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La révolution russe vue par Rosa Luxemburg

mercredi 27 janvier 2010, par Robert Paris

1. Sur la révolution russe

Dans l’incertitude et la confusion des nouvelles qui, jusqu’à présent, sont parvenues de l’étranger, parler de la révolution russe est assez difficile, surtout dans un hebdomadaire dont la vision des choses peut chaque jour se trouver limitée ou infirmée par des nouvelles plus récentes.

Cependant, il est certains aspects que l’on peut constater aujourd’hui sans craindre que, dès demain, ils ne paraissent futiles, des aspects qui sont déterminants pour le sens historique de cette révolution. Savoir où se trouvent le tsar et sa famille, quel membre de la famille du tsar songe à pactiser avec la révolution russe ou non, etc. peut avoir un grand intérêt pour les philistins, mais ne concerne en rien les politiciens, dès lors qu’il s’est avéré que la révolution russe ne cherche nullement à s’en prendre à la dynastie du tsar en tant que telle.

Dans son essence historique, cette révolution est un soulèvement de la bourgeoisie contre l’incapacité du tsarisme à mener victorieusement une guerre mondiale. On sait combien la bourgeoisie russe a passionnément souhaité la guerre mondiale et y a poussé. Ce fut l’une des pires duperies des socialistes gouvernementaux allemands que de présenter la guerre des Russes comme le déferlement pillard de hordes barbares sur la civilisation occidentale, utilisant à cette fin un vocabulaire archaïque, tombé depuis longtemps en désuétude. Peu avant le début de la guerre, le professeur Mitrofanov, historien de renom formé dans les universités allemandes et nettement pro-allemand, exposait encore de façon très convaincante que « la propriété et la culture » en Russie, c’est-à-dire en clair la bourgeoisie russe, désirait ardemment une guerre avec l’Allemagne à laquelle elle se heurtait partout où elle voulait tendre ses rêts capitalistes.

C’est ce qui explique la caducité de la tentative de saluer dans la révolution russe un présage de paix. Au contraire, pour autant que cela dépende d’eux, les tenants actuels du pouvoir en Russie poursuivront la guerre avec une énergie redoublée et - ils l’espèrent - avec deux fois plus de succès ; oui, plus d’un signe donne à croire que la crainte de voir le tsar se décider à signer une paix séparée avec l’Allemagne n’a pas été le moindre ressort de la rapidité de leur intervention. C’est là que réside également l’explication du ralliement d’une partie de l’aristocratie, et notamment de la force armée, à la révolution russe.

Ainsi, cette révolution confirme la formule célèbre de Lassalle : il est impossible de mener la bourgeoisie dans le feu de l’action pour les idéaux de liberté, égalité, fraternité, mais pour défendre ses intérêts capitalistes, elle est encore capable de sortir ses griffes et de montrer les dents. On peut même relativement féliciter la bourgeoisie russe d’avoir su mettre en branle pour ses dignes autels des forces plus importantes que d’aucunes, situées plus à l’Ouest. Mais en fin de compte, la bourgeoisie demeure la bourgeoisie et ne peut faire une révolution sans s’appuyer sur les masses populaires dont la vigueur révolutionnaire a été trempée par la rude école de la misère et de la famine. Il en fut ainsi en 1789 en France, il en fut ainsi en 1848 en France et en Allemagne et il en fut ainsi en 1917 en Russie.

C’est pourquoi on peut appliquer à toute révolution victorieuse la formule du poète romain : le noir souci chevauche en croupe du cavalier qui rentre du combat auréolé de gloire. On sait trop bien comment la bourgeoisie de 1789 et de 1848 s’est débarrassée de ce souci. Au lendemain de la victoire, elle paya les combattants qui avaient remporté cette victoire au prix de leur sang et de leurs muscles de la plus vile ingratitude. Et il n’y a pas la moindre raison de douter que la bourgeoisie russe ne s’en tienne à cette méthode éprouvée. Certes, son programme comporte une série de revendications qui vont assez loin, mais bien entendu dans le domaine politique et non dans le domaine social ; et ce qu’il peut advenir de la convocation d’une assemblée nationale élue au suffrage universel égal et secret, qui aurait à débattre d’une nouvelle constitution de l’Empire, est inscrit dans l’exemple allemand de 1848. C’est exactement le même « succès » qu’avaient remporté les ouvriers berlinois en 1848, mais à peine un an plus tard était établi le suffrage censitaire à trois classes dont nous n’avons pas encore réussi à nous débarrasser.

Les ouvriers russes se laisseront-ils encore berner ? C’est pour les ouvriers allemands la question essentielle et décisive de la révolution russe. Nous n’avons pas peur, au contraire, nous sommes confiants : les expériences douloureuses de leur propre classe les auront assez éduques pour qu’ils ne laissent pas à la bourgeoisie les fruits d’une victoire qu’ils ont eux-mêmes remportée, quelles que soient l’âpreté et la durée des luttes qu’il en coûtera pour s’assurer ces fruits. Alors seulement s’accomplira la prophétie de notre Freiligrath qui, dans la lune de miel actuelle de la révolution russe, ne revêt encore pourtant que l’apparence de l’ironie :

Regardez donc à l’Ouest !
Il reste un peuple au monde
Qui farouche, de sa main
De fer, persiste dans la révolte !
A l’Est, lointain et sauvage,
Avant-poste de la liberté,
Se livre le combat
Dont le flot brûlant,
Fondant toutes les chaînes,
De vous aussi fera des hommes libres !

Der Kampf, Socialdemokratisches Propaganda - Organ, Duisburg, 24. III. 1916, pp. 1-2.

2. La révolution en Russie

La guerre a retardé de quelques années mais n’a pu empêcher ce que l’on sentait déjà sourdre avant qu’elle n’éclatât : la résurgence de la révolution russe. Le prolétariat russe qui, dès 1911, était parvenu à lever le faix de plomb de la période contre-révolutionnaire et d’année en année, dans les luttes de masses et les manifestations économiques et politiques, avait à nouveau brandi de plus en plus haut le drapeau révolutionnaire de 1905, le prolétariat russe n’a permis à la guerre de le désorganiser, à la dictature du sabre de le bâillonner, au nationalisme de le fourvoyer que pendant deux ans et demi. Il s’est relevé pour secouer le joug de l’absolutisme et a contraint la bourgeoisie à aller provisoirement de l’avant.

Si aujourd’hui la révolution en Russie a été victorieuse si rapidement, en quelques jours à peine, c’est uniquement parce qu’elle n’est dans son essence historique que la prolongation de la grande révolution de 1905-1907. La contre-révolution n’est parvenue à l’écraser que pour une période très brève, mais l’œuvre inachevée de la révolution exigeait inexorablement d’être menée à son terme et l’énergie de classe inépuisable du prolétariat russe s’est embrasée même dans des circonstances aussi difficiles que celles d’aujourd’hui. Ce furent les souvenirs récents des années 1905-1906, du pouvoir politique partiellement illimité du prolétariat en Russie, de ses vaillants assauts, de son programme révolutionnaire radical qui permirent à la bourgeoisie de décider avec cette étonnante rapidité de prendre la tête du mouvement. Ce fut la crainte d’un développement sans entraves d’une révolution populaire comme celle qui, en 1905-1907, avait montré sa tête de méduse à l’hégémonie de classe de la bourgeoisie qui décida immédiatement les Rodzianko, Milioukov et Goutchkov 1 à se mettre du côté de la révolution et à présenter, pour leur part, un programme résolument libéral. Il s’agit là d’une tentative de la bourgeoisie possédante de Russie, échaudée il y a dix ans, de s’emparer du mouvement populaire, de remplir ses tâches politiques sous des formes libéralo-bourgeoises afin d’éliminer ses tendances sociales et démocratiques extrêmes.

On voit bien ici, en dépit de ceux qui savent tout mieux que tout le monde, des malins qui conseillent la prudence et des pessimistes de peu de foi - que l’œuvre de la révolution de 1905 n’a pas été perdue, que les sacrifices qu’elle a coûtés alors n’ont pas été vains, que l’audace révolutionnaire des revendications présentées par les ouvriers socialistes constituait bien une politique très « pratique ». Le courage et l’énergie actuels de la bourgeoisie libérale russe ne sont qu’un pâle reflet des embrasements de 1905-1907. Le déploiement de force du prolé­tariat qui l’avait alors jetée en peu de temps dans les bras de la contre-révolution, l’a poussée maintenant, dès le premier instant, à la tête du mouvement, précisément pour éviter qu’un déploiement de force analogue ne se reproduise.

Aujourd’hui, la révolution en Russie a triomphé d’emblée de l’absolutisme bureaucratique, mais cette victoire n’est pas une fin, elle n’est qu’un timide. début. D’une part, en raison de son caractère généralement réactionnaire et de son opposition de classe au prolétariat, la bourgeoisie abandonnera un jour ou l’autre, avec une logique inéluctable, ses positions avancées de libéralisme résolu. D’autre part, une fois sur la brèche, l’énergie révolutionnaire du prolétariat russe prendra, avec la même logique historique inéluctable, la voie d’une action démocratique et sociale radicale et remettra le programme de 1905 à l’ordre du jour : républi­que démocratique, journée de huit heures, expropriation des grands propriétaires terriens. Mais il en résulte avant tout pour le prolétariat socialiste de Russie le plus urgent des mots d’ordre, lié indissolublement à tous les autres : fin à la guerre impérialiste !

C’est là que le prolétariat révolutionnaire se révèle par son programme en opposition flagrante avec la bourgeoisie impérialiste russe qui s’enthousiasme pour Constantinople et profite de la guerre. L’action pour la paix en Russie comme ailleurs ne peut prendre qu’une seule forme : celle d’une lutte de classe révolutionnaire contre sa propre bourgeoisie, d’une lutte pour la prise du pouvoir dans l’État.

Ce sont là les perspectives impérieuses du développement ultérieur de la révolution russe. Bien loin d’avoir achevé son oeuvre, elle n’en a accompli que de minces prémices que suivront d’implacables luttes de classe pour la paix et le programme radical du prolétariat.

Au grand drame historique qui se joue sur la Néva correspond le drame satyrique de la Spree. Si notre mémoire ne nous fait défaut, le mot d’ordre du 4 août 1914 2 était : libérons la Russie du despotisme tsariste. C’était là le sublime prétexte du génocide, et au nom de ce « bon vieux programme de Marx et d’Engels », les vassaux de la fraction social-démocrate ont décidé de soutenir la guerre.

Et où est l’allégresse, maintenant que la stratégie militaire allemande a atteint son objectif ? OÙ est le triomphe dans la presse gouvernementale ? Hourrah ! On a réussi ! » En chiens battus, les « libérateurs » allemands contemplent l’œuvre de la révolution russe. Ils ne parviennent même pas à esquisser une grimace décente, à faire contre mauvaise fortune « bon cœur ». La comédie des premiers mois de guerre, la farce mise en scène par la social-démocratie allemande pour la social-démocratie allemande, afin de mener les masses par le bout du nez est si bien oubliée que les acteurs ne tentent même pas d’exhumer les masques poussiéreux pour cacher à demi leur mauvaise humeur.

La peur bleue d’un renforcement de la Russie par un renouveau interne, la peur d’une comparaison, qui saute aux yeux et vous tourne en dérision, entre la Russie qui s’est libérée elle-même par la révolution et la « Pologne indépendante » libérée « manu militari » par les Allemands, la peur surtout du mauvais exemple que pourrait donner la Russie, qui risquerait de corrompre les bonnes mœurs du prolétariat allemand, montre en tous lieux son pied fourchu. Même dans l’organe éclairé de Mosse 3, un flambeau du libéralisme allemand tente naïvement de faire la preuve consolante et rassurante de ce que la fameuse « libération de la Russie », noble objectif de la guerre, achopperait sur des difficultés internes et sombrerait dans l’anarchie.

Mais le prolétariat allemand, lui aussi, est placé par les événements en Russie devant le problème de son honneur et de son destin.

Tant que règnent dans les pays en guerre la paix des cimetières et la soumission des cadavres, le renoncement du prolétariat est une faute solidaire internationale, un désastre mondial commun dont tous, bien qu’inégalement, partagent la responsabilité. Mais dès lors que le prolétariat de Russie a dénoncé « l’union sacrée » par une révolution ouverte, le prolétariat allemand le poignarde carrément dans le dos en continuant à soutenir la guerre. A présent, les troupes allemandes du front de l’Est n’opèrent plus contre le « tsarisme » mais contre la révolution. Et le prolétariat russe développant chez lui la lutte pour la paix, - ce qui a sûrement déjà commencé et s’amplifiera de jour en jour - la persévérance du prolétariat allemand dans l’attitude de chair à canon docile, constitue dès lors une trahison manifeste envers les frères russes.

« C’est en Russie que le premier coup de feu a été tiré 2, ... La Russie se libère elle-même. Qui libérera l’Allemagne de la dictature du sabre, de la réaction de l’Elbe orientale et du génocide impérialiste ?

Spartakusbriefe (Lettres de Spartacus) Neudruck, Herausgegeben von der Kommunistischen Partei Deutschlands (Spartakusbund), no 4, avril 1917, pp. 70-72.

3. Problèmes russes

A présent que l’image de la révolution russe et notamment de son oeuvre surgit claire et précise malgré la cuisine mystificatrice des commentateurs bourgeois intéressés, on peut dégager et retenir à travers le fouillis des détails certains traits fondamentaux de ces événements prodigieux.

En ce moment, la Russie confirme une fois de plus cette vieille expérience historique : il n’est rien de plus invraisemblable, de plus impossible, de plus fantaisiste qu’une révolution une heure avant qu’elle n’éclate ; il n’est rien de plus simple, de plus naturel et de plus évident qu’une révolution lorsqu’elle a livré sa première bataille et remporté sa première victoire. On n’a cessé, dans la presse allemande notamment, de rendre compte jour après jour, des troubles internes, des crises, des fermentations dans l’empire du tsar, et pourtant, à cette heure encore, l’opinion publique allemande et le monde entier ont manifestement le souffle coupé devant le spectacle soudain et prodigieux de la révolution russe. On aurait pu, une semaine encore avant qu’elle n’éclatât, avancer cent raisons prouvant qu’elle était impossible : le peuple acca­blé par une guerre terrible, par le besoin et la misère ; les classes bourgeoises, guéries à tout jamais du rêve de liberté par les souvenirs de la révolution d’il y a dix ans et, de plus, enchaînées au tsarisme par les plans de conquête impérialistes ; de vastes couches de la classe ouvrière démoralisées par la fureur nationaliste à laquelle la guerre avait donné libre cours, ses troupes socialistes d’élite décimées par la saignée de la guerre, dispersées par la dictature du sabre, privées d’organisation, de presse, de chef... On pouvait prouver par a plus b et par le menu qu’en Russie, les explosions de désespoir et l’anarchie étaient aujourd’hui possibles, mais qu’une révolution politique moderne, aux objectifs clairs, guidée par un idéal, était tout bonnement impensable. Et maintenant ? Tout cela n’était que mensonges, phrases, bavardages ! La révolution s’est légitimée par la seule voie qu’emprunte dans l’histoire tout mouvement nécessaire par le combat et la victoire.

L’opinion publique européenne s’étonne surtout de deux aspects des événements russes : la rapidité du triomphe et l’extrémisme qui s’est manifesté dès la première heure ; le gouver­nement provisoire, composé d’une foule bourgeoise d’éléments tièdes ne s’est-il pas déjà prononcé pour la république démocratique ! Mais ces deux aspects ne peuvent frapper que le regard superficiel des philistins qui ne distinguent jamais les rapports historiques profonds entre hier et aujourd’hui. Ceux qui, en revanche, ne perdent pas de vue que mars 1917 n’est que la continuation de la révolution de 1905-1907, entravée par la contre-révolution puis par la guerre mondiale, ceux-là ne peuvent s’étonner ni de son triomphe rapide ni de sa progression résolue. Fruit mûr des efforts, des luttes et des sacrifices des dix dernières années, elle surgit du sein de la société russe et fournit ainsi la preuve réconfortante de ce que pas une seule goutte du sang que nos frères russes ont versé au cours de cette terrible décennie pour la cause de la liberté, que pas un jour du supplice d’incarcération et de détention qu’ont subi tant de camarades russes, n’aura été un vain sacrifice. La liberté dont ils jouissent maintenant, ils l’ont largement méritée et largement payée.

Avec un radicalisme frappant, les libéraux russes ont fait soudain peau neuve, abandon­nant un programme constitutionnel des plus éculés, pour la république ; ont adhéré de sur­croît à cette forte poussée à gauche les libéraux nationalistes russes et presque même des conservateurs ; tout cela ne peut à nouveau surprendre que les philistins pour qui les mots d’ordre, les programmes, les physionomies inscrites dans le quotidien parlementaire tiennent lieu de vérités éternelles. Ceux qui, en revanche, ont étudié l’histoire, se contentent d’observer en souriant la répétition fidèle des révolutions anglaise, française et allemande ; dans les périodes de bouleversement, en effet, l’attitude de toutes les classes et de tous les partis dépend de la puissance et de l’attitude de la classe la plus avancée : la classe ouvrière. Qu’elle se fixe ses objectifs avec audace et soit prête à mettre toute sa puissance au service de ces objectifs et toute la phalange bourgeoise la suivra dans un glissement proportionnel vers ka gauche.

Certes, les ouvriers russes n’ont pas d’organisations, pas d’associations électorales, presque pas de syndicats, pas de presse. Mais ils disposent d’atouts décisifs pour leur pouvoir et leur influence : une combativité toute neuve, une volonté arrêtée et un esprit de sacrifice sans bornes pour les idéaux du socialisme ; ils disposent de ces qualités sans lesquelles le plus bel appareil organisationnel n’est qu’un vain bric-à-brac, un boulet au pied de la masse prolétarienne. Certes, sans organisation, la classe ouvrière ne peut conserver longtemps toutes ses facultés d’action. Voilà pourquoi nous sommes prêts à affirmer qu’en ce moment même, à Pétersbourg, à Moscou, dans toute la Russie, les ouvriers ont fébrilement entrepris de se créer une organisation, des associations politiques, des syndicats, des instituts culturels, tout l’appareil. Comme il y a dix ans, le premier acte du prolétariat révolutionnaire russe sera de combler le plus rapidement possible les lacunes dans l’organisation. Et cette organisation, née du combat et trempée à ce feu constituera certainement une authentique cuirasse pour sa puissance et non pas le carcan de son impuissance.

Dans la situation actuelle, la voie du prolétariat russe est clairement tracée. Certes, il doit présenter ses revendications sociales et politiques sans faiblir ni transiger ; pourtant, chacune de ces revendications, l’œuvre de la révolution dans son ensemble, dépendent avant tout du mot d’ordre : fin à la guerre ! Les ouvriers russes doivent harmonieusement conjuguer à l’ensemble de leur action la conquête préalable de la paix et sans aucun doute, ils s’y emploient dès maintenant. Ils abordent ainsi le premier grand conflit avec leur propre bourgeoisie, un âpre combat contre l’ennemi intérieur.

On verra bien si le prolétariat russe qui ne reculera certainement devant aucun sacrifice sera seul saigné en ce combat, et peut-être même saigné à blanc pour la cause de la paix qui est aussi la cause du socialisme international.

Gracchus, Der Kampf, 7. IV, 1917, pp. 1-2.

4. La vieille taupe

Avec l’explosion de la révolution en Russie, on a dépassé le point mort où stagnait la situation historique avec la poursuite de la guerre et le renoncement parallèle à la lutte de classe prolétarienne. Dans une Europe qui toute entière sentait le moisi, où l’on étouffait depuis bientôt trois ans, on dirait qu’une fenêtre s’est brusquement ouverte, laissant passer un souffle d’air frais et vivifiant vers lequel chacun se tourne dans un profond soupir. Les « libérateurs » allemands notamment ont aujourd’hui les yeux fixés sur le théâtre de la révolution russe. Les hommages geignards que les gouvernements allemand et austro-hongrois rendent aux « mendiants et conjurés » et la tension anxieuse dans laquelle est accueillie ici la moindre déclaration de Tcheïdze 4 et du conseil des ouvriers et des soldats concernant la guerre et la paix, offrent à présent la confirmation tangible d’un fait que même les socialistes oppositionnels de l’Arbeitsgemeinschaft 5 hier encore ne parvenaient pas à comprendre : aucun « arrangement diplomatique » aucune ambassade Wilson, mais l’action révolutionnaire du prolétariat et elle seule présente une issue à l’impasse de la guerre mondiale. Maintenant, les vainqueurs de Tannenberg et de Varsovie attendent en tremblant des seuls prolétaires russes, de la « rue », qu’ils les délivrent de l’étau de la guerre ! ...

