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Marx-Engels et la Commune de Paris (1871)

samedi 6 mars 2021, par Robert Paris

La Commune de Paris- 1871

La guerre civile en France

Marx, "La formation de la Commune et le Comité Central"

Première ébauche de la Guerre Civile en France. 1871

Après Sedan, la Commune fut proclamée à Lyon, puis à Marseille, Toulouse, etc. Gambetta fit de son mieux pour l’écraser. [1]

À Paris, les différentes actions de début octobre visaient à instaurer la Commune en tant que mesure de défense contre l’invasion étrangère, concrétisant véritablement l’insurrection du 4 septembre. Si l’action du 31 octobre n’aboutit pas à l’instauration de la Commune, c’est que Blanqui, Flourens et les autres chefs du mouvement firent confiance aux gens de parole (Fr) qui avaient donné leur parole d’honneur (Fr) de démissionner et de céder la place à une Commune librement élue par tous les arrondissements de Paris. Elle échoua parce que ses chefs sauvèrent la vie de gens qui ne cherchaient qu’à tuer leurs sauveurs. Ils laissèrent Trochu et Ferry s’échapper, mais ceux-ci les assaillirent avec les Bretons de Trochu. Il importe de rappeler que, le 31 octobre, le « gouvernement de la Défense », nommé par lui-même, n’existait que parce qu’on voulait bien le supporter. Encore n’avait-il pas décidé d’entreprendre la farce du plébiscite. [2]

Dans ces conditions, rien n’était plus facile que de donner une image fausse de la nature du mouvement, de le dénoncer comme une conspiration nouée avec les Prussiens, d’utiliser la démission du seul de ces hommes [Rochefort] qui ne voulût point manquer à sa parole, afin de renforcer les Bretons de Trochu (qui furent pour le gouvernement de la Défense ce que les spadassins corses avaient été pour L. Bonaparte), en nommant Clément Thomas commandant en chef de la Garde nationale. Rien n’était plus facile à ces fauteurs de panique éprouvés que de solliciter les lâches frayeurs qu’éprouvaient les classes moyennes à l’égard des bataillons ouvriers qui venaient de prendre l’initiative, que de semer la suspicion et la dissension au sein même des bataillons ouvriers en en appelant au patriotisme, afin de préparer les conditions d’une de ces journées de réaction aveugle et d’équivoques fatales, grâce auxquelles les usurpateurs ont toujours su se maintenir au pouvoir. Tout comme ils s’étaient glissés furtivement à ce pouvoir, ils étaient maintenant en mesure de lui donner une justification fallacieuse grâce à un plébiscite de pur style bonapartiste dans un climat de terreur réactionnaire.

Si la Commune avait remporté la victoire au début de novembre 1870 à Paris (à un moment où elle était déjà instaurée dans les grandes villes du pays), elle aurait sûrement trouvé un écho et se serait étendue à toute la France. Non seulement elle aurait arraché la défense des mains des traîtres et lui aurait insufflé l’enthousiasme, comme le démontre l’héroïque guerre que Paris mène actuellement, mais encore elle aurait changé complètement la nature de la guerre.

Elle serait devenue la guerre de la France républicaine, hissant l’étendard de la révolution sociale du XIXe siècle contre la Prusse, porte-drapeau de la conquête et de la contre-révolution. Au lieu d’envoyer le vieil intrigant usé (Jules Favre) mendigoter dans toutes les cours d’Europe, on aurait électrisé la masse des producteurs de l’Ancien et du Nouveau-Monde. En escamotant la Commune le 31 octobre, les Jules Favre et Cie ont assuré la capitulation de la France devant la Prusse et suscité l’actuelle guerre civile.

Mais la preuve est faite : la Révolution du 4 septembre n’a pas simplement rétabli la République, du fait que la place de l’usurpateur était devenue vacante à la suite de la capitulation de Sedan, ni conquis cette République sur l’envahisseur étranger grâce à la résistance prolongée de Paris qui luttait pourtant sous la direction de ses ennemis, cette révolution s’est frayé un chemin jusqu’au cœur des classes ouvrières. La République avait cessé d’être un nom pour une cause du passé : elle était grosse d’un monde nouveau. Sa tendance véritable fut masquée aux yeux du monde par les supercheries, les mensonges et les platitudes d’une bande d’avocats intrigants et de phraseurs impénitents, mais elle ne cessait de reparaître à la surface au cours des actions spasmodiques de la classe ouvrière de Paris et du Midi de la France, dont le mot d’ordre fut toujours le même : la Commune ! [3]

La Commune, forme positive de la révolution contre l’Empire et les conditions de son existence, fut d’abord instaurée dans les villes du Midi de la France et fut sans cesse proclamée au cours des actions spasmodiques durant le siège de Paris. Mais, elle fut tenue en échec et brisée par les agissements du gouvernement de la Défense et par les Bretons de Trochu, le héros du « plan de capitulation ». Elle finit par triompher le 26 mars, mais elle n’est pas née brusquement ce jour-là. C’était l’invariable but des révolutions ouvrières.

La capitulation de Paris, la conspiration ouverte à Bordeaux contre la République, le coup d’État déclenché par l’attaque nocturne sur Montmartre ont rallié autour d’elle tous les Parisiens ouverts à la vie : les hommes de la Défense n’étaient plus en mesure de la réduire à des tentatives isolées des éléments révolutionnaires les plus conscients de la classe ouvrière de Paris.

Le gouvernement de la Défense n’avait été toléré que comme un pis-aller (Fr), né de la première surprise, une sorte de nécessité de la guerre. La vraie réponse du peuple de Paris au Second Empire, règne du mensonge, ce fut la Commune.
Aussi le soulèvement de tout le Paris ouvert à la vie - à l’exclusion des piliers du bonapartisme et de son opposition officielle, des grands capitalistes, des boursicoteurs, des escrocs, des oisifs, des traditionnels parasites de l’État - contre le gouvernement de la Défense ne date-t-il pas du 18 mars, bien qu’il ait remporté ce jour-là sa première victoire sur la conjuration. Il date du, 31 janvier, du jour même de la capitulation.

La Garde nationale - c’est-à-dire tous les Parisiens armés - s’est organisée et a vraiment gouverné Paris à partir de ce jour-là, indépendamment du gouvernement usurpateur des capitulards (Fr), mis en place par la grâce de Bismarck. [4]. Elle a refusé de livrer ses armes et son artillerie, qui lui appartenaient et qui lui avaient été laissées à la capitulation, parce qu’elles étaient sa propriété. Ce n’est pas la magnanimité de Jules Favre qui a sauvé ces armes des mains de Bismarck ; c’est la promptitude des combattants parisiens à les arracher à Jules Favre et Bismarck. [5] ...

Extraits des protocoles des réunions du Conseil Général

Engels

Exposé sur la révolution du 18 mars 1871 à la réunion du 21 mars 1871
Le citoyen Engels décrit la situation à Paris. Il dit que les lettres reçues de Paris cette semaine et déjà citées par Serraillier, ont expliqué ce qui était incompréhensible auparavant. Il semblait qu’un certain nombre d’hommes s’étaient soudainement emparés de plusieurs canons et les avaient gardés. Toute la presse et les correspondants ont écrit qu’il eut fallu leur demander des comptes, mais que le gouvernement français était demeuré dans l’expectative. Notre Comité parisien nous a informé que les Gardes nationaux avaient payé pour fabriquer ces canons et tenaient à les conserver. Ils ont compris que sous l’Assemblée nationale qui venait d’être élue, [6] la République n’était pas du tout garantie. Lorsque les Prussiens pénétrèrent dans Paris, ces canons avaient été transportés hors de leur portée, dans un autre faubourg de la ville. Par la suite, le gouvernement réclama les canons et tenta de les enlever à la Garde nationale. Aurelle de Paladine aurait été nommé commandant en chef de la Garde nationale et préfet de police *. Sous Napoléon III, il avait été colonel de gendarmerie et un défenseur des curés. Sur l’ordre de l’évêque d’Orléans - Dupanloup -, il aurait fait pénitence à l’église pendant 5 heures, tandis que son armée se faisait battre dans un engagement avec les Allemands. Cette nomination ne laisse subsister aucun doute sur les intentions du gouvernement.
Dès lors, la Garde nationale organisa la résistance. Sur 260 bataillons, 215 - des soldats aux officiers - ont constitué un Comité Central. Chaque compagnie a choisi un délégué, les délégués ont formé des sous-comités d’arrondissement ou de quartier, qui ont ensuite élu le Comité Central.

Sur les vingt arrondissements, cinq seulement n’ont pas élu de délégués. Lorsque l’Assemblée nationale se transporta à Versailles, le gouvernement tenta de nettoyer Paris des révolutionnaires et de leur enlever les canons. Les troupes qui venaient d’arriver à Paris, furent placées sous le commandement de Vinoy, sous les ordres duquel les soldats, lors du coup d’État de 1851, tirèrent sur la foule des boulevards. Aux toutes premières heures de la journée, ces troupes enregistrèrent quelques succès, mais lorsque la Garde nationale s’aperçut du tour que prenait l’affaire, elle se mit en devoir de reconquérir les canons, et les soldats se mirent à fraterniser avec le peuple. À présent, la ville se trouve aux mains du peuple ; les troupes qui ne sont pas passées du côté du peuple se sont repliées sur Versailles, et l’Assemblée nationale ne sait plus ce qu’il faut entreprendre.

Aucun des hommes du Comité Central n’est célèbre ; il n’y a pas parmi eux de Félix Pyat et individus de son espèce ; mais ces hommes sont bien connus de la classe ouvrière. Quatre membres de l’Internationale font partie du Comité.

Le lendemain, ce fut l’élection de la Commune. [7]. Le Comité Central proclama qu’il respecterait la liberté de presse, mais ne tolérerait pas la presse pourrie des bonapartistes. La résolution la plus importante qu’il adopta, déclarait que les préliminaires de paix seraient respectés. Les Prussiens sont toujours encore à proximité immédiate et les chances d’un succès seraient plus grandes, si l’on pouvait réussir à les tenir à l’écart de la lutte.

Engels

Exposé sur la Commune de Paris, à la réunion du 11 avril 1871

Le citoyen Engels dit qu’il a encore un autre fait à mentionner. Récemment, la presse était pleine des miracles que l’Association aurait accompli, mais le dernier miracle dont relate un journal parisien est que Marx aurait été le secrétaire privé de Bismarck en 1857.

Engels dit, en outre, qu’on ne peut admettre d’assister au déroulement des événements de Paris sans en dire quelque chose. Tant que le Comité Central de la Garde nationale a dominé la situation, les choses se sont bien passées ; mais après les élections, [8] il y eut plus de bavardages que d’actions. Il eût fallu foncer sur Versailles, lorsque celle-ci était faible. Or cette occasion a été manquée, et il semble maintenant que les Versaillais prennent le dessus et repoussent les Parisiens. Le peuple ne tolérerait pas longtemps qu’on le conduise à la défaite. Les Parisiens semblent avoir perdu du terrain, leurs munitions ont été utilisées sans grande efficacité et leur approvisionnement en vivres décline. Tant que Paris a eu un accès vers l’extérieur, on ne pouvait pas obtenir sa reddition en l’affamant. Favre aurait rejeté l’offre d’un soutien prussien. [9] En juin 1848, la lutte a été terminée en quatre jours, mais les ouvriers ne disposaient pas alors de canons. Aujourd’hui, les choses ne peuvent aller aussi vite. Louis-Napoléon a fait construire de larges avenues pour pouvoir tirer sur les ouvriers à coups de canon. Or, aujourd’hui, ce plan tourne à l’avantage des ouvriers qui peuvent balayer à coups de canon leurs adversaires dans ces avenues. Les ouvriers - 200 000 hommes - sont bien mieux organisés que lors de tous les soulèvements précédents. Cependant, la situation est difficile, et les chances moins bonnes qu’il y a 15 jours.

Marx

Exposé sur la Commune de Paris à la réunion du 25 avril 1871

Marx... ou journaux. [10] On a trouvé une solution pour l’avenir, étant donné qu’un homme d’affaires qui circule entre Londres et Paris, se charge aussi d’établir la liaison entre la Commune et nous.
Serraillier et Dupont se sont portés candidats pour les sièges vacants du XVIIe arrondissement. [11] Serraillier nous a informés que Dupont serait certainement élu, mais il n’a plus écrit depuis les élections. Peut-être a-t-il envoyé sa lettre à Manchester. On s’aperçoit qu’il y a plus de lettres expédiées que de lettres arrivées à bon port.

Félix Pyat et Vésinier ont calomnié Serraillier et Dupont, à Paris ; mais ils se sont récusés, lorsque Serraillier les a menacés de les poursuivre en justice. Il est tout à fait urgent d’écrire immédiatement à Paris pour révéler les raisons secrètes qui ont poussé Pyat à calomnier Serraillier et Dupont. (Le citoyen Mottershead propose que le citoyen Marx soit chargé de rédiger cette lettre.) [12].

Lafargue a posté les lettres à l’extérieur des lignes de défense parisiennes, leur réexpédition par chemin de fer explique leur retard ; les lettres ont été ouvertes aussi bien par les autorités françaises que prussiennes. La plupart des nouvelles qu’elles contenaient avaient vieilli ; mais les journaux n’ont pas mentionné certains faits. Les lettres disaient que la province était aussi peu au courant de ce qui se passe à Paris qu’au temps du siège. Dès lors que les combats s’arrêtent, Paris est aussi calme qu’auparavant.

Une grande partie de la classe moyenne a rallié la Garde nationale de Belleville. Les gros capitalistes se sont enfuis, mais les petits commerçants et artisans se sont joints aux ouvriers. L’enthousiasme du peuple et des gardes nationaux est indescriptible, et les Versaillais sont insensés de s’imaginer qu’ils peuvent envahir Paris. Les Parisiens ne croient pas à un soulèvement dans les provinces et savent que l’ennemi concentre des forces supérieures contre la capitale, mais ils ne les redoutent pas. Ils sont néanmoins préoccupés par une éventuelle intervention prussienne et par la pénurie de vivres. Les décrets sur les loyers et les dettes sont vraiment des mesures magistrales, sans elles les trois quarts des petits commerçants et artisans eussent fait faillite. [13]. L’assassinat de Duval et de Flourens ont suscité un désir de vengeance. La famille de Flourens et la Commune ont chargé des fonctionnaires judiciaires de rechercher quelles ont été les causes de sa mort, mais sans résultat. Flourens aurait été tué dans sa propre maison.

On a obtenu quelques informations sur la manière dont on fabrique les dépêches. Lorsque Brutto contrôla les comptes du gouvernement de la Défense nationale, il découvrit qu’on avait dépensé de l’argent pour réaliser une guillotine plus perfectionnée et transportable. Cette guillotine aurait été retrouvée par la Commune et brûlée. La société du gaz se serait endettée pour plus d’un million de francs auprès de l’administration municipale, mais n’aurait pris aucune disposition pour la rembourser. Ce n’est que lorsqu’on confisqua ses biens qu’une traite de cette somme fut adressée à la Banque de France. Toutes les dépêches et nouvelles de correspondants ne donnent qu’une version tronquée de ces faits. Ce qui tracasse le plus tous ces gens, c’est que la Commune administre à si peu de frais. Ses employés du plus haut poste ne reçoivent que 6 000 francs par an, les autres le salaire d’un ouvrier.

L’Adresse [sur la Guerre Civile] serait prête pour la prochaine réunion.

Engels

Exposé sur la Commune de Paris, à la réunion du 9 mai 1871

Le citoyen Engels dit alors que l’Adresse n’est pas encore terminée. Le citoyen Marx a été très souffrant, et l’élaboration de l’Adresse a encore aggravé son état. Toutefois, elle serait achevée samedi, et le Comité permanent pourrait passer chez Marx dans l’après-midi à n’importe quelle heure après 17 heures. Un émissaire de la Commune serait passé à Londres et aurait apporté de bonnes nouvelles. Des mesures sévères viennent d’être prises pour empêcher quiconque d’entrer en ville sans laissez-passer. On s’est aperçu que des espions versaillais se promenaient librement à Paris. L’attaque principale a été repoussée. L’armée de Versailles a tenté de percer les lignes de défense des gardes nationaux et le système des fortifications ; mais désormais elle ne peut plus attaquer qu’à un seul point, et précisément là où elle a déjà subi un échec. La défense se renforce. La Commune a perdu un peu de terrain. Clamart a été reconquis. Même si l’armée versaillaise réussissait à s’emparer des remparts, elle se heurterait ensuite aux barricades. Il n’y a jamais eu encore de combat comme celui qui se prépare maintenant : pour la première fois, des barricades seront défendues au moyen de canons, de fusils militaires et de troupes régulières organisées. Les armées en présence sont pratiquement de force égale à présent. Versailles ne peut pas se procurer des troupes en province ; une partie de ses propres forces a dû y être détachée pour maintenir l’ordre dans plusieurs villes. Thiers ne peut même pas tolérer que les conseillers municipaux se réunissent pour discuter de questions politiques à Bordeaux. Pour les en empêcher, il est obligé d’appliquer la loi napoléonienne. [14]

Marx à Leo Frankel

Londres, vers le 26 avril 1871

Cher citoyen,

Le Conseil général m’a chargé, en son nom, de démentir avec la dernière énergie les basses calomnies répandues sur Serraillier par le citoyen F. Pyat. L’infamie de cet homme s’alimente à une seule source : sa haine contre l’Internationale. Grâce à la prétendue Section française de Londres que le Conseil général a exclue et dans laquelle s’étaient faufilés des mouchards, d’anciens gardes impériaux et autres chenapans, Pyat tenta de se faire passer aux yeux du monde comme le chef secret de notre Association, alors qu’il n’en faisait même pas partie. Son but était de nous rendre responsables de ses manifestations grotesques à Londres et de ses indiscrétions compromettantes à Paris, ce pour quoi le citoyen Tridon lui a donné la réponse qu’il méritait, lors de son séjour à Bruxelles. [15] Le Conseil général s’est donc vu contraint de désavouer publiquement ce vulgaire intrigant. D’où sa colère contre Dupont et Serraillier. Lorsque dans la prétendue Section française Serraillier menaça les misérables comparses de Pyat de les citer devant un tribunal anglais, pour juger des calomnies que Pyat répète maintenant à Paris, ils furