système réticulaire activateur et de l’activité sensorielle concernée, par exemple l’odorat.
La machine à trois temps que constitue la vigilance, le sommeil et le rêve est basée sur la liaison entre le bulbe, la formation réticulée et les noyaux du mésencéphale. Et ce cycle de base est lui-même relié à d’autres cycles à trois corps.
Ainsi ce que l’on appelle le système réticulé activateur ascendant, terme barbare sous lequel on entend le système responsable de l’activation de l’éveil, est formé par l’interaction de trois zones : la formation réticulée, le thalamus et le cortex. Et c’est cet ensemble qui donne le « la », si l’on peut dire, de la transmission de base des neurones du cerveau éveillé au repos, le rythme alpha.

Le rythme alpha est d’environ 10 herz (soit dix cycles par seconde) fréquence autour de laquelle il y a un intervalle relativement vide d’événements électriques entourant un pic très net et intense. Cette étroite bande de fréquence serait le signal électrique émis par un système d’horlogerie dans le cerveau qui serait en rapport direct avec la limite inférieure de notre temps de réaction de l’ordre de 0,1 seconde. Holubar parle de pace-maker du cerveau car les personnes qui ont un rythme alpha lent ont une activité mentale ralentie.

Le second rythme est le rythme du sommeil paradoxal ou rythme béta dont l’origine est le tronc cérébral et qui envoie des messages au thalamus et au cortex occipital. C’est une activité électrique de fréquence environ 20 herz caractérisée notamment par des pointes de grande amplitude. Jean Louis Valatx, directeur de recherche à l’Inserm a montré en juin 94 qu’on peut le considérer comme un pace-maker du cerveau. C’est même le premier car c’est celui du foetus et il contrôle même 90% de la vie du foetus. Le sommeil paradoxal est caractérisé par des mouvements des yeux, une respiration irrégulière, l’érection pénienne et un électrocardiogramme voisin de l’éveil. Ce cycle serait le porteur de la mémorisation de l’espèce. En effet, le foetus commandé par ce seul rythme serait capable de toutes les mimiques faciales humaines qui ne seraient donc pas le résultat de l’apprentissage social, du moins chez l’homme. On l’a même appelé le pace-maker onirogène car il serait indispensable aux comportements oniriques.

Le troisième, le rythme gamma, qui correspond à une fréquence entre 35 et 75 herz, est considéré par Crick et Koch comme la base électrique du processus de la conscience et serait relié à la boucle hypothalamus, cortex neuro-végétatif et tronc cérébral.

On trouve encore le rythme téta à environ 6 herz et le rythme delta à environ 3 herz.
Tous ces rythmes ne sont pas des rythmes régulièrement périodiques qui seraient seulement agités par le bruit des circuits mais des rythmes chaotiques, c’est-à-dire fondés sur la dynamique hors de l’équilibre. Ce sont des rythmes fondés sur le « bruit » des circuits. C’est l’ordre issu du désordre. L’attracteur étrange du rythme alpha, visualisé en trois dimensions et présenté sous différents angles, montre que le rebouclage ne se fait pas exactement. Le fait qu’il soit en trois dimensions au moins est fondamental pour cela. En dessous de trois dimensions, les courbes se recouperaient et on atteindrait la périodicité comme dans le cas de l’épilepsie.

