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Les lettres d’Engels à Kautsky
mardi 9 février 2021, par
Les lettres d’Engels à Kautsky
Léon Trotsky, Octobre 1935
L’année 1935 marque le quarantième anniversaire de la mort de Friedrich Engels, un des deux auteurs du Manifeste Communiste. L’autre était Karl Marx. Cet anniversaire est remarquable, entre autres raisons, car Karl Kautsky, en sa quatre-vingt unième année, publie enfin sa correspondance avec Engels. De toute évidence, les propres lettres de Kautsky n’ont été conservées qu’en de rares occasions, mais c’est l’intégralité ou presque des missives d’Engels qui nous parvient. Bien sûr, de nouvelles lettres ne révèlent pas un nouvel Engels. Son imposante correspondance internationale, pour autant qu’elle ait été préservée, a déjà été publiée pratiquement dans son exhaustivité, et sa vie a été soumise à des études approfondies. Néanmoins ce dernier livre est une donnée de grande valeur pour qui est sérieusement intéressé par l’histoire politique des dernières décennies du XIXe siècle, par le cours du développement des idées marxistes, par la destinée du mouvement ouvrier et, enfin, par la personnalité d’Engels.
Durant la vie de Marx, Engels jouait les seconds violons, comme il le disait lui-même. Mais durant la maladie de son partenaire, et encore plus après sa mort, Engels devint le premier et incontesté chef d’orchestre du socialisme international pour une période de douze ans. A cette époque Engels s’était débarrassé depuis longtemps de ses liens avec toute activité commerciale ; il était complètement indépendant financièrement, et était à même de consacrer tout son temps à publier le legs littéraire de Marx, à poursuivre ses propres recherches scientifiques, et à s’engager dans une imposante correspondance avec les militants de l’aile gauche du mouvement ouvrier de tous les pays. La correspondance avec Kautsky date de l’ultime période de la vie d’Engels, de 1881 à 1895.
La personnalité d’Engels, unique dans sa détermination sans faille et sa lucidité, a été l’objet de diverses interprétations dans les années suivantes. C’est la logique de la lutte. Il suffit de rappeler comment durant la dernière guerre, Ebert, Scheidemann et autres ont représenté Engels comme un patriote allemand, alors que les propagandistes de l’Entente en ont fait un pan-germaniste. Sur ce sujet comme sur d’autres, les lettres aident à se débarrasser de ces peintures tendancieuses de la personnalité d’Engels. Mais leur principal intérêt ne réside pas là. Les lettres sont surtout remarquables parce qu’elles sont caractéristiques de l’homme qu’était Engels. On peut dire sans crainte d’exagération que chaque nouveau document concernant Engels le révèle sous un jour meilleur, plus noble et plus fascinant encore que celui sous lequel nous ne le connaissions déjà.
L’autre correspondant mérite également notre attention. Au début des années 80, Kautsky s’imposa dans le rôle de théoricien officiel de la social-démocratie allemande, qui devint le plus important parti de la Deuxième Internationale. Comme c’était le cas d’Engels pendant la vie de Marx, Kautsky, lui aussi, joua au mieux le rôle de second violon tant qu’Engels était en vie, et sa partie était bien loin d’approcher celle du premier violon. Après la mort d’Engels, l’autorité du disciple crût rapidement, atteignant son zénith à l’époque de la première Révolution Russe de 1905... Dans son commentaire de la correspondance, Kautsky décrit son excitation lors de sa première visite aux domiciles de Marx et d’Engels. Un quart de siècle plus tard, de nombreux jeunes marxistes – en particulier l’auteur du présent article – ressentirent exactement la même agitation alors qu’ils montaient l’escalier de sa maison modeste mais propre, à Friedenau, dans la banlieue de Berlin, où Kautsky vécut pendant de longues années. Il était alors considéré comme le chef le plus exceptionnel et incontesté de l’Internationale, en tout cas sur les questions de théorie. Ses adversaires le désignaient comme le " Pape " du Marxisme.
Mais Kautsky ne maintint pas longtemps son éminente autorité. Des évènements majeurs durant le dernier quart de siècle lui infligèrent des coups dévastateurs. Pendant et après la guerre, Kautsky personnifia une indécision irritante. Ce qui n’était jusqu’alors soupçonné que par quelques-uns était désormais pleinement confirmé, à savoir, que son marxisme était essentiellement académique et de caractère contemplatif. Quand Kautsky écrit à Engels depuis Vienne, pendant une grève, en avril 1889, que " …mes pensées sont plus dans la rue qu’en ce bureau ", ces mots sonnent presque faux et absolument inattendus même provenant de la plume du jeune Kautsky. Tout au long de sa vie, son bureau est resté son champ de bataille. Il voyait les évènements de la rue comme des obstacles. Il se prétendait un vulgarisateur de la doctrine, un interprète du passé, un défenseur de la méthode. Oui, cela il l’était, mais jamais un homme d’action, jamais un révolutionnaire, ou un héritier de l’esprit de Marx et Engels.
La correspondance révèle complètement non seulement la différence radicale entre les deux personnalités mais aussi quelque chose de parfaitement inattendu pour la génération actuelle, l’antagonisme qui existait entre Engels et Kautsky, et qui finalement entraîna une rupture de leurs relations personnelles.
" Le Général "
Le savoir d’Engels dans les affaires militaires, basé non seulement sur ses vastes connaissances particulières mais aussi sur sa capacité générale à apprécier de façon synthétique les conditions et les forces, lui a permis de publier dans le Pall-Mall Gazette de Londres, durant la guerre franco-prussienne, de remarquables articles militaires, dont la célébrité faisait de lui une des plus éminentes autorités militaires de l’époque (ces messieurs les " autorités ", sans doute, ont dû en conséquence se poser de nombreuses questions sur eux-mêmes). Dans son cercle intime Engels était surnommé du sobriquet taquin de " Général ". Ce nom lui sert de signature dans nombre de ses lettres à Kautsky.
Engels n’était pas un orateur, ou plutôt il n’eut jamais l’occasion d’en devenir un. Envers les " orateurs " il montrait même une pointe de manque de respect, considérant, non sans fondement, qu’ils ont tendance à transformer des idées en banalités. Mais Kautsky se souvient d’Engels comme d’un remarquable débateur, doté d’une mémoire sans faille, d’une pertinence extraordinaire et d’une grande précision dans l’expression. Malheureusement, Kautsky est un médiocre observateur, et certainement pas un artiste : dans ses propres lettres Engels apparaît de façon infiniment plus claire que dans les commentaires et les souvenirs de Kautsky.
Les relations d’Engels avec les gens étaient étrangères à tout sentimentalisme ou toute illusion et pleines d’une pénétrante simplicité, donc, profondément humaines. En sa compagnie autour de la table du soir, où des représentants de différents pays et continents se retrouvaient, tout contraste s’estompait comme par magie entre la très distinguée duchesse radicale Schack et la nihiliste russe beaucoup moins distinguée, Vera Zasulich. La personnalité riche de l’hôte se manifestait dans sa capacité précieuse de s’élever, et d’élever ses convives au-dessus de toute considération secondaire et superficielle, sans se défaire pour autant de ses idées ou même de ses manières d’être.
Il serait vain de chercher chez ce révolutionnaire des traits de caractère "bohème" pourtant si répandus parmi les intellectuels radicaux. Engels était intolérant envers tout manque de soin et toute négligence tant dans les petites que dans les grandes choses. Il appréciait la précision de la pensée, la précision que l’on trouve dans la comptabilité, une exactitude d’écriture et d’expression. Quand un éditeur allemand essaya de retoucher son orthographe, Engels exigea que lui soit retourné plusieurs de ses manuscrits pour les réviser. Il écrivit : " Je ne laisserai pas plus quelqu’un m’imposer son orthographe que me choisir une femme ! ". Cette phrase aussi furieuse que comique nous ramène presque Engels à la vie ! En plus de sa langue maternelle, dont sa maîtrise était celle d’un virtuose, Engels écrivait couramment en anglais, en français et en italien ; il lisait l’espagnol et presque toutes les langues slaves et scandinaves. Ses connaissances de la philosophie, de l’économie, de l’histoire, de la physique et de la science militaire auraient suffi à une bonne douzaine de professeurs ordinaires ou extraordinaires. Mais en plus de tout cela, il possédait un trésor essentiel : son esprit libre et créatif.
En juin 1884, quand Bernstein et Kautsky, imitant les propres inclinations et répulsions d’Engels, se plaignirent auprès de lui des pressions naissantes de toutes sortes de philistins " érudits " au sein du parti, Engels répondit que " le plus important est de ne rien concéder et, en plus, de rester absolument calme ". Alors que le Général lui-même ne gardait pas toujours un calme " absolu " au sens littéral du terme – au contraire il avait l’habitude en certaines occasions de déborder de colère – il était toujours capable de s’élever au-dessus des ennuis temporaires, et de restaurer l’équilibre nécessaire entre sa conscience et ses émotions. Fondamentalement sa personnalité était d’un optimisme combiné avec un sens de l’autodérision devant ses proches, et avec l’emploi de l’ironie envers ses ennemis. Dans son optimisme il n’y avait pas une once d’autosatisfaction – le terme ne convient pas à son image. Les courants profonds de sa joie de vivre prenaient leur source dans un tempérament heureux et harmonieux, mais celui-ci était baigné par la connaissance et avec elle par le plus grand des bonheurs : celui de la perception créatrice.
L’optimisme d’Engels s’étendait autant aux questions politiques qu’aux affaires personnelles. Après chaque défaite quelle qu’elle soit, il formulait immédiatement quelles étaient les conditions qui pourraient préparer un futur rebond, et après chaque coup que lui infligeait la vie il était capable de se ressaisir et de regarder vers l’avenir. Il conserva cette attitude jusqu’au jour de sa mort. Il y eut des périodes où il dut rester sur le dos pendant des semaines pour supporter les effets persistants d’une fracture survenue lors d’une chute pendant une partie de chasse au renard. Par moment ses yeux fatigués refusaient de fonctionner sous la lumière artificielle dont on ne peut se passer, même durant la journée, sous le brouillard londonien. Mais Engels ne se réfère jamais à ses handicaps, sauf par allusion, afin d’expliquer quelque retard, et seulement pour promettre immédiatement que sous peu tout se " passerait mieux " , et qu’il reprendrait son travail à son rythme habituel.
Une des lettres de Marx fait référence à l’habitude d’Engels de faire un clin d’œil enjoué durant une conversation. Ce chouette petit clin d’œil transparaît à travers toute la correspondance d’Engels. Cet homme de devoir et capable d’une affection profonde ne ressemble pas le moins du monde à un ascète. Il était amoureux de la nature et de l’art sous toutes ses formes, il adorait la compagnie de personnes intelligentes et joyeuses, la présence des femmes, les plaisanteries, les rires, les bons dîners, le bon vin et le bon tabac. Par moments il n’était pas imperméable à l’humour potache de Rabelais qui se laissait aller à rechercher son inspiration en dessous de la ceinture. D’une manière générale, rien d’humain ne lui était étranger. Il n’est pas rare de trouver dans sa correspondance des références qui indiquent que plusieurs bouteilles de bon vin ont été ouvertes chez lui pour célébrer la nouvelle année, ou le résultat heureux des élections allemandes, son anniversaire, et parfois des événements de moindre importance. Il est plus rare de trouver le Général en train de se plaindre d’avoir à rester allongé sur le canapé " au lieu de boire avec vous… et bien, ce qui est remis à plus tard n’est pas encore perdu ". L’auteur avait alors plus de soixante-douze ans. Quelques mois plus tard, une fausse rumeur circulant dans la presse qu’Engels était gravement malade. Le Général, à soixante-treize ans écrit : " Alors, en l’honneur de ma résistance à la maladie qui s’affaiblirait rapidement, et de ma fin imminente, nous avons vidé plusieurs bouteilles ".
Peut-être était-il épicurien ? Il ne se laissait jamais dominer par les "plaisirs secondaires de la vie". Il était véritablement intéressé par les mœurs familiales des sauvages ou par les énigmes de la philologie irlandaise mais toujours en rapport indissoluble avec les destinées futures de l’humanité. S’il se permettait de plaisanter un peu trivialement, c’était toujours en compagnie de gens qui n’étaient pas grossiers. Derrière son humour, son ironie et sa joie de vivre on trouvait toujours un sens moral – sans la moindre insistance ou posture arrogante – toujours bien dissimulé, mais d’autant plus authentique et doublé d’abnégation. Cet homme de commerce, propriétaire d’un moulin, d’un cheval de chasse et d’un cave de bons vins était un communiste révolutionnaire jusqu’à la moelle des os.
L’exécuteur testamentaire de Marx
Kautsky n’exagère pas le moins du monde quand il énonce, dans son commentaire de la correspondance entre Marx et Engels, que dans toute l’histoire du monde il serait impossible de trouver un semblable exemple de deux hommes d’un tel puissant tempérament et d’une telle indépendance idéologique que Marx et Engels, qui sont restés la vie entière aussi indissolublement liés par l’évolution de leurs idées, leur activité sociale et leur amitié. Engels était plus rapide à convaincre, plus mobile, entreprenant et présentait de multiples facettes ; Marx, plus accrocheur, plus obstiné, plus exigeant envers lui-même et les autres. Lui aussi un esprit de première grandeur, Engels a reconnu l’ascendant intellectuel de Marx avec la même simplicité dont il a généralement fait preuve dans leurs rapports personnels et politiques.
La collaboration de ces deux amis – c’est dans ce contexte que ce mot atteint sa pleine signification ! – s’étendit jusqu’à rendre impossible à quiconque de distinguer leurs travaux. Cependant, infiniment plus importante que leur collaboration purement littéraire fut la communauté d’esprit qui a régné entre eux, et qui n’a été jamais rompue. Ils correspondaient entre eux quotidiennement, s’échangeant des notes remplies d’humour, se comprenant à demi-mot, ou ont entretenu des conversations satiriques au milieu de nuages de fumée de cigares. Pendant quelque quatre décennies, dans leur lutte continuelle contre la science officielle et les superstitions traditionnelles, Marx et Engels se sont servis mutuellement d’opinion publique.
Engels considérait que fournir à Marx une aide matérielle était pour lui une importante obligation politique ; et c’est principalement à ce titre qu’il s’est lui-même contraint à la servitude de longues années dans " le maudit commerce " – une sphère dans laquelle il a rencontré le même succès que dans toutes les autres : son patrimoine s’est développé et avec lui s’est amélioré le bien-être de la famille Marx. Après la mort de celui-ci, Engels a reporté tout ses soins vers les filles de Marx. La vieille domestique du couple Marx, Hélène Demuth, qui était partie intégrante de la famille, est devenue immédiatement sa propre gouvernante. Envers elle, Engels a fait preuve d’une tendre fidélité, partageant avec elle tous les centres d’intérêt qui étaient à sa portée. Après sa mort il s’est plaint de manquer de ses conseils, non seulement sur des points personnels mais aussi en ce qui concerne les questions de parti. Engels a voulu qu’aillent aux filles de Marx pratiquement toutes ses possessions, qui s’élevaient à 30.000 livres, non compris la bibliothèque, les meubles, etc.
Si, en dans plus jeunes années Engels s’est retiré dans l’ombre de l’industrie textile de Manchester pour donner à Marx la possibilité de travailler au " Capital ", plus tard, devenu un vieil homme, sans se plaindre, et, on peut le dire avec certitude, sans aucun regret, il a mis de côté ses propres recherche pour passer des années à déchiffrer les manuscrits hiéroglyphiques de Marx, vérifiant soigneusement les traductions, et non moins soigneusement corrigeant les épreuves dans presque toutes les langues européennes. Non. Dans cet " épicurisme " il y avait aussi un rare " stoïcisme " !
Les nouvelles de la progression du travail sur le legs littéraire de Marx sont un des leitmotivs les plus constants de la correspondance d’Engels avec Kautsky, aussi bien qu’avec d’autres de ses camarades d’idées. Dans une lettre à la mère de Kautsky (1885) – auteur alors plutôt bien connu de romans populaires – Engels exprime son espoir que la vieille Europe sera finalement encore plongée dans le mouvement révolutionnaire, et il ajoute, " j’espère seulement qu’il me sera laissé suffisamment de temps pour conclure le troisième volume du Capital, et puis après, allons-y ! " Cette note semi-facétieuse indique clairement l’importance qu’il a attachée au Capital ; mais il y a aussi autre chose à en apprendre, à savoir que l’action révolutionnaire a représenté pour lui plus que n’importe quel livre, même Le Capital. Le 3 décembre 1891, c’est-à-dire six ans après, Engels explique à Kautsky les raisons de son silence prolongé : " … le responsable en est le troisième volume, sur lequel je sue de nouveau. " Il est occupé non seulement à déchiffrer les chapitres sur le capital, les banques et le crédit de ce maudit manuscrit, mais il étudie également en même temps d’autres textes sur ces sujets. Certes, il sait à l’avance pouvoir, dans la plupart des cas, laisser le manuscrit exactement tel que tracé par le stylo de Marx, mais il veut se garantir lui-même contre des erreurs éditoriales par des recherches complémentaires. S’ajoute à cela la liste sans fin des petits détails techniques ! Engels entretient une correspondance pour savoir si une virgule est nécessaire à tel ou tel endroit, et il remercie particulièrement Kautsky de découvrir une faute d’orthographe dans le manuscrit. Ce n’est pas de la pédanterie, mais la conscience que rien n’est sans importance concernant cette somme scientifique de la vie de Marx.
Engels, cependant, était très loin d’une quelconque adulation aveugle du texte. Relisant un résumé de la théorie économique de Marx écrite par le socialiste français Deville, Engels, selon ses propres mots, a souvent senti la tentation de supprimer ou corriger des phrases ici et là, qui, soumises à un examen complémentaire, se sont avérées être les propres expressions de Marx. Le centre de la question réside dans le fait que " dans l’original, son auteur en soit remercié, leur usage était pleinement justifié. Mais chez Deville, elles étaient investies d’une généralité absolue, et par conséquent, prenaient une signification incorrecte ". Ces quelques mots caractérisent l’abus, fréquent, de formules " prêtes à l’emploi " d’un maître (" magister dixit ").
Mais ce n’est pas tout. Engels a non seulement déchiffré, poli, transcrit, corrigé et annoté les deuxième et troisième volumes du Capital mais il a aussi, avec des yeux d’aigle, monté une garde vigilante en défense de la mémoire de Marx contre des attaques hostiles. Rodbertus, socialiste prussien conservateur, et ses admirateurs se sont plaint que Marx ait utilisé la découverte scientifique de Rodbertus sans une quelconque référence à ce dernier – en d’autres termes, que Marx ait plagié Rodbertus – . " Il faut une ignorance monstrueuse pour affirmer cela, " écrit Engels à Kautsky en 1884. Et de nouveau, Engels s’est plongé dans l’étude de Rodbertus, économiste mineur, dans le seul but de réfuter ces charges.
Les lettres à Kautsky projettent un faisceau lumineux aussi éclairant sur l’épisode de l’économiste allemand Brentano, qui accusait Marx de citer faussement Gladstone. Si quelqu’un connaissait les scrupules scientifiques de Marx, c’était bien Engels. Son attitude envers chaque idée de ses adversaires, quelle que soit son absurdité, était apparentée à l’attitude d’un bactériologiste envers un bacille pathogène. À maintes reprises dans les lettres d’Engels à Marx et à leurs amis communs, on rencontre ses réprimandes à l’égard de Marx, consciencieux à l’excès. Il n’est pas du tout étonnant, donc, qu’il ait mis tout autre travail de côté pour, quelque peu rageusement, réfuter Brentano.
Engels a toujours eut à l’esprit l’idée d’écrire une biographie de Marx. Personne d’autre n’aurait pu l’écrire comme lui, car, nécessairement, ç’aurait été aussi, dans une large mesure, la propre autobiographie d’Engels. Il écrit à Kautsky : " Dès que possible je vais me mettre à travailler à ce livre sur lequel je rumine avec plaisir depuis longtemps. " Engels souhaite ne pas être détourné de son projet : " j’ai maintenant soixante-quatorze ans — je dois me dépêcher. " Même aujourd’hui personne ne peut sans douleur se souvenir qu’Engels n’a pas pu " se dépêcher " et accomplir son projet.
Pour le portrait de Marx qui avait été commandé en Suisse, Engels a fait transmettre par Kautsky cette description colorée son ami décédé : " un teint aussi foncé qu’il est possible pour un Européen du sud, les joues peu colorées, des moustaches noires comme suie, parsemées de blanc et la barbe et la chevelure blanches comme neige. " Cette description éclaire le fait que Marx a été surnommé " le Maure " dans son cercle familial et intime.
Le professeur des chefs
Pendant les deux premières années Engels s’est adressé à son correspondant comme " cher M. Kautsky " (le terme " camarade " n’était pas alors d’utilisation courante) ; après qu’ils se furent côtoyés plus étroitement à Londres, il a abrégé la formule de politesse en simplement " cher Kautsky " ; à partir de mars 1884, Engels a adopté le mode familier pour s’adresser par écrit à Bernstein et à Kautsky qui étaient chacun vingt-cinq ans plus jeune que lui. Kautsky n’écrit pas sans de bonnes raisons que " à partir de 1883 Engels a considéré Bernstein et moi-même comme les représentants les plus fiables de la théorie marxiste". Le passage au mode familier reflète sans aucun doute l’attitude bienveillante d’un professeur envers ses élèves. Mais cette apparente familiarité n’est nullement la preuve d’une intimité réelle, qui fût empêchée surtout par le fait que Kautsky et Bernstein étaient considérablement imprégnés de philistinisme. Pendant leur long séjour à Londres, Engels les a aidés à acquérir la méthode marxiste. Mais il ne pouvait greffer en eux ni la volonté révolutionnaire ni la capacité de penser avec hardiesse. Ces élèves étaient et sont restés les enfants d’un autre lit.
Marx et Engels se sont éveillés à une époque orageuse, et ils ont traversé la révolution de 1848 comme véritables combattants. Kautsky et Bernstein ont connu leur période de formation pendant l’intervalle en comparaison plus paisible entre l’époque des guerres et des révolutions des années 1848 à 1871 et l’époque qui s’est ouverte sur la révolution russe de 1905 et qui, passant par la guerre mondiale de 1914, est loin d’être arrivée, même aujourd’hui, à sa conclusion. Durant sa longue vie toute entière Kautsky fût en mesure de louvoyer autour des conclusions qui menaçaient de déranger sa paix physique et mentale. Ce n’était pas un révolutionnaire, et c’est cette barrière infranchissable qui l’a séparé du " Général Rouge ".
Mais même indépendamment de cela il y avait une grande différence entre eux. Il est incontestable qu’on voyait Engels grandi après un contact personnel : sa personnalité était plus riche et plus attrayante que tout ce qu’il faisait ou écrivait. En aucun cas on ne peut dire la même chose de Kautsky. Ses meilleurs livres sont bien plus avisés qu’il ne l’était lui-même. Il perdait considérablement à être connu personnellement. Il se peut que ceci explique en partie pourquoi Rosa Luxembourg, qui a vécu à côté de Kautsky, avait mesuré son philistinisme avant Lénine , bien qu’elle ait été inférieure à Lénine dans la clairvoyance politique. Mais il s’agit là d’une période bien postérieure.
A la lecture de la correspondance il devient absolument évident qu’il est toujours resté une barrière invisible entre le professeur et l’élève, non seulement dans le domaine politique mais également dans le domaine de la théorie. Engels, qui était généralement avare d’éloge, a parfois cité avec enthousiasme ("Ausgeseichnet") les écrits de Franz Mehring ou George Plekhanov ; mais ses éloges de Kautsky ont toujours été retenus, et on sent une nuance d’irritation dans ses critiques. Comme Marx, quand Kautsky est entré pour la première fois dans sa maison, Engels a été repoussé par l’omniscience et l’autosatisfaction passive du jeune viennois. Comme il trouvait aisément des réponses aux questions les plus complexes ! A vrai dire, Engels était lui-même enclin aux généralisations hâtives ; mais, en revanche, il avait les ailes et la vision d’un aigle, et au fil des ans, il appliquait de plus en plus sur lui-même l’impitoyable vigilance scientifique de Marx. Kautsky malgré toutes ses capacités était un homme plus dans la moyenne.
" Quatre-vingt dix pour cent des auteurs allemands contemporains, " c’est ainsi que le professeur avertit son élève, " écrivent des livres sur d’autres livres. " En d’autres termes : aucune analyse de la réalité vivante, aucun mouvement progressif de la pensée. A l’occasion de la parution du livre de Kautsky sur les questions de la société primitive, Engels a essayé d’instiller en lui l’idée qu’il n’était possible de dire quelque chose de vraiment nouveau sur ce domaine obscur et passablement étendu qu’à travers une étude complète et approfondie du sujet. Et il ajoutait tout à fait impitoyablement, " Autrement des livres comme Le Capital ne seraient pas si rares. "
Un an après (le 20 septembre 1884) Engels réprimande encore Kautsky au sujet de ses " affirmations rapides sur des questions à propos desquelles vous ne vous sentez pas tout à fait assuré ". On retrouve cette tonalité dans la correspondance toute entière. En réprimandant Kautsky pour avoir condamné l’ " abstraction " – sans la pensée abstraite, aucune pensée n’est généralement possible – Engels donne une définition classique qui montre la différence entre une abstraction vivifiante et une abstraction sans vie aucune : " Marx ramène le contenu commun des choses et de leurs relations à son expression conceptuelle la plus universelle ; par conséquent son abstraction reprend sous une forme conceptuelle ce qui est déjà inclus dans les choses elles-mêmes. Rodbertus, lui, crée pour lui-même une expression mentale plus ou moins imparfaite et évalue toutes choses à l’aune de son concept, auquel elles doivent être commensurables. " Quatre-vingt dix pour cent des erreurs de la pensée humaine sont contenus dans cette formule. Onze ans plus tard, dans sa dernière lettre à Kautsky, Engels, tout en rendant l’hommage qui leur est du aux recherches de Kautsky sur les " Précurseurs du socialisme ", réprimande de nouveau l’auteur pour son inclination à placer des " lieux communs partout où il y a une faille dans les recherches ". " Quant au style, afin de rester populaire, vous tombez soit dans la tonalité d’un éditorial, soit dans celle d’un maître d’école. " Personne n’a pas pu décrire plus justement le maniérisme littéraire de Kautsky !
En même temps, la magnanimité intellectuelle du maître envers son élève était vraiment inépuisable. Il avait l’habitude de lire les articles les plus importants du prolifique Kautsky sous forme de manuscrit, et chacune de ses lettres de critique contient des suggestions précieuses, fruit d’une étude sérieuse, et parfois de recherches. Le travail bien connu de Kautsky, " Les antagonismes de classe dans la Révolution Française ", qui a été traduit en presque toutes les langues de l’humanité civilisée, paraît aussi être passé par le laboratoire intellectuel d’Engels. Sa longue lettre sur les groupes sociaux à l’époque de la grande révolution du dix-huitième siècle n’est pas seulement une application des méthodes matérialistes aux événements historiques, c’est aussi un des plus magnifiques documents de l’esprit humain. Elle est bien trop laconique, et chacune de ses formules présuppose une trop grande quantité de connaissances pour qu’elle soit de lecture facile ; mais ce document, resté caché si longtemps, demeurera pour toujours, non seulement une source de connaissances théoriques mais également de joie esthétique pour n’importe qui ayant sérieusement réfléchi à la dynamique des relations de classe dans une époque révolutionnaire, ainsi qu’aux problèmes généraux englobés dans l’interprétation matérialiste des événements historiques.
Le divorce de Kautsky et son conflit avec Engels
Kautsky prétend, non sans avoir une idée derrière la tête, comme nous allons le voir, qu’Engels était un piètre évaluateur d’hommes. Marx était sans doute dans une plus grande mesure apte à " capturer des homes dans son filet de pêcheur ". Il était plus à même de jouer de leurs forces et de leurs faiblesses, et le prouva, par exemple, par son travail assez difficile dans le Conseil Général de la Première Internationale, extrêmement hétérogène. Cependant, la correspondance d’Engels est la meilleure preuve qui soit que, s’il n’a pas toujours manœuvré habilement dans ses relations personnelles, cela découlait de sa franchise brutale et pas du tout de son incapacité à comprendre les gens. Kautsky, qui lui-même est très myope sur les questions de psychologie, présente, comme exemple au sujet d’Engels, sa défense têtue d’Aveling, l’ami de la fille de Marx, un homme qui malgré toutes ses capacités incontestables n’en était pas moins un homme de peu de valeur. Prudemment, mais avec beaucoup d’insistance, Kautsky s’efforce d’accréditer l’idée qu’Engels ne fit pas preuve de perspicacité psychologique vis-à-vis de Kautsky lui-même. C’est son but qu’il poursuit quand il soulève la question particulière des capacités d’Engels à juger les individus.
Toute sa vie Engels a été particulièrement attentionné envers les femmes, en tant que victimes d’une double oppression. Ce citoyen du monde, d’une culture encyclopédique était marié à une simple ouvrière du textile, une irlandaise, et après sa mort il a vécu avec sa soeur. Sa tendresse envers elles était véritablement remarquable. La réponse maladroite de Marx à la nouvelle de la mort de Mary Burns, la première femme d’Engels, a introduit un petit nuage dans leur relation, vraisemblablement le premier et le dernier au cours des quarante années de leur amitié. Engels se comportait à l’égard des filles de Marx comme si elles étaient ses propres enfants. Mais quand Marx, apparemment sous l’influence de sa femme, voulut interférer dans la vie amoureuse de ses filles, Engels lui fît prudemment comprendre que de telles affaires ne concernaient personne à l’exception des principaux intéressés. Engels avaient une affection particulière pour Eleanor, la plus jeune fille de Marx. Aveling devint son ami ; c’était un homme marié qui avait rompu avec sa première famille. Ces circonstances amenèrent autour du couple " illégal " l’atmosphère étouffante d’une hypocrisie toute britannique. Doit-on beaucoup s’étonner qu’Engels ait pris la défense d’Eleanor et de son ami, même indépendamment des qualités morales de celui-ci ? Eleanor s’est battue pour son amour pour Aveling jusqu’à l’épuisement de ses forces. Engels n’était pas aveugle mais il considérait que la personnalité d’Aveling concernait en premier lieu Eleanor. De son côté, il n’assumait que la charge de sa défense contre l’hypocrisie et les ragots malveillants. " Bas les pattes ! " répétait-il avec entêtement aux pieux hypocrites. Finalement, incapable d’encaisser les coups de sa vie personnelle, Eleanor se donna la mort.
Kautsky se réfère aussi au fait qu’Engels soutenait la politique d’Aveling. Mais ceci s’explique par le simple fait qu’Eleanor, comme Aveling, agissait politiquement en bénéficiant directement des conseils d’Engels lui-même. Évidemment, leur activité fût loin de donner les résultats escomptés. Mais l’activité de leur opposant Hyndman, que Kautsky, soutint constamment, se termina également par un naufrage. La cause des échecs des premières tentatives des marxistes doit être recherchée dans les conditions objectives de l’Angleterre qu’Engels lui-même a si magnifiquement analysées. L’opposition personnelle d’Engels à Hyndman provint en particulier de l’insistance butée de celui-ci à ne pas prononcer correctement le nom de Marx, et s’en justifiant par l’aversion des Anglais pour toute autorité étrangère. Engels, cependant, soupçonnait qu’en Hyndman sommeillait " le plus chauvin des " John Bull " [un anglais xénophobe] de la création ". Kautsky essaie d’invalider les suspicions d’Engels à ce sujet, comme si le comportement honteux d’Hyndman pendant la guerre – pas un mot de Kautsky à ce sujet ! – n’avait pas révélé au grand jour son chauvinisme pourri jusqu’à la moelle. Combien Engels s’est montré plus perspicace dans ce cas là aussi !
Cependant, le principal exemple de la prétendue " incapacité " d’Engels à juger les hommes a grandement à voir avec la vie personnelle de Kautsky. Dans la correspondance qui vient d’être publiée, une place considérable, si ce n’est la principale, est occupée par le divorce de Kautsky et de sa première femme. C’est le chatouillement de cette circonstance qui a sans doute longtemps empêché Kautsky de rendre publiques ces lettres. Aujourd’hui, pour la première fois, l’épisode entier est accessible à la presse… Le jeune couple Kautsky a passé plus de six ans à Londres dans une communion constante et sans faille avec Engels et son cercle familial. Le " Général " fût littéralement foudroyé par la nouvelle de l’ouverture d’une procédure de divorce entre Karl et Luise Kautsky, ce qui advint presque immédiatement après leur retour sur le continent. Les amis les plus proches devinrent bon gré mal gré les arbitres moraux du conflit. Engels prit immédiatement et inconditionnellement le parti de l’épouse et, jusqu’à sa mort, ne modifia pas sa position.
Dans une lettre du 17 octobre 1888, Engels écrit en réponse à Kautsky : " Il faut avant tout considérer la différence entre la position de l’homme et de la femme dans les conditions actuelles… Il n’y a que dans des cas extrêmes, seulement après une réflexion bien mûrie, seulement s’il est absolument clair qu’une telle étape est nécessaire, qu’un homme doit avoir recours à cette disposition extrême, mais même alors, seulement sous sa forme la plus prudente et la plus clémente. " Dans la bouche d’Engels, qui savait très bien que les affaires de cœur ne concernent que les intéressés, ces mots témoignent d’un moralisme inattendu. Cependant, ce n’est pas par hasard qu’il s’adresse ainsi à Kautsky… Nous n’avons ici ni l’occasion ni les bases nécessaires pour analyser ce conflit marital dont tous les éléments ne sont pas à notre disposition. Même Kautsky s’abstient de tout commentaire sur cet épisode de sa vie familiale qui appartient pourtant à un passé bien lointain. Cependant, de ses quelques commentaires tout empreints de réserve, on ne peut que conclure qu’Engels n’est arrivé à cette position que sous la seule influence de Luise. Mais pourquoi cette influence ? Pendant le divorce, les deux parties demeuraient en Autriche. Comme dans le cas d’Eleanor, Kautsky élude de manière évidente l’essentiel du problème.
" Toutes choses étant égales d’ailleurs ", son être tout entier portait Engels à venir au secours de l’opprimé. Mais, justement, il est évident qu’à ses yeux, " toutes choses n’étaient pas égales d’ailleurs ". Le fait même que Luise ait pu l’influencer, parle en sa faveur. D’autre part, beaucoup de traits de personnalité de Kautsky ont clairement repoussé Engels. Ce qu’il aurait pu passer sous silence si leurs relations avaient été confinées aux questions de théorie et de politique. Mais après qu’il ait été introduit dans la querelle de famille sur l’initiative de Kautsky lui-même, il a exprimé sa pensée sans aucune retenue particulière. Les vues d’un homme et les morales d’un homme sont, de même que bien connu, pas du tout identique. Dans le marxiste Kautsky, Engels a clairement senti un petit-bourgeois viennois, content de lui, égoïste et conservateur. Pour jauger la personnalité d’un homme il y a au premier plan son attitude envers les femmes. Engels était évidemment de l’opinion que dans cette sphère, le marxiste Kautsky manquait de certaines des règles morales de l’humanisme, même bourgeois. Qu’Engels ait eu raison ou tort, c’est là précisément l’explication de sa conduite.
En septembre 1889, le divorce étant déjà prononcé, Kautsky, avec le désir évident de démontrer qu’il n’était pas du tout un sans-cœur égoïste, écrivit imprudemment à Engels qu’il se sentait " désolé " pour Luise. Mais ce fut exactement ce mot qui provoqua une nouvelle explosion d’indignation. Le Général furieux répondit en grondant : " Dans toute cette affaire, Luise s’est comportée avec tant d’héroïsme et de féminité… que si l’on devait avoir pitié de quelqu’un, ce ne serait évidemment pas de Luise. ". Ces mots impitoyables – qui suivent l’affirmation plus conciliatrice : " vous deux êtes seuls à même de juger, et quoi que vous fassiez, nous autres devrons l’accepter. " – permettent de comprendre la position d’Engels sur cette question et révèlent bien sa personnalité.
Le procès du divorce traîna en longueur pendant un long moment, au point que Kautsky se trouva obligé de passer une année entière à Vienne. A son retour à Londres (automne 1898) il ne retrouva pas l’accueil chaleureux auquel il était habitué. De plus, Engels, presque démonstrativement, invita Luise à devenir la gouvernante de sa maison bien délaissée depuis la mort d’Hélène Demuth. Luise se remaria bientôt et vécut dans la maison d’Engels avec son époux. Finalement, Engels fit de Luise une de ses héritières. Le Général n’était pas seulement magnanime mais têtu dans ses engagements. Le 21 mai 1895, dix semaines avant son décès, Engels, de son lit de malade, écrivit une lettre à Kautsky, sur un ton extrêmement colérique et plein de reproches irrités, à propos d’une affaire véritablement accidentelle. Kautsky jure catégoriquement que ces reproches étaient absolument sans fondement. Peut-être. Mais il ne reçût aucune réponse suite à sa tentative de dissiper les soupçons du vieil homme. Le 6 août, Engels mourut. Kautsky essaie de justifier cette rupture si tragique par l’irritabilité maladive du maître. L’explication est évidemment insatisfaisante. En plus de ses reproches fâchés, la lettre d’Engels contient des évaluations de problèmes historiques complexes, émet un avis favorable au sujet du dernier travail scientifique de Kautsky, et témoigne généralement d’un état d’esprit tout à fait lucide. Par ailleurs, nous savons de Kautsky lui-même que ce changement dans leurs relations intervint sept ans avant cette rupture et prit immédiatement un caractère sans équivoque.
En janvier 1889, Engels avait encore clairement à l’idée de charger Kautsky et Bernstein de l’héritage littéraire de Marx et de lui-même. Peu après, cependant, il y renonça en ce qui concerne Kautsky. Il demanda, sous un prétexte évidemment artificiel, que Kautsky lui retourne les manuscrits qu’il lui avait donné à déchiffrer et transcrire (Les Théories de la Plus-value). Cela advint en cette même année, 1889, alors qu’il n’était pas encore question d’irritabilité maladive. Les raisons pour lesquelles Engels a effacé le nom de Kautsky de la liste de ses exécuteurs testamentaires, nous ne pouvons que les supposer ; mais elles découlent très logiquement des circonstances de l’affaire. Engels lui-même, comme nous le savons, considérait la publication de l’héritage littéraire de Marx comme le devoir le plus important de sa vie. Il n’y a pas même le commencement d’une telle attitude de la part de Kautsky. Le jeune et prolifique écrivain était trop préoccupé de lui-même pour accorder aux manuscrits de Marx l’attention qu’Engels exigeait. Peut-être le vieil homme eut-il peur que le prolifique Kautsky, consciemment ou non, utilise plusieurs des idées de Marx pour en faire ses propres " découvertes ". C’est la seule explication possible du remplacement de Kautsky par Bebel qui était moins qualifié concernant la théorie, mais qui avait la complète confiance d’Engels. Une confiance que ce dernier n’a jamais accordée à Kautsky.
Alors que, jusqu’ici, Kautsky nous disait qu’Engels, contrairement à Marx, aurait été un médiocre psychologue, dans un autre de ses commentaires, il adresse à ses deux maîtres la même critique. Il écrit, " ils n’étaient évidemment pas experts pour juger des personnes ". Cette déclaration semble incroyable, si l’on se rappelle de la richesse et de l’incomparable précision des caractérisations personnelles qui abondent non seulement dans les lettres et les pamphlets de Marx mais aussi dans son Capital. On peut dire que Marx était capable d’établir le caractère d’un homme à partir de traits individuels de la même façon que Cuvier reconstruisait un animal à partir d’une seule mâchoire. Si en 1852 Marx n’était pas capable de discerner les intentions du provocateur hongro-prussien Banya – le seul cas auquel Kautsky fait référence – cela ne fait que prouver que Marx n’était ni médium ni sorcier mais était susceptible de faire des erreurs dans son appréciations des personnes, particulièrement celles rencontrées par hasard. En affirmant cela, Kautsky cherche évidemment à effacer l’impression laissée par l’allusion de Marx, défavorable à son sujet, après leur première, et dernière, rencontre. Se contredisant complètement, Kautsky écrit deux pages plus loin que " Marx maîtrisait bien l’art de manier les gens, et le montre de la façon la plus lumineuse et la plus incontestable dans le Conseil Général de la Première Internationale ". Une question demeure : comment un homme est-il capable de diriger les gens, de plus " brillamment ", sans être capable de percer le secret de leur caractère ? Il est impossible de ne pas en conclure que Kautsky dresse un bilan bien faussé de ses relations avec ses maîtres !
Appréciations et pronostics
Les lettres d’Engels abondent en caractérisations d’individus et en appréciations succinctes des évènements de la politique mondiale. Limitons-nous à quelques exemples. " L’écrivain B. Shaw, rempli de paradoxes, est très talentueux et plein d’esprit en tant qu’homme de lettres mais absolument sans valeur en tant qu’économiste et dans le domaine politique. " Cette remarque de 1892 garde toute sa pertinence aujourd’hui. Le journaliste bien connu, V. T. Stead, est caractérisé comme " un gars complètement écervelé mais marchand de chevaux brillant". A propos de Sydney Webb, Engels remarque brièvement : " ein echter Britischer politician " (un véritable politicien britannique). Il utilise là le terme le plus cruel de son vocabulaire.
En janvier 1889, au plus fort de la campagne de Boulanger en France, Engels écrivit : " L’élection de Boulanger amène la situation en France à un seuil critique. Les Radicaux se sont transformés en laquais de l’opportunisme, et ont ainsi littéralement nourri le Boulangisme. ". Ces mots sont sidérants de modernité ; il suffit de remplacer " Boulangisme " par " fascisme ".
Engels condamne la théorie de la transformation " évolutionniste " du capitalisme en socialisme comme celle d’une " ’fraîche et joyeuse’ escalade à partir d’une obscure bestialité vers une société socialiste ". Cette formule satirique préfigure le bilan d’une polémique qui devait éclater des années plus tard.
Dans la même lettre Engels démonte méthodiquement le discours d’un député social-démocrate, Vollmar, " avec ses garanties abusives et non autorisées que les sociaux-démocrates n’allaient pas rester sur le bas-côté si leur patrie était attaquée, et qu’ils aideraient par conséquent à défendre l’annexion de l’Alsace-Lorraine… ". Engels réclama que la direction du parti désavoue publiquement Vollmar. Pendant la Grande Guerre quand les sociaux-patriotes dépecèrent complètement l’œuvre d’Engels, il ne vint pas à l’esprit de Kautsky de publier ces lignes. Pourquoi s’embêter ? La guerre fournissait assez d’inquiétude comme cela.
Le 1er avril 1895, Engels protesta contre l’utilisation qui était faite de sa préface aux "Luttes de classe en France" de Marx par l’organe central du parti, " Vorwärts ". Par le biais de coupures, l’article est tellement dénaturé qu’Engels en est furieux, " je suis transformé en un vulgaire adorateur de la légalité à tout prix ". Il demande que cette " édition honteuse " soit retirée, quoi qu’il en coûte. Engels, qui à l’époque approchait de son soixante-quinzième anniversaire, n’était évidemment pas encore prêt à renoncer à l’enthousiasme révolutionnaire de sa jeunesse !
Si l’on devait parler de toutes les erreurs d’Engels sur les personnes, alors on devrait citer non pas Aveling, imprudent dans ses affaires personnelles, ou l’espion Banya, mais les plus grands leaders du socialisme : Victor Adler, Jules Guesde, Eduard Bernstein, Karl Kautsky lui-même et beaucoup d’autres. Tous, sans aucune exception, trahirent ses espérances, après sa mort, naturellement. Mais précisément, ce caractère généralisé de l’ "erreur" montre qu’elle ne relève pas de l’appréciation des psychologies individuelles.
En 1884, Engels, se référant à la social-démocratie allemande, qui engrangeait des progrès rapides, écrivait qu’il s’agissait d’un parti " libre de tout philistinisme dans le pays le plus philistin du monde, libre de tout chauvinisme dans le pays le plus saoul de victoire en Europe ". Le cours ultérieur des évènements prouva qu’Engels avait visualisé le cours futur du développement révolutionnaire d’une façon bien trop linéaire. Surtout, il n’anticipa pas le puissant essor capitaliste qui s’enclencha immédiatement après sa mort et qui dura jusqu’à la veille de la guerre impérialiste. Ce fut précisément au cours de ces quinze années de vigueur économique qu’advint la complète dégénérescence opportuniste des milieux dirigeants du mouvement ouvrier. Cette dégénérescence se révéla complètement durant la guerre et, en dernière analyse, elle mena à l’infâme capitulation face au national-socialisme.
D’après Kautsky, Engels, même dans les années 1880, présumait que la révolution allemande " amènerait d’abord la démocratie bourgeoise au pouvoir, et ensuite seulement la social-démocratie ". A contrario, Kautsky aurait anticipé que " l’imminente révolution allemande ne pouvait être que prolétarienne ". Il est remarquable qu’en rappelant cette vieille divergence d’opinion, qui n’est d’ailleurs pas exposée correctement, Kautsky ne soulève même pas la question de ce qu’était vraiment la révolution allemande de 1918. En l’occurrence il aurait dû dire : cette révolution était une révolution prolétarienne ; elle plaçait immédiatement le pouvoir dans les mains de la social-démocratie ; mais cette dernière, avec l’aide de Kautsky lui-même, rendit le pouvoir à la bourgeoisie qui, incapable de le conserver, dût appeler Hitler à l’aide.
La réalité historique est infiniment plus riche en possibilités et en étapes transitoires que ne peuvent l’imaginer les plus grands génies. La valeur des pronostics politiques ne réside pas tant dans leur correspondance exacte avec chaque étape de la réalité que dans leur contribution à distinguer son véritable développement. De ce point de vue, la pensée de Friedrich Engels a été confrontée victorieusement au verdict de l’histoire.
Léon TROTSKY