Le prolétariat d’un seul pays ne parviendra pas, il est vrai, a desserrer cet étau, quel que soit l’héroïsme qui l’anime. La révolution russe prend d’elle-même les proportions d’un problème inter­national. En effet, dans leurs aspirations pacifiques, les travailleurs russes entrent en conflit violent, non seulement avec leur propre bourgeoisie qu’ils savent déjà maîtriser, mais aussi avec la bourgeoisie anglaise, française et italienne. On voit bien à travers le ton bougon des déclarations de la presse bourgeoise des pays de l’Entente, de tous les Times, des Matin, des Corriere della Sera que les capitalistes occidentaux, ces vaillants champions de la « démo­cratie » et des droits des « petites nations » observent avec des grin­ce­ments de dents et une rage sans cesse croissante les progrès de la révolution prolétarienne qui fixent le terme de la belle époque d’une hégémonie sans partage de l’impérialisme en Europe. Ces capitalistes de l’Entente constituent le plus solide des renforts pour la bourgeois­sie russe contre laquelle se dresse le prolétariat russe dans sa lutte pour la paix. Par tous les moyens, diplomatiques, financiers, politico-économiques, ils peuvent exercer sur la Russie une énorme pression et ils l’exercent sans doute déjà. Révolution libérale ? Gouvernement provisoire de la bourgeoisie ? Très bien ! On les a aussitôt reconnus officiellement et on a salué en eux les garants d’un renforcement militaire de la Russie, les instruments obéissants de l’impérialisme internatio­nal. Mais pas un pas de plus ! Que la révolution dévoile son vrai visage prolétarien, qu’elle se retourne en toute logique contre la guerre et l’impérialisme et ses chers alliés lui montreront aussitôt les dents et chercheront à la museler par tous les moyens. Par conséquent, la tâche qui s’impose aux prolétaires socialistes d’Angleterre, de France et l’Italie est maintenant de lever l’étendard de la rébellion contre la guerre par des actions de masse énergiques dans leur propre pays, contre leurs propres classes dirigeantes, s’ils ne veulent pas trahir lâchement le prolétariat révolutionnaire russe, le laisser massacrer en un combat inégal, non seulement contre la bourgeoisie russe mais aussi contre celle de l’Ouest. Les puissances de l’Entente se sont déjà ingérées dans les affaires intérieures de la révolution russe, il y va donc de l’honneur des travailleurs de ces pays de couvrir la révolution russe et d’imposer la paix par une attaque de flanc révolutionnaire contre leurs propres classes dirigeantes.

Et la bourgeoisie allemande ? Elle rit jaune d’un oeil et pleure amèrement de l’autre lorsqu’elle observe l’action et la position de force du prolétariat russe. Particulièrement gâtée, elle a pris l’habitude de ne voir, chez elle, dans les masses ouvrières que de la chair à canon militaire et politique et elle aimerait bien se servir du prolétariat russe pour se débarrasser au plus tôt de la guerre. L’impérialisme allemand aux abois, qui en cet instant précis est aussi profondément embour­bé à l’Ouest qu’en Asie Mineure et ne sait comment se sortir de ses difficultés d’appro­vi­sionnement intérieures, aimerait le plus vite possible, avec un semblant de dignité, se tirer d’affaire pour pouvoir en toute quiétude ravauder ses forces et s’armer en vue de nouvelles guerres. C’est à cela que doit servir la révolution russe par sa tendance pacifiste socialisto-prolétarienne. Il s’agit ici de la même spéculation impérialiste que chez les puissances de l’Entente, mais à rebours : se servir maintenant de la révolution russe pour faire des affaires. Les puissances occidentales cherchent à atteler la tendance libéralo-bourgeoise de la révo­lution au char de I’impérialisme afin de poursuivre la guerre jusqu’à l’écrasement du concur­rent allemand. L’impérialisme allemand aimerait mettre à profit la tendance proléta­rienne de la révolution pour se soustraire à une défaite militaire imminente. Eh ! Et pourquoi pas, messieurs ? La social-démocratie allemande avait si gentiment permis de déguiser le déchaînement du génocide en « campagne de libération » contre le tsarisme russe, et voilà que la social-démocratie russe doit servir à dépêtrer les « libérateurs » de la situation épineu­se d’une guerre qui a mal tourné. Les ouvriers allemands ont participé à la guerre lorsque cela convenait à l’impérialisme, les russes doivent faire la paix quand cela lui convient.

Cependant, être à tu et à toi avec Tcheïdze se révèle infiniment moins enfantin qu’avec un petit Scheidemann 6. Publier à la hâte une « déclaration » dans la Norddeutsche Allgemeine 7, expédier en vitesse le petit Scheidemann pour« négocier » à Stockholm 8, permet tout juste de récolter des socialistes russes de toutes nuances un coup de pied au derrière. Il n’y a vraiment rien à faire pour ficeler rapidement la « con­clusion frauduleuse » d’une paix séparée avec la Russie, entre le marteau et l’enclume, telle que la souhaiteraient les « libérateurs » allemands sur des charbons ardents. Pour faire triompher sa tendance pacifiste, le prolétariat russe doit surtout renforcer considérablement sa position dans le pays, accroître l’ampleur, la profondeur et le radicalisme de son action de classe, jusqu’à ce qu’elle prenne des proportions gigantesques, la social-démocratie doit convaincre ou abattre toutes les couches encore hésitantes, bernées par le nationalisme bourgeois. Les « libérateurs » allemands dissimulent mal l’horreur qui se peint sur leur visage lorsqu’ils perçoivent le revers, évident et inéluctable mais repoussant de la tendance pacifiste en Russie. Ils craignent - à juste titre - qu’à l’inverse du « nègre » allemand, le nègre russe ne refuse de « partir » après avoir accompli sa tâche, et ils craignent que des étincelles ne propagent l’incendie voisin sur les granges de l’Elbe orientale. Ils se rendent bien compte que seule l’énergie révolutionnaire poussée à son paroxysme dans une lutte de classe globale pour le pouvoir politique en Russie pourrait faire triompher l’action pacifiste, mais en même temps, ils regrettent le pot-au-feu du tsarisme, « l’amitié fidèle et séculaire qui les unissait au voisin oriental », l’absolutisme des Romanov. Tua res agitur ! Tu es concerné ! Cet avertissement d’un ministre prussien contre la révolu­tion russe habite l’âme des classes dirigeantes allemandes et tous les héros du procès de Koenigsberg 9 sont encore « aussi glorieux qu’au plus beau jour ». Être flanqué d’une république, et surtout d’une république que vient de cimenter le prolétariat socialiste révolutionnaire et qu’il domine, c’est plus qu’on n’en peut demander à l’endurance de l’État policier et militaire de l’Elbe orientale. Et son âme policière, propre à l’Elbe orientale, se voit contrainte de surcroît de reconnaître ouvertement sa secrète angoisse. Aujourd’hui, les « libé­rateurs » allemands doivent jurer tous leurs grands dieux qu’ils n’ont pas l’intention de juguler la révolution ni de faire remonter sur le trône des tsars ce cher Nicolas au nez en trompette ! ... C’est la révolution russe qui a contraint les « libérateurs » allemands à s’administrer devant le monde entier cette gifle cinglante et en même temps, elle a rayé soudain de l’histoire tout le mensonge infâme dont ont vécu pendant trois ans la social-démocratie allemande et la mythologie officielle du militarisme allemand. C’est ainsi que le flot d’une révolution purifie, aseptise, extirpe les mensonges, c’est ainsi qu’il balaie soudain par le fer toutes les immondices qu’avaient amoncelées l’hypocrisie officielle depuis que la guerre mondiale a éclaté et que s’est tue en Europe la lutte des classes. La révolution russe a arraché le masque de démocratie dont la bourgeoisie de l’Entente couvrait son visage, elle a fait tomber le masque de libérateur du despotisme tsariste dont le militarisme allemand couvrait le sien.

Cependant, même pour les prolétaires russes, la question de la paix n’est pas tout à fait aussi simple qu’il siérait à Hindenburg et à Bethmann 10. La victoire de la révolution et les tâches qu’il lui reste à accomplir constituent précisément ce qui l’oblige à consolider ses arrières pour l’avenir. L’explosion de la révolution russe et la position catégorique du prolétariat ont immédiatement réduit la guerre impérialiste en Russie à ce qu’elle prétend être dans tous les pays selon la formule mensongère des classes dirigeantes : une défense territoriale. La masse des ouvriers et des soldats a immédiatement contraint ces messieurs Milioukov et consorts à ravaler leurs beaux rêves de Constantinople et leurs plans de partage « national-démocratique » pour le bonheur du monde, et l’on a pris dès lors le mot d’ordre de défense territoriale au sérieux. Seuls les prolétaires russes pourront en toute bonne conscience mettre un terme à la guerre et conclure la paix dès que leur oeuvre, les conquêtes de la révolution et sa poursuite ultérieure sans entraves, sera assurée. Eux, les prolétaires russes sont aujourd’hui les seuls qui aient réellement à défendre la cause de la liberté, du progrès et de la démocratie. Et c’est aujourd’hui que tout cela doit être garanti, non seulement contre les chicanes, les pressions et la fureur belliqueuse de la bourgeoisie de l’Entente, mais surtout demain, contre les « poings » des « libérateurs » allemands. Un état policier et militaire semi-absolutiste n’est pas de bon voisinage pour une jeune république ébranlée par des luttes intestines et une soldatesque aguerrie à une obéissance de cadavre n’est pas de bon voisinage pour un prolétariat révolutionnaire qui se lance dans une lutte de classe d’une audace inouïe, d’une portée et d’une durée imprévisibles.

Dès maintenant, l’occupation de la malheureuse « Pologne indépendante » par les Allemands porte un coup sévère à la révolution russe. La base opérationnelle de la révolution est amputée d’un pays qui fut toujours l’un des foyers les plus ardents du mouvement révolutionnaire et qui en 1905 fit partie de l’avant-garde politique de la révolution russe, pays qui maintenant est transformé socialement en un cimetière, politiquement en une caserne allemande. Qui peut nous garantir que demain, lorsque la paix sera conclue et que le militarisme allemand aura libéré ses griffes des fers, il ne procédera pas aussitôt à une attaque de flanc du prolétariat russe afin d’éviter que le semi-absolutisme allemand ne soit dangereusement ébranlé !

Pour être tranquille là-dessus, les « garanties » que ceux qui furent hier les héros du procès de Koenigsberg énoncent d’une voix étranglée ne suffisent donc pas. Le souvenir de la Commune de Paris est encore trop frais. Et surtout - chassez le naturel, il revient au galop. En Allemagne précisément, la guerre mondiale a déchaîné l’orgie de la réaction, révélé la toute puissance du militarisme, démasqué la force apparente de la classe ouvrière allemande, démontré la fragilité et le néant du fondement de la prétendue « liberté politique », si bien qu’elle a rendu les perspectives de ce côté-là à la fois inquiétantes et tragiques. Certes, pour l’Angleterre ou la France impérialistes, « le danger du militarisme allemand » relève du boniment, de la mythologie belliqueuse, du tapage concurrentiel.

Mais pour la Russie révolutionnaire et républicaine en revanche, le danger du militarisme allemand est parfaitement réel. Les prolétaires russes seraient des politiciens bien légers s’ils ne se demandaient pas : la chair à canon allemande qui se laisse aujourd’hui mener à la boucherie sur tous les champs de bataille par l’impérialisme, n’obéira-t-elle pas demain aux ordres qui lui seront donnés de marcher contre la révolution russe ? Scheidemann, Heilmann et Lensch 11 trouveront bien une quelconque théorie « marxiste » qui le permettra, Legien 12 et Schicke élaboreront le contrat de cette livraison d’esclaves, conformément à la tradition patriotique des princes allemands qui vendaient leurs sujets comme chair à canon à l’étranger.

Pour calmer cette inquiétude sur l’avenir de la révolution russe, il n’y a qu’une seule garantie sérieuse : le réveil du prolétariat allemand, la position de force des « ouvriers et des soldats » allemands chez eux, l’action révolutionnaire du peuple allemand pour la paix. Conclure la paix avec Bethmann et Hindenburg constitue pour les soldats de la révolution russe une gageure bigrement compliquée et une exigence ambiguë. Avec les « ouvriers et les soldats » allemands, la paix serait conclue sans délai, sur une base dure comme le roc.

Ainsi, la question de la paix est liée au développement sans entraves et sans limites de la révolution russe, alors que celle-ci est liée à une action révolutionnaire parallèle pour la paix aussi bien du prolétariat anglais, français et italien que du prolétariat allemand notamment.

Le prolétariat international déchargera-t-il tout le poids du conflit avec la bourgeoisie européenne sur les ouvriers russes et eux seuls, les livrera-t-il à la fureur impérialiste de la bourgeoisie anglo-franco-italienne, à la réaction tapie et menaçante de la bourgeoisie allemande ? C’est en ces termes qu’il faut actuellement formuler la question de la paix.

Ainsi, le conflit entre la bourgeoisie internationale et la prolétariat russe révèle-t-il le dilemme de la dernière phase dans laquelle est entrée la situation mondiale : ou bien poursuite de la guerre mondiale jusqu’au massacre généralisé ou bien révolution prolétarienne - impérialisme ou socialisme.

Et nous voilà de nouveau confrontés à notre vieux mot d’ordre trahi de révolution et de socialisme, pour lequel nous avons mille fois fait campagne, mais que nous avons négligé de prendre au sérieux alors qu’il aurait pu s’incarner lorsque la guerre mondiale a éclaté. Pour tout socialiste pensant, il est à nouveau le résultat logique de la durée interminable et sans espoir du génocide. Il a déjà été négativement le résultat tangible du lamentable fiasco des tentatives de négociations diplomatiques et du pacifisme bourgeois. Aujourd’hui, il se représente à nous positivement, il a pris corps dans l’œuvre, les destinées et l’avenir de la révolution russe. Malgré la trahison, malgré la faillite des masses ouvrières, malgré l’effon­dre­ment de l’Internationale socialiste, la grande loi historique s’est frayé un chemin, comme un torrent dont on a comblé le lit habituel et qui, enfoui dans les profondeurs, resurgit éclatant de lumière.

Histoire, vieille taupe, tu as fait du bon travail ! En cet instant retentit sur le prolétariat international, sur le prolétariat allemand le mot d’ordre, l’appel que seule peut faire jaillir l’heure grandiose d’un tournant mondial : Impérialisme ou socialisme. Guerre ou révolution, il n’y a pas d’autre alternative !

Spartakusbriefe, no 5, mai 1917, pp. 85-90.

5. Deux messages
de Pâques

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Au drame historique mondial grandiose qui s’est joué sur les bords de la Neva, corres­pond l’épisode grotesque et divertissant qui se joue sur les bords de la Spree. Sous l’influence de la révolution russe, l’Allemagne prussienne entreprend de se « moderniser ». En quoi con­siste donc cette « réorientation » ? On abroge un reste de loi contre les jésuites et le fameux paragraphe linguistique dans la loi sur les associations ! C’est-à-dire un legs de la défunte époque bismarckienne des lois d’exception de 1872 13 et un autre de la belle époque du bloc des Hottentots de Bülow 14, voilà ce que l’Allemagne liquide aujourd’hui fièrement ! Sans oublier non plus la promesse du Kaiser dans son message de Pâques : si Dieu le veut et que le peuple allemand continue à bien se conduire, il offrira un suffrage pluraliste pour la Chambre des députés de Prusse et - réformera la chambre des Pairs de Prusse. Il ne s’agit pas de perdre les pédales dirait Oncle Bräsig 15. Voilà les réformes auxquelles l’Allemagne a déjà consacré ses forces sous l’influence de la révolution russe. Ne sommes-nous pas largement dédomma­gés des deux millions de vies humaines qu’a coûté le génocide, de la misère et de la faim des masses, du poids accablant des impôts qui nous attendent, menaçants, de l’état de siège et de la dictature du sabre que nous avons patiemment supportés pendant trois ans ? Le peuple allemand n’a-t-il pas tout avantage à obéir au montreur d’ours que sont les classes dirigeantes et à fermer sa gueule ? Celui qui ne l’a pas encore compris est une canaille.

Mais laissons là la plaisanterie. Rien n’a jeté sur la réaction effrayante et sclérosée dans laquelle sombre l’Allemagne, une lumière aussi vive que ces grotesques tentatives de « réforme » dans le reflet de l’incendie russe. On ne peut s’empêcher de penser à cette vieille bonne femme qui à la nouvelle d’une collision imminente entre la terre et la comète se dépêche de sortir de sa commode toutes ses mantilles surannées pour en secouer les mites. On assiste aujourd’hui à un pèlerinage généralisé vers la Russie qui était hier le « pays des cosaques », comme jadis les trois Rois du Levant partaient pour Bethléem, le berceau du Sauveur ; et pendant ce temps, l’Allemagne, le pays des « libertés constitutionnelles » remue quelque peu les tas d’immondices de l’Elbe orientale qu’elle vient de mettre à jour, et dans les effluves infernales qui s’en dégagent, elle joue le rôle de l’épouvantail du Moyen Age. Il ne faut pas plus de 24 heures aux éruptions volcaniques révolutionnaires pour modifier à ce point le profil politique de la terre !

Mais le prolétariat allemand, lui aussi, reste encore à peu près médusé ; pour lui, la révo­lution se passe en Russie, elle n’est qu’un spectacle réconfortant et édifiant chez le voisin. Il ne comprend pas qu’il s’agit là de sa propre cause, la cause du prolétariat international un et indivisible, que là s’engage la première manche du conflit historique mondial contre l’hégé­mo­nie de classe du capital. Les jeunes « chefs » du prolétariat allemand le comprennent encore moins, ils ont malheureusement été élevés ou plutôt rabaissés à l’école de la vieille social-démocratie allemande. L’Arbeitsgemeinschaft a réagi à la révolution russe par l’établis­se­ment d’un « programme d’action » tout neuf, et elle entend par là ... une longue liste de motions terriblement progressistes qu’elle compte présenter au Reichstag. On y trouve de tout ! Le programme du parti y est presque intégralement reproduit et on va le déposer maintenant sur le bureau de la Chambre. On reste pantois devant cette ardeur juvénile. C’est donc là que réside actuellement l’essentiel : adresser des motions au Reichstag ! A ce même Reichstag de la garde impérialiste des Mamelouks ! Et à l’instant précis où il importe plus que tout au monde de faire comprendre enfin aux masses allemandes qu’elles n’ont rien à attendre du parlemen­tarisme mais que tout repose sur leur énergie, leur initiative, leur capacité d’action, à l’instant même où la Russie révèle aux plus obtus la signification évidente d’un « programme d’action » et d’une « action » - l’A. G. présente une charretée de revendica­tions très progressistes au Reichstag, et les ratiocinations à propos de ces motions sont censées constituer une « action » !

Mais, du calme ! Nous nous trompons peut-être. Le « programme d’action » de l’A. G. n’était peut-être pas conçu sérieusement comme une action parlementaire, il ne s’agissait peut être que de l’expédient habituel pour rappeler aux masses le programme social-démocrate et pour proclamer, à la tribune du Reichstag précisément qu’on n’obtient rien au Reichstag et que tout s’obtient « dans la rue » ? Mais nous disposons d’un commentaire précis sur l’opinion effective de l’A. G. à ce sujet, figurant dans l’article de Pâques du 8 avril du Mitteilungsblatt de l’A. G. :

« On ne peut faire une révolution artificiellement, c’est là une vérité bien vieille. Elle est encore plus vraie pour notre époque qu’elle ne l’a jamais été. On peut, certes, mettre des putschs en scène, mais ils sont condamnés à l’échec face aux moyens de pression merveilleu­sement organisés de l’État militaire actuel, de même que les révoltes des affamés qui jaillissent spontanément peuvent être vite étouffées. Comme c’est le cas dans une guerre moderne, une multitude de facteurs devront se conjuguer avant qu’un peuple tout entier ne soit agité par de puissants remous. C’est pourquoi il est erroné de vouloir transposer schématiquement les méthodes révolutionnaires d’un pays à l’autre, alors que les fondements économiques, la situation politique et sociale, le développement historique et le caractère populaire diffèrent... »

« Les conditions auxquelles nous devons faire face sont différentes de celles de la Russie, la lutte pour notre liberté intérieure doit donc emprunter d’autres formes. Sous l’influence morale des événements de Russie, cette lutte a commence ces jours-ci sur le terrain parlementaire. »

Il s’agit donc, sans ambiguïté possible, d’une profession de foi en faveur d’une formule pleine de sagesse : en Russie on fait des révolutions, en Allemagne, en revanche, on « lutte » au Parlement. C’est là mot pour mot ce que préconisaient Theodor Wolf et l’ambitieux avocat W. Heine 16 dans l’organe libéral de Mosse ! Et voilà, encore une fois, un échantillon classique du crétinisme parlementaire, sincère, intact, inaliénable, incorrigible qui mérite la plus rude des corrections. C’est bien là que se prêche l’impossibilité d’une révolution de masse en Allemagne, c’est là qu’on remâche les bavardages insipides sur les « moyens de pression merveilleusement organises d’un État moderne ». Bien que précisément le conseil des ouvriers et des soldats russes prouve que ces moyens peuvent très bien servir la puissance du peuple, de la révolution, si - si justement le prolétariat est révolutionnaire ! ...

Mais en Allemagne, l’A. G. assigne aux masses prolétariennes une autre tâche : « La vi­gueur de nos parlementaires » étant « à elle seule encore trop faible », poursuit le même article quelques lignes plus loin, ils doivent maintenir « un contact étroit » avec les masses et veiller à obtenir leur « collaboration » à l’action parlementaire des élus au Reichstag. » C’est à cette seule condition que nos parlementaires pourront faire aboutir leurs exigences de liber­té ». C’est là l’enseignement profond que le Mitteilungsblatt pense devoir tirer des expérien­ces de la Russie, de cette même Russie où au contraire, les masses viennent d’édifier une république, grâce à une action immédiate, spontanée et révolutionnaire, non seulement contre l’absolutisme mais tout autant contre un parlement monarchiste et réactionnaire : contre la Douma russe, où elles ont dû asservir intégralement ce parlement et plus encore, le supprimer tout à fait pour « faire aboutir leurs exigences de liberté » ! Voilà une façon bien étran­ge de voir les choses ! En Allemagne, les masses sont tout juste habilitées à accom­pa­gner les hauts faits des députés au Reichstag d’un chorus « coopératif ». C’est aux parlemen­taires que revient comme toujours le privilège de l’action, c’est à eux de « faire aboutir les exigen­ces de liberté » et le Reichstag mamelouk de l’impérialisme est le lieu prédestiné où naîtra la liberté allemande ! - Ainsi, le « programme d’action » de FA. G. se présente comme un autre volet digne des « réformes » germano-prussiennes citées plus haut : deux magni­fiques farces à propos du bouleversement mondial que constitue la révolution russe. Mais l’élément le plus intéressant de la belle profession de foi du Mitteilungsblatt, est sa concep­tion fondamentale des événements de Russie.

Dans la tradition du libéralisme petit bourgeois, les dirigeants de l’ « Arbeitsgemein­schaft » ne perçoivent dans la révolution russe qu’une amélioration libéralo-bourgeoise d’un tsarisme dépassé. Ils ne se rendent pas compte un seul instant qu’il pourrait bien s’agir aussi d’une première révolution prolétarienne de transition d’une portée historique mondiale, destinée à réagir sur l’ensemble des pays capitalistes et que, par conséquent, ce combat socia­liste et prolétarien Pour le pouvoir ne peut emprunter, en Allemagne comme ailleurs, que des voies révolutionnaires ! Et cette théorie asthmatique des « merveilleux moyens de pres­sion de l’État » et de la substitution à la révolution de la « lutte » parlementaire est prê­chée aux ouvriers allemands au moment précis où la paix et l’avenir tout entier du socialisme international dépendent de ce que la classe ouvrière allemande sorte enfin de l’aveuglement fatal où la tenait plongée depuis des décennies, la social-démocratie allemande officielle : le dogme selon lequel tout ce qu’on obtient ailleurs par des moyens révolution­naires ne peut être acquis en Allemagne que « sur le terrain parlementaire », grâce aux hâbleries des députés ! ... En vérité, le message de Pâques de l’A. G. de Berlin se marie à ravir à celui du Kaiser sur la réforme électorale prussienne : tous deux sont les produits d’une sagesse politique moisie et éventée qui, malgré la guerre mondiale et les bouleversements mondiaux s’enorgueillit littéralement de n’avoir rien oublié sans avoir rien appris.

Spartakusbriefe, no 5, mai 1917, pp. 104-107.

6. La responsabilité
historique

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Après l’armistice, la paix séparée entre l’Allemagne et la Russie n’est plus qu’une question de temps. Parmi les instantanés de la guerre mondiale, l’histoire future fixera certainement les grimaces du semi-absolutisme allemand au moment où il reconnaît comme « souverains légaux » les « mendiants et conjurés », où il proclame solennellement le principe de la non-immixion dans les affaires d’un État étranger et où il entreprend de protéger les insurgés de la Néva contre « les calomnies de l’Entente ». Le procès de Koenigsberg, les agents provoca­teurs lancés aux trousses des Russes, les services de mercenaires rendus au tsarisme, tout est oublié. Et pourquoi pas ? Si la social-démocratie allemande a oublié le programme d’Erfurt 17, pourquoi le gouvernement allemand n’oublierait-il pas des bagatelles comme le procès de Koenisberg ? L’un amène l’autre.

Seule une confiance solide comme le roc dans la stupidité inébranlable des masses popu­laires allemandes a permis à la réaction allemande de tenter une audacieuse expérience : de toper avec les « incendiaires criminels » de Pétersbourg qui viennent de jeter aux orties le trône, l’autel, le versement des intérêts sur les prêts étrangers, les états, les titres et diverses autres choses sacro-saintes, qui pendent les commandants en chef récalcitrants à la fenêtre des wagons de chemin de fer et fourrent les princes du sang importuns au cachot, cela seul leur a permis de serrer cette main « scélérate ». Le semi-absolutisme germano-prussien négo­cie cordialement avec les Lénine et Trotski qui devaient, quelques années auparavant, faire un vaste détour pour ne pas passer devant la préfecture de police de Berlin !... Qui ne se souvient à ce propos de la scène savoureuse de Mon oncle Benjamin 18, où Monsieur le Comte fier et arrogant, s’étant coincé une arête dans la gorge, baise le docteur bourgeois qu’il méprise sur une partie du corps généralement couverte, à la seule fin de s’assurer son aide sal­vatrice. Nécessité fait loi, disait déjà le chancelier d’Empire Bethmann-Hollweg. Les Hindenburg et Ludendorf préféreraient, ô ! com­bien ! laisser parler leur grosse Berta avec la « bande » de Pétersbourg... Mais, du calme ! Il faut réserver ces vœux intimes pour une occa­sion ultérieure. Provisoirement, la « ban­de » de Pétersbourg vient à point ; son évangile sub­ver­sif de paix retentit comme une musique céleste aux oreilles de l’impérialisme allemand.

Selon les commentaires de presse, Trotski a prononcé à plusieurs reprises, à la Commission centrale des Soviets des discours sur la situation internationale où il a peint l’influence de l’offre de paix russe sur tous les pays dans les couleurs les plus tendres. Selon lui l’Europe de l’Ouest prouve que « les espérances les plus hardies » des soviets se sont accomplies et que la paix générale est en très bonne voie de réalisation.

Si ces commentaires de presse sont exacts, il faudra verser beaucoup d’eau dans le vin mousseux de Trotski. Il est psychologiquement compréhensible que les bolcheviks, dans leur situation, ressentent actuellement le besoin de considérer que leur politique est couronnée de succès dans la question décisive de la paix et celui de la présenter comme telle au peuple russe. A l’observation lucide, les choses s’éclairent différemment.

Première conséquence de l’armistice à l’Est : les troupes allemandes seront tout simple­ment transférées d’Est en Ouest. Je dirais même plus : c’est déjà fait. Trotski et ses amis peu­vent bien se consoler et consoler le soviet à la pensée qu’ils voulaient obtenir comme condi­tion d’armistice, l’obligation de ne pas entreprendre de déplacements de troupes afin de ne pas prendre les puissances occidentales à revers. Les militaires allemands ont sans doute ri sous cape à l’annonce de cette exigence, car ils savent fort bien de quel bois ils se chauffent. Avant même que l’armistice ne soit signé, les troupes allemandes ont été transportées par centaines de milliers de Russie en Italie et en Flandres. Les dernières avancées sanglantes des Allemands près de Cambrai et dans le Sud, les derniers et « brillants » succès en Italie sont déjà les effets de l’insurrection bolchevique de Novembre à Pétersbourg.

Le cœur encore chaud des scènes de fraternisation avec les soldats révolutionnaires russes, des photos de groupe communes, des chants et des vivats à la gloire de l’Internatio­nale, les « camarades » allemands se précipitent déjà, à bras raccourcis, dans le feu des actions de masses héroïques afin d’assassiner pour leur part des prolétaires français, anglais et italiens. L’apport de masses fraîches de chair à canon allemande fera rejaillir dix fois plus fort l’ardeur du carnage sur les fronts Ouest et Sud. Il est bien évident que la France, l’Angleterre et l’Amérique seront amenées à faire des efforts ultimes et désespérés. Ainsi, l’armistice russe et la paix séparée à l’Est qui le suivra de près, auront pour premiers résultats, non pas l’accélération de la paix générale mais tout d’abord la prolongation du génocide et l’accrois­sement monstrueux de son caractère sanglant ; en regard des sacrifices qu’il coûtera des deux côtés, ceux qui ont déjà été consentis paraîtront dérisoires. Un renforcement considérable de la position militaire de l’Allemagne, et par là-même de ses appétits et de ses projets d’annexion les plus téméraires, sera le résultat suivant.

A l’Est, l’annexion de la Pologne, de la Lithuanie et de la Courlande est chose convenue entre les Empires centraux, explicitement ou non, du moins pour le moment ; et, compte tenu de la situation de fait en Russie, l’impérialisme allemand ne s’attend pas, bien sûr, à se voir opposer une résistance quelconque lors des pourparlers de paix séparée.

Mais maintenant que tout souci à l’Est lui a été ôté et qu’il est pourvu de réserves fraîches, il songe à modifier la règle du jeu à l’Ouest. Il jettera d’abord, en se moquant, à la barbe des Scheidemann le masque de retenue vertueuse que lui avait imposé la situation précaire dans laquelle il se trouvait jusqu’à présent ; et si Dieu le veut, car Dieu, comme on le sait, est du côté des bataillons les plus forts, il dictera une « paix allemande ». Les derniers discours des Czernin 19 et consorts rendent un tout autre son de cloche que du temps de la note pontificale de paix.

Telle est la situation ; et les bolcheviks se trompent eux-mêmes s’ils croient voir, dans la lumière de leur paix séparée, se dessiner le ciel de la paix générale où chantent les violon­celles. Dans la révolution russe, ceux « qui rient les derniers » ne sont jusqu’à présent que les Hindenburg et les pangermanistes.

Si les choses et leurs effets deviennent le contraire de ce qu’ils devaient être, la faute n’en incombe pas, en premier lieu, aux Russes. Ils se trouvaient dès l’abord dans la situation fa tale d’avoir à choisir entre deux sortes de coups : servir de renfort à l’Entente ou à l’impérialisme allemand. Ceci exigeait la conclusion de la paix, cela, la prolongation de la guerre. Est-ce un miracle s’ils ont choisi la première solution ?

Tout le calcul de la lutte des Russes pour la paix reposait en effet sur le postulat que la révolution en Russie serait le signal du soulèvement révolutionnaire du prolétariat à l’Ouest : en France, en Angleterre, en Italie, mais surtout en Allemagne, Dans ce seul cas, mais sans aucun doute alors, la révolution russe aurait été le point de départ de la paix générale. Cela ne s’est pas produit. Quelques efforts courageux du prolétariat italien mis à part 20, les prolétaires de tous les pays ont fait faux bond à la révolution russe. Mais, internationale par sa nature même et dans son essence profonde, la politique de classe du prolétariat ne peut être réalisée que sur le plan international. Si elle se limite à un seul pays tandis que les ouvriers des autres pays pratiquent une politique bourgeoise, l’action de l’avant-garde révolutionnaire est dévoyée dans ses conséquences ultérieures. Voilà pourquoi le seul effet international qu’ait produit, jusqu’à présent, la révolution russe est un accroissement considérable de puissance de l’impérialisme allemand et une aggravation générale de la guerre mondiale. La faute de ce quiproquo historique tragique incombe en premier lieu au prolétariat allemand. C’est sur lui que repose devant l’histoire, la responsabilité principale des flots de sang que l’on verse à présent et des conséquences sociales et politiques d’une éventuelle défaite des États occiden­taux par l’impérialisme allemand triomphant. Car seul le prolétariat allemand en persévérant à faire le mort a contraint les révolutionnaires russes à conclure la paix avec l’impérialisme allemand, seule puissance souveraine en Allemagne. Et seule cette même attitude de cadavre a permis à l’impérialisme allemand d’exploiter à ses propres fins la révolution russe.

Les ouvriers allemands ne sentent-ils pas la gifle qu’on leur inflige : leurs gouvernants se mettent, sans vergogne, au garde-à-vous devant le rouge bonnet phrygien de Pétersbourg au moment même où ils renvoient la « représentation populaire » allemande - pardonnez-moi l’expression - comme un chien dans sa niche et où ils resserrent d’un cran la muselière du peuple allemand ? Les « dirigeants ouvriers » allemands semblent, en tout cas, ne pas remar­quer la caresse. Ils en sont encore - même les « indépendants » - à chercher vigoureusement à convaincre le gouvernement allemand de ne pas laisser passer l’occasion, de ne pas se montrer farouche, de ne pas repousser « la main pacifique que lui tendent les Russes ». Ne craignez rien, braves gens, l’impérialisme allemand ne laissera certainement pas passer l’occasion de laisser les Jacobins de Pétersbourg tirer pour lui les marrons du feu. Les « diri­geants ouvriers » n’ont absolument pas besoin de se mettre en frais.

Et prenant en compte ce revirement - la conclusion de la paix a pour conséquence la prolongation de la guerre et de la victoire révolutionnaire du prolétariat russe a pour consé­quen­ce un renforcement extrême de la puissance du semi-absolutisme allemand -, même les gens de « l’Arbeitsgemeinschaft » ne trouvent rien de plus urgent à faire que d’exiger du gouvernement allemand qu’il fasse connaître ses « objectifs de guerre » ! « Où en sont les objectifs de guerre allemands » ? écrit la Leipziger Volkszeitung 21. Les gramophones « indé­pendants » n’ont désormais plus que ce disque à passer et ne savent que le rabâcher sans cesse. « Si le gouvernement allemand maintient la politique qu’il a pratiquée jusqu’à présent, un danger nous menace : la poursuite de la guerre jusqu’à l’orgie de sang, jusqu’à la catas­tro­phe complète de l’Europe - malgré la volonté de paix des Russes » ! C’est ainsi que l’organe du parti à Leipzig achève, menaçant, son centième avertissement au gouvernement allemand.

Grands dieux ! Le gouvernement allemand maintiendra, bien sûr, « la politique qu’il a pratiquée jusqu’à présent ». En tant que « Commission gérante des affaires des classes diri­geantes » il n’a, que je sache, aucune raison de modifier sa politique. Celle qui a tous les motifs de modifier la politique pratiquée jusqu’à présent, c’est la classe ouvrière allemande. Si l’on ne veut pas que la guerre aboutisse à l’anéantissement général ou au triomphe de la réaction allemande la plus noire, c’est à elle de renverser « la politique pratiquée jusqu’à présent » à savoir la politique de chair à canon et de « faire connaître » publiquement ses « objec­tifs de guerre » contre l’impérialisme.

La paix générale ne saurait être atteinte sans le renversement de la puissance dirigeante en Allemagne. Seul le flambeau de la révolution, seule la lutte de masse ouverte pour le pouvoir politique, pour la domination du peuple et la république en Allemagne permettra d’empêcher le retour de flamme du génocide et le triomphe des annexionnistes allemands à l’Est et à l’Ouest. Les ouvriers allemands sont appelés maintenant à porter d’Est en Ouest le message de la révolution et de la paix. Faire la fine bouche ne sert à rien, il faut y aller.

Spartakusbriefe, no 8, janvier 1918, pp. 148-151.

7. La tragédie russe 22

Depuis la paix de Brest-Litovsk, la révolution russe est dans une mauvaise passe. La politique qui a guidé les bolcheviks est évidente : la paix à tout prix pour gagner un peu de répit, établir et affermir entre-temps la dictature prolétarienne en Russie, réaliser le plus grand nombre possible de réformes dans le sens du socialisme et attendre ainsi qu’éclate la révolution prolétarienne internationale, en hâter conjointement l’avènement par l’exemple russe. Les masses populaires russes en avaient plus qu’assez de la guerre, le tsarisme avait laissé derrière lui une armée désorganisée, la poursuite de la guerre semblait donc devoir déboucher à coup sûr sur un vain massacre de la Russie et il n’y avait pas d’autre issue possible qu’une conclusion rapide de la paix. C’est ainsi que Lénine et ses amis dressaient le bilan.

Il leur était dicté par deux convictions purement révolutionnaires : une foi inébranlable dans la révolution européenne du prolétariat, qui constituait pour eux la seule issue et la conséquence inévitable de la guerre mondiale et la décision non moins inébranlable de défendre jusqu’au bout le pouvoir qu’ils avaient conquis en Russie afin de s’en servir pour accomplir le plus énergique et le plus radical des bouleversements.

Mais c’était, dans sa majeure partie, un bilan dressé à l’insu du propriétaire, en d’autres termes, sans le militarisme allemand auquel la Russie s’est livrée pieds et poings liés par la paix séparée. En fait, la paix de Brest n’est qu’une capitulation du prolétariat révolutionnaire russe devant l’impérialisme allemand. Certes, Lénine et ses amis ne se sont pas trompés sur les faits, pas plus qu’ils n’ont trompé les autres. Ils ont reconnu la capitulation sans détours. Malheureusement, ils se sont fourvoyés dans l’espérance de pouvoir acheter un véritable répit au prix de cette capitulation, de pouvoir échapper réellement à l’enfer de la guerre mondiale par une paix séparée. Ils n’ont pas tenu compte du fait que la capitulation de la Russie à Brest-Litovsk 23 aurait pour conséquence un énorme renforcement de la politique impérialiste pangermanique et affaiblirait, par là-même, les chances d’un soulèvement révolutionnaire en Allemagne, ne mènerait nullement à la fin des hostilités avec l’Allemagne mais introduirait simplement un nouveau chapitre de cette guerre.

En effet, la « paix » de Brest-Litovsk est une chimère. La paix n’a pas régné un seul instant entre la Russie et l’Allemagne. Depuis Brest-Litovsk et jusqu’aujourd’hui, la guerre a continué, une guerre particulière, unilatérale : avancée allemande systématique et repli silen­cieux des bolcheviks, pas à pas. L’occupation de, l’Ukraine, de la Finlande, de la Livonie, de l’Estonie, de la Crimée, du Caucase, d’un nombre sans cesse croissant de territoires de la Russie du Sud - voilà le résultat de « l’état de paix » qui règne depuis Brest-Litovsk.

Et cela voulait dire : premièrement, l’écrasement de la révolution et la victoire de la contre-révolution dans tous les fiefs révolutionnaires de Russie. Car la Finlande, les pays baltes, l’Ukraine, le Caucase, les territoires de la mer Noire - tout cela, c’est la Russie, c’est-à-dire le terrain de la révolution russe, n’en déplaise aux phraséologues creux et petit-bourgeois qui papotent sur « le droit des nations à l’autodétermination ».

Deuxièmement, cela veut dire que la partie grand’russe du terrain révolutionnaire est coupée des régions à blé, à charbon, à minerai, à pétrole, c’est-à-dire des sources de vie essentielles de la révolution.

Troisièmement : tous les éléments contre-révolutionnaires de l’intérieur de la Russie y trouvent encouragement et renfort en vue d’une résistance acharnée contre les bolchéviks et les mesures qu’ils prennent.

Quatrièmement : L’Allemagne se voit assigner un rôle d’arbitre dans les relations politi­ques et économiques de la Russie avec ses propres provinces - Finlande, Pologne, Lithuanie, Ukraine, Caucase - et avec ses voisins - la Roumanie.