Message et structure :
Le désordre produit l’ordre et inversement

Du point de vue de la théorie du chaos déterministe il ne s’agit ni de désordre ni de hasard, ni encore d’une complexité due à un trop grand nombre de paramètres mais d’une dynamique auto-structurée, dans laquelle l’auto-organisation a mis en évidence un petit nombre de paramètres : moins de onze et pour une seule tâche moins de sept et souvent trois. On est loin des milliards de milliards de facteurs de la thèse du désordre lié au hasard !
C’est en s’appuyant sur un message électrique désordonné que le cerveau parvient à connaître précisément la réalité changeante du monde extérieur et l’état changeant lui aussi de notre corps, au point de donner des ordres précis que ce soit pour agir vers l’extérieur ou encore pour modifier l’équilibre intérieur du corps. Sa précision et sa rapidité impressionnantes s’expliquent paradoxalement par le fait que le signal de base est chaotique. Et même ce message suffisamment désordonné est une condition indispensable à la santé. S’il devient trop ordonné on a soit le diagramme plat, c’est-à-dire le coma ou la mort, soit un message périodique et c’est l’épilepsie. Le paradoxe est donc le suivant : la transmission d’ordre nécessite que le cerveau entretienne sans cesse le désordre.
Examinons maintenant la relation entre les rafales brutales émises par le neurone et ce message électrique complexe qui parcourt le cerveau et active divers circuits. L’une des particularités du neurone est de hiérarchiser le message reçu grâce à sa structure fractale. Un même message chaotique peut être porteur de signification à bien des niveaux auto-similaires les uns par rapport aux autres comme le sont les niveaux hiérarchiques du cerveau. Le message neuronal qui est au dessus a été mathématiquement transformé en ne conservant qu’une partie des fréquences puis chaque morceau est agrandit aux lignes du dessous. Chaque agrandissement est similaire au message dont il est issu. Le nombre moyen de niveaux d’autosimilarité du message est équivalent au nombre de paramètres du système au cours d’un processus et peut être calculé par la théorie mathématique du chaos déterministe. C’est ce que l’on appelle la dimension de corrélation.
Comment un tel message d’apparence désordonnée peut-il se traduire en informations, en image, en ordres, telle est la principale question bien entendu et la théorie du chaos n’a pas fini d’en donner la réponse. Cependant, il y a bien des éléments d’explication. Un travail récent de Francisco Varela à l’hôpital de la Pitié Salpétrière mérite d’être cité. Il date de début 1999 et a été publié en février par la revue Nature. Varela s’inspire des mathématiques du chaos pour étudier les ondes gamma entre 30 et 80 herz. Il a couplé cette étude avec une expérience de reconnaissance des formes. Les figures déformées qui y sont indiquées sont présentées jusqu’à ce que la personne reconnaisse une image. Au moment où les sujets sont conscients de l’avoir reconnu, ils appuient sur un bouton. Varela montre que cela coïncide avec le moment où le message gamma est déstructuré brutalement et envoyé à d’autres zones. Tant que la forme n’est pas reconnue, le cortex préfrontal a la capacité, unique dans le cerveau, de conserver l’information. Notons que ce temps de maintien du message avant déstructuration est une propriété essentielle qui diffère selon les animaux et les capacités de mémorisation et de conscience des animaux sont d’autant plus importantes que le temps de conservation du message structuré est plus long.
Cette expérience n’a pas seulement l’intérêt de prouver le lien entre messages électriques et images mentales. Bien d’autres expériences, par exemple la tomographie qui permet de visualiser les zones impliquées par un processus mental, s’en étaient déjà chargées et on avait même pu montrer l’identité entre les tâches de zones impliquées par la vision des objets et celles concernées par l’évocation mentale des mêmes objets. Ou encore par l’acte et la pensée de celui-ci. Mais de plus cette expérience permet de dévoiler une partie du mécanisme du cerveau encore inconnue. En effet, elle souligne d’une part le fonctionnement par comparaison entre des circuits parallèles pour la reconnaissance utilisant la méthode par similitude qui est celle des bassins d’attraction. D’autre part elle révèle son mode de régulation par déstructuration du message après envoi à d’autres zones. Un message électrique porteur d’une information part d’une source et est envoyé dans les étages de la structure. Son degré de désordre augmente en même temps. En utilisant un terme de la théorie du chaos, nous dirons que sa dimension de corrélation augmente.
L’irrégularité du message de base est non seulement porteuse des informations mais de plus cette base chaotique permet aux neurones de filtrer les informations cohérentes. Au contraire si le message de base devient trop régulier, il va correspondre en terme de fréquences à de nombreuses possibilités de passage des entrées neuronales. Si une impulsion électrique trop régulière se propage, elle va parvenir à passer dans de nombreux circuits et occuper toute une zone du cerveau. Tous les autres ordres qui devraient y passer vont être bloqués. Le cerveau ne peut plus commander même les ordres les plus simples de régulation du corps ou les ordres moteurs. Et c’est la crise d’épilepsie.

