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D’Arcy Thompson, la forme et le vivant

lundi 3 décembre 2018, par Robert Paris

D’Arcy Thompson, la forme et le vivant

de Maddalena Mazzocut-Mis

Caractériser le concept de forme, c’est en souligner la complexité intrinsèque. D’un côté, la forme est limite, contour, visibilité d’une surface, aspect mouvant et varié ; de l’autre, c’est la manière dont les parties s’harmonisent dans leur ensemble, coexistent et se structurent. La forme peut être considérée dans son aspect sensible ou être conçue comme idée formelle, impliquant un modèle, un dessin, un type. Quand elle individualise un organisme vivant, la forme est conçue comme structure mobile, comme phénomène changeant et complexe. Cependant, la forme peut aussi être interprétée comme le résultat de l’action de lois physico-chimiques conçues mécaniquement et être ramenée à des déterminations géométriques. Inconnaissable dans sa nature intime, mais identifiable clairement comme effet d’une cause cachée, la forme est définie comme le simple résultat de forces. La morphologie, donc, emprunte sa méthodologie, quoique de façon sélective, à d’autres domaines de recherche.

Ce qui précède est, en résumé, la position de D’Arcy Thompson qui, en utilisant un procédé spécial, fournit une identification mathématique et visuelle précise des formes du vivant. Par l’analyse des diverses formes de carapaces des crabes, qui peuvent toutes être ramenées à des déformations successives des coordonnées, initialement orthogonales, d’une seule image ; des formes du squelette des quadrupèdes, qui peuvent être interprétées sur la base de lois de la construction régissant aussi la statique des ponts ; des formes crâniennes de divers animaux, D’Arcy Thompson développe l’idée d’après laquelle la nature s’accroît, se déforme sur la base d’un modèle fort précis. Il existe un logos sous-jacent aux phénomènes, qui ne peut en aucune façon être violé. Les formes de la nature deviennent des objets de la mathématique, étudiés et visualisés avec les instruments classiques de l’analyse géométrique.
La courageuse tentative de D’Arcy Thompson consiste donc à ramener la variété infinie des formes à un schème général, qui soit en mesure de traduire le visible qualitatif en un invisible quantitatif. L’écart qualitatif propre au monde organique est résolu en faveur d’un monde régi par des lois universellement valables. La différenciation morphologique, c’est-à-dire la variété indéfinie des formes, n’éveille chez D’Arcy Thompson aucun sentiment d’émerveillement extasié. C’est plutôt la possibilité de ramener la pluralité morphologique à un procédé régi par un petit nombre de lois formalisables, qui stimule sa recherche solitaire. D’Arcy Thompson veut rapprocher le domaine qualitativement varié des formes et la science classique des quantités mesurables, en développant une recherche des instruments topologico-géométriques aptes à pénétrer les secrets des formes. L’application de la géométrie à la description et à l’analyse de la forme biologique devient avec D’Arcy Thompson - particulièrement à travers la "méthode des transformations" - une manière de réduire la multiplicité phénoménologique à l’intelligibilité gnoséologique du fini mathématique.
Ce n’est donc pas un hasard s’il reprend à Kant l’idée que " le critère de toute vraie science réside dans l’importance des liens qui l’unissent aux mathématiques ".1 D’ailleurs, continue Thompson, citant cette fois Du Bois Reymond, " la chimie du futur devrait envisager toute la mécanique moléculaire par le biais des mathématiques, dans leur langage strict, tout comme l’astronomie de Newton et Laplace l’avait fait pour les étoiles ".2 Pour D’Arcy Thompson, la méthode mathématico-physique et la " précision numérique " représentent " vraiment l’âme de la science " et constituent " le meilleur critère, peut-être même le seul, de la validité d’une théorie et de la fiabilité d’une expérience ".3 D’après D’Arcy Thompson les lois de la physique devraient donner la possibilité d’expliquer les phénomènes de régulation et de régénération qui se déroulent dans les organismes, sans recours à des causes finales. Le physicien doit laisser de côté les principes du finalisme, sans pourtant méconnaître que " mécanisme et téléologie sont aussi étroitement imbriqués que la chaîne et la trame d’un tissu ".4
Un organisme doit être représenté comme une fonction, au sens mathématique, des parties qui le composent, fonction reliée à l’organisation spatiale et temporelle des parties, à la manière précise dont elles interagissent. Cohérence, efficacité mécanique, réductibilité au simple géométrique, tels sont les points fondamentaux du système de D’Arcy Thompson. Le problème de la stabilité de la structure des êtres vivants, problème essentiel de la biologie, est abordé sur la base de ces principes.