La conséquence générale de cette ingérence illimitée de l’Allemagne dans les affaires de la Russie est bien évidemment un monstrueux renforcement de la position de l’impérialisme allemand à l’intérieur comme à l’extérieur, ce qui chauffe à blanc la résistance et la volonté belliqueuse des pays de l’Entente et signifie donc la prolongation et le durcissement de la guerre mondiale. Et plus encore : le manque de résistance de la part de la Russie qu’ont révélé les progrès sans entraves de l’occupation allemande, devait bien naturellement faire miroiter à l’Entente et au Japon la possibilité d’une contre-offensive en territoire russe afin d’éviter un déséquilibre considérable en faveur de l’Allemagne et de satisfaire conjointement les appétits impérialistes aux dépens d’un colosse sans défense. A présent, on lui enlève le Nord et l’Est de la Russie d’Europe ainsi que toute la Sibérie et l’on supprime ainsi aux bolchéviks leurs dernières sources vitales.

Ainsi, la révolution russe, grâce en définitive à la paix de Brest est encerclée, affamée, harcelée de toutes parts.

Mais même à l’intérieur, sur le terrain que l’Allemagne a bien voulu laisser aux bolcheviks, on a contraint le pouvoir et la politique de la révolution à dévier du droit chemin. Les attentats contre Mirbach et Eichhorn 24 sont une réponse bien compréhensible au régime de terreur que l’impérialisme allemand fait régner en Russie. Certes, la social-démocratie a tou­jours dénoncé la terreur individuelle, mais uniquement parce qu’elle lui opposait un moyen plus efficace, la lutte de masse et non parce qu’elle lui préférait l’acceptation passive de la dictature réactionnaire. Prétendre que les socialistes révolutionnaires de gauche ont commis ces attentats à l’instigation ou pour le compte de l’Entente, constitue bien sûr l’une des falsifications officieuses du W. T. B. 25. Ou bien ces attentats devaient donner le signal d’un soulèvement de masse contre l’hégémonie allemande, ou bien il s’agissait là d’actes de vengeance impulsifs, motivés par le désespoir et la haine du régime sanglant que fait régner l’Allemagne. Quelles qu’aient été les intentions sous-jacentes, ils étaient porteurs d’un grand danger pour la cause de la révolution en Russie, celui d’une scission à l’intérieur du regroupe­ment socialiste établi jusqu’à présent. Ils ont taillé la brèche entre les bolcheviks et les socialistes révolutionnaires de gauche, ou plus encore, ils ont creusé le fossé, suscité une inimitié à mort entre les deux ailes de l’armée de la révolution.

Certes, les différences sociales, elles aussi - le contraste entre la paysannerie possédante et le prolétariat rural entre autres choses - auraient tôt ou tard amené la rupture entre les bolcheviks et les socialistes révolutionnaires de gauche. Mais jusqu’à l’attentat contre Mirbach, il ne semblait pas que les choses en soient arrivées là. Il est de fait, en tout cas, que les socialistes révolutionnaires de gauche accordaient leur soutien aux bolcheviks. La révolution de Novembre 26 qui a porté les bolcheviks à la barre, la dissolution de la consti­tuante, les réformes que les bolcheviks ont accomplies jusqu’à présent auraient difficilement été possibles sans la collaboration des socialistes révolutionnaires de gauche. Brest-Litovsk et ses conséquences ont taillé la première brèche entre les deux courants. L’impérialisme allemand joue aujourd’hui le rôle d’arbitre dans les relations des bolcheviks avec ceux qui étaient leurs alliés dans la révolution, de même qu’il arbitre leurs relations avec les provinces qui bordent la Russie et les États voisins. Tout ceci, bien évidemment ne fait qu’accroître les oppositions déjà considérables au pouvoir et à l’œuvre de réformes des bolcheviks, ne fait que rétrécir la base sur laquelle repose leur pouvoir. Le conflit interne et la scission entre les éléments hétérogènes de la révolution étaient sans doute inévitables en soi, comme ils sont inévitables dans tout processus de radicalisation d’une révolution en marche. Mais à présent le conflit est, en fait, intervenu à propos de la dictature du sabre qu’exerce l’Allemagne sur la révolution russe. L’impérialisme allemand est le couteau que l’on retourne dans la plaie de la révolution russe.

Mais ce ne sont pas là tous les dangers ! Le cercle d’airain de la guerre mondiale qui semblait brisé à l’Est se referme autour de la Russie et du monde entier sans la moindre faille : l’Entente s’avance au Nord et à l’Est avec les Tchécoslovaques et les Japonais 27 - conséquence naturelle et inévitable de l’avance de l’Allemagne à l’Ouest et au Sud. Les flammes de la guerre mondiale lèchent déjà le sol russe et convergeront sous peu sur la révolution russe. En fin de compte, il s’est avéré impossible pour la Russie de se retrancher isolément de la guerre mondiale, fût-ce au prix des plus grands sacrifices.

Et maintenant, la pire des menaces guette les bolcheviks au terme de leur chemin de croix : on voit s’approcher le spectre sinistre d’une alliance entre les bolcheviks et l’Allemagne ! Ce serait là, sans aucun doute, le dernier maillon de la chaîne fatale que la guerre mondiale a jetée autour du cou de la révolution russe : d’abord le repli, puis la capitu­lation et enfin l’alliance avec l’impérialisme allemand. Ainsi, la guerre mondiale à laquelle elle voulait échapper à tout prix ne ferait que précipiter la révolution russe aux antipodes : du camp de l’Entente sous le tsar, elle passerait dans le camp de l’Allemagne sous les bolcheviks.

Que le premier geste du prolétariat révolutionnaire russe après l’explosion de la révolution ait été de quitter le ban de l’impérialisme franco-anglais, n’en demeure pas moins un fait de gloire. Mais, compte tenu de la situation internationale, entrer dans le ban de l’impérialisme allemand est encore bien pire.

Trotski aurait déclaré que si la Russie avait le choix entre l’occupation japonaise et l’occupation allemande, elle choisirait cette dernière parce que l’Allemagne est beaucoup plus mûre pour la révolution que le Japon. Cette spéculation est manifestement tirée par les cheveux. Car le Japon n’est pas seul en cause en tant qu’adversaire de l’Allemagne, il s’agit aussi de l’Angleterre et de la France, et nul ne peut dire si les conditions internes y sont plus ou moins favorables à la révolution prolétarienne qu’en Allemagne. Le raisonnement de Trotski est faux a priori dans la mesure où chaque renforcement et chaque victoire du milita­risme allemand ébranle les perspectives et l’éventualité d’une révolution en Allemagne.

Mais outre ces arguments prétendument réalistes, il en est d’autres qu’il faut prendre en considération. Une alliance des bolchéviks avec l’impérialisme allemand porterait au socialisme international le coup moral le plus terrible qui pût encore lui être infligé. La Russie était le dernier refuge où le socialisme révolutionnaire, la pureté des principes, les idéaux avaient encore cours ; les éléments authentiquement socialistes en Allemagne et dans toute l’Europe portaient vers elle leurs regards afin de se guérir du dégoût que suscite la pratique du mouvement ouvrier d’Europe occidentale, afin de s’armer de courage pour persé­vérer et croire encore aux oeuvres idéales, aux paroles sacrées. Avec l’ « accouplement » grotesque de Lénine et de Hindenburg s’éteindrait à l’Est la source de lumière morale. Il est bien évident que les dirigeants allemands mettent le couteau sous la gorge du gouvernement soviétique et profitent de sa situation désespérée pour lui imposer cette alliance contre nature. Mais nous espérons que Lénine et ses amis ne céderont à aucun prix, qu’ils seront catégoriques dans leur réponse à cette provocation : jusque-là et pas plus loin !

Une révolution socialiste assise sur les baïonnettes allemandes, une dictature proléta­rienne sous la juridiction protectrice de l’impérialisme allemand - voilà qui serait pour nous un spectacle d’une monstruosité inégalée. Et ce serait de surcroît purement et simplement de l’utopie. Sans compter que le prestige des bolcheviks dans leur propre pays, serait anéanti ; ils y perdraient toute liberté d’action, toute indépendance, même intérieure, et d’ici très peu de temps, ils disparaîtraient totalement de la scène. Même un enfant aurait discerné depuis longtemps que l’Allemagne n’est qu’hésitante mais guette l’occasion qui lui permettra, à l’aide des Milioukov, de quelconques hetmans et de Dieu sait quels sombres hommes d’honneur et de paille, de mettre un terme au pouvoir bolchevik, de contraindre Lénine et ses amis à étrangler ce pouvoir de leurs propres mains, après leur avoir fait jouer comme aux Ukrainiens, aux Loubinski et consorts le rôle du cheval de Troie.

C’est alors seulement que tous les sacrifices consentis jusqu’à présent, le grand sacrifice de la paix de Brest, l’auraient été en vain ; car ils l’auraient, en fin de compte, achetée au prix de la banqueroute morale. N’importe quel déclin politique des bolcheviks dans un combat loyal contre des forces trop Puissantes et la défaveur de la situation historique, serait préférable à ce déclin moral.

Les bolcheviks ont certainement commis plus d’une faute dans leur politique et en commettent sans doute encore - qu’on nous cite une révolution où aucune faute n’ait été commise ! L’idée d’une politique révolutionnaire sans faille, et surtout dans cette situation sans précédent, est si absurde qu’elle est tout juste digne d’un maître d’école allemand. Si, dans une situation exceptionnelle, un simple vote au Reichstag fait déjà perdre la « tête » aux « chefs » du socialisme allemand, alors que la voie leur est clairement tracée par l’abc du socialisme, si alors leur cœur bat la chamade et s’ils y perdent tout leur socialisme comme une leçon mal apprise -comment veut-on qu’un parti placé dans une situation historique véritablement épineuse et inédite, où il veut tracer de nouvelles voies pour le monde entier, comment veut-on qu’il ne commette pas de faute ?

Cependant, la situation fatale dans laquelle se trouvent aujourd’hui les bolcheviks ainsi que la plupart de leurs fautes sont elles-mêmes la conséquence du caractère fondamentale­ment insoluble du problème auquel les a confrontés le prolétariat international et surtout le prolétariat allemand. Établir une dictature prolétarienne et accomplir un bouleversement socialiste dans un seul pays, encerclé par l’hégémonie sclérosée de la réaction impérialiste et assailli par une guerre mondiale, la plus sanglante de l’histoire humaine, c’est la quadrature du cercle. Tout parti socialiste était condamné à échouer devant cette tâche et à périr, qu’il soit guidé, dans sa politique par la volonté de vaincre et la foi dans le socialisme interna­tional, ou par le renoncement à soi-même.

Nous aimerions les voir à l’œuvre, ces Basques pleurnichards, les Axelrod, les Dan, les Grigoriants 28 et compa­gnie qui, l’écume aux lèvres, vitupèrent contre les bolcheviks et colportent leurs misères à l’étranger, trouvant en cela - et comment donc ! - des âmes compa­tis­santes, celles de héros tels que Ströbel, Bernstein et Kautsky 29, nous aimerions bien voir ces Allemands à la place des bolcheviks ! Toute leur subtile sagesse se bornerait à une alliance avec les Milioukov à l’intérieur, avec l’Entente à l’extérieur, sans oublier qu’à l’inté­rieur, ils renonceraient consciemment à accomplir la moindre réforme socialiste ou même à l’entamer, en vertu de cette célèbre prudence de châtré selon laquelle la Russie est un pays agraire où le capitalisme n’est pas encore à point.

Voilà bien la fausse logique de la situation objective tout parti socialiste qui accède aujourd’hui au pouvoir en Russie est condamné à adopter une fausse tactique aussi longtemps que le gros de l’armée prolétarienne internationale, dont il fait partie, lui fera faux bond.

La responsabilité des fautes des bolcheviks incombe en premier lieu au prolétariat international et surtout à la bassesse persistante et sans précédent de la social-démocratie allemande, parti qui prétendait en temps de paix marcher à la pointe du prolétariat mondial, s’attribuait le privilège d’endoctriner et de diriger tout le monde, comptait dans le pays au moins dix millions de partisans des deux sexes et qui maintenant crucifie le socialisme trente six fois par jour sur l’ordre des classes dirigeantes, comme les valets vénaux du Moyen Age.

Les nouvelles qui nous viennent aujourd’hui de Russie et la situation des bolcheviks sont un appel émouvant à la dernière étincelle du sentiment de l’honneur qui som­meille encore dans les masses d’ouvriers et de soldats allemands. Ils ont permis de sang-froid que la révolution russe soit déchiquetée, encerclée, affamée. Puissent-ils à la douzième heure la sauver au moins du comble de l’horreur : le suicide moral, l’alliance avec l’impérialisme allemand.

Il n’y a qu’une seule issue au drame qui s’est noué en Russie : l’insurrection tombant sur l’arrière de l’impérialisme allemand, le soulèvement des masses allemandes qui donnerait le signal d’un achèvement révolutionnaire international du génocide. Le sauvetage de l’honneur de la révolution russe coïncide, en cette heure fatale, avec le salut de l’honneur du prolétariat allemand et du socialisme international.

Spartakusbriefe, no 11, septembre 1918, pp. 181-186.

8. La révolution russe

I

La révolution russe est le fait le plus prodigieux de la guerre mondiale. Son jaillissement, son extrémisme sans précédent, son effet durable réfutent admirablement l’argument qu’a avancé la social-démocratie allemande dans son ardeur servile pour justifier idéologiquement la campagne de conquêtes de l’impérialisme allemand : la mission des baïonnettes alleman­des devait être de renverser le tsarisme et de libérer les populations opprimées. La révo­lution russe a pris une ampleur considérable, l’influence qu’elle a exercée en profondeur lui a permis d’ébranler tous les rapports de classes, de révéler l’ensemble des problèmes économiques et sociaux, de passer conséquemment, avec la fatalité de sa logique interne, du premier stade - la république bourgeoise - à des stades toujours supérieurs ; en cela, le renversement du tsarisme n’a été qu’un épisode mineur, presque une bagatelle. Tout ceci prouve, noir sur blanc, que la libération de la Russie n’a pas été l’œuvre de la guerre et de la défaite militaire du tsarisme, qu’elle n’est pas à inscrire au compte des « baïonnettes allemandes dans des poings allemands » comme le promettait l’éditorial de la Neue Zeit 30 dirigée par Kautsky ; au contraire, elle avait des racines profondes dans le pays, elle était parvenue au stade ultime de maturité interne. L’aventure guerrière de l’impérialisme alle­mand, placée sous l’emblème idéologique de la social-démocratie allemande, n’a nullement provoqué la révolution en Russie, elle l’a tout juste interrompue provisoirement à ses débuts -après le premier flux de 1911-1913 - pour lui créer ensuite, après qu’elle eût éclaté, les conditions les plus difficiles et les plus anormales.

Mais pour tout observateur qui réfléchit, ce processus est une preuve flagrante à la charge de la théorie doctrinaire que Kautsky partage avec le parti des social-démocrates gouverne­mentaux selon laquelle la Russie, pays économiquement arriéré, essentiellement agraire, n’est pas mûr pour une révolution sociale ni pour une dictature du prolétariat. Cette théorie qui n’admet comme possible en Russie qu’une révo­lution bourgeoise - la conséquence de cette conception étant une tactique d’alliance des socialistes de Russie avec le libéralisme bour­geois - est partagée par l’aile opportuniste du mouvement ouvrier russe, les « mencheviks », placés sous la direction éprouvée d’Axelrod et de Dan. Dans cette interprétation fondamen­tale de la révolution russe, dont découlent naturel­le­ment les prises de position face aux questions de détail dans la tactique, les opportunistes allemands et russes rencontrent tous deux les socialistes gouvernementaux allemands ; selon eux, la révolution russe n’aurait pas dû dépasser un certain stade, le noble but que s’était fixé la stratégie militaire allemande dans l’imagination de la social-démocratie allemande, le renversement du tsarisme. Si elle est allée au-delà, si elle s’est fixé pour tâche l’établissement de la dictature du prolétariat, ce fut, selon cette doctrine, une faute grossière de l’aile extrémiste du mouvement ouvrier russe, les bolchéviks ; et tous les déboires qu’a connus la révolution dans son développement ultérieur, tou­tes les confusions dont elle a été victime, sont le résultat de cette faute fatale. Théori­quement, cette doctrine présentée aussi bien par le Vorwärts de Stampfer 31 que par Kautsky comme un fruit de la « pensée marxiste », aboutit à cette découverte « marxiste » originale qu’un bouleversement socialiste est l’affaire nationale, quasiment domestique, de chaque État moderne en particulier. Dans la brume de ce schéma abstrait, un Kautsky s’entend, bien sûr, à dépeindre très précisément les relations économi­ques mondiales du capital qui font que tous les États modernes sont organiquement liés. Mais la révolution de Russie - fruit du développement international et de la question agraire - ne peut s’accomplir dans les limites de la société bourgeoise.

Pratiquement, cette doctrine tend à refuser la responsabilité du prolétariat international et principalement du prolétariat allemand dans l’histoire de la révolution russe, à nier les interférences internationales de cette révolution. Ce n’est pas le manque de maturité de la Russie que la guerre et la révolution russe ont mis en évidence, mais elles ont prouvé que le prolétariat allemand n’était pas assez mûr pour remplir sa mission historique. Et ce fait doit ressortir nettement de toute analyse critique de la révolution russe. Les destinées de la révolution en Russie dépendaient intégralement des événements internationaux. En misant à fond sur la révolution mondiale du prolétariat, les bolcheviks ont précisément donné la preuve éclatante de leur intelligence politique, de la fermeté de leurs principes, de l’audace de leur politique. C’est là qu’on peut constater les progrès considérables dans le développement du capitalisme au cours de la dernière décade. La révolution de 1905-07 n’a rencontré qu’un faible écho en Europe. Elle était donc condamnée à demeurer un chapitre introductif. La suite et la fin étaient liées au développement européen.

Ce n’est pas bien sûr une apologie aveugle, mais une critique approfondie et réfléchie qui seule permettra d’exploiter tous ces trésors d’expériences et d’enseignements. Il serait insensé d’imaginer que la première tentative d’importance mondiale d’instaurer une dictature de la classe ouvrière serait pleinement fructueuse et surtout dans les circonstances les plus diffi­ciles qui soient : au milieu de la conflagration mondiale et du chaos d’un génocide impéria­liste, dans l’étau d’acier de la plus réactionnaire des puissances militaires européennes, devant l’abandon complet du prolétariat international, ce que la Russie fait ou ne fait pas lors d’une expérience de dictature ouvrière, dans des conditions aussi parfaitement anormales, ne saurait atteindre le sommet de la perfection. Au contraire, les concepts élémentaires de la politique socialiste et l’analyse des conditions historiques nécessaires obligent à reconnaître que dans des circonstances aussi dramatiques, ni le plus gigantesque des idéalismes, ni une énergie révo­lutionnaire inébranlable n’étaient susceptibles de réaliser la démocratie et le socialisme, mais seulement des rudiments caricaturaux et impuissants de l’une et de l’autre.

Le devoir élémentaire des socialistes de tous les pays est, sans conteste, d’envisager ceci clairement, dans toutes les implications et les conséquences profondes ; car seule une prise de conscience chargée de tant d’amertume permettra de mesurer toute l’étendue de la responsabilité propre du prolétariat international dans les destinées de la révolution russe. Par ailleurs, c’est le seul moyen de prendre conscience de l’importance décisive d’une action internationale concertée dans la révolution prolétarienne - condition sans laquelle le comble de l’habileté et les sacrifices les plus sublimes que consentirait le prolétariat dans un seul pays, s’empêtreraient immanquablement dans un enchevêtrement de contradictions et d’erreurs.

Sans aucun doute, les têtes pensantes de la révolution russe, Lénine et Trotski, n’ont accompli de pas décisif sur leur chemin épineux, semé d’embûches de toutes sortes que sous l’emprise d’un très grand doute et de violentes hésitations intérieures ; rien ne saurait leur être plus étranger que de voir l’Internationale considérer ce qu’ils ont accompli sous la contrainte amère, dans le tumulte et la fermentation des événements comme un modèle sublime de politique socialiste digne de l’admiration béate et de l’imitation fervente.

