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Les Douze Chaises d’Ilya Ilf et Evgueniï Petrov

jeudi 24 décembre 2015, par Robert Paris

Les Douze Chaises d’Ilya Ilf et Evgueniï Petrov (1928)

Un cas d’espèce du roman humoristique : une satire de la Russie entre NEP et stalinisme que la bureaucratie n’a pas vu passer et qui a échappé à la censure !!!

Roman satirique et populaire qui met en scène un duo improbable à la recherche de diamants cousus dans une chaise tombée depuis dans les mains de l’union soviétique...un roman drôle sur la misère, qui finit de façon assez cruelle, mais nous donne l’occasion de rire d’un rire caustique. Le roman est truffé de scènes savoureuses : un étudiant désargenté convertit sa jeune femme au végétarisme plutôt que de lui avouer qu’il n’a pas assez d’argent pour acheter de la viande. Où encore la scène dans le musée du mobilier où le peuple va regarder les objets exposés et l’hôtel dans lequel le musée a été installé en passant son temps à évaluer les prix et imaginer comment vivaient les anciens propriétaires.

Les années vingt furent celles de la famine, mais également des possibilités d’enrichissement pour certains hommes d’affaires peu scrupuleux (en cela, on peut les comparer aux années 90 si chaotiques en Russie). C’était l’URSS de la Nouvelle Politique Economique, avec un retour fragile à un capitalisme contrôlé.

L’histoire : un aristocrate reçoit les confidences de sa vieille tante avant que celle-ci ne meure : elle aurait caché un véritable trésor sous forme de diamants dans une des chaises qui ornaient autrefois son salon. Problème : celles-ci ont été vendues.

L’information tombe dans l’oreille d’un personnage rusé et haut-en-couleurs, auto-proclamé "le grand combinateur", qui va proposer à l’aristocrate déchu de retrouver les chaises avec lui. S’en suit une chasse au trésor géante après les douze chaises dont une détenant l’héritage tant convoité.

Certaines expressions du roman sont entrées dans la langue courante russe : "tu ne veux pas les clés de l’appartement où est caché l’argent ?" (lorsqu’une personne vous demande un peu trop), "je ne mange pas six jours" (en français dans le texte) ou encore : "la glace est rompue, messieurs les jurés" (pour dire qu’une affaire progresse).

Le Grand Combinateur a donné, pour les joueurs russes, son nom à un premier coup aux échecs : 1.e4 est parfois surnommé le "coup d’Ostap Bender". Vous découvrirez pourquoi, évidemment, en lisant ce roman que je vous conseille grandement, tant il est amusant et rythmé.

Sachez enfin que Ilf et Petrov n’étaient pas d’accord sur la fin à donner à l’histoire, et qu’ils la tirèrent à pile ou face.

Extraits :

 Hippolyte, reprit la voix, vous rappelez-vous nos meubles du salon ?

 Lesquels ? demanda Vorobianinov, avec la prévenance dont on n’use qu’avec les grands malades.

 Les meubles... recouverts de tissu anglais à fleurs...

 Ah ! dans ma maison ?

 Oui, à Stargorod...

 Je m’en souviens, mais oui, je m’en souviens parfaitement... Un canapé, une douzaine de chaises, une table ronde à six pieds. De très beaux meubles, signés Gambs... Et pourquoi y pensez-vous ?

Claudia Ivanovna fut incapable de répondre. Son visage prenait peu à peu une teinte couperosée. A Vorobianinov aussi, le souffle vint à manquer. Il revoyait distinctement le salon de son hôtel particulier, la disposition symétrique des meubles de noyer aux pieds galbés, le parquet ciré, brillant comme un miroir, le vieux piano à queue marron et, aux murs, les daguerréotypes des plus illustres de ses aïeux, dans leurs petits cadres ovales noirs. Soudain, Claudia Ivanovna dit d’une voix dure et indifférente :

 Dans un des sièges, j’avais cousu mes diamants...
Deuxième extrait :

— Dites-moi, mon ami, demanda le jeune homme en tirant une bouffée, y a-t-il des filles à
marier dans votre ville ?

Le vieux concierge ne montra aucun étonnement.

— A condition de ne pas être trop difficile, répondit-il, tout prêt à lier conversation.

— Je n’ai plus de questions, martela aussitôt le jeune homme.

Et il en posa immédiatement une autre :

— Une maison pareille et pas de filles à marier ?

— Nos jeunes filles, rétorqua le concierge, voilà belle lurette qu’on les cherche dans l’autre monde à la lanterne. Ici, c’est un hospice public : de vieilles femmes y vivent entièrement aux frais de l’Etat.

— Je vois. Celles qui sont nées avant le matérialisme historique ?

— Exactement. Elles sont nées à leur heure.

— Et qu’y avait-il dans cette maison avant le matérialisme historique ?

— Quand ça ?

— A l’époque, sous l’ancien régime.

— Ah, sous l’ancien régime, c’est mon maître qui vivait là.

— Un bourgeois ?

— Bourgeois toi-même ! Maréchal de la noblesse, qu’il était.

— Un prolétaire alors ?

— Prolétaire toi-même ! C’était le maréchal de la noblesse, on te dit.

Dieu sait combien de temps aurait duré cette conversation avec ce concierge intelligent peu au fait de la structure de classes de la société si le jeune homme n’avait pas pris résolument les choses en main.

— Tu sais quoi, grand-père, lança-t-il, on irait bien boire un coup.

— Si c’est toi qui régales...

Ils disparurent pendant une heure et à leur retour, le concierge était le plus fidèle ami du jeune homme.

— Alors, je dors chez toi cette nuit, lui dit ce dernier.

— Toute la vie si tu veux, un brave garçon comme toi !

Deuxième extrait :

Le bureau directeur du Conseil exécutif régional monta à la tribune. Le prince du Danemark échangea en bégayant ses impressions avec son confrère de plume. On attendait l’arrivée des actualités cinématographiques.

 Camarades ! dit Gavriline. Permettez-moi de considérer comme ouvert le meeting solennel d’inauguration du tramway de Stargorod.

Les trompettes de cuivre firent un pas en avant, prirent leur souffle et, par trois fois, de bout en bout, exécutèrent l’ « Internationale ».

 La parole, cria Gavriline, est au camarade Gavriline !

Le Prince du Danemark, alias Roue Dentée, et son confrère moscovite inscrivirent simultanément et sans se concerter : « Le meeting solennel vient d’être ouvert par un rapport du camarades Gavriline, qui dirige la municipalité de Stargorod. La foule lui prête une oreille attentive. »…

Gavriline commença son discours avec une simplicité digne d’éloges :

« Construire un tramway, dit-il, c’est uatre chose que d’acheter un bourricot. »

Un éclat de rire tonitruant l’interrompit : Ostap Bender avait apprécié la phrase en connaisseur. Encouragé par cet accueil, Gavriline se mit soudain et sans qu’il sût pourquoi à parler de la situation internationale.
Il tenta à plusieurs reprises de remettre son discours sur les rails du tramway, mais remarqua avec effroi qu’il en était incapable. Malgré les efforts de l’orateur, ses paroles revêtaient aussitôt une nuance internationale. Après Chamberlain, à qui gavriline consacra une demi-heure, c’est le sénateur américain Bora qui occupa l’arène. L’enthousiasme de la foule commençait à décliner. Les journalistes inscrivirent ensemble : « En des expressions imagées, l’orateur nous dépeint la situation internationale de l’Union. »

Tout au feu de son discours, Gavriline donna un avis très défavorable sur les féodaux roumains, puis passa à Mussolini. Et ce n’est qu’à la fin de l’exposé qu’il parvint à dominer sa seconde nature de chroniqueur international et s’exprima soudain en des paroles simples qui allaient droit au fait.

« Et c’est pourquoi je crois, camarades, que ce tramway, dont auquel le dépôt va maintenant nous ouvrir les portes, grâce à qui est-ce quil a été lancé, hein ? Grâce à qui ? Bien sûr, camarades, grâce à vous et à tous les vaillants travailleurs, et ces travailleurs, camarades, ils ont peiné sang et eau et pas pour la gloire ou l’argent, camarades mais pour l’honneur. Et puis aussi nous devons féliciter un grand coup un valeureux spécialiste soviétique, l’ingénieur en chef Tréoukhov ! Merci à lui ! Hourra !... »

 Je passe la parole au camarade ingénieur en chef Tréoukhov ! annonça joyeusement Gavriline…
Tréoukhov avait mille choses dire…

Tréoukhov ouvrit la bouche et, butant sur les mots, prononça :

 Camarades ! La situation internationale de notre pays…

« Nous, pensa Tréoukhov, tout ce dont nous sommes capables, c’est de remuer la vase. Mieux vaudrait nous taire. »

Extrait :

 Mais je vous assure que c’est lui ! criait-il par habitude. Sans moustache, mais c’est bien lui ! Je le connais bien, moi ! Vorobianinov tout craché !
 Plus bas, mon Dieu, plus bas ! ... Alors, qu’en pensez-vous, pourquoi est-il ici ?
Un sourire ironique apparut sur le visage noirci du mécanicien.

 Et vous, qu’en pensez-vous ? Et, souriant avec plus d’ironie encore. En tous cas, sûrement pas pour signer des traités d’amitié avec les Bolchéviks.

 Croyez-vous qu’il coure un danger ?

Les réserves d’ironie accumulées par Polessov en dix ans de régime soviétique étaient inépuisables. Son visage refléta successivement tous les degrés du sarcasme.

 Et qui ne court pas de danger, en Russie Soviétique ...

Un autre extrait :

Un océan de chaises

La statistique sait tout.

Elle connaît la superficie exacte des terres arables de l’URSS, divisés en techernoziom, loess et terres argileuses. Elle connaît le nombre exact es citoyens de sexe masculin et féminin inscrits dans les gros livres de l’état civil, si familiers à Vorobianinov. Elle sait la quantité et la qualité de vodka ordinaire, dite de table, que les mêmes citoyens engloutissent annuellement (avec indication approximative des zalouski utilisés à cet effet). La statistique nous dit également combien il y a en URSS de chasseurs, de ballerines, de tours revolvers, de chiens de toutes races, de vélos, monuments, phares et machines à coudre.

Toute une vie foisonnante et multiple, pleine d’ardeur, de passions et de pensées, nous contemple du haut des tables statistiques !

(…)

Pas moyen de se soustraire à la statistique : elle voit tout, sait tout, compte tout, et non seulement le nombre des dentistes, des charcuteries, des seringues, des concierges, cinéastes, prostituées, des toits de chaume, des veuves, des cochers et des clochers, mais aussi le nombre des statistiques et des statisticiens.

Elle ignore seulement…

Elle ignore combien il y a de chaises en URSS.

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