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Quand le stalinisme a trahi la révolution allemande d’Octobre 1923…

vendredi 9 février 2018, par Robert Paris

Trotsky :

« Vous pouvez voir camarades, c’est finalement le grand assaut que nous avons attendu depuis tant d’années, et qui changera l’image du monde. Ces évènements vont avoir une importance considérable. La révolution allemande signifie l’effondrement du monde capitaliste. »

Anderson :

« En 1923, il s’était développé en Allemagne, une situation dans laquelle “tout était possible.” En 1923 le peuple – et pas seulement la classe ouvrière industrielle, loin de là – était devenu insurrectionnel et le moment était réellement venu pour cette “stratégie de l’offensive” qui, deux ans auparavant, avait échoué si misérablement. La situation avait incontestablement changé. Mais le parti communiste avait, lui aussi, changé. Malheureusement son changement était allé dans un sens exactement contraire. De peur de répéter les erreurs “ultra gauches” de 1921, les communistes avaient opéré un changement de politique tellement radical qu’ils furent totalement incapables d’agir lorsque l’heure de l’action sonna enfin. »

Quand le stalinisme a trahi la révolution allemande d’Octobre 1923…

Avertissement : Il s’agit ici de la première phase du stalinisme, de la Troïka Staline-Zinoviev-Kamenev et de sa première trahison d’une révolution.

Lire aussi :

La révolution allemande de 1923 ou la défaite sans combat par défaut de la direction révolutionnaire

Léon Trotsky en 1923

Sur quoi se fondait l’appréciation d’une situation révolutionnaire en Allemagne en 1923 ? Du fait que cette révolution n’a pas eu lieu, ne peut-on remettre en cause cette appréciation ?

Le 10 août 1922, grèves et manifestations se multipliaient en effet spontanément, affectant le métro et les transports de Berlin, puis les ouvriers imprimeurs. La grève se généralisait à Berlin et dans tout le pays. Les manifestations se multipliaient, des bagarres se produisaient un peu partout dans le pays. Le 11 août, une assemblée des comités d’usine de la région berlinoise dressait le programme de revendications suivant :

1. démission immédiate du gouvernement Cuno

2. constitution d’un gouvernement ouvrier et paysan

3. réquisition des vivres et leur répartition équitable sous contrôle des organisations ouvrières

4. reconnaissance officielle immédiate des comités de contrôle ouvrier

5. levée de l’interdiction des centuries prolétariennes

6. fixation immédiate d’un salaire horaire minimum de 60 pfennig-or

7. embauche de tous les chômeurs dans la production

8. levée de l’état d’urgence et de l’interdiction des manifestations

9. libération immédiate des détenus politiques ouvriers

La grève générale avait balayé le gouvernement Cuno. Les effectifs du KPD et des Jeunesses communistes augmentaient en flèche. Le journal communiste dépassait le journal social-démocrate.

Arthur Rosenberg, Geschichte der Weimarer Republik [Histoire de la république de Weimar] :

« Au cours de l’année 1923, la puissance du SPD diminua régulièrement. Le parti traversa une crise qui rappelait celle de 1919. Les syndicats indépendants en particulier, qui avaient toujours été le soutien principal de la social-démocratie, étaient dans un état de désintégration totale. Avec l’inflation les cotisations syndicales ne valaient plus rien. Les syndicats ne pouvaient plus payer leurs permanents, pas plus qu’ils ne pouvaient aider financièrement leurs membres. Les accords salariaux que les syndicats avaient l’habitude de conclure avec les patrons devinrent sans objet puisque la dévaluation de la monnaie faisait perdre sa valeur à tout salaire payé une semaine plus tard. Ainsi le travail syndical à l’ancienne devint sans objet. Des millions d’ouvriers allemands ne voulaient plus rien avoir à faire avec l’ancienne politique syndicale et quittèrent les syndicats. La destruction des syndicats provoqua simultanément la paralysie du SPD.[...]
« Le KPD n’avait pas non plus une politique révolutionnaire, mais au moins il critiquait le gouvernement Cuno haut et fort et montrait la Russie en exemple. Par conséquent les ouvriers s’y rallièrent en masse. Jusqu’à la fin 1922, la grande majorité des ouvriers allemands était encore dans le Parti social-démocrate nouvellement unifié. Pendant la première moitié de l’année suivante, les proportions s’inversèrent complètement. Il est clair qu’en été 1923 le KPD avait la majorité du prolétariat allemand derrière lui. »