Il serait tout aussi erroné de craindre qu’une analyse critique des voies suivies jusqu’ici par la révolution russe saperait dangereusement le prestige des prolétaires russes dont l’exemple fascinant pourrait, seul, triompher de l’inertie fatale des masses allemandes. Rien n’est plus faux. Le réveil de la combativité révolutionnaire de la classe ouvrière en Allemagne ne saurait être provoqué artificiellement, selon les méthodes de tutelle de la social-démocratie allemande - paix à son âme - par quelque autorité immaculée, pas plus celle de ses propres « instances » que celle de « l’exemple russe ». L’énergie révolutionnaire du prolétariat allemand ne peut naître de la fabrication d’un enthousiasme révolutionnaire cocardier. Il naîtra au contraire dans la conviction de l’effroyable gravité de la situation, de la complexité des tâches à accomplir, dans la maturité politique et l’indépendance d’esprit, lorsque les masses seront capables du jugement critique que la social-démocratie allemande a tenté d’étouffer systématiquement pendant de longues décades sous les prétextes les plus divers. Pour les ouvriers allemands et pour ceux de tous les pays, se livrer à un examen critique de la révolution russe dans tout son contexte historique est le meilleur exercice pour se préparer aux tâches que leur crée la situation actuelle.

II

Dans son processus général, la première période de la révolution russe, du moment où elle a éclaté jusqu’au coup d’État d’octobre, correspond exactement au schéma évolutif des grandes révolutions anglaise et française. C’est la démarche typique qu’adopte tout premier grand conflit généralisé des forces révolutionnaires engendrées au sein de la société bour­geoise contre les chaînes de la vieille société.

Il progresse naturellement en ligne ascendante : modérés au début, les objectifs se radica­lisent sans cesse et, parallèlement, on passe de la coalition des classes et des partis à la domination exclusive du parti le plus progressiste.

Dans un premier moment, en mars 1917, les « Kadets » 32, c’est-à-dire la bourgeoisie libérale, étaient à la tête de la révolution. La première grande marée révolutionnaire a tout emporté : la quatrième Douma - très réactionnaire produit du très réactionnaire suffrage censitaire à quatre classes issu du coup d’État - s’est soudain transformée en un organe de la révolution. Tous les partis bourgeois, y compris la droite nationaliste, ont soudain constitué une phalange contre l’absolutisme. Celui-ci succomba aux premiers assauts, presque sans combat, comme une branche morte qu’il suffit de toucher du doigt pour qu’elle tombe. Et même la brève tentative de la bourgeoisie libérale pour sauver au moins la dynastie et le trône n’a pas fait long feu. Le flot impétueux des événements a mis quelques jours, quelques heures à peine pour submerger les espaces que la révolution française avait mis des décennies à parcourir. On a pu constater là que la Russie donnait corps aux résultats d’un siècle de développement européen et surtout - que la révolution de l’an 1917 était la continuation directe de celle de 1905-07 et non pas un cadeau des « libérateurs » allemands. Le mouve­ment de mars 1917 reprenait l’ouvrage au point précis où il avait été laissé dix ans auparavant. Dès le premier assaut, la république démocratique s’est avérée être un produit achevé, intérieurement mûr, de la révolution.

Mais il fallut alors entreprendre une seconde et rude besogne. Dès le début, la force motrice de la révolution avait été le prolétariat urbain. Ses revendications n’étaient pas épui­sées par l’avènement de la démocratie politique ; elles avaient un autre objectif, la ques­tion brûlante de la politique internationale : la paix immédiate. La révolution envahit en même temps la masse de l’armée qui reprit la revendication d’une paix immédiate et la masse de la paysannerie qui avait dès 1905 mis au premier plan la question agraire, ce pivot de la révolution. La paix immédiate et la terre, ces deux objectifs permirent la scission à l’intérieur du bloc révolutionnaire. La revendication d’une paix immédiate contredisait violemment le penchant impérialiste de la bourgeoisie libérale dont Milioukov était le porte-parole ; le problème rural était tout d’abord l’épouvantail de l’autre aile de la bourgeoisie, la noblesse terrienne, mais, constituant un attentat à la sacro-sainte propriété privée en général, il devint un point douloureux pour l’ensemble des classes bourgeoises.

Ainsi, au lendemain de la première victoire de la révolution s’allumait en son sein une lutte interne autour des deux points clefs : la paix et la question agraire. La bourgeoisie libérale adopta une tactique de diversion et de faux-fuyants. L’avance des masses ouvrières, de l’armée, de la paysannerie se faisait toujours plus pressante. Il n’y a pas de doute, le destin même de la démocratie politique de la république était lié à la question de la paix et au problème de la terre. Les classes bourgeoises qui, submergées par la première tempête révolutionnaire, s’étaient laissées entraîner jusqu’à promouvoir un état républicain, entrepri­rent aussitôt de rechercher des points de repli et d’organiser, en secret, la contre-révolution. L’expédition des cosaques de Kalédine contre Pétersbourg a clairement révélé cette tendance. Si cette agression avait été couronnée de succès, c’en était fait non seulement de la question de la paix et de la terre mais aussi du sort de la démocratie, de la république elle-même. Cela aurait inévitablement débouché sur une dictature militaire accompagnée d’un régime de terreur contre le prolétariat, puis sur le retour à la monarchie.

On peut mesurer, par là, le caractère utopique et fondamentalement réactionnaire de la tactique qu’ont préconisée les socialistes russes de la tendance Kautsky, les mencheviks. Obsédés par la fiction du caractère bourgeois de la révolution russe - puisque la Russie n’est pas encore mûre pour une révolution sociale - ils s’accrochaient désespérément à la coalition avec les libéraux bourgeois, c’est-à-dire à une alliance contre nature entre des éléments qui, divisés par la progression interne naturelle de l’évolution révolutionnaire, étaient entrés en conflit violent. Les Axelrod, les Dan voulaient à tout prix collaborer avec les classes et les partis qui menaçaient le plus dangereusement la révolution et sa première conquête, la démocratie.

On observe avec un étonnement sans mélange, cet homme besogneux (Kautsky) qui, en quatre ans de guerre mondiale, par un inlassable labeur de scribe tranquille et méthodique, a percé la théorie socialiste de trous successifs, un labeur dont le socialisme ressort semblable à une passoire, sans la moindre place intacte. La sérénité passive avec laquelle ses partisans assistent au travail appliqué de leur théoricien officiel et avalent le flot ininterrompu de ses découvertes sans sourciller, ne peut se comparer qu’à la sérénité des admirateurs des Scheidemann et Cie lorsque ces derniers criblent littéralement le socialisme de trous innom­brables. En effet, les deux démarches se complètent parfaitement ; et, depuis le début de la guerre, Kautsky, le gardien officiel du temple du marxisme, a dans la théorie des acti­vités en tous points semblables à celles des Scheidemann dans la pratique : 1. L’Inter­na­tionale, instru­ment de la paix ; 2. Désarmement et société des nations, nationalisme ; enfin 3. Démo­cratie et non pas socialisme.

Dans cette situation, la tendance bolcheviste a donc eu le mérite historique de proclamer, dès le début, et de poursuivre avec acharnement la seule tactique qui pouvait sauver la démocratie et faire avancer la révolution. Tout le pouvoir aux mains de la masse des ouvriers et des paysans, aux mains des soviets, c’était là en fait, la seule issue aux difficultés que connaissait la révolution, le coup d’épée qui permettait de trancher le nœud gordien, de faire sortir la révolution de l’impasse pour laisser le champ libre à la poursuite d’un développement sans entraves.

Ainsi, le parti de Lénine fut-il le seul en Russie à comprendre les intérêts véritables de la révolution dans cette première période, il en fut l’élément moteur en tant que seul parti qui pratiquât une politique réellement socialiste.

On comprend aussi pourquoi les bolcheviks, minorité bannie, calomniée et traquée de toutes parts au début de la révolution, parvinrent en très peu de temps à la tête du mouvement et purent rassembler sous leur drapeau toutes les masses réellement populaires : le prolétariat des villes, l’armée, la paysannerie, ainsi que les éléments révolutionnaires de la démocratie, l’aile gauche des socialistes révolutionnaires.

A l’issue de quelques mois, la situation réelle de la révolution se résumait dans l’alter­native suivante : Victoire de la contre-révolution ou dictature du prolétariat, Kalédine ou Lénine. Toute révolution en arrive objectivement là une fois dissipée la première ivresse ; en Russie, c’était le résultat de deux questions brûlantes et concrètes, celle de la paix et celle de la terre qui ne pouvaient être résolues dans le cadre de la révolution bourgeoise.

En cela, la révolution russe n’a fait que confirmer l’enseignement fondamental de toute grande révolution, dont la loi vitale se formule ainsi : il lui faut avancer très rapidement et résolument, renverser d’une main de fer tous les obstacles, placer ses objectifs toujours plus loin, si elle ne veut pas être très bientôt ramenée à son fragile point de départ ni être écrasée par la contre-révolution. Une révolution ne peut pas stagner, piétiner sur place, se contenter du premier objectif atteint. En transposant les vérités terre à terre des guerres parlementaires à la petite semaine sur la tactique révolutionnaire, on fait tout juste preuve d’un manque de psychologie de la révolution, d’une méconnaissance profonde de ses lois vitales, toute expérience historique est alors un livre sept fois scellé.

Dans le déroulement de la révolution anglaise à partir du moment où elle a éclaté en 1642, comment, par la logique des choses, les tergiversations débiles des presbytériens, la guerre hésitante contre l’armée royaliste, au cours de laquelle les chefs presbytériens évitèrent délibérément une bataille décisive et une victoire contre Charles 1er, furent ce qui contraignit inéluctablement les Indépendants à les chasser du Parlement et à prendre le pouvoir. Et par la suite, il en fut de même au sein de l’armée des Indépendants : la masse subalterne et petite-bourgeoise des soldats, les « niveleurs » de Lilburn constituait les troupes de choc de tout le mouvement indépendant, et enfin les éléments prolétariens de la masse des soldats, ceux qui allaient le plus loin dans leurs perspectives de bouleversement social et s’exprimaient dans le mouvement des « diggers » représentaient pour leur part le levain du parti démocratique des « niveleurs ».

Si les éléments révolutionnaires prolétariens n’avaient pas agi sur l’esprit de la masse des soldats, si la masse démocratique des soldats n’avait exercé aucune pression sur la couche bourgeoise dirigeante du parti des Indépendants, le Long Parlement n’aurait pas été « nettoyé » des presbytériens, la guerre contre l’armée des Cavaliers et contre les Écossais n’aurait pas connu une issue victorieuse, Charles 1" n’aurait été ni jugé ni exécuté, la Chambre des Lords n’aurait pas été supprimée et la république n’aurait pas été proclamée.

Et la grande révolution française ? Après quatre ans de combat, la prise de pouvoir par les Jacobins s’avéra être le seul moyen susceptible de sauver les conquêtes de la révolution, de faire prendre corps à la république, de réduire le féodalisme en poussière, d’organiser la défense révolutionnaire à l’intérieur comme à l’extérieur, d’étouffer la conspiration de la contre-révolution, de propager la vague révolutionnaire française dans toute l’Europe.

Kautsky et ses adeptes russes, qui souhaitaient que la révolution russe conservât le « caractère bourgeois » de sa première phase, sont le pendant exact des libéraux anglais et allemands du siècle dernier qui distinguaient comme suit les deux célèbres périodes de la grande révolution française : la « bonne » révolution, celle de la première phase girondine et la « mauvaise », celle qui suivit le coup d’État jacobin. Ces libéraux, superficiels dans leur conception de l’histoire, n’avaient, bien sûr, pas besoin de comprendre que sans le coup de force de ces Jacobins « sans mesure », même les premières semi-conquêtes craintives de la phase girondine auraient été aussitôt enfouies sous les ruines de la révolution et que la véritable alternative à la dictature jacobine, selon la marche inexorable de l’évolution histo­rique en 1793, n’était pas la démocratie « modérée », mais - la restauration des Bourbons. Aucune révolution ne peut garder le « juste milieu », sa loi naturelle exige des décisions rapides : ou bien la locomotive grimpe la côte historique à toute vapeur jusqu’au bout, ou bien, entraînée par son propre poids, elle redescend la pente jusqu’au creux d’où elle était partie et elle précipite avec elle dans l’abîme, sans espoir de salut tous ceux qui, de leurs faibles forces, voulaient la retenir à mi-chemin.

Ainsi s’explique que dans une révolution, le seul parti qui puisse s’emparer de la direction et du pouvoir est celui qui a le courage d’énoncer les mots d’ordre mobilisateurs et d’en tirer toutes les conséquences. Ainsi s’explique le rôle minable qu’ont joué les mencheviks russes, les Dan, les Tseretelli 33, etc. qui jouissaient au début d’une influence considérable parmi les masses ; mais, après une longue période d’oscillations, s’étant débattus des pieds et des mains pour n’avoir à prendre ni le pouvoir ni les responsabilités, ils furent balayés sans gloire de la scène.

Le parti de Lénine a été le seul à comprendre les exigences et les devoirs qui incombent à un parti vraiment révolutionnaire et à assurer la poursuite de la révolution en lançant le mot d’ordre : tout le pouvoir aux mains du prolétariat et de la paysannerie.

Les bolcheviks ont ainsi résolu l’illustre question de la « majorité du peuple », cauche­mar. qui oppresse depuis toujours les social-démocrates allemands. Nourrissons incorrigibles du crétinisme parlementaire, ils se contentent de transposer sur la révolution, la vérité terre à terre du jardin d’enfants parlementaire : pour faire quelque chose, il faut d’abord avoir la majorité. Donc pour la révolution également, il nous faut d’abord devenir une « majorité ». Mais la véritable dialectique de la révolution inverse ce précepte de taupe parlementaire : on ne passe pas de la majorité à la tactique révolutionnaire mais de la tactique révolutionnaire à la majorité. Seul un parti qui sait diriger, c’est-à-dire faire avancer, gagne ses adhérents dans la tempête. La fermeté de Lénine et de ses amis à lancer au moment décisif le seul mot d’ordre mobilisateur - tout le pouvoir aux mains du prolétariat et des paysans - a fait presque en une nuit de cette minorité persécutée, calomniée, illégale, dont les chefs étaient, comme Marat, contraints de se cacher dans les caves, la maîtresse absolue de la situation.

Les bolcheviks ont aussitôt défini comme objectif à cette prise du pouvoir le programme révolutionnaire le plus avancé dans son intégralité ; il ne s’agissait pas d’assurer la démocratie bourgeoise mais d’instaurer la dictature du prolétariat pour réaliser le socialisme. Ils ont ainsi acquis devant l’histoire le mérite impérissable d’avoir proclame pour la première fois les objectifs ultimes du socialisme comme programme immédiat de politique pratique.

Tout le courage, l’énergie, la perspicacité révolutionnaire, la logique dont un parti révolutionnaire peut faire preuve en un moment historique a été le fait de Lénine, de Trotski et de leur amis. Tout l’honneur et toute la faculté d’action révolutionnaires qui ont fait défaut à la social-démocratie occidentale, se sont retrouvés chez les bolcheviks. L’insurrection d’octobre n’aura pas seulement servi à sauver effectivement la révolution russe, mais aussi l’honneur du socialisme international.

III

Les bolcheviks sont les héritiers historiques des « niveleurs » anglais et des Jacobins français. Mais la tâche que leur imposait la révolution russe après la prise du pouvoir était incomparablement plus compliquée que celle de leurs prédécesseurs dans l’histoire. (Importance de la question agraire. Dès 1905. Puis les paysans de droite dans la 3’ Douma ! Question paysanne et défense nationale, Armée.) Que les paysans s’emparent des terres immédiatement et sans délai, et se les partagent, était assurément la formule la plus brève, la plus simple et la plus lapidaire pour atteindre un double objectif : anéantir la grande propriété foncière et lier aussitôt les paysans au gouvernement révolutionnaire. En tant que mesure politique pour renforcer le gouvernement socialiste et prolétarien, c’était là une excellente tactique. Mais elle avait, hélas, deux faces, la prise immédiate des terres par les paysans n’a, la plupart du temps, rien à voir avec l’économie socialiste, c’était là son revers.

La restructuration socialiste des rapports économiques est subordonnée, dans le domaine agraire, à deux conditions. Tout d’abord, à la nationalisation de la grande propriété foncière en tant que concentration techniquement la plus avancée des moyens de production et des méthodes agricoles, ce qui servirait de point de départ à l’implantation de l’économie socialiste à la campagne. S’il n’est, bien sûr, pas nécessaire de confisquer le lopin de terre du petit paysan et si on peut lui laisser le soin de se convaincre par lui-même des avantages de l’exploitation collective qui l’amèneront à adhérer d’abord au groupement coopératif, puis au système de l’exploitation collective, toute réforme socialiste agraire doit commencer par la grande et la moyenne propriété. Il lui faut, avant tout, transférer le droit de propriété à la nation ou, ce qui revient au même, si l’on veut, dans un régime socialiste, à l’État ; car c’est le seul moyen qui permette d’organiser la produc­tion agricole dans de grandes perspectives socialistes cohérentes.

Mais deuxièmement, cette restructuration est aussi subordonnée à l’élimination de la séparation entre agriculture et industrie, trait caractéristique de la société bourgeoise pour faire place à l’interpénétration et à la fusion de ces deux branches de production, à la trans­for­mation tant de la production agricole qu’industrielle dans des perspectives uniformes. Quelle que soit, dans les détails de la pratique, la forme de gestion choisie - municipale comme certains le proposent ou centralisée dans l’État - la condition préalable est, en tout cas, une réforme unitaire partant du centre, elle-même subordonnée à la nationalisation des terres. Nationalisation de la grande et de la moyenne propriété foncière, union de l’industrie et de l’agriculture, tels sont les deux aspects fondamentaux de toute réforme économique socialiste, sans laquelle le socialisme ne saurait exister.

Qui peut reprocher au gouvernement soviétique en Russie de n’avoir pas accompli ces réformes considérables ! Ce serait une mauvaise plaisanterie que d’exiger ou d’attendre de Lénine et de ses amis qu’ils aient pu, au cours de leur bref exercice du pouvoir, dans le tourbillon impétueux des combats intérieurs et extérieurs, pressés de toutes parts par d’innombrables ennemis et opposants, résoudre ou même s’attaquer à l’un des problèmes les plus compliques et même, pouvons-nous dire, le plus compliqué que pose un bouleversement socialiste ! Nous aussi en Occident, quand nous aurons le pouvoir, les conditions seraient-elles les meilleures, nous nous casserons les dents sur cette noix dure comme pierre avant de venir à bout des diffi­cultés les plus élémentaires parmi les mille complications que comporte cette tâche gigantesque.

Un gouvernement socialiste au pouvoir doit, en tout cas, faire une chose : prendre des mesures dans le sens des perspectives fondamentales d’une réforme socialiste ultérieure des conditions agraires ; il doit au moins éviter tout ce qui serait susceptible de barrer la voie à ces mesures.

Mais le mot d’ordre lancé par les bolcheviks : prise de possession immédiate et partage des terres par les paysans, devait immanquablement agir dans le sens inverse. Non seulement ce n’est pas une mesure socialiste, mais elle coupe le chemin qui y mène, elle crée une montagne de difficultés insurmontables à la restructuration des conditions agraires dans le sens du socialisme.

Que les paysans se soient emparés des domaines conformément au mot d’ordre bref et lapidaire de Lénine et de ses amis : « Allez et prenez la terre ! » a eu tout simplement pour conséquence le passage subit et chaotique de la grande propriété foncière à la propriété paysanne. On n’a pas créé la propriété sociale, mais une nouvelle forme de propriété privée, à savoir la parcellisation des grands domaines en petites et moyennes propriétés, de la grande exploitation relativement évoluée en petites exploitations primitives qui travaillent avec les moyens techniques de l’époque des pharaons. Et ce n’est pas tout : ces mesures et la manière parfaitement chaotique dont elles ont été appliquées n’ont pas supprimé mais accru les inégalités sociales dans les campagnes. Bien que les bolcheviks aient conseillé à la paysan­nerie de former des comités de paysans afin de conférer à la prise de possession des domaines de la noblesse une sorte d’aspect collectif, il est bien évident que ce conseil d’ordre général ne pouvait rien changer à la pratique véritable et aux rapports de forces réels à la campagne. Avec ou sans comités, les paysans riches et les usuriers, constituant la bourgeoisie rurale et disposant du pouvoir local effectif dans tout village russe, ont certainement été les principaux bénéficiaires de la révolution agraire. Sans y aller voir, on peut très bien se rendre compte que le partage des terres n’a finalement pas supprime mais aggravé les inégalités économiques et sociales au sein de la paysannerie ainsi que les antagonismes de classes. Mais ce déplacement de force s’est produit au détriment des intérêts prolétariens et socia­listes. Auparavant, une réforme socialiste à la campagne aurait rencontré, au pire, l’opposition d’une petite caste de grands propriétaires nobles et capitalistes et d’une petite minorité de la bourgeoisie rurale aisée ; les exproprier aurait été un jeu d’enfant pour la masse populaire révolutionnaire. Mais maintenant, après la « prise de possession », la collectivisation socia­liste de l’agriculture connaît un nouvel ennemi, la masse énormément grossie et renforcée de la paysannerie possédante qui défendra, toutes griffes dehors, sa propriété nouvellement acquise contre toute atteinte socialiste. Maintenant, la question de la socialisation future de l’agriculture, c’est-à-dire de la production en général en Russie, est devenue un sujet de conflit et de lutte entre le prolétariat urbain et la masse paysanne. Le boycottage des villes par les paysans prouve à quel point ce conflit s’est aggravé ; ils leur coupent les vivres pour pratiquer l’usure, exactement comme les hobereaux prussiens. Le minifundiaire français s’était fait le plus vail­lant des défenseurs de la grande révolution française qui lui avait attribué la terre confisquée aux émigrés. Soldat napoléonien, il conduisit le drapeau de la France à la victoire et, parcourant toute l’Europe, il anéantit le féodalisme dans les pays qu’il traversa succes­sivement. Lénine et ses amis ont sans doute espéré que leur mot d’ordre agraire produirait un effet similaire. Mais le paysan russe s’étant approprié la terre spontanément n’a pas songé un seul instant à défendre la Russie et la révolution à qui il la devait. Il s’est farouchement installé dans sa nouvelle propriété, abandonnant la révolution à ses ennemis, l’État à la ruine et la population urbaine à la famine.

Discours de Lénine sur la nécessité de centraliser l’industrie, de nationaliser les banques, le commerce et l’industrie. Pourquoi pas la terre ? Là au contraire, décentralisation et propriété privée.

Le programme agraire que présentait Lénine avant la révolution était différent. On a repris le mot d’ordre des socialistes révolutionnaires si souvent décriés ou plus exactement celui du mouvement spontané de la paysannerie.

Pour introduire des principes socialistes dans les conditions agraires, le gouvernement soviétique a ensuite tenté de créer des communes agraires composées de prolétaires, pour la plupart des éléments urbains sans travail. Mais on peut déjà prévoir que les résultats de ces efforts, mesurés à la situation de l’agriculture dans son ensemble, demeureront minuscules et n’entreront pas même en consi­dération pour l’étude de la question. (Après avoir morcelé en petites exploitations la grande propriété foncière, très bon point de départ pour une économie socialiste, on cherche à créer, par petits bouts, des exploitations communistes modèles). Dans ces conditions, ces communes n’ont que la valeur d’une expérience et non pas d’une vaste réforme sociale. Monopole des céréales avec primes. Maintenant, post festum, on cherche à introduire la lutte des classes dans les villages.

La réforme agraire de Lénine a créé à la campagne une nouvelle et puissante couche d’ennemis du socialisme dont la résistance sera beaucoup plus dangereuse et plus âpre que ne l’était celle de l’aristocratie foncière.

Les bolcheviks sont partiellement responsables de ce que la défaite militaire ait abouti à l’effondrement et à la ruine de la Russie. Les bolcheviks ont eux mêmes considérablement aggravé les difficultés objectives de la situation par le mot d’ordre dont il ont fait le fer de lance de leur politique le « droit des Nations à l’autodétermination », ou plus exactement par ce qui se cache, en fait, derrière cette phraséologie : la ruine de la Russie en tant qu’État. La formule proclamée sans cesse, avec une obstination doctrinaire, du droit des différentes nationalités de l’Empire russe à décider elles-mêmes de leur sort, « jusques et y compris de la constitution d’États totalement indépendants par rapport à la Russie » était l’un des cris de guerre privilégiés de Lénine et de ses amis lorsqu’ils s’opposaient à l’impérialisme de Milioukov et à celui de Kerenski, elle constitua l’axe de leur politique intérieure après l’insurrection d’octobre, elle résumait la plate-forme des bolcheviks à Brest-Litovsk, elle était la seule arme qu’ils eussent à opposer à la position de force de l’impérialisme allemand.

On est d’abord frappé de l’opiniâtreté et de l’obstination avec lesquelles Lénine et consorts se sont attachés à un mot d’ordre en contradiction flagrante, non seulement avec le centralisme par ailleurs manifeste de leur politique, mais aussi avec l’attitude qu’ils ont adoptée envers les autres principes démocratiques. Alors qu’ils professaient un mépris glacial pour l’assemblée constituante, le suffrage universel, les libertés de presse et de réunion, bref pour tout l’arsenal des libertés démocratiques fondamentales des masses populaires, dont l’ensemble constituait « le droit à l’autodétermination » en Russie proprement dite, ils faisaient du droit des nations à disposer d’elles-mêmes le joyau de la politique démocratique auquel tous les aspects pratiques de la critique réaliste devaient céder le pas. Alors qu’ils n’ont pas fait le moindre cas d’un vote populaire en faveur de l’assemblée constituante en Russie, vote populaire fondé sur le suffrage le plus démocratique du monde, émis dans la liberté intégrale d’une république populaire, qu’ils ont tout simplement annulé ses résultats à partir de considérations critiques d’une froide lucidité, ils se sont fait à Brest les champions du « vote populaire », sur leur appartenance étatique, des nations allogènes de Russie, ils l’ont présenté comme la panacée de toute liberté et de toute démocratie, la quintessence inaltérée de la volonté des peuples, comme l’instance suprême qui devait décider du sort politique des nations.

Cette contradiction flagrante est d’autant moins compréhensible que les formes démocra­ti­ques de la vie politique dans chaque pays, comme nous le verrons plus tard, constituent effectivement les fondements les plus précieux, les fondements indispensables même de la politique socialiste, alors que l’illustre « droit des nations à l’autodétermination » est du domaine de la phraséologie creuse et de la mystification petite-bourgeoise.

En fait, quel est le sens de ce droit ? L’abc de la politique socialiste nous enseigne qu’elle combat les oppressions de toutes natures donc celle d’une nation par une autre.

Si, malgré tout, des politiciens par ailleurs aussi lucides et critiques que le sont Lénine, Trotski et leurs amis - ils haussent ironiquement les épaules devant toute sorte de phraséologie utopique telle que « désarmement », Société des Nations » etc. - ont fait carré­ment cette fois, d’une phrase creuse du même acabit leur cheval de bataille, cela est dû, semble-t-il, à une sorte de politique de circonstance. De toute évidence, Lénine et consorts estimaient qu’il n’y avait pas de moyen plus sûr, pour lier les nombreuses nationalités allogènes que comprenait l’Empire russe à la cause de la révolution, à la cause du prolétariat socialiste que de leur accorder, au nom de la révolution et du socialisme, la liberté suprême et illimitée qui consiste à disposer de leur sort. C’était là une politique analogue à celle que les bolcheviks ont adoptée à l’égard des paysans russes : on voulait satisfaire leur faim de terre par le mot d’ordre de prise de possession directe des domaines aristocratiques et les lier ainsi à la bannière de la révolution et du gouvernement prolétarien. Malheureusement, dans les deux cas, le calcul était totalement faux. Défenseurs de l’indépendance nationale, même jusqu’au « séparatisme », Lénine et ses amis pensaient manifestement faire ainsi de la Finlande, de l’Ukraine, de la Pologne, de la Lithuanie, des pays de la Baltique, du Caucase, etc., autant de fidèles alliés de la révolution russe. Mais nous avons assisté au spectacle inverse : l’une après l’autre, ces « nations » ont utilisé la liberté qu’on venait de leur offrir pour s’allier en ennemies mortelles de la révolution russe à l’impérialisme allemand et pour transporter sous sa protection en Russie même le drapeau de la contre-révolution. A titre d’exemple type, on peut citer l’épisode de l’Ukraine à Brest, qui a marqué un tournant décisif dans les négo­ciations et dans la situation politique des bolcheviks à l’intérieur comme a l’extérieur. L’attitude de la Finlande, de la Pologne, de la Lithuanie, des pays de la Baltique, des Nations du Caucase suffit à nous convaincre qu’il ne s’agit pas là d’une exception due au hasard mais d’un phénomène caractéristique.

Certes, dans tous les cas cités, ce ne sont pas les « nations » qui pratiquent cette politique réactionnaire, mais les classes bourgeoises et petites bourgeoises qui, en opposition violente avec leurs masses prolétariennes, ont transformé le « droit à l’autodétermination nationale » en instrument de leur politique de classe contre-révolutionnaire. Mais - et nous touchons là le cœur du problème - cette formule nationaliste révèle son caractère utopique et petit bourgeois, car, dans la rude réalité de la société de classes, et surtout à une époque d’antago­nis­mes exacerbés, elle se transforme en un moyen de domination des classes bourgeoises. Les bolcheviks ont dû apprendre à leurs dépens et à ceux de la révolution que sous l’hégé­monie du capitalisme, il n’y a pas d’autodétermination de la nation, que dans une société de classes, chaque classe tend à s’ « autodéterminer » différemment, et que pour les classes bourgeoises, les considérations sur la liberté nationale viennent bien après celles qui touchent à la domination de classe. La bourgeoisie finlandaise et la petite bourgeoisie ukrainienne sont tombées tout à fait d’accord pour préférer le régime autoritaire de l’Allemagne à la liberté nationale, si celle-ci devait être liée aux dangers du « bolchevisme ».

On espérait renverser ces rapports de classes réels, par des « plébiscites », par exemple, qui constituaient à Brest l’axe des discussions et, confiant dans la masse populaire révolu­tionnaire, obtenir un scrutin majoritaire favorable à la fusion avec la révolution russe ; si Lénine et Trotski le pensaient sérieusement, ils faisaient preuve d’un optimisme incompré­hen­sible, mais s’il ne s’agissait que d’une escar­mouche tactique dans le duel avec la politique de puissance allemande, c’était là jouer dangereusement avec le feu. Mais, même sans l’occu­pation militaire allemande, étant donné l’état d’esprit de la masse paysanne et de vastes couches de prolétaires encore indifférents, étant donné la tendance réactionnaire de la petite bourgeoisie et les mille moyens dont la bourgeoisie dispose pour influencer le vote, le « plé­bis­cite » s’il avait eu lieu dans les pays limitrophes, n’aurait, selon toute vraisemblance, pas eu des résultats de nature à réjouir partout les bolcheviks. La règle infaillible dans ces plébiscites sur la question nationale, peut s’énoncer ainsi : les classes dirigeantes s’arrangent pour l’empêcher, s’il ne fait pas leur jeu, ou, s’il a lieu, elles déploient pour l’influencer manœuvres et manigances si bien que jamais nous n’introduirons le socialisme par voie de plébiscite.

On a fait déferler la question des aspirations nationales et des tendances particularistes en plein combat révolutionnaire, la paix de Brest l’a avancée au premier plan, on lui a même accordé le cachet de Schibboleth 34 de la politique socialiste et révolutionnaire. Ce fait, en tant que tel, a jeté le trouble dans les rangs du socialisme et ébranlé la position du prolétariat justement dans les pays limitrophes. En Finlande, tant qu’il participa au combat du bloc révolutionnaire de Russie, le prolétariat disposa d’une puissance déterminante ; il avait la majorité à la Diète, dans l’armée, il avait réduit la bourgeoisie à l’impuissance totale et il était maître de la situation dans le pays. Au début du siècle, lorsqu’on n’avait pas encore inventé les inepties sur le « nationalisme ukrainien », les Karbovantse et les « Universals » 35, lorsque Lénine n’avait pas encore fait de l’ « Ukraine indépendante » son cheval de bataille, l’Ukraine russe était le fief du mouvement révolutionnaire russe. C’est de là, de Rostov, d’Odessa, du bassin du Donets qu’avaient jailli les premiers torrents de lave de la révolution (dès 1902-1904), propageant une mer de flam­mes dans la Russie du Sud et préparant ainsi l’explosion de 1905 ; le même phénomène s’est reproduit dans cette révolution-ci : le prolétariat du sud de la Russie constitua les troupes d’élite de la phalange prolétarienne. Depuis 1905, la Pologne et les pays baltes étaient les foyers les plus puissants et les plus sûrs de la révolution, le prolétariat socialiste y joua un rôle exemplaire.

Comment se fait-il que dans tous ces pays, la contre-révolution ait soudain triomphé ? Coupé de la Russie, le prolétariat a été paralysé par le mouvement nationaliste et livré à la bourgeoisie nationale des pays limitrophes. Contrairement à l’esprit d’une authentique politique de classe internationale, qu’ils défendaient par ailleurs, les bolcheviks ne se sont pas efforcés de souder les forces révolutionnaires sur tout le territoire de l’empire en un bloc compact, ils n’ont pas défendu toutes griffes dehors l’intégrité de l’empire russe en tant que territoire de la révolution, ils n’ont pas opposé à toutes les aspirations séparatistes nationa­listes, ce commandement suprême de la politique : la cohésion et le caractère indissoluble des liens entre les prolétaires de tous les pays à l’intérieur de la révolution russe ; au lieu de cela, par leurs périodes nationalistes ronflantes sur « le droit à l’autodétermination jusqu’à la constitution d’États séparés », ils ont tout au contraire fourni à la bourgeoisie de tous les pays limitrophes le plus inespéré, le plus éclatant des prétextes, littéralement l’étendard de leurs aspirations contre-révolutionnaires. Ils n’ont pas mis en garde les prolétaires des pays limitrophes en présentant toute forme de séparatisme comme un piège purement bourgeois ; au lieu de cela, ils ont, par leur mot d’ordre, semé la confusion dans les masses des pays limitrophes et les ont livrées à la démagogie des classes bourgeoises. En encourageant le nationalisme, ils ont eux-mêmes provoqué la ruine de la Russie, ils l’ont préparée et ont ainsi placé entre les mains de leur propres ennemis, le poignard qui devait percer le cœur de la révolution russe.

Certes, sans l’aide de l’impérialisme allemand, sans les « crosses allemandes dans les poings allemands » (cf. Neue Zeit de Kautsky), jamais ni les Loubinski et autres canailles de l’Ukraine, ni les Erich et Mannerheim 36 en Finlande ni les barons baltes ne seraient venus à bout des masses prolétaires de leurs pays. Mais le séparatisme national a été le cheval de Troie qui a permis aux « camarades » allemands de s’introduire, fusil au poing, dans tous ces pays. Mais ce sont les bolcheviks qui ont fourni l’idéologie permettant de déguiser cette campagne contre-révolutionnaire ; ils ont renforcé la position de la bourgeoisie et affaibli celle des prolétaires. Le meilleur exemple en est l’Ukraine qui devait être amenée à jouer un rôle si néfaste dans les destinées de la révolution russe. Le nationalisme ukrainien en Russie différait tout à fait du tchèque, du finnois, ou du polonais par exemple ; ce n’était qu’une lubie, l’élucubration de quelques dou­zaines d’intellectuels petits bourgeois, sans la moindre racine dans la vie économique, politique ou intellectuelle du pays, sans une trace de tradition historique, car l’Ukraine n’a jamais été ni un État ni une nation, n’a jamais possédé de culture nationale en dehors des poésies romantico-réactionnaires de Chevtchenko 37. C’est tout comme si un beau matin, les gens de la région côtière voulaient fonder à partir de Fritz Reuter 38 une nouvelle nation et un État bas allemands. Et, par leur agitation doctrinaire autour du « droit à l’autodétermination jusques et y compris, etc. », Lénine et ses amis ont gonflé artificiellement l’afféterie de quelques professeurs d’université et de quelques étudiants pour en faire un facteur politique. Ils ont conféré de l’importance à ce qui n’était au début qu’une farce, jusqu’au jour où la farce a pris une gravité des plus sanglantes, où elle s’est transformée, non pas en un mouvement national sérieux, qui n’avait de toutes façons pas de racines, mais en pavois, en drapeau de ralliement de la contre-révolution ! Cette bulle pleine d’air a enfanté à Brest les baïonnettes allemandes.

Ce genre de phraséologie a parfois, dans l’histoire des luttes de classes une signification très réelle. La fatalité a voulu qu’au cours de cette guerre mondiale, le socialisme ait été choisi pour fournir des prétextes idéologiques à la politique contre-révolutionnaire. Lorsque la guerre a éclaté, la social-démocratie allemande s’est hâtée d’orner la razzia de l’impé­ria­lisme allemand d’une parure idéologique tirée du cabinet de débarras du marxisme, en déclarant qu’il s’agissait là de l’expédition libératrice contre le tsarisme russe qu’avaient sou­haitée nos vieux maîtres. Il devait incomber aux antipodes des socialistes gouvernemen­taux, aux bolcheviks, d’apporter, grâce à la belle formule sur l’autodétermination des nations, de l’eau au moulin de la contre-révolution et de fournir ainsi une idéologie qui permettrait non seulement d’écraser la révolution russe en elle-même, mais aussi de liquider la guerre mondiale dans son ensemble conformément aux plans contre-révolutionnaires. Nous avons de bonnes raisons pour examiner, dans cette perspective, la politique des bolcheviks très à fond. L’accouplement entre « le droit des nations à l’autodé­termination » d’une part, et la Société des Nations et le désarmement issus des bonnes grâces de Wilson de l’autre, constitue le cri de guerre dans le conflit imminent entre le socialisme international et le monde bour­geois. La phraséologie sur l’autodétermination et le mouvement national dans son ensem­ble constituent, bien évidemment, le plus grave danger actuel pour le socialisme international ; la révolution russe et les négociations de Brest viennent de les renforcer considérablement. Il nous faudra accorder encore plus d’attention à cette plate-forme. Les bolcheviks se sont laissés prendre aux épines de cette phraséologie et se sont écorchés jusqu’au sang ; le sort tragique qu’elle a connu dans la révolution russe doit servir d’avertissement au prolétariat international.

La conséquence de tout cela fut la dictature de l’Allemagne. De la paix de Brest au « traité annexe » ! Les 200 victimes expiatoires de Moscou. Cette situation a engendré la terreur et l’écrasement de la démocratie.

IV

Quelques exemples nous permettront de le vérifier.

La fameuse dissolution de l’assemblée constituante, en novembre 1917, a joué un rôle prépondérant dans la politique des bolcheviks. Cette mesure détermina leurs positions ultérieures, elle marqua en quelque sorte un tournant dans leur tactique. On sait qu’avant leur victoire d’octobre, Lénine et consorts revendiquaient avec fureur )a convocation d’une assemblée constituante, que la politique de temporisation du gouvernement Kerenski, en cette affaire, constituait l’un des chefs d’accusation des bolcheviks contre ce gouvernement et leur fournissait un motif d’attaques extrêmement violentes. Dans son intéressante brochure intitulée De la révolution d’octobre au traité de Brest-Litovsk, Trotski dit même que l’insur­rection d’octobre a littéralement « sauvé la constituante » et la révolution en général. « Et quand nous disions, poursuit-il que pour accéder à l’assemblée constituante, il fallait passer non par le pré-parlement de Tseretelli mais par la prise du pouvoir par les soviets, nous étions parfaitement sincères. »

Et voilà qu’après ces déclarations, le premier pas de Lénine après la révolution d’octobre fut de dissoudre cette même assemblée constituante à laquelle elle devait mener. Quels motifs ont pu prévaloir pour une volte-face aussi stupéfiante ? Trotski s’en explique longue­ment dans l’ouvrage en question et nous allons rapporter ses arguments :

« Si les mois qui ont précédé la révolution d’octobre ont été une période où les masses ont glissé vers la gauche et où les ouvriers, les soldats et les paysans ont afflué irrésistiblement aux côtés des bolcheviks, ce processus s’est manifesté au sein du parti socialiste révolution­naire par un renforcement de l’aile gauche aux dépens de la droite. Mais sur les listes du parti des socialistes révolutionnaires, les vieux noms de l’aile droite dominaient encore aux trois quarts...

Il faut ajouter à cela que les élections elles-mêmes se déroulaient dans les premières semaines qui suivirent l’insurrection d’octobre. La nouvelle du changement qui s’était produit, se propageait relativement lentement, en cercles concentriques, de la capitale vers la province et des villes vers la campagne. En de nombreux endroits, les masses paysannes ne savaient pas très bien ce qui se passait à Moscou et à Pétrograd. Elles votèrent pour « Terre et Liberté » et pour leurs représentants aux comités de région qui étaient pour la plupart des partisans des « Narodniki ». Mais elles votaient ainsi pour Kerenski et Avxentiev qui avaient dissous ces comités de région et fait arrêter leurs membres ... Cet état de fait rend bien compte du retard qu’avait pris la constituante par rapport à l’évolution de la lutte politique et aux regroupements au sein des partis. »

Voilà qui est fort bien dit et fort convaincant. Seulement, on peut s’étonner que des gens aussi avisés que Lénine et Trotski n’aient pas tiré des faits ci-dessus la conclusion qui en découlait naturellement. L’assemblée constituante avait été élue longtemps avant le tournant décisif et reflétait dans sa composition l’image d’un passé révolu et non le nouvel état de choses ; la conclusion s’imposait : il fallait casser cette constituante surannée donc mort-née et prescrire sans tarder de nouvelles élections pour une nouvelle constituante ! Ils ne voulaient ni ne pouvaient confier le sort de la révolution à une assemblée qui reflétait la Russie d’hier, celle de Kerenski, une période d’hésitations et de coalition avec la bourgeoisie. Fort bien ! Il ne restait plus dès lors qu’à convoquer tout de suite à sa place une assemblée issue d’une Russie rénovée et qui était allée plus loin.

Au lieu de cela, Trotski généralise et conclut à partir de l’insuffisance spécifique de l’assemblée constituante réunie en octobre, à l’invalidité absolue de toute représentation issue d’élections populaires générales au cours de la révolution.

« Grâce à la lutte ouverte et immédiate pour le pouvoir gouvernemental, les masses laborieuses accumulent en très peu de temps une foule d’expériences et montent rapidement les échelons de leur évolution. Le lourd mécanisme des institutions démocratiques a d’autant plus de peine à suivre cette évolution que le pays est plus grand et son appareil technique plus imparfait. » (Trotski, p. 93).

Et voilà donc « le mécanisme des institutions démocratiques en général ». On peut d’abord objecter à cela que cette appréciation des institutions représentatives révèle une conception quelque peu schématique et rigide que contredit expressément l’expérience histo­rique propre a toutes les époques révolutionnaires. Selon la théorie de Trotski, toute assemblé élue ne reflète une fois pour toutes que l’état d’esprit, la maturité politique et l’humeur du corps électoral au moment précis où il se rend aux urnes. L’institution démocratique serait donc un reflet constant de la masse lors de l’échéance électorale, comme en quelque sorte le ciel étoilé de Herschel 39 qui ne nous donne pas une image des astres tels qu’ils sont quand nous les voyons mais tels qu’ils étaient au moment où, de l’infini, ils émettaient leurs rayons lumineux vers la terre. On conteste ici l’existence de tout lien intellectuel vivant entre les élus et leurs électeurs, de toute influence réciproque constante.

Toute l’expérience historique s’inscrit ici en faux ! Celle-ci nous montre au contraire que l’opinion publique irrigue constamment les institutions représentatives, les pénètre, les dirige. Comment expliquer sinon les cabrioles archi-réjouissantes que dans tout parlement bourgeois les « représentants du peuple » nous donnent parfois à voir, lorsque, animés soudain d’un « esprit » nouveau, ils font entendre des accents parfaitement inattendus ; comment expliquer que, de temps à autre, des momies archi-desséchées prennent des airs de jeunesse, que les petits Scheidemann de tous poils trouvent tout à coup dans leur cœur des accents révolu­tionnaires - lorsque la colère gronde dans les usines, dans les ateliers et dans les rues ?

Cette action constamment vivace de l’opinion et de la maturité politique des masses devrait donc juste en période de révolution, déclarer forfait devant le schéma rigide des enseignes de partis et des listes électorales ? Tout au contraire ! C’est justement la révolution qui par son effervescence ardente crée cette atmosphère politique légère, vibrante réceptive, qui permet aux vagues de l’opinion publique, au pouls de la vie populaire d’agir instanta­nément, miraculeusement sur les institutions représentatives. C’est justement là-dessus que reposent les fameuses scènes impressionnantes, au début de toutes les révolutions, où de vieux parlements réactionnaires ou très modérés, élus sous l’ancien régime au suffrage restreint, se transforment soudain en porte-parole héroïques de l’insurrection, en romantiques de l’action. Le célèbre « Long Parlement » anglais est bien l’exemple classique : élu et convoqué en 1642, il resta en poste pendant sept ans et refléta successivement en son sein tous les changements dans l’opinion publique, la maturité politique, la division des classes, la progression de la révolution jusqu’à son apogée, depuis la timide escarmouche du début avec la couronne alors que son speaker rampait encore, jusqu’à la suppression de la chambre des Lords, l’exécution de Charles 1er et la proclamation de la république.

Cette miraculeuse transformation ne s’est-elle pas également reproduite dans les États généraux en France, dans le parlement de censure de Louis-Philippe et même - la dernier, le plus frappant des exemples est si proche de Trotski - dans la quatrième Douma russe, élue en l’an de grâce 1909 sous la plus rigide des hégémonies contre-révolutionnaires qui, en 1917, sentit se lever le vent juvénile de la révolte et engagea le processus révolutionnaire ?

Tout ceci montre que « le lourd mécanisme des institutions démocratiques » trouve un correctif puissant, qui s’exprime justement dans le mouvement vivant de la masse, dans la pression constante qu’elle exerce. Et si l’institution se démocratise, si le pouls de la vie politique de la masse bat plus vite et plus fort, cette influence se fait alors plus immédiate et plus précise - malgré les clichés rigides des partis, malgré les listes électorales périmées, etc. Certes, toute institution démocratique a ses limites et ses lacunes, ce qu’elle partage d’ailleurs avec toutes les institutions humaines. Mais le remède qu’ont trouvé Lénine et Trotski - supprimer carrément la démocratie -est encore pire que le mal qu’il est censé guérir : il obstrue la source vivante d’où auraient pu jaillir les correctifs aux imperfections congénitales des institutions sociales. La vie politique active, énergique, sans entraves de la grande majorité des masses populaires.

Prenons un autre exemple frappant : le droit de vote élaboré par le gouvernement soviétique. On ne voit pas très bien quelle portée pratique on lui attribue. Lénine et Trotski se sont livrés à une critique des institutions démocratiques ; il en ressort qu’ils récusent le principe des représentations populaires issues d’élections générales et ne veulent s’appuyer que sur les Soviets. On ne voit pas très bien pourquoi, en fait, on a quand même élaboré un suffrage universel. Ce droit de vote n’a d’ailleurs, à ce qu’on sache, jamais été appliqué de quelque façon que ce soit ; on n’a pas entendu parler d’élections pour une quelconque représentation populaire qui l’aurait eu pour base. On a tout lieu de supposer qu’il s’agit là d’un produit théorique, resté pour ainsi dire sur le papier ; mais tel qu’il est, c’est un produit remarquable de la théorie bolcheviste de la dictature. On ne jauge pas le droit de vote, et les droits politiques en général, selon les schémas abstraits de « justice » et autres formules démocratiques bourgeoises mais d’après des conditions économiques et sociales auxquelles il s’adapte. Le droit de vote élaboré par le gouvernement soviétique est pensé en fonction de la période de transition entre la société bourgeoise capitaliste et la société socialiste, en fonction de la dictature du Prolétariat. Selon l’interprétation que donnent Lénine et Trotski de cette dictature, le droit de vote n’est accordé qu’à ceux qui vivent de leur propre travail et refusé à tous les autres.

Un tel droit de vote n’a bien évidemment de sens que dans une société économiquement en mesure de permettre à tous ceux qui veulent travailler de vivre convenablement et dignement de leur travail. Est-ce le cas pour la Russie actuelle ? La Russie soviétique, retranchée du marche mondial, coupée de ses sources de matières premières essentielles, doit faire face à d’énormes difficultés ; la vie économique dans son ensemble s’est terriblement délabrée, les rapports de production ont été brusquement bouleversés à la suite du renverse­ment des rapports de propriété dans l’agriculture, l’industrie et le commerce ; il va donc de soi que d’innombrables personnes seront déracinées soudain, que leur existence va à la dérive sans qu’elles aient la moindre possibilité objective d’employer leur force de travail dans le mécanisme économique. Ceci ne vaut pas ,seulement pour la classe des capitalistes et des propriétaires fonciers, mais aussi pour une large couche de la classe moyenne et même pour la classe ouvrière. C’est un fait : l’effondrement de l’industrie a provoqué un reflux massif du prolétariat des villes dans les campagnes où il cherche à s’employer dans l’agricul­ture. Dans ces conditions, un suffrage politique qui pose comme condition l’obligation pour tous de travailler, est une mesure parfaitement incompréhensible. Dans la logique du courant, seuls les exploiteurs devaient être privés de droits politiques. Et alors qu’on déracine en masse les forces de travail productives, le gouvernement soviétique se voit, en revanche, souvent contraint d’affermer, pour ainsi dire, l’industrie nationale à ses anciens propriétaires capita­listes. Le gouvernement soviétique s’est aussi vu contraint de conclure un compromis avec les coopératives de consommation bourgeoises. Puis l’utilisation de spécialistes bourgeois s’est révélée indispensable. Une autre conséquence du même phénomène : des couches croissantes du prolétariat, les gardes rouges, etc. sont entretenues par l’État sur les deniers publics. En réalité, il prive de droit des couches vastes et croissantes de la petite bourgeoisie et du prolétariat pour lesquelles l’organisme économique ne prévoit aucun moyen qui leur permette de répondre au travail obligatoire.

Cela ne rime à rien que de qualifier le droit de vote de produit utopique de l’imagination, détaché de la réalité sociale. Et c’est bien pourquoi ce n’est pas un instrument sérieux de la dictature prolétarienne. Un anachronisme, une anticipation de la situation juridique qui a sa place sur une base économique socialiste déjà achevée mais pas dans la période de transition de la dictature prolétarienne.

Lorsque les classes moyennes, l’intelligentsia bourgeoise et petite bourgeoise ont, pen­dant les mois qui ont suivi la révolution d’octobre, boycotté le gouvernement soviétique, paralysé les chemins de fer, la poste, le télégraphe, les écoles et l’appareil administratif s’insurgeant ainsi contre le gouvernement des travailleurs, toutes les mesures de rétorsion étaient bonnes pour briser d’une main de fer la résistance : privation des droits politiques, des moyens économiques d’existence, etc. Ainsi s’exprimait en effet la dictature socialiste, elle ne doit épargner aucun moyen de contrainte pour imposer ou empêcher certaines mesures dans l’intérêt de tous. En revanche, un droit de vote qui prive de tous droits de vastes couches de la société, qui les exclut politiquement du cadre de la société, sans être en mesure de leur trouver une place à l’intérieur même du cadre économique de cette société, une privation de droit qui n’est pas une mesure concrète pour atteindre un but concret mais une règle générale durable, ce droit n’est pas une nécessité de la dictature mais une improvisation vouée à l’échec. Aussi bien les soviets comme épine dorsale, que la constituante et le suffrage universel 40.

Les bolcheviks qualifiaient les soviets de réactionnaires parce qu’ils étaient, en majorité, composés de paysans (les délégués des paysans et les délégués des soldats). Lorsque les soviets ont pris pour eux fait et cause, ils sont devenus les représentants véritables de l’opinion publique. Mais ce brusque revirement ne dépendait que de la paix et de la question agraire.

Mais l’assemblée constituante et le droit de vote sont loin d’épuiser la question : nous n’avons pas parlé de la suppression des garanties démocratiques les plus importantes pour une vie publique saine : liberté de la presse, droit d’association et de réunion, devenus illé­gaux pour tous les ennemis du gouvernement soviétique. L’argumentation de Trotski citée plus haut sur la lourdeur des institutions démocratiques ne suffit pas, et de loin, à justifier ces atteintes. Cependant une chose est certaine, incontestable : sans une presse libre et dégagée de toute entrave, si l’on empêche la vie des réunions et des associations de se dérouler, la domination de vastes couches populaires est alors parfaitement impensable,

Lénine dit que l’état bourgeois est un instrument d’oppression de la classe ouvrière, l’état socialiste, un instrument d’oppression de la bourgeoisie. Qu’il n’est en quelque sorte qu’un état capitaliste inversé. Cette conception simpliste omet l’essentiel : pour que la classe bour­geoise puisse exercer sa domination, point n’est besoin d’enseigner et d’éduquer politique­ment l’ensemble de la masse populaire, du moins pas au-delà de certaines limites étroitement tracées. Pour la dictature prolétarienne, c’est là l’élément vital, le souffle sans lequel elle ne saurait exister.

« Grâce à la lutte ouverte et immédiate pour le pouvoir gouvernemental, les masses ouvrières accumulent en très peu de temps une énorme expérience politique et franchissent rapidement les échelons dans leur évolution 41. » Ici Trotski se contredit lui-même et contredit ses propres camarades de parti. Et justement parce que c’est vrai, ils ont, en écrasant la vie publique, tari la source de J’expérience politique et arrêté l’évolution ascendante. Ou alors, il faudrait admettre que l’expérience et J’évolution étaient nécessaires jusqu’à la prise du pouvoir par les bolcheviks, qu’elles avaient atteint leur apogée et devenaient désormais superflues. (Discours de Lénine : la Russie est acquise au socialisme !)

C’est tout le contraire en vérité ! Les tâches gigantesques auxquelles les bolcheviks s’étaient attelés avec courage et décision exigeaient précisément que les masses reçoivent une éducation politique très intensive et accumulent les expériences.

La liberté pour les seuls partisans du gouvernement, pour les seuls membres d’un parti - aussi nombreux soient-iIs - ce n’est pas la liberté. La liberté, c’est toujours au moins la liberté de celui qui pense autrement. Non pas en vertu du fanatisme de la « justice » mais parce que tout ce que la liberté comporte d’instructif, de salutaire et de purifiant dépend de ce principe et cesse d’être efficace lorsque la « liberté » devient un privilège.

S’ils sont honnêtes avec eux-mêmes, les bolcheviks ne sauraient nier qu’il leur a fallu marcher à tâtons, faire des tentatives, des essais, des expériences de tous ordres et qu’une bonne partie des mesures qu’ils ont prises ne sont pas des pertes. C’est ce qui nous arrivera certainement à notre tour, même si la situation ne présente pas partout les mêmes difficultés.

La condition qu’implique tacitement la théorie de la dictature selon Lénine et Trotski est la suivante : un bouleversement socialiste est une chose pour laquelle le parti de la révolution a sous la main une recette toute prête et il n’est besoin que d’énergie pour la réaliser. Malheureusement, ou si l’on veut heureusement, il n’en est pas ainsi. Loin d’être une somme de prescriptions toutes faites qu’il suffirait d’appliquer, la réalisation pratique du socialisme en tant que système économique, social et juridique est une chose enfouie dans la brume épaisse de l’avenir. Ce que nous offre notre programme, ce sont de grands panneaux indiquant la direction dans laquelle doivent être recherchées les mesures à prendre, et encore ces indications ont-elles un caractère surtout négatif. Nous savons à peu près ce qu’il nous faut supprimer dès l’abord pour ouvrir la voie à l’économie socialiste, mais en revanche, la nature des mille mesures concrètes et pratique%, petites et grandes qu’il faudra prendre pour introduire les principes socialistes dans l’économie, dans le droit, dans tous les rapports sociaux n’est consignée dans aucun programme de parti socialiste, dans aucun manuel socialiste. Ce n’est pas une lacune mais précisément l’avantage du socialisme scientifique sur le socialisme utopique. Le système socialiste ne peut et ne doit être qu’un produit historique, issu de l’école même de l’expérience, a l’heure de l’accomplissement, de l’histoire vivante en train de se faire ; tout comme la nature organique dont elle fait finalement partie, celle-ci a la belle habitude de susciter conjointement les besoins sociaux réels et les moyens de les satisfaire, les tâches et leur solution. S’il en est ainsi, la nature même du socialisme fait que, bien évidemment, il ne peut être octroyé ou introduit par oukaze. Il présuppose une série de mesures coercitives, contre la propriété, etc. On peut décréter l’aspect négatif, la destruction, mais pas l’aspect positif, la construction. Terre neuve. Mille problèmes. Seule l’expérience permet les corrections et l’ouverture de nouvelles voies. Seule une vie bouillonnante et sans entra­ves se diffracte en mille formes nouvelles, en mille improvisations, illumine la puis­sance créatrice, corrige elle-même toutes ses erreurs. Si la vie publique des états à liberté limitée est si terne, si misérable, si schématique, si inféconde, c’est justement parce qu’en excluant la démocratie, elle tarit les sources vivantes de toute richesse et de tout progrès intellectuel. (Preuve : les années 1905 et les mois de février à octobre 1917.) Sur le plan politique, mais tout autant sur le plan économique et social. La masse populaire doit participer dans son ensemble. Sinon, le socialisme est décrété, octroyé par une douzaine d’intellectuels réunis autour d’un tapis vert.

Contrôle public absolument indispensable. Sinon l’échange d’expériences demeure pri­son­nier du cercle restreint des fonctionnaires du nouveau gouvernement. Corruption iné­vitable. (Paroles de Lénine, Mitteilungsblatt, no 29) 42. La pratique du socialisme exige un bouleversement complet dans l’esprit des masses dégradé par des siècles de domination de classe bourgeoise. Instincts sociaux à la place des instincts égoïstes, initiative des masses à la place de l’inertie, idéalisme qui fait surmonter toutes les souffrances, etc. Personne ne le sait mieux, ne le dépeint avec plus de précision, ne le répète avec plus d’obstination que Lénine. Mais il se trompe intégralement dans l’emploi des moyens. Décret, puissance dictatoriale des inspecteurs d’usines, sanctions draconiennes, terreur, ce ne sont là que des palliatifs. La seule voie qui mène à une renaissance est l’école même de la vie publique, une démocratie très large, sans la moindre limitation, l’opinion publique. C’est justement la terreur qui démoralise.

Si l’on supprime tout cela, que reste-t-il en fait ? A la place des institutions représentatives issues d’élections populaires générales, Lénine et Trotski ont imposé les soviets comme la seule représentation véritable des masses laborieuses. Mais si l’on étouffe la vie Politique dans tout le pays, la paralysie gagne obligatoirement la vie dans les soviets. Sans élections générales, sans une liberté de presse et de réunion illimitée, sans une lutte d’opinion libre, la vie s’étiole dans toutes les institutions publiques, végète, et la bureaucratie demeure le seul élément actif. La vie publique s’endort progressivement ; quelques douzaines de chefs de parti, animés d’une énergie inépuisable et d’un idéalisme sans bornes, dirigent et gouvernent ; le pouvoir réel se trouve aux mains d’une douzaine d’entre eux doués d’une intelligence éminente ; et l’élite ouvrière est invitée de temps en temps à assister à des réunions pour applaudir aux discours des dirigeants et voter à l’unanimité les résolutions proposées ; au fond donc, un gouvernement de coterie - une dictature certes, pas la dictature du prolétariat mais la dictature d’une poignée de politiciens, c’est-à-dire une dictature dans le sens bourgeois, dans le sens de l’hégémonie jacobine (l’intervalle entre les congrès des soviets reporté de trois à six mois ». Et plus encore, un tel état de choses engendre nécessairement une recrudescence de sauvagerie dans la vie publique, des attentats, des exécutions d’otages, etc.

Discours de Lénine sur la discipline et la corruption.

Dans toute révolution la lutte contre le lumpenprolétariat constitue un problème en soi, d’une grande importance. En Allemagne comme partout, on aura aussi à s’en soucier. L’élément du lumpenprolétariat est intimement lié à la société bourgeoise, non seulement comme une couche à part, comme un déchet social qui prend des proportions gigantesques notamment lorsque l’édifice de l’ordre social s’écroule, mais comme élément intégrant de la société globale. Les événements en Allemagne - et plus ou moins dans tous les autres états - ont montré avec quelle facilité toutes les couches de la société bourgeoise s’encanaillent. La gradation entre l’usure marchande, les fraudes des hobereaux polonais, les affaires fictives, la contrefaçon de denrées alimentaires, l’escroquerie, la corruption de fonctionnaire, le vol, l’effraction, le pillage s’est évanouie si bien que la distinction entre la bourgeoisie honorable et le bagne a disparu. C’est la répétition du phénomène de dégradation rapide et régulière des atours bourgeois lorsqu’ils sont transplantés en terrain social étranger, dans les conditions des colonies d’outre-mer. En se défaisant des barrières et des appuis conventionnels de la morale et du droit, la société bourgeoise dont la loi vitale intime est une très profonde immoralité : l’exploitation de l’homme par l’homme, s’encanaille purement et simplement, sans délai et sans frein. La révolution prolétarienne aura partout à combattre cet ennemi, cet instrument de la contre-révolution.