La théorie au service de la thérapie : l’épilepsie

Dans son ouvrage intitulé « Entre le temps et l’éternité » Prigogine écrivait : « l’épilepsie, loin d’être assimilable à un comportement irrégulier se caractériserait au contraire par une « régularité » trop grande de l’activité cérébrale. » En 1991, Duke, spécialiste à l’institut d’Etat de Floride pour les recherches informatiques sur le message cérébral écrit ainsi : « plus il y a de chaos dans le message cérébral, meilleur c’est. » L’épilepsie est une affection du système nerveux qui entraîne des décharges cohérentes importantes dans toute une zone du cerveau et provoque des mouvements convulsifs et une perte de connaissance de une ou deux minutes.
Comme le soupçonnait Prigogine, on sait aujourd’hui que l’épilepsie n’est pas une maladie due à une lésion ou à une dégradation physique du matériau cérébral mais à une perte de rythmicité chaotique du fait d’une trop grande régularité du message cérébral. Trop de régularité, c’est aussi ce qu’expliquait Lambert dans la « Revue de morphopsychologie » de janvier 1999 : « Il convient de ne pas faire passer une troupe au pas cadencé sur un pont car la répétition régulière de chocs synchronisés entraîne une entrée en résonance des structures de l’ouvrage qui peut aller jusqu’à la rupture. Analogiquement, on peut penser que la crise d’épilepsie consiste en une sorte d’entrée en résonance (de synchronisation) de l’activité cérébrale naturellement chaotique ».
En effet, tout récemment un travail de l’équipe du CNRS et de l’hôpital de la Salpétrière de 1998 a montré que le fonctionnement normal du cerveau était chaotique et que l’épilepsie pouvait être détectée par l’apparition d’un rythme régulier et soignée par des impulsions électriques permettant de revenir au fonctionnement normal chaotique fondé sur un apparent désordre. Dans la comparaison entre un rythme normal et un rythme cérébral d’un épileptique, on réalise la comparaison des deux attracteurs étranges. Elle montre que celui de l’épileptique s’approche du rythme périodique et en dessous vous les rythmes représentés par le graphique dans le temps. On a comparé des rythmes connus de l’éveil et du sommeil comme les rythmes alpha et bèta. Là aussi, il est visible que celui de l’épileptique est beaucoup plus régulier.
Cette étude a montré que l’on pouvait utiliser le modèle mathématique du chaos pour soigner les malades atteints d’épilepsie. La revue « Nature » a publié en octobre 98 le compte rendu des travaux de l’un des responsables de cette recherche, Jacques Martinerie, qui, après avoir réussi à exhiber les courbes caractéristiques des indicateurs non-linéaires du cerveau, explique que la route vers la crise est synonyme d’évolution vers la régularité. Les différents enregistrements indiqués en dessous montrent les étapes de la crise, depuis un rythme normal au dessus, puis un rythme trop régulier précédant la crise et qui est suivi d’un rythme trop agité. Dans l’électroencéphalogramme, on voit un message régulier qui occupe toute une zone du cerveau. Cette étude donne une nouvelle interprétation d’un fait que l’on connaissait : le sentiment de détente qui précède la crise d’épilepsie et dans lequel le malade a, quelques minutes avant la crise, une hallucination visuelle en même temps que le sentiment de sentir une odeur curieuse. C’est ce que l’on a appelé l’aura et dont les épileptiques disent qu’elle donne un curieux sentiment de bien être. Le message de l’épileptique montrait une baisse brutale de sa dimension de corrélation descendait bien en dessous de la normale. Cette baisse de dimension est synonyme d’une trop grande régularité avec un nombre moyen de paramètres du système descendant au dessous de trois.
L’étude n’est pas seulement une interprétation ou une explication mais offre une voie pour la thérapie. En effet le calcul des caractéristiques des graphiques permet de prévoir quelques minutes à l’avance l’arrivée de la crise et, du coup, de l’éviter en envoyant artificiellement une décharge qui déstructure ce message régulier. C’est donc une découverte très importante pour soigner l’épilepsie. Jusque là on était souvent désarmé dans cette grave maladie au point qu’il arrivait qu’on soit contraint de débrancher les deux hémisphères cérébraux ! C’est dire toute l’importance de cette découverte.

Conclusion

La thèse est donc celle-ci : le cerveau est un mécanisme d’horlogerie comme le pensaient les matérialistes du Siècle des Lumières, à ceci près que les horloges ne sont nullement de simples tic tac sans variation ni évolution, ne sont pas des mécanismes sans histoire c’est-à-dire prédictibles et réversibles. Les horloges chaotiques sont capables de s’auto-réguler mais aussi d’apprendre et d’évoluer et de constituer tout un échafaudage de rythmes adaptatifs. Cette évolution a lieu au cours de la vie d’un individu mais aussi à l’échelle de l’évolution des espèces. Ce qui le permet c’est cette propriété des fonctions chaotiques à la fois d’être sensibles aux conditions initiales tout en étant structurellement stables. C’est donc surtout au physicien Erwin Schrödinger que la recherche semble donner raison, lui qui écrivait dans son passionnant ouvrage de 1967 « Qu’est-ce que la vie ? » : « La vie est fondée sur des mécanismes d’horlogerie capables de fonctionner dynamiquement » et Schrödinger rajoutait qu’une horloge qui est soumise à des lois dynamiques est capable non seulement de ne pas perdre en structuration mais même d’augmenter spontanément son niveau d’organisation.
« L’évolution animale a été aussi l’évolution vers le cerveau puis vers le cerveau humain. Le cerveau a non seulement grossi comme le montre l’évolution des grands singes puis des hominoïdes puis des hominidés puis des hommes. Mais surtout il s’est complexifié. Chacune des fonctions simples s’est accouplée à une fonction supérieure puis s’est accouplée à des systèmes de régulation de la fonction. Quand nous marchons, quand nous regardons un paysage, quand nous parlons, nous actionnons des circuits de notre cerveau. Nous actionnons d’abord des circuits grossiers qui ont une capacité faible de résolution puis ceux-ci en actionnent d’autres qui affinent le processus. Avec cette amélioration de la précision des fonctions nous avons successivement développé des centres de régulation à plusieurs niveaux et nous conservons en partie en nous ces étapes de l’évolution animale. »

RYTHMES BIOLOGIQUES

La synchronisation des horloges du vivant
fondée sur des boucles de rétroaction biochimiques

Dans leur ouvrage « Les rythmes du vivant », Boissin et Canguilhem écrivent : « un des grands problèmes commun aux animaux et aux végétaux est l’anticipation c’est-à-dire l’adaptation des êtres vivants à leur environnement par l’utilisation des horloges biologiques. » Comme je l’avais rappelé dans un exposé précédent, les rythmes du type circadien (de 24 heures) se sont en effet avérés capables d’adaptation, d’interaction tant avec le milieu qu’entre eux. Mais ce ne sont pas les seuls à fonctionner ainsi. Il en va de même d’autres rythmes, comme ceux de la respiration, celui des excrétions par exemple ou encore le rythme d’alternance de la procréation, de la vie et de la mort, au niveau de la cellule comme de l’individu. La durée moyenne de vie d’un individu au sein d’une espèce est souvent évoquée mais il convient aussi de noter qu’il y a également une durée de vie de l’espèce elle-même ou de la famille d’espèces. On trouve en effet des durées moyennes de vie pour les espèces comme pour les familles ou les genres. Par exemple, chez les reptiles la durée moyenne de vie d’une famille est de 55 millions d’années. Une famille de dinosaures dure 25 millions d’années. La famille à laquelle appartiennent les crocodiles actuels a déjà duré plus de cent millions d’années. Par contre, chez les dinosaures, un genre durait cinq ou six millions d’années. En moyenne trois ou quatre espèces de dinosaures composent un genre et six à douze genres, une famille.
Tous ces rythmes ont des caractéristiques à chacun des niveaux : de l’individu, du groupe, de l’espèce et des branches supérieures, comme genre ou famille. Dans son ouvrage « Le ptérodactyle rose », Robert Bakker, spécialiste des dinosaures, a montré que ceux-ci devaient avoir le sang chaud et pour le démontrer, il a souligné le lien entre métabolisme (ou rythme énergétique), rythme de la croissance et rythme de l’évolution. Et notamment il a expliqué que l’équilibre dynamique entre prédateur et proie est dépendant du métabolisme du prédateur. En effet, ses besoins énergétiques vont dépendre de son rythme interne. Ils vont entraîner en conséquence un plus moins grand besoin de proies. Des besoins énergétiques trop importants peuvent même entraîner la disparition des proies.
Une autre découverte rappelle le lien entre la rythmologie et l’évolution. Des chercheurs ont montré en 1998 que des animaux aussi éloignés dans le mécanisme de l’évolution que la souris et la mouche drosophile - deux animaux séparés en termes d’évolution par 600 millions d’années - ont en commun un mécanisme biologique qui fonde leur rythme circadien. Il s’agit là du même cycle de rétroaction qui produit les protéines. On montre ainsi que ce rythme est interne et hérité des origines. On savait déjà qu’il y avait une interaction entre rythme solaire et organes du corps, système oculaire, glande pinéale et noyau suprachiasmatique. En 1997, des chercheurs américains avaient montré que les mouches drosophiles ont d’innombrables horloges miniatures réparties sur l’ensemble du corps et pour lesquelles l’arrivée du jour représente une remise à zéro. Cela montre que ce rythme circadien endogène est lié au mécanisme génétique lui-même. D’autre part, des recherches de l’équipe Paolo Sassone-Corsi de l’Institut de génétique et de biologie moléculaire de Strasbourg publiées au début de l’année dans la revue « Nature » viennent de montrer que chacune des cellules du coeur et du rein du poisson-zèbre possèdent une horloge circadienne qui fonctionne indépendamment du rythme du corps. Cette horloge est liée à un gène et ce rythme se resynchronise brutalement par émission lumineuse reçue par les photorécepteurs de la membrane cellulaire et peut ainsi suivre l’alternance jour-nuit. On a trouvé chez la souris également un gène correspondant à un rythme circadien, ce qui laisse entendre que les horloges existent à tous les niveaux, que la vie n’est rien d’autre que la synchronisation de nombreux rythmes de réactions biochimiques.
Comme le rythme circadien, les autres rythmes du vivant sont des rythmes endogènes, contrôlés par des oscillateurs internes, reliés à des synchroniseurs qui avancent ou retardent en permanence notre horloge physiologique. Ces rythmes sont en permanence en connexion avec des rythmes externes comme celui du jour et de la nuit. Arthur Winfree a souligné dans son ouvrage « Les horloges de la vie » combien la modélisation par le chaos ouvre de perspectives à la compréhension de ces rythmes et de leur capacité à se synchroniser et à se coordonner.
Depuis bien longtemps, on a compris que le vivant porte en lui de nombreux rythmes mais il reste à découvrir comment ils fonctionnent, sur quoi ils sont fondés et comment ils évoluent. Ces rythmes sont-ils internes, ou déterminés par des facteurs extérieurs comme les saisons, les climats, etc ...? L’horloge est-elle déterminée par une périodicité fixe transmise génétiquement ou, au contraire, est-elle le produit d’une dynamique évolutive ? Ces rythmes sont-ils individuels ou propres à l’espèce, particuliers à un groupe d’espèces ou communs aux diverses espèces vivantes ?
Citons quelques exemples de rythmes biologiques. Des cigales ont des nymphes qui naissent à peu près en même temps tous les 17 ans, sans aucun contact entre elles et sans dépendre de facteurs externes comme le climat et les saisons. Une certaine espèce de bambou est encore plus étonnante puisqu’elle fleurit tous les 120 ans, avec ce même rythme aux quatre coins de la planète, malgré la diversité des climats. C’est donc bien que la floraison d’une espèce végétale est réglée par une horloge qui n’est pas imposée de l’extérieur par l’environnement, mais qui est interne et caractéristique de l’espèce. Cela suppose donc des réactions biochimiques capables de comptabiliser ... 120 ans. De même que la durée de vie d’un individu suppose une horloge biologique, celle d’une espèce, ou la floraison liée à celle-ci suppose également des horloges biologiques de l’espèce et pas seulement de l’individu.
Un exemple de dynamique chaotique a été étudié : le rythme de l’activité locomotrice des crevettes bouquets. C’est un double rythme à la fois circadiatal (de 13 heures) proche de celui des marées et circadien, lié à la rotation de la terre. Suivant le type de crevettes, l’une des horloges domine le rythme résultant mais les deux coexistent. Dans aucun des deux cas, un rythme strictement périodique n’existe. Il est donc fondé en permanence sur des fluctuations aléatoires, mais il reste cependant globalement stable.
Les propriétés de ces horloges fondées sur une agitation sous-jacente, leur capacité à s’adapter et à se synchroniser collectivement ont été démontrés par les travaux d’Arthur Winfree, Steven Strogatz et Ian Stewart. Ils ont montré qu’il y a un rythme collectif qui est globalement stable, fondé sur des rétroactions. Le phénomène d’interactions entre les fréquences des oscillateurs couplés est du même type que de nombreux phénomènes physiques, comme l’alignement collectif des molécules dans un liquide congelé. La perte de synchronisation qui a lieu continuellement dans ces rythmes est du même type que la perte d’alignement du magnétisme d’un aimant chauffé. En termes généraux, on appelle tous ces phénomènes des brisures de symétrie. Cela est synonyme de la formation d’un nouveau niveau de structuration ou de diminution du nombre de degrés de liberté, qui sont les paramètres de l’ordre global. Nous avons souvent affaire au même type de phénomène dans l’étude du vivant. Des ruptures de symétrie peuvent être observées aussi bien au moment de la diversification des cellules que de l’apparition du bourgeon qui initie le membre.
Comment expliquer les différences de rythmes entre divers animaux ? Ainsi lorsque l’on étudie les primates, on remarque des différences de rythme cardiaque mais on remarque aussi que ce rythme est en moyenne inversement proportionnel à la durée de vie. Ainsi un animal, dont le coeur bat deux fois plus vite, vit en moyenne deux fois moins longtemps : cela signifie que les primates ont en gros le même nombre de battements dans une vie. Ce nombre est donc déterminé, non pour un individu ou pour l’espèce, mais pour tout le groupe des primates et cela alors que le mode de vie, les régions et les climats peuvent être très différents. Les individus ont une durée de vie déterminée en moyenne par l’espèce à laquelle ils appartiennent, mesurée également par une horloge : ces rythmes sont donc internes et non externes. Ce qui les détermine ce sont des cycles de transformation de produits biochimiques.
On peut parler d’horloge puisque ces mécanismes biochimiques définissent un laps de temps. Une nouvelle science est même apparue, la chronobiologie. Cette science a montré qu’une action chimique n’a pas la même efficacité si elle se produit à différents moments, correspondant à des phases différentes du rythme de l’être vivant. Par exemple, le corps ne réagit pas de la même manière au même médicament selon l’heure à laquelle il est administré, si cela se produit durant des phases différentes du cycle vital. Les rythmes sont donc interactifs. Un cycle peut réagir sur un autre, entraînant des décalages de phase, ou des accélérations de la réaction car certains produits d’une réaction chimique sont des enzymes, c’est-à-dire des molécules activatrices.
Pour ces horloges biologiques, le temps n’est pas une période définie une fois pour toutes. Il se construit à chaque fois comme produit d’une série enchevêtrée de réactions biochimiques interactives qui s’accélèrent ou s’inhibent entre elles. Ce n’est pas un tic-tac régulier et périodique, défini une fois pour toutes mais, au contraire, un temps biologique construit par expérience, interactif, évolutif, sensible aux conditions aussi bien intérieures qu’extérieures. Ainsi, le temps biologique sera changé pour des spéléologues qui n’ont plus aucun contact avec la surface et ne connaissent plus le rythme solaire. Cependant leur temps circadien est presque maintenu. Mais, par exemple, ce temps sera modifié si la température change car tous les mécanismes du métabolisme sont modifiés. C’est ce qu’ont montré les expériences sur la mouche drosophile : un changement brutal de température dépassant un seuil de stabilité dans la réaction de production de certaines protéines entraîne un changement radical du type de stabilité globale, c’est-à-dire la production d’une nouvelle espèce. Et surtout, cette évolution n’est pas seulement produite pour cet animal : elle est désormais héréditaire. Le changement brutal de température cause donc un effet de choc, appelé stress dans la biochimie moléculaire, entraînant la mise en place d’un nouvel équilibre. Le stress est un cycle biochimique qui interagit d’une part avec l’environnement et, d’autre part, avec le mécanisme d’inhibition des variations.
C’est un argument important en faveur de la thèse du chaos déterministe qui est le seul type d’ordre que nous connaissions dans lequel un choc entraîne un nouvel équilibre.