Ossip Flechtheim, dans « Le parti communiste allemand sous la république allemande », rapporte que la situation était bien révolutionnaire en Allemagne en 1923 et que la classe ouvrière était derrière les communistes du KPD qui influençait aussi la majorité de l’USPD :

« Le mouvement de grève avait atteint son point culminant avec la grève générale de Berlin dirigée par des conseils d’entreprise communistes… Bien que le SPD fût à l’époque en voie d’affaiblissement rapide, il avait encore derrière lui une partie importante de la classe ouvrière allemande. Que, d’autre part, le KPD eût alors vraiment, au cours de l’été 1923, comme le croit Rosenberg, la majorité du prolétariat, cela ne peut être démontré, mais c’est possible de s’en convaincre si on juge les chiffres suivants… En ce qui concerne l’influence communiste dans les syndicats on a dit qu’après la scission de l’USPD l’opposition dirigée par les communistes était devenue si forte qu’elle était jusqu’en 1923 en voie de conquérir la majorité dans l’ADGB… Aux élections des délégués au congrès de la fédération des métallurgistes, le 23 juillet 1923, l’opposition (KPD et USPD) obtint la majorité des voix et un tiers des mandats. Lors d’un vote organisé parmi les membres de la fédération des métallurgistes à Berlin, en juillet également, le KPD obtint 54.000 voix et le SPD 22.000 seulement. De même, aux élections pour le congrès des ouvriers du textile, l’opposition obtint un tiers des voix. Le nombre de fractions syndicales communistes passa, entre juillet et fin octobre 1923, de 4.000 à 6.000 ; celui des représentants, administrateurs et employés communistes de 286 à 342 ; celui des cartels rouges doubla presque, passant de 1.100 à 2100. Quant au nombre total des ouvriers partisans de l’opposition, il a été estimé pour le mois de juillet 1923 à 2,5 millions. Mais l’influence exercée par le KPD dans les conseils d’entreprise était plus grande que dans les syndicats ; au congrès des conseillers d’entreprise qui s’était tenu en novembre 1922 à Berlin, 802 conseillers étaient présents… Au congrès des conseillers d’entreprise de Berlin-Brandebourg qui se tint le 9 septembre 1923, 450 délégués étaient présents malgré l’interdiction. A la conférence de Weimar, le 25 novembre, participèrent 273 délégués de 180 comités et syndicats régionaux, dont 175 communistes, 63 social-démocrates, 5 socialistes indépendants et 18 sans-parti. On peut donc affirmer en conclusion qu’en 1923, le KPD avait derrière lui tout au moins une forte minorité des ouvriers syndiqués, et peut-être même la majorité des ouvriers inorganisés. »

Le socialiste Braunthal rajoute :

« La grève générale n’avait été projetée ni par la direction social-démocrate ni par la direction communiste. Elle fut une explosion élémentaire du désespoir et de l’amertume des travailleurs devant une misère insupportable. Elle se trouvait sous la direction des conseillers d’usine communistes qui attendaient que la direction de leur parti poursuivît la grève générale vers la révolution… Il est possible que, comme l’admet Rosenberg, au paroxysme de la crise de la Ruhr, la majorité des travailleurs allemands se soit trouvée dans le camp des communistes. »

On pourrait multiplier les faits et témoignages. Il faut conclure que le parti communiste allemand a été freiné par la direction russe.

Brandler affirmait modestement :

« Pour gagner la confiance des masses, nous avons besoin à mon avis d’une série de petits succès grâce auxquels le prolétariat allemand voie manifestement que ces succès ne sont survenus que par la conduite intelligente, courageuse et sérieuse du Parti communiste. »

Mais la situation objective n’était plus à des petits succès et à une attitude sérieuse…

Si une situation révolutionnaire a jamais existé, c’est bien celle-là. Et pourtant, bien qu’à la base du KPD il y ait eu plusieurs centaines de milliers d’ouvriers qui voulaient une révolution, sa direction n’aspirait aucunement à mobiliser le prolétariat pour prendre le pouvoir. Lorsque la situation atteignit son point culminant, Brandler déclara dans Die Rote Fahne (2 août 1923) :

« Nous devons engager les batailles auxquelles l’histoire nous destine mais nous devons toujours garder en tête que pour l’instant nous sommes encore les plus faibles. Nous ne pouvons pas encore lancer l’offensive générale et nous devons éviter tout ce qui rendrait notre ennemi capable de nous vaincre par petits morceaux. »