Et même en ce cas, la terreur est une arme émoussée, ou plutôt à double tranchant. La plus draconienne des justices de guerre est impuissante devant l’irruption des désordres du lumpenprolétariat. En effet, tout état de siège qui dure mène invariablement à l’arbitraire et tout arbitraire exerce sur la société une action dépravante. Le seul moyen efficace dont dispose la révolution prolétarienne est en ce cas également : prendre des mesures radicales, politiques et sociales, établir sans délai les garanties sociales de la vie de la masse, et déve­lopper l’idéalisme révolutionnaire qui ne peut subsister, à la longue que grâce à une activité intense dans la vie des masses, dans une liberté politique illimitée.

Contre les infections et les germes morbides, l’action libre des rayons solaires est le moyen le plus efficace pour purifier et pour guérir ; de même, la révolution en soi et son principe rénovateur, la vie intellectuelle l’activité et l’auto-responsabilité des masses qu’elle suscite, en un mot, la révolution sous la forme de la liberté politique la plus large est le seul soleil qui sauve et purifie 43.

Chez nous, comme partout ailleurs, l’anarchie sera inévitable. L’élément du lumpen­prolétariat est inhérent à la société bourgeoise et ne peut en être séparé.

Preuves :

1) En Prusse orientale, les pillages des « cosaques ».

2) L’irruption générale de pillages et de vols en Allemagne (« fraudes » ; le personnel de la poste et des chemins de fer, la police ; les frontières séparant la société bien ordonnée et le bagne se sont complètement effacées).

3) Les dirigeants syndicaux se sont encanaillés rapidement. Les mesures de terreur dra­coniennes sont impuissantes là-contre. Au contraire, elles corrompent encore davantage. L’unique contre-poison : l’idéalisme et l’activité sociale des masses, une liberté politique illimi­tée.

C’est une loi toute puissante, objective, à laquelle aucun parti ne peut se soustraire.

L’erreur fondamentale de la théorie de Lénine-Trotski est que précisément ils opposent, tout comme Kautsky, la dictature à la démocratie. « Dictature ou démocratie », c’est en ces termes que se pose la question pour les bolcheviks et pour Kautsky. Ce dernier se prononce bien entendu pour la démocratie, la démocratie bourgeoise puisque précisément elle constitue pour lui l’alternative au bouleversement socialiste. Lénine-Trotski se prononcent en revanche pour la dictature en opposition à la démocratie, et ainsi pour la dictature d’une poignée de gens, c’est-à-dire pour une dictature sur le modèle bourgeois. Ce sont là deux pôles opposés aussi éloignés l’un que l’autre de la politique socialiste authentique. Lorsqu’il prend le pouvoir, le prolétariat ne peut en aucun cas suivre le bon conseil de Kautsky sous prétexte que « le pays n’est pas mûr » et renoncer à la transformation socialiste, ne se consacrer qu’à la démocratie sans se trahir lui-même, trahir l’Internationale et la révolution. Il a le devoir et l’obligation de prendre immédiatement des mesures socialistes de la façon la plus énergique, la plus inexorable, la plus brutale, donc d’exercer la dictature, mais une dictature de classe, non pas celle d’un parti ou d’une coterie ; une dictature de classe, c’est-à-dire une dictature qui s’exerce le plus ouvertement possible, avec la participation sans entraves, très active des masses populaires, dans une démocratie sans limites. « En tant que marxistes, nous n’avons jamais été idolâtres de la démocratie formelle », écrit Trotski. Certes, nous n’avons jamais été idolâtres de la démocratie formelle. Mais nous n’avons jamais non plus été idolâtres du socialisme ou du marxisme. Doit-on en conclure que nous devons mettre le marxisme au rancart à la manière de Cunow-Lensch-Parvus 44, quand il nous gène aux entournures ? Nous n’avons jamais été idolâtres de la démocratie formelle, cette phrase n’a qu’un seul sens ; nous distinguons toujours le noyau social de la forme politique de la démocratie bourgeoise, nous avons toujours dégagé l’âpre noyau d’inégalité et de servitude sociales qui se cache sous l’écorce sucrée de l’égalité et de la liberté formelles, non pas pour les rejeter mais pour inciter la classe ouvrière à ne pas se contenter de l’écorce, à conquérir plutôt le pouvoir politique pour la remplir d’un nouveau contenu social : la tâche historique du prolétariat lorsqu’il prend le pouvoir est de remplacer la démocratie bourgeoise par la démocratie socialiste et non pas de supprimer toute démocratie. La démocratie socia­liste ne commence pas seulement en Terre promise, lorsque l’infrastructure de l’économie socialiste est créée, ce n’est pas un cadeau de Noël tout prêt pour le gentil peuple qui a bien voulu, entre temps, soutenir fidèlement une poignée de dictateurs socialistes. La démocratie socialiste commence avec la destruction de l’hégémonie de classe et la construction du socialisme. Elle commence au moment de la prise du pouvoir par le parti socialiste. Elle n’est pas autre chose que la dictature du prolétariat.

Parfaitement : dictature ! Mais cette dictature réside dans le mode d’application de la démocratie et non dans sa suppression, en empiétant avec énergie et résolution sur les droits acquis et les rapports économiques de la société bourgeoise ; sans cela, on ne peut réaliser la transformation socialiste. Mais cette dictature doit être l’œuvre de la classe, et non pas d’une petite minorité qui dirige au nom de la classe, c’est-à-dire qu’elle doit être l’émanation fidèle et progressive de la participation active des masses, elle doit subir constamment leur influence directe, être soumise au contrôle de l’opinion publique dans son ensemble, émaner de l’éducation politique croissante des masses populaires.

C’est ainsi que les bolcheviks auraient agi jusqu’à présent s’ils ne subissaient pas l’effroy­able pression de la guerre mondiale, de l’occupation allemande et de toutes les difficultés énormes qui s’y rattachent et qui sont de nature à corrompre n’importe quelle politique socialiste, fût-eIle pleine des meilleures intentions et des plus beaux principes.

Un argument frappant : l’utilisation abondante de la terreur par le gouvernement des conseils et notamment dans la dernière période qui a précédé l’effondrement de l’impéria­lisme allemand depuis l’attentat contre l’ambassadeur d’Allemagne. On ne baptise pas les révolutions à Veau de rose, voilà une vérité de La Palisse bien insuffisante.

On peut comprendre tout de ce qui se passe en Russie ; c’est une chaîne inévitable de causes et d’effets qui a point de départ et clef de voûte, la carence du prolétariat allemand et l’occupation de la Russie par l’impérialisme allemand. Ce serait réclamer l’impossible de Lénine et de ses amis que de leur demander encore dans de telles conditions de créer, comme par magie, la plus belle des démocraties, la plus exemplaire des dictatures du prolétariat, une économie socialiste florissante. Par leur attitude révolutionnaire décidée, leur énergie exemplaire et leur fidélité inviolable au socialisme international, ils ont vraiment fait tout ce qu’ils pouvaient faire dans des conditions aussi effroyablement compliquées. Le danger commence là où, faisant de nécessité vertu, ils cherchent à fixer dans tous les points de la théorie, une tactique qui leur a été imposée par des fatales et à la proposer au prolétariat inter­­­na­­tional comme modèle de la tactique socialiste. Ils se mettent ainsi tout à fait inutile­ment en lumière et placent leur mérite historique réel et incontestable sous le ’boisseau des erreurs imposées par la nécessité ; ils rendent donc un bien mauvais service au socialisme international pour l’amour et au nom duquel ils ont lutté et souffert, en voulant y engranger comme autant de révélations, toutes les aberrations introduites en Russie sous la contrainte de la nécessité qui n’ont été, en fait, que tes retombées de la faillite du socialisme international dans cette guerre mondiale.

Les socialistes gouvernementaux allemands peuvent bien proclamer haut et fort que la domination des bolcheviks en Russie n’est qu’une caricature de dictature du prolétariat. Si ce fut ou si c’est le cas, c’est uniquement parce qu’elle fut le produit de l’attitude du prolétariat allemand, elle-même caricature de la lutte de classe socialiste. Nous sommes tous soumis à la loi de l’histoire et l’on ne peut introduire l’ordre socialiste qu’à l’échelle internationale. Les bolcheviks ont montré qu’ils pouvaient faire tout ce qu’un parti vraiment révolutionnaire est capable d’accomplir dans les limites des possibilités historiques. Qu’ils ne cherchent pas à faire des miracles 1 Car une révolution prolétarienne exemplaire et parfaite dans un pays isolé, épuisé par la guerre mondiale, écrasé par l’impérialisme, trahi par le prolétariat interna­tional serait un miracle. Ce qui importe, c’est de distinguer, dans la politique des bolcheviks, l’essentiel de l’accessoire, la substance du fortuit. En cette dernière période où les luttes finales décisives nous attendent dans le monde entier, le problème le plus important du socialisme a été et est encore précisément la question brûlante de l’actualité, non pas telle ou telle question de détail de la tactique mais la combativité du prolétariat, l’énergie des masses, la volonté du socialisme de prendre le pouvoir en général. A cet égard, Lénine, Trotski et leurs amis ont les premiers, par leur exemple, ouvert la voie au prolétariat mondial, ils sont jusqu’à présent encore les seuls qui puissent s’écrier comme Hutten 45 :« J’ai osé » !

Voilà ce que la politique des bolcheviks comporte d’essentiel et de durable. En ce sens, ils conservent le mérite impérissable d’avoir ouvert la voie au prolétariat international en prenant le pouvoir politique et en posant le problème pratique de la réalisation du socialisme, d’avoir fait progresser considérablement le conflit entre capital et travail dans le monde entier. En Russie, le problème ne pouvait être que posé. Il ne pouvait être résolu en Russie. Et en ce sens, l’avenir appartient partout au « Bolchevisme ».

La révolution russe : l’année 1917 selon le récit de Lénine et Trotsky et les photographies de l’époque

Messages

  • A cet égard, Lénine, Trotski et leurs amis ont les premiers, par leur exemple, ouvert la voie au prolétariat mondial, ils sont jusqu’à présent encore les seuls qui puissent s’écrier comme Hutten 45 :« J’ai osé » !

    Voilà ce que la politique des bolcheviks comporte d’essentiel et de durable. En ce sens, ils conservent le mérite impérissable d’avoir ouvert la voie au prolétariat international en prenant le pouvoir politique et en posant le problème pratique de la réalisation du socialisme, d’avoir fait progresser considérablement le conflit entre capital et travail dans le monde entier. En Russie, le problème ne pouvait être que posé. Il ne pouvait être résolu en Russie. Et en ce sens, l’avenir appartient partout au « Bolchevisme ».

  • Nous sommes placés aujourd’hui devant ce choix : ou bien triomphe de l’impérialisme et décadence de toute civilisation, avec pour conséquences, comme dans la Rome antique, le dépeuplement, la désolation, la dégénérescence, un grand cimetière ; ou bien victoire du socialisme, c’est-à-dire de la lutte consciente du prolétariat international contre l’impérialisme et contre sa méthode d’action : la guerre. C’est là un dilemme de l’histoire du monde, un ou bien - ou bien encore indécis dont les plateaux balancent devant la décision du prolétariat conscient. Le prolétariat doit jeter résolument dans la balance le glaive de son combat révolutionnaire : l’avenir de la civilisation et de l’humanité en dépendent. Au cours de cette guerre, l’impérialisme a remporté la victoire. En faisant peser de tout son poids le glaive sanglant de l’assassinat des peuples, il a fait pencher la balance du côté de l’abîme, de la désolation et de la honte. Tout ce fardeau de honte et de désolation ne sera contrebalancé que si, au milieu de la guerre, nous savons retirer de la guerre la leçon qu’elle contient, si le prolétariat parvient à se ressaisir et s’il cesse de jouer le rôle d’un esclave manipulé par les classes dirigeantes pour devenir le maître de son propre destin.

    La classe ouvrière paie cher toute nouvelle prise de conscience de sa vocation historique. Le Golgotha de sa libération est pavé de terribles sacrifices. Les combattants des journées de Juin, les victimes de la Commune, les martyrs de la Révolution russe - quelle ronde sans fin de spectres sanglants ! Mais ces hommes-là sont tombés au champ d’honneur, ils sont, comme Marx l’écrivit à propos des héros de la Commune, « ensevelis à jamais dans le grand coeur de la classe ouvrière ». Maintenant, au contraire, des millions de prolétaires de tous les pays tombent au champ de la honte, du fratricide, de l’automutilation, avec aux lèvres leurs chants d’esclaves. Il a fallu que cela aussi ne nous soit pas épargné. Vraiment nous sommes pareils à ces Juifs que Moïse a conduits à travers le désert. Mais nous ne sommes pas perdus et nous vaincrons pourvu que nous n’ayons pas désappris d’apprendre. Et si jamais le guide actuel du prolétariat, la social-démocratie, ne savait plus apprendre, alors elle périrait « pour faire place aux hommes qui soient à la hauteur d’un monde nouveau ».

    « Ainsi, le parti de Lénine fut-il le seul en Russie à comprendre les intérêts véritables de la révolution dans cette première période, il en fut l’élément moteur en tant que seul parti qui pratiquât une politique réellement socialiste.

    On comprend aussi pourquoi les bolcheviks, minorité bannie, calomniée et traquée de toutes parts au début de la révolution, parvinrent en très peu de temps à la tête du mouvement et purent rassembler sous leur drapeau toutes les masses réellement populaires : le prolétariat des villes, l’armée, la paysannerie, ainsi que les éléments révolutionnaires de la démocratie, l’aile gauche des socialistes révolutionnaires.

    A l’issue de quelques mois, la situation réelle de la révolution se résumait dans l’alternative suivante : Victoire de la contre-révolution ou dictature du prolétariat, Kalédine ou Lénine. Toute révolution en arrive objectivement là une fois dissipée la première ivresse ; en Russie, c’était le résultat de deux questions brûlantes et concrètes, celle de la paix et celle de la terre qui ne pouvaient être résolues dans le cadre de la révolution bourgeoise.

    En cela, la révolution russe n’a fait que confirmer l’enseignement fondamental de toute grande révolution, dont la loi vitale se formule ainsi : il lui faut avancer très rapidement et résolument, renverser d’une main de fer tous les obstacles, placer ses objectifs toujours plus loin, si elle ne veut pas être très bientôt ramenée à son fragile point de départ ni être écrasée par la contre-révolution. Une révolution ne peut pas stagner, piétiner sur place, se contenter du premier objectif atteint. En transposant les vérités terre à terre des guerres parlementaires à la petite semaine sur la tactique révolutionnaire, on fait tout juste preuve d’un manque de psychologie de la révolution, d’une méconnaissance profonde de ses lois vitales, toute expérience historique est alors un livre sept fois scellé.

    Dans le déroulement de la révolution anglaise à partir du moment où elle a éclaté en 1642, comment, par la logique des choses, les tergiversations débiles des presbytériens, la guerre hésitante contre l’armée royaliste, au cours de laquelle les chefs presbytériens évitèrent délibérément une bataille décisive et une victoire contre Charles 1er, furent ce qui contraignit inéluctablement les Indépendants à les chasser du Parlement et à prendre le pouvoir. Et par la suite, il en fut de même au sein de l’armée des Indépendants : la masse subalterne et petite-bourgeoise des soldats, les « niveleurs » de Lilburn constituait les troupes de choc de tout le mouvement indépendant, et enfin les éléments prolétariens de la masse des soldats, ceux qui allaient le plus loin dans leurs perspectives de bouleversement social et s’exprimaient dans le mouvement des « diggers » représentaient pour leur part le levain du parti démocratique des « niveleurs ».

    Si les éléments révolutionnaires prolétariens n’avaient pas agi sur l’esprit de la masse des soldats, si la masse démocratique des soldats n’avait exercé aucune pression sur la couche bourgeoise dirigeante du parti des Indépendants, le Long Parlement n’aurait pas été « nettoyé » des presbytériens, la guerre contre l’armée des Cavaliers et contre les Écossais n’aurait pas connu une issue victorieuse, Charles 1" n’aurait été ni jugé ni exécuté, la Chambre des Lords n’aurait pas été supprimée et la république n’aurait pas été proclamée.

    Et la grande révolution française ? Après quatre ans de combat, la prise de pouvoir par les Jacobins s’avéra être le seul moyen susceptible de sauver les conquêtes de la révolution, de faire prendre corps à la république, de réduire le féodalisme en poussière, d’organiser la défense révolutionnaire à l’intérieur comme à l’extérieur, d’étouffer la conspiration de la contre-révolution, de propager la vague révolutionnaire française dans toute l’Europe.

    Aucune révolution ne peut garder le « juste milieu », sa loi naturelle exige des décisions rapides : ou bien la locomotive grimpe la côte historique à toute vapeur jusqu’au bout, ou bien, entraînée par son propre poids, elle redescend la pente jusqu’au creux d’où elle était partie et elle précipite avec elle dans l’abîme, sans espoir de salut tous ceux qui, de leurs faibles forces, voulaient la retenir à mi-chemin. (...) Les bolcheviks ont aussitôt défini comme objectif à cette prise du pouvoir le programme révolutionnaire le plus avancé dans son intégralité ; il ne s’agissait pas d’assurer la démocratie bourgeoise mais d’instaurer la dictature du prolétariat pour réaliser le socialisme. Ils ont ainsi acquis devant l’histoire le mérite impérissable d’avoir proclame pour la première fois les objectifs ultimes du socialisme comme programme immédiat de politique pratique.

    Tout le courage, l’énergie, la perspicacité révolutionnaire, la logique dont un parti révolutionnaire peut faire preuve en un moment historique a été le fait de Lénine, de Trotski et de leurs amis. Tout l’honneur et toute la faculté d’action révolutionnaires qui ont fait défaut à la social-démocratie occidentale, se sont retrouvés chez les bolcheviks. L’insurrection d’octobre n’aura pas seulement servi à sauver effectivement la révolution russe, mais aussi l’honneur du socialisme international. (...) A cet égard, Lénine, Trotski et leurs amis ont les premiers, par leur exemple, ouvert la voie au prolétariat mondial, ils sont jusqu’à présent encore les seuls qui puissent s’écrier comme Hutten :« J’ai osé » !

    Voilà ce que la politique des bolcheviks comporte d’essentiel et de durable. En ce sens, ils conservent le mérite impérissable d’avoir ouvert la voie au prolétariat international en prenant le pouvoir politique et en posant le problème pratique de la réalisation du socialisme, d’avoir fait progresser considérablement le conflit entre capital et travail dans le monde entier. En Russie, le problème ne pouvait être que posé. Il ne pouvait être résolu en Russie. Et en ce sens, l’avenir appartient partout au ’’Bolchevisme’’. »

    Rosa Luxemburg, dans « La révolution russe » Janvier 1918

  • Rosa écrit à Louise Kautsky :

    Dis-moi, comment peux-tu, telle une triste cigale, continuer à chanter ta chanson si désolée, tandis que de Russie nous parviennent ce choeur, ces chants d’alouette si clairs ? Ne comprends-tu donc pas que c’est notre propre cause qui l’emporte et triomphe là-bas, que c’est l’histoire mondiale en personne qui y livre ses combats et, ivre de joie, dans la Carmagnole ? Quand notre cause, celle de tous, connaît un tel développement, ne devons-nous pas oublier toutes nos misères privées ?

    Je sais ce qui te déprime, c’est que je ne sois pas en liberté, pour rassembler les étincelles qui jaillissent là-bas, pour aider et orienter les choses en Russie et ailleurs aussi. Pour sûr, ce serait beau et tu peux imaginer quels fourmillements je ressens dans tous les membres et comment chaque nouvelle de Russie me traverse comme une décharge électrique jusqu’au bout des doigts. Mais de ne pouvoir participer à ces mouvements ne me rend pourtant nullement triste et il ne me vient pas à l’idée en gémissant sur ce que je ne puis changer, de gâcher la joie que j’éprouve à voir ce qui se passe.

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