Nous allons montrer que les réactions biochimiques qui fondent ces rythmes chaotiques sont des boucles de rétroaction ? Prigogine et Nicolis ont pensé à ce type de réactions pour fonder les rythmes du vivant parce que de telles boucles avaient été étudiées en chimie avec les réactions Bz, du nom de ses auteurs Bélouzov et Zhabotinsky et que l’on a pu prouver dans ce cas qu’il s’agissait de phénomènes chaotiques produisant des rythmes.
Cette réaction Bz a pu être étudiée en représentant les courbes correspondant aux concentrations des divers produits La réaction Bz est une réaction d’oxydation de l’acide citrique par des ions bromates et catalysée par un couple oxydo-réducteur d’ions. Elle a une particularité importante : c’est d’être une rétroaction, c’est-à-dire que l’un des produits de la réaction réagit sur son point de départ et l’active. Comme toutes les réactions chimiques dites de réaction/diffusion (le terme diffusion décrit la manière dont elles se propagent), on peut la modéliser par des équations mathématiques chaotiques. Le graphique que l’on trouve est un attracteur étrange et on retrouve la sensibilité aux conditions initiales. Cette réaction amène ses divers produits à former des figures particulières, visibles dans ce cas car les produits chimiques n’ont pas la même coloration. La courbe temporelle indique les valeurs des concentrations de l’un des produits chimiques et l’on peut constater qu’il s’agit d’un apparent désordre. Par contre, les courbes, qui indiquent en même temps les valeurs des trois concentrations, donnent le type même d’un attracteur étrange du chaos, avec la caractéristique de la sensibilité aux conditions initiales, le caractère feuilleté et autosimilaire.

La réaction Bz a une grande importance en biochimie. Les spirales, les rayures et les divers motifs chimiques ressemblent à divers motifs de la biologie du vivant, par exemple le pelage d’un animal ou encore l’agrégation d’amibes ou de cellules.
Comme l’écrivait Christian Vidal en 1995 dans son article « Le chaos déterministe en chimie » : « Lors de l’étude de cette réaction on s’est aperçu qu’une réaction chimique n’était susceptible d’osciller que si son mécanisme comporte une boucle de rétroaction. (...) L’effet renforce donc la cause qui lui donne naissance, c’est une auto-amplification Cette circonstance est rare, semble-t-il en chimie. Elle est beaucoup plus répandue dans le monde du vivant. (...) Les réactions biochimiques oscillantes sont peut-être la clé de la mystérieuse horloge interne qui réglerait les rythmes biologiques. On connaît depuis 1950, le caractère oscillant de certaines réactions du métabolisme. Parmi celles-ci la glycolyse est peut-être la plus importante (...) Elle constitue un mode essentiel et universel d’approvisionnement en énergie des cellules. Cette réaction oscille avec une période de l’ordre de la minute. (...) Il reste à comprendre comment les cellules d’un organisme parviendraient à coordonner leur activité pour former cette horloge biologique. »
La vie a besoin d’un certain ordre lié à des valeurs comme la température, la pression artérielle, la concentration de certains produits chimiques. Ces paramètres doivent être contraints par un mécanisme de régulation à rester dans un intervalle limité. Le mécanisme qui assure cette régulation est l’homéostasie. Ce n’est pas un équilibre stable mais produit par une cascade de réactions interactives. Ces rythmes ne sont ni fixés d’avance ni immuables mais s’établissent par un processus d’interactions de réactions et, comme tels, sont adaptables. Ainsi, la forme géométrique que prennent des colonies de bactéries ressemble aux figures de givre ou à d’autres phénomènes de la physico-chimie hors du vivant et s’explique par les lois du chaos physique. Le processus a été mis en évidence en 1980 par Mitsugu Matsushita de l’Université de Tokyo. C’est en bordure de la colonie que les bactéries adaptées se développent. Le regroupement est favorisé parce que les bactéries se servent des mêmes molécules qu’elles se transmettent et qui sont des signaux chimiques. Les amibes constituent les mêmes figures également par organisation collective liée à la mise en commun des molécules signaux. Par exemple, pour une amibe, c’est l’cAMP (adénosine monophosphate cyclique) qui est la molécule chimique servant de signal.
Dans son ouvrage « Les bases moléculaires du comportement périodique et chaotique », Goldbeter a démontré que le cAMP est un cycle chimique qui peut passer d’un comportement qu’on pourrait croire périodique à un comportement dans lequel une variation même minime d’un des degrés de liberté du système peut entraîner des modifications de comportement importantes, y compris au niveau macro-cellulaire.
A la base de la vie, il y a une multiplicité de cascades de réactions chimiques qui sont liées les unes aux autres, en boucle. On trouve des cycles élémentaires comme le cycle de Krebs, la chaîne respiratoire ou le cycle de l’ATP. Est donc fondamentale dans le mécanisme du vivant une auto-organisation de réactions chimiques en chaîne avec retour au point de départ. La concentration des produits de réaction la régule de façon automatique.
On a étudié deux autres rétroactions : en haut celle entre cytoplasme et noyau de la cellule et en bas celle qui synchronise le rythme circadien endogène avec les informations issues de l’œil.

Si je résume, il y a trois caractéristiques principales qui incitent à une interprétation en termes de chaos déterministe pour le fonctionnement l’évolution du vivant :
la hiérarchisation avec interaction d’échelle
la discontinuité
la contingence couplée à une loi (interpénétration du déterminisme et du hasard).

Selon cette conception, la vie est perçue comme un phénomène global qui permet la formation de séries de boucles de rétroaction interactives, auto-organisées et hiérarchisées.

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