Le 7 août 1923, Staline adressait une lettre à Zinoviev qui dirigeait l’Internationale communiste :

« Devons-nous, nous communistes, chercher dans la phase actuelle à nous emparer du pouvoir sans les sociaux-démocrates, sommes-nous assez mûrs pour cela ? Selon moi, tout est là. En prenant le pouvoir, nous avions en Russie des réserves immenses comme : a) le pain ; b) la terre aux paysans ; c) le soutien de l’immense majorité de la classe ouvrière ; d) la sympathie des paysans. Les communistes allemands n’ont en ce moment rien de semblable. Certes, ils ont le voisinage de la nation soviétique, ce que nous n’avions pas, mais que pouvons-nous leur offrir à l’heure actuelle ? Si, aujourd’hui, le pouvoir, pour ainsi dire, tombait et si les communistes s’en saisissaient, ils échoueraient avec perte et fracas. Cela dans le « meilleur » des cas. Et dans le pire, on les mettrait en pièces et on les rejetterait en arrière. Le tout n’est pas que Brandler veuille « éduquer les masses », l’essentiel c’est que la bourgeoisie, plus les sociaux-démocrates de droite, transformeraient à coup sûr le cours, la démonstration, en bataille générale (en ce moment toutes les chances sont de leur côté) et les écraseraient. Certes, les fascistes ne dorment pas, mais nous avons intérêt à ce qu’ils attaquent les premiers : cela groupera toute la classe ouvrière autour des communistes (l’Allemagne n’est pas la Bulgarie). D’ailleurs, d’après tous les renseignements, les fascistes sont faibles en Allemagne. Selon moi, on doit retenir les Allemands et non pas les stimuler. »

Et ce n’est que l’une des multiples interventions de Staline et sa clique pour faire pression sur Zinoviev et les communistes allemands afin de ne pas lancer la révolution communiste en 1923 !

Il se gardait bien de le faire publiquement alors que c’est publiquement que Trotsky proposait aux communistes allemands de prendre le pouvoir ! Il affirmait qu’il fallait un plan de la direction communiste et une date d’insurrection et qu’il ne fallait surtout pas attendre. Il défendait même son point de vue dans un rapport avec de multiples comparaisons historiques sur diverses crises. Staline et Zinoviev ne répondaient pas ni par écrit ni oralement à Trotsky et se contentaient d’agir en sous-main.

Brandler et la direction communiste allemande communiquaient à la direction de l’Internationale communiste leur demande que l’on fasse venir Trotsky en Allemagne pour diriger l’insurrection. Ils ignoraient à ce stade qu’existait un débat et un combat contre Trotsky. Cela fut refusé ! Les envoyés de l’Internationale, dont Piatakov, le furent pour décommander l’insurrection !!!

En Russie, c’était encore clandestinement que fonctionnait la troïka de direction, à la tête du Bureau politique : Staline-Zinoviev-Kamenev !!!

Trotsky rapporte la discussion dans la direction russe de 1923, à propos de la situation révolutionnaire en Allemagne, dans « L’Internationale communiste après Lénine » :

« Dans les matériaux relatifs à la conférence de janvier, le Bureau politique m’accusa nettement d’avoir eu une position méfiante à l’égard du Comité central du Parti communiste allemand au cours de la période qui précéda la capitulation… Quelle que soit l’interprétation donnée par les membres du Comité central à ma mise en garde, elle n’était pas la première, elle était uniquement imposée par les soucis que m’inspirait le sort de la révolution allemande… Certes, je n’ai pas proposé de remplacer hâtivement le Comité central brandlérien par quelque autre (une pareille substitution, à la veille d’événements décisifs, aurait été une simple démonstration d’aventurisme) ; dès l’été 1923, j’avais proposé une façon plus opportune et décisive d’aborder la question du passage à l’insurrection et, en conséquence, de la mobilisation de nos forces… »

Trotsky proposait de construire un plan avec des étapes à réaliser et à vérifier en vue d’une insurrection dont la date serait fixée d’avance.