Réduire le qualitatif au quantitatif

La méthode élaborée par D’Arcy Thompson, compatible avec le déterminisme physique, vise à développer une théorie mathématico-géométrique et mécanique des formes, qui réduit des expressions différentes à des modèles de génération communs.
Par conséquent, selon D’Arcy Thompson, l’obstacle le plus grave au progrès dans l’étude de la morphogenèse ne consiste pas tellement dans le résidu irréductible au physique de l’élément vital, mais sans doute dans le manque de mesures quantitatives de différenciation. Néanmoins, " pour tout ce qui concerne l’édification, la croissance et le fonctionnement du corps, comme pour tout ce qui est issu de la terre, la science physique doit être, à mon humble avis, notre seul maître et guide ".5 Tout ce qu’on peut faire, dans l’attente d’une plus ample application des méthodologies mathématiques et physiques, " c’est d’analyser par fragments les différentes parties de ces phénomènes auxquelles s’appliquent, de manière claire et indubitable, les lois simples des forces de nature physique, même si elle se présentent sous une forme peu obvie ".6

L’admiration infinie devant les " miracles " de la naissance et du développement, devant l’immense variété des formes, devant le frémissement continu de la vie, ne peut interdire le progrès de la morphologie vers l’utilisation des lois des mathématiques. D’Arcy Thompson proclame ouvertement que " les phénomènes physiques auxquels nous sommes confrontés n’ont pas moins de beauté et sont à peine moins variés que ceux qui suscitent notre admiration au sein du monde vivant. Les vagues de l’océan, les vaguelettes qui viennent mourir sur le sable, la courbe harmonieuse d’une baie, la ligne des collines sur l’horizon, la forme des nuages, tous ces phénomènes sont autant d’énigmes dans le domaine de la forme, autant de problèmes dans le domaine de la morphologie. Pour tous ces problèmes, le physicien dispose des éléments nécessaires qui lui permettent de les décrypter et de les résoudre avec plus ou moins de facilité : il lui suffit de se référer aux antécédents de ces phénomènes, au sein du système matériel de forces mécaniques auquel ils appartiennent et d’où ils tirent leur origine ".7 Rien ne fait exception à la règle The�s aèi geometréi (" Dieu géométrise toujours ") et les problèmes de forme sont avant tout des problèmes mathématiques. L’application de la géométrie à la description et à l’analyse de la forme fait "évaporer" le qualitatif en faveur d’un quantitatif qui perdure et peut être saisi même par l’esprit borné de l’homme.
D’ailleurs, D’Arcy Thompson est intrigué et profondément frappé par la régularité et par la répétition des événements naturels. Son but n’est pas de vérifier qu’en ce lieu et à cet instant tel événement a eu lieu, qu’en ce lieu et à cet instant telle forme se dresse devant lui, mais de rechercher les conditions qui ont donné lieu à cet événement, les conditions qui ont déterminé cette forme. Le problème est de comprendre si, dans les mêmes conditions, le même événement ou la même forme se manifestent, ou bien comment ils varient avec les conditions. Le but de sa recherche n’est pas l’examen d’une seule donnée, d’une seule forme, c’est la règle par laquelle ces événements doivent se répéter, règle qui doit être générale et universellement applicable au monde organique aussi bien qu’au monde inorganique. Pour cette raison " D’Arcy Thompson fut parfois accusé d’être beaucoup trop géomètre dans sa manière de penser, par sa détermination à voir des régularités élémentaires là où une personne sans imagination n’en aurait pas vu : les sphères qu’il voyait n’étaient pas tout à fait sphériques, les polygones pas tout à fait réguliers, les transformations pas tout à fait orthogonales, la trabécule osseuse une représentation imprécise des lignes de forces ".8 Cependant, d’après D’Arcy Thompson, la réduction du qualitatif au quantitatif quoique incomplète et jamais définitive, n’exclut pas que la nature agisse en ingénieur et que, dans ses constructions, elle tienne toujours compte, dans ses calculs, de toutes les composantes mécaniques et de toutes les forces agissant sur l’objet qu’elle est en train de façonner.

La comparaison entre l’oeuvre de la nature et le travail de l’ingénieur est un indice de l’utilisation, par D’Arcy Thompson, de la notion même d’analogie, surtout dans le contexte de la découverte scientifique. En effet, bien que son idéal soit la précision numérique, on peut toutefois constater que le point de départ de sa méthodologie morphologique est l’observation phénoménologique des analogies cachées sous le visible. La recherche structurale des causes prend l’aspect d’une recherche de principes généraux simples, qui justifient des similitudes essentielles. En utilisant l’analogie, le spécialiste des problèmes morphologiques peut observer si deux formes, apparemment différentes mais isomorphes, peuvent être considérées comme le résultat de transformations mutuelles. Les énigmes de la forme sont alors traduites en relations visibles entre des formes affines et deviennent compréhensibles par l’évidence immédiate de leurs rapports. D’après D’Arcy Thompson, il faut développer la recherche analogique. " Depuis toujours, le nombre des chercheurs en quête des différences et oppositions fondamentales entre les phénomènes organiques et inorganiques, de ce qui sépare l’animé de l’inanimé, a dépassé de loin ceux dont l’attention était plutôt retenue par la recherche de principes communs ou de similitudes essentielles. "9 Mais c’est bien à ces derniers qu’il revient de fonder la morphologie en tant que science.
Comment ne pas se rappeler alors les analogies existant entre la forme des squelettes de certains radiolaires et la géométrie des lames de savon, entre la tête du fémur et le mécanisme d’une grue, comme entre la dent d’un castor, la défense d’un éléphant, une boucle de cheveux, un flocon de laine, la trompe d’un éléphant enroulée, les anneaux des serpents, les tentacules d’une seiche, la queue d’un singe ou d’un caméléon et la spirale logarithmique... D’après D’Arcy Thompson, chaque système tend à suivre des lois économiques, ou principes "d’extrémalité ou d’optimalité", qui sont l’explication d’un logos, d’une économie de la nature. Largeault écrit : " On est plus près du logos ou d’un a priori ontologique de la forme quand on sait décrire des êtres physiques par des conditions d’extrémalité. "10
Le " génie géométrique de la nature " - pouvons-nous dire avec Huyghe - " produit le cube, le tétraèdre, l’octaèdre, et même le dodécaèdre et l’icosaèdre, que le cristal ne pouvait produire parfaitement réguliers, du fait qu’ils impliquent alors des nombres irrationnels. à nouveau, les plus savantes fantaisies mathématiques semblent sortir du néant. On peut penser que de telles variations, soumises en apparence aux rigueurs du calcul, ont proposé un mystère excitant pour l’esprit scientifique. La perfection esthétique y rejoint la complexité de la structure en une double magie. [...] Plusieurs thèmes géométriques de la nature inanimée se maintiennent donc dans cette vie qui s’ébauche et prend son élan vers ses destinées propres. "11

La géométrie de l’inerte

Selon la vision de D’Arcy Thompson, la forme du vivant ne représente plus un écart par rapport à la forme inanimée. Toutes deux sont régies par les mêmes lois. Le vivant ne peut plus se targuer de posséder un statut spécial, il doit être expliqué par des lois susceptibles d’être mathématisées.
Par conséquent, ce que nous pouvons appeler la "géométrie de l’inerte", ou la géométrie du solide, peut être appliqué à la matière quand elle est préservée de l’action des forces perturbatrices. " Cette géométrie de l’inerte correspond dans les faits à ce que conçoit la pensée quand elle élabore une géométrie abstraite : celle d’Euclide, formulée déjà par le génie antique, est restée une base inamovible et comme une introduction à tous les développements qui sont venus s’y ajouter. C’est que la pensée ne conçoit bien que l’immobile et cherche d’instinct à dégager les bases fixes et permanentes derrière le flux de l’accidentel, c’est-à-dire de ce qui se produit au cours du temps. Et voilà la première cause pour laquelle elle ira d’instinct vers cette géométrie de l’inerte, qui lui paraît répondre à ses voeux. La raison, mue par son penchant pour l’immuable, choisit les formes qui y sont le mieux adaptées. "12
En fait, comme le remarquait déjà Gould, on peut voir chez Thompson le continuateur d’un idéal grec déjà enraciné dans la pensée de Pythagore et de Platon, même s’il n’accepte " ni la doctrine de Pythagore d’après laquelle "les choses sont des nombres", ni la vision de Platon d’un royaume de nombres idéaux existant au-delà des corps physiques ". Mais il partage " leurs positions générales, c’est-à-dire le fait que la solution des mystères du monde devrait être recherchée dans 1’"aspect géométrique du nombre" ; que la simplicité, la régularité, la symétrie, l’harmonie et la vérité sont associées ".13

Simplicité et beauté mathématiques semblent représenter l’idéal "esthétique" de D’Arcy Thompson. Le nombre, la correspondance et surtout la symétrie, que le miracle naturel continue de nous proposer, semblent être le résultat de l’admirable intervention d’un grand artiste. La nature s’exprime en termes mathématiques et les formes sont des nombres, des structures simples, réductibles à un petit nombre de formules élémentaires. Cependant, cet "idéal esthétique" apparaît comme ce qu’il y a de plus loin de l’"esthétique" conçue comme théorie de la sensibilité. Le complexe, le qualitatif, la forme dans sa multiple variété, sont complètement effacés par D’Arcy Thompson, dans la perspective d’une rigueur mathématique certes fascinante, mais qui tend néanmoins à réduire au simple géométrisable cette complexité irremplaçable sur laquelle l’esthétique - du moins sous plusieurs aspects - semble encore vouloir se fonder.
D’Arcy Thompson ne peut même pas être considéré comme un "baconien" et, de ce point de vue, paradoxalement, il est un grand "innovateur". Il n’adhère pas à l’idée que la connaissance ou, mieux, la science, soient une manière de dominer le monde, la seule source et le seul instrument de la prévision et du contrôle des phénomènes. Il ne soutient pas - selon une expression célèbre de Bachelard - que l’esprit scientifique doit se former " contre " la nature.14 Au contraire, il pense que le but de son travail est la connaissance et la compréhension pure et abstraite de la forme. La science doit être de nouveau "inutile" du point de vue purement pratico-opératif, et doit abandonner sa prétention à la domination du monde pour reconquérir sa force propre d’interprète du monde. L’approche morphologique est ainsi celle qui peut le mieux nous rapprocher de cet idéal, qui se présente comme une simple et élégante retranscription du réel en termes géométriques ou physiques. L’étude de la forme ne stimule ni ne favorise aucune action sur le monde. L’étude de la forme est foncièrement anti-prédictive.
Mais même en ce sens, Forme et croissance n’est en rien un texte de "biologie grecque anachronique". Sa force, mais sa faiblesse aussi, consiste dans l’utilisation des " concepts classiques pour critiquer les théories modernes ". " Il exprime les tensions et les conflits propres à n’importe quelle philosophie composée de sources si disparates. "15 Par sa méthodologie, D’Arcy Thompson a tenté de surmonter l’abîme qui sépare les formes vivantes des transformations géométriques les plus simples, l’organique de l’inorganique, la biologie des mathématiques, le quantitatif du qualitatif. Il a ainsi donné naissance à un processus fécond et actuel.

[L’ouvrage classique de D’Arcy Thompson, On Growth and Form (dont la première édition date de 1917) vient d’être publié en français : Forme et croissance (Seuil, 1994), dans une traduction due à Dominique Teyssié, avec une préface de Stephen J. Gould et un avant-propos d’Alain Prochiantz.]

1. D’Arcy W. Thompson, Forme et croissance, Seuil, 1994, p. 29.

2. Ibid., p. 29.

3. Ibid., p. 30.

4. Ibid., p. 32.

5. Ibid., p. 35.

6. Ibid., p. 40.

7. Ibid., p. 34.

8. P. B. Medawar, " Postscript : D’Arcy Thompson and Growth and Form ", dans R. D’Arcy Thompson, D’Arcy Wentworth Thompson, the Scholar-Naturalist 1860-1948, Oxford University Press, London 1958, p. 228.

9. D’Arcy W. Thompson, op. cit., p. 34.

10. Jean Largeault, Principes classiques d’interprétation de la nature, Vrin, Paris 1988, p. 330.

11. René Huyghe, Formes et forces. De l’atome à Rembrandt, Flammarion, Paris 1971, pp. 183-184.

12. Ibid., p. 186.

13. Stephen Jay Gould, " D’Arcy Thompson and the Science of Form ", New. Lit. Hist., 2, 1971, pp. 236-237.

14. Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Vrin, Paris 1947, p. 23.

15. Stephen Jay Gould, op. cit., p. 238.

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