Victor Serge, qui travaillait à Berlin en tant que journaliste du Comintern, rapporte la situation :

« Losschlagen ! Losschlagen veut dire : porter le coup que l’on retenait, déclencher l’action. Ce mot est sur toutes les lèvres, de ce côté-ci de la barricade. De l’autre côté aussi, me semble-t-il. En Thuringe, au sortir des réunions à demi-clandestines où un militant communiste va parler, des ouvriers – qu’il ne connaît pas – se campent devant lui. Un cheminot lui demande sans préambule : “Quand frapperons-nous ? Quand ?”
« Aux considérations de tactique et d’opportunité, cet ouvrier, qui a fait vingt lieues de nuit pour poser cette question, entend peu de chose : “Mes gens, dit-il, en ont assez. Faites vite !” »

Victor Serge, « Au seuil d’une révolution, la “retraite d’Octobre” en Allemagne », décembre 1923, reproduit dans Notes d’Allemagne – 1923 (1990)

Le KPD appela pour le 21 octobre 1923 à une conférence des délégués de toute l’Allemagne, à Chemnitz, afin de donner le signal de l’insurrection. Cela devait commencer par un appel à la grève générale. Finalement, tout au contraire, la conférence décida d’annuler la grève générale et… l’insurrection !!! Seule de toute l’Allemagne, la ville de Hambourg, non prévenue par erreur de cette décision, lança l’insurrection avec comme résultat un succès facile des forces de répression… Le Parti communiste allemand et le prolétariat devaient payer cher cette capitulation et jusqu’à… la prise de pouvoir d’Hitler des années plus tard

Les vieux dirigeants allemands Remmele, Koenen, et Eberlein tiraient ce bilan pour le Comité central du KPD :

« La situation politique en Allemagne avant et pendant les événements d’Octobre était au plus haut degré objectivement révolutionnaire… La retraite du parti dans les combats d’Octobre ne peut être expliquée seulement par des insuffisances organisationnelles, militaire ou techniques, ni non plus par un rapport de forces généralement défavorable… mais elle s’explique avant tout par les fautes de conduite tactique et stratégique du parti dans la lutte pour la conquête de la majorité du prolétariat, prémisse du succès… Cette fausse stratégie théorique conduisit à la dérobade devant le combat… Cette dérobade sans combat a provoqué de la confusion dans les masses et affaibli la confiance dans la direction révolutionnaire du prolétariat, diminué les grandes sympathies envers le mouvement communiste, renforcé la conscience et la confiance de l’ennemi en ses forces, entravé la décomposition et la subversion des bandes blanches, et ainsi rendu plus difficiles les luttes futures du prolétariat dans une époque objectivement révolutionnaire. »

Une autre résolution, opposée à la précédente, celle de Maslow,Fischer et Thaelmann, déclarait :

« Il était tout à fait correct de la part de l’Exécutif de l’Internationale communiste d’exiger en octobre 1923 du KPD qu’il s’engage sur la voie de la lutte finale… Les perspectives de victoire du KPD en octobre étaient très grandes. Le KPD aurait également dû oser cette lutte, même s’il y avait eu un danger de défaite, car elle aurait donné de bonnes traditions révolutionnaires au prolétariat et donc préparé la victoire. »

Pour ce qui la concerne, l’ancienne direction et Brandler avaient une autre version :

« La retraite d’octobre était inévitable et juste… Les causes fondamentales de la défaite d’octobre sont d’ordre objectif et ne proviennent pas d’erreurs tactiques essentielles du KPD. La cause décisive est l’influence encore trop fortement freinante de la social-démocratie… La fausse estimation du rapport de forces a eu pour conséquences une date prématurée du combat final, l’abandon des luttes partielles et de la préparation politique… »

Ruth Fischer écrit :

« Les effectifs du KPD étaient tombés de 267.000 en septembre 1923 à 121.394 en avril 1924. »

Radek avait porté la politique de Zinoviev et la défendait encore, après la défaite sans combat. Pourtant, en octobre 1923, il avait écrit une brochure intitulée « Problèmes de la révolution allemande » dans laquelle il se fondait sur une victoire à court terme de la révolution…

Il y écrivait :

« Le KPD est aujourd’hui différent de ce qu’il était dans les années 199-1923, il n’a plus seulement derrière lui une avant-garde mais toute la masse de millions d’ouvriers. Il faut avant tout apporter aux masses ouvrières la conviction que la direction du KPD assure effectivement la victoire de la classe ouvrière. »

L’erreur principale de Radek était de croire que, derrière la direction de Zinoviev, capitulard dans toutes les situations révolutionnaires, cette direction révolutionnaire était possible.

Zinoviev, pour sa part, se blanchissait de ses responsabilités en affirmant qu’il était apparue une situation historiquement nouvelle dans laquelle « la social-démocratie est devenue une aile du fascisme » !!!

A son 5ème congrès, l’Internationale Communiste conclura :

« Après la grève Cuno, l’erreur a été faite de vouloir retarder les mouvements élémentaires jusqu’aux luttes décisives. Une des plus grandes erreurs a été que la rébellion instinctive des masses n’a pas été transformée en une volonté révolutionnaire consciente de combat en s’axant systématiquement sur des buts politiques... Le parti a échoué à poursuivre une agitation énergique, vivante pour la tâche de constituer des conseils politiques. Les revendications transitoires et les luttes partielles devaient être reliées du mieux possible au but final de la dictature du prolétariat. La négligence du mouvement des conseils d’usines a rendu impossible pour les conseils d’usines de prendre temporairement le rôle des conseils ouvriers, ainsi pendant les jours décisifs il n’y a pas eu de centre d’autorité, autour duquel les masses hésitantes d’ouvriers puissent se rassembler, et qui puisse s’opposer à l’influence du SPD. Puisque les autres organes unitaires (comités d’action, comités de contrôle, comités de lutte) n’étaient pas utilisés de façon systématique, pour préparer la lutte politiquement, la lutte a été vue principalement comme une question de parti et non comme une lutte unitaire du prolétariat. »

En Russie et à la tête de l’Internationale, la défaite en Allemagne servait paradoxalement à démarrer le combat contre Trotsky !

Dans un discours rapporté par la Pravda de Leningrad, le 11 mai 1924, Zinoviev, craignant la critique de Trotsky de sa direction par l’Internationale communiste de la politique en Allemagne, déclarait à propos des événements allemands :

« Ce n’est pas un secret que l’Opposition (autour de Trotsky) estime que la direction de l’Internationale communiste se trompe. En Allemagne les choses allèrent mal en octobre. On bâtit maintenant une nouvelle théorie selon laquelle nous avons laissé saboter la révolution en Italie et nous ne nous sommes pas réveillés en Allemagne pour la révolution. C’est ainsi qu’ils tentent de parler. La révolution aurait bien sûr échoué parce que quelqu’un aurait baillé. Conception marxiste profonde de la révolution !... En ce qui concerne l’Allemagne, c’est maintenant tout à fait clair, il n’est pas question que nous ne nous soyons pas réveillés pour la révolution, mais au contraire nous l’avons considérée comme étant plus mûre qu’elle ne l’était… Si l’on considère tout ce qui s’est déroulé en Allemagne, on doit nous faire le reproche inverse, le reproche d’avoir trop surestimé les événements, d’avoir montré trop d’ardeur à nous précipiter dans la lutte, d’avoir trop surestimé la maturité de ce qui se trouvait là-bas, mais nullement le reproche de ne pas nous être réveillés pour la révolution, comme disent certains stratèges profonds en racontant des fables sur une crise de l’IC et du KPD. »

Trotsky devait revenir, un an plus tard, dans ses « Leçons d’octobre » sur le bilan de l’échec allemand :

« Nous avons subi, l’année dernière, deux pénibles défaites en Bulgarie : tout d’abord le P.C.B., pour des considérations doctrinaires fatalistes, a laissé passer le moment exceptionnellement favorable pour une action révolutionnaire (soulèvement des paysans après le coup de force de juin de Tsankof) ; ensuite, s’efforçant de réparer sa faute, il s’est lancé dans l’insurrection de septembre sans en avoir préparé les prémisses politiques et d’organisation. La révolution bulgare devait être une introduction à la révolution allemande. Par malheur, cette déplorable introduction a eu un développement encore pire en Allemagne même. Dans le deuxième semestre de l’année dernière, nous avons observé dans ce pays une démonstration classique de la façon dont on peut laisser passer une situation révolutionnaire exceptionnelle d’une importance historique mondiale. Les expériences bulgare et allemande, elles non plus, n’ont pas été l’objet d’une appréciation suffisamment complète et concrète. L’auteur de ces lignes a donné le schéma du développement des événements allemands l’année dernière (voir dans l’opuscule L’Orient et l’Occident les chapitres A un tournant et L’étape que nous traversons). Tout ce qui s’est passé depuis a entièrement confirmé ce schéma. Personne n’a tenté de donner une autre explication. Mais un schéma ne nous suffit pas, il nous faut un tableau complet, avec tous les faits à l’appui, du développement des événements d’Allemagne de l’année dernière, un tableau qui mette en lumière les causes de cette pénible défaite.
Mais il est difficile de songer à une analyse des événements de Bulgarie et d’Allemagne, quand nous n’avons pas encore donné un tableau politique et tactique de la révolution d’Octobre. Nous ne nous sommes pas encore rendu exactement compte de ce que nous avons fait et comment nous l’avons fait. Après Octobre, il semblait que les événements en Europe se développeraient d’eux-mêmes avec une telle rapidité qu’ils ne nous laisseraient même pas le temps de nous assimiler théoriquement les leçons d’Octobre. Mais il s’est avéré qu’en l’absence d’un parti capable de le diriger, le coup de force prolétarien devenait impossible. Le prolétariat ne peut s’emparer du pouvoir par une insurrection spontanée : même dans un pays industriellement très développé et hautement cultivé comme l’Allemagne, l’insurrection spontanée des travailleurs (en novembre 1918) n’a pu que transmettre le pouvoir aux mains de la bourgeoisie. Une classe possédante est capable de s’emparer du pouvoir enlevé à une autre classe possédante en s’appuyant sur ses richesses, sur sa "culture”, sur ses innombrables liaisons avec l’ancien appareil étatique. Mais, pour le prolétariat, rien ne peut remplacer le Parti. C’est à partir du milieu de l’année 1921 que commence véritablement la période d’organisation des Partis Communistes ("lutte pour les masses", "front unique", etc.). Les tâches d’Octobre reculent alors dans le lointain. En même temps, l’étude d’Octobre est reléguée à l’arrière-plan. L’année dernière nous a remis face à face avec les tâches de la révolution prolétarienne. Il est temps de réunir tous les documents, d’éditer tous les matériaux et de procéder à leur étude.
Nous savons évidemment que chaque peuple, chaque classe et même chaque parti s’instruisent principalement par leur propre expérience, mais cela ne signifie nullement que l’expérience des autres pays, classes et partis soit de peu d’importance. Sans l’étude de la grande Révolution française, de la Révolution de 1848 et de la Commune de Paris, nous n ’aurions jamais accompli la révolution d’Octobre, même avec l’expérience de 1905 : en effet nous avons fait cette expérience en nous appuyant sur les enseignements des révolutions antérieures et en continuant leur ligne historique. Toute la période de la contre-révolution fut remplie par l’étude des leçons de 1905. Mais, pour l’étude de la révolution victorieuse de 1917 nous n’avons même pas accompli le dixième du travail que nous avons effectué pour celle de 1905. Certes, nous ne vivons pas dans une période de réaction, ni dans l’émigration. Par contre, les forces et les moyens dont nous disposons actuellement ne peuvent se comparer à ceux de ces pénibles années. Il faut mettre à l’ordre du jour dans le Parti et dans toute l’Internationale l’étude de la révolution d’Octobre. Il faut que tout notre Parti, et particulièrement les Jeunesses, étudient minutieusement l’expérience d’Octobre, qui nous a fourni une vérification incontestable de notre passé et nous a ouvert une large porte sur l’avenir. La leçon allemande de l’année dernière est non seulement un sérieux rappel, mais aussi un avertissement menaçant.
On peut dire, il est vrai, que la connaissance la plus approfondie du développement de la révolution d’Octobre n’aurait pas été une garantie de victoire pour notre Parti allemand. Mais un tel raisonnement n’avance à rien. Certes, la seule étude de la révolution d ’Octobre est insuffisante pour nous faire vaincre dans les autres pays ; mais il peut y avoir des situations où existent toutes les prémisses de la révolution, sauf une direction clairvoyante et résolue du Parti basée sur la compréhension des lois et des méthodes de la révolution. Telle était précisément la situation l’année dernière en Allemagne. Elle peut se répéter dans d’autres pays. Or pour l’étude des lois et des méthodes de la révolution prolétarienne, il n’est pas jusqu’à présent de source plus importante que notre expérience d’Octobre. Les dirigeants des Partis communistes européens qui n’étudieraient pas d’une façon critique et dans tous les détails l’histoire du coup de force d’Octobre ressembleraient à un chef qui, se préparant actuellement à de nouvelles guerres, n’étudierait pas l’expérience stratégique, tactique et technique de la dernière guerre impérialiste. Un tel chef vouerait ses armées à la défaite.
Le Parti est l’instrument essentiel de la Révolution prolétarienne. Notre expérience d’une année (février 1917-février 1918) et les expériences complémentaires de Finlande, de Hongrie, d’Italie, de Bulgarie et d’Allemagne, nous permettent presque d’ériger en loi l’inévitabilité d’une crise dans le Parti lorsqu’il passe du travail de préparation révolutionnaire à la lutte directe pour le pouvoir. Les crises dans le Parti surgissent en général à chaque tournant important, comme prélude ou conséquence de ce tournant. La raison en est que chaque période du développement du Parti a ses traits spéciaux et réclame des habitudes et des méthodes déterminées de travail. Un tournant tactique implique une rupture plus ou moins importante de ces habitudes et méthodes c’est là qu’est la source directe des heurts et des crises. "Il arrive trop souvent - écrivait Lénine en juillet 1917 - qu’à un tournant brusque de l’histoire les partis avancés eux-mêmes ne puissent, pendant un temps plus ou moins long, se faire à la nouvelle situation, répètent les mots d’ordre qui, justes hier, ont aujourd’hui perdu tout leur sens, et cela aussi "soudainement" que le tournant historique a été soudain." De là un danger : si le virage a été trop brusque ou trop inattendu et que la période supérieure ait accumulé trop d’éléments d’inertie et de conservatisme dans les organes dirigeants du Parti, ce dernier se montre incapable de réaliser sa direction au moment le plus grave auquel il s’était préparé durant des années ou des dizaines d’années. Le Parti est rongé par une crise et le mouvement s’effectue sans but et va à la défaite.
Un parti révolutionnaire est soumis à la pression d’autres forces politiques. A chaque période de son développement, il élabore les moyens d’y résister et de les refouler. Aux tournants tactiques, qui comportent des regroupements et des frictions intérieurs, sa force de résistance diminue. De là, la possibilité constante pour les groupements intérieurs du Parti, engendrés par la nécessité du tournant tactique de se développer considérablement et de devenir une base pour différentes tendances de classes. Plus simplement parlant, un parti qui ne va pas de pair avec les tâches historiques de sa classe devient ou risque de devenir un instrument indirect des autres classes.
Si l’observation que nous venons de faire est juste pour chaque tournant tactique important, elle l’est d’autant plus pour les grands tournants stratégiques. Par tactique, en politique, nous entendons, par analogie avec la science de la guerre, l’art de mener des opérations isolées ; par stratégie, l’art de vaincre, c’est-à-dire de s’emparer du pouvoir. Avant la guerre, à l’époque de la II° Internationale, nous ne faisions ordinairement pas cette distinction, nous nous bornions à la conception de la tactique social-démocrate. Et ce n’est pas là le fait du hasard : la social-démocratie avait une tactique parlementaire, syndicale, municipale, coopérative, etc. La question de la combinaison de toutes les forces et ressources, de toutes les armes pour remporter la victoire sur l’ennemi, ne se posait pas à l’époque de la II° Internationale, car cette dernière ne s’assignait pratiquement la tâche de la lutte pour le pouvoir. La Révolution de 1905, après un long intervalle, mit de nouveau à l’ordre du jour les questions essentielles, les questions stratégiques de la lutte prolétarienne. Par là, elle assura d’immenses avantages aux social-démocrates révolutionnaires russes, c’est-à-dire aux bolcheviks. La grande époque de la stratégie révolutionnaire commence en 1917, tout d’abord pour la Russie, puis pour toute l’Europe. La stratégie, évidemment, n’empêche pas la tactique : les questions du mouvement syndical, de l’activité parlementaire, etc., ne disparaissent pas de notre champ visuel, mais elles acquièrent maintenant une autre importance comme méthodes subordonnées de la lutte combinée pour le pouvoir. La tactique est subordonnée à la stratégie.
Si les tournants tactiques engendrent habituellement les frictions intérieures dans le Parti, les tournants stratégiques, à plus forte raison, doivent provoquer des bouleversements beaucoup plus profonds. Or, le tournant le plus brusque est celui où le Parti du prolétariat passe de la préparation, de la propagande, de l’organisation et de l’agitation à la lutte directe pour le pouvoir à l’insurrection armée contre la bourgeoisie. Tout ce qu’il y a dans le Parti d’irrésolu, de sceptique, de conciliateur, de capitulard s’élève contre l’insurrection, cherche pour son opposition des formules théoriques et les trouve toutes prêtes chez ses adversaires d’hier, les opportunistes. Nous aurons encore maintes fois à observer ce phénomène.
Dans la période de février à octobre, effectuant un large travail d’agitation et d’organisation dans les masses, le Parti fit un dernier examen, un dernier choix de son arme avant la bataille décisive. En octobre et après, la valeur de cette arme fut vérifiée dans une opération de vaste envergure. S’occuper maintenant d’apprécier les différents points de vue sur la Révolution en général et sur la révolution russe en particulier, et passer sous silence l’expérience de 1917, ce serait s’occuper d’une scolastique stérile et non d’une analyse marxiste de la politique. Ce serait agir à la façon de gens discutant sur les avantages de différentes méthodes de natation, mais refusant obstinément de regarder la rivière où ces méthodes sont appliquées par les nageurs. Il n’est pas de meilleure vérification des points de vue sur la Révolution que leur application pendant cette Révolution, de même que c’est quand le nageur saute à l’eau que la méthode de natation est le mieux vérifiable…

En Allemagne, les soviets furent plusieurs fois construits comme organes de l’insurrection, comme organes du pouvoir sans pouvoir. Le résultat fut qu’en 1923 le mouvement des masses prolétariennes et semi-prolétariennes commença à se grouper autour des comités d’usines, qui au fond remplissaient les mêmes fonctions que celles qui incombaient chez nous aux soviets dans la période précédant la lutte directe pour le pouvoir. Cependant, en août et en septembre, quelques camarades proposèrent de procéder immédiatement en Allemagne à la création de soviets. Après de longs et ardents débats leur proposition fut repoussée, et avec raison. Comme les comités d’usines étaient déjà devenus effectivement les points de concentration des masses révolutionnaires, les soviets auraient, dans la période préparatoire, joué un rôle parallèle à ces comités d’usines et n’auraient été qu’une forme sans contenu. Ils n’auraient fait que détourner la pensée des tâches matérielles de l’insurrection (armée, police, centuries, chemins de fer, etc.) pour la reporter sur une forme d’organisation autonome. D’autre part, la création des soviets comme tels, avant l’insurrection, aurait été comme une proclamation de guerre non suivie d’effet. Le gouvernement qui était obligé de tolérer les comités d’usines, parce qu’ils réunissaient autour d’eux des masses considérables, aurait frappé les premiers soviets comme organe officiel cherchant à s’emparer du pouvoir. Les communistes auraient été obligés de prendre la défense des soviets en tant qu’organisation. La lutte décisive n’aurait pas eu pour but la prise ou la défense de positions matérielles et ne se serait pas déroulée au moment choisi par nous au moment où l’insurrection aurait découlée nécessairement du mouvement des masses ; elle aurait éclaté à cause d’une forme d’organisation, à cause des soviets, au moment choisi par l’ennemi. Or, il est évident que tout le travail préparatoire de l’insurrection pouvait avec un plein succès être subordonné à la forme d’organisation des comités d’usines qui avaient déjà eu le temps de devenir des organisations de masses qui continuaient à augmenter et à se fortifier et laissaient au Parti les coudées franches sous le rapport de la fixation de la date de l’insurrection. Evidemment, à une certaine étape, les soviets auraient dû surgir. Il est douteux que, dans les conditions que nous venons d’indiquer, ils eussent surgi au fort de la lutte comme organes directs de l’insurrection, car il eût pu en résulter au moment critique une dualité de direction révolutionnaire. Il ne faut pas, dit un proverbe anglais, changer de cheval quand on traverse un torrent. Il est possible que, après la victoire dans les principales villes, les soviets eussent commencé à apparaître sur tous les points du pays. En tout cas, l’insurrection victorieuse aurait nécessairement provoqué la création des soviets comme organes du pouvoir. »

« Leçons d’Octobre » de Léon Trotsky

Pourquoi la défaite de 1923, causée par la direction bureaucratique, a pourtant été une victoire pour la bureaucratie contre le prolétariat et les révolutionnaires

Ce qu’écrivait Radek en 1920 sur les difficultés des communistes allemands

« Les enseignements du soulèvement d’octobre de Hambourg » de Thaelmann

L’insurrection bulgare de septembre 1923 et la situation révolutionnaire en Europe

1923, une anticipation de la défaite sans combat du stalinisme en Allemagne en 1933

The German Revolution of 1923
and the Lessons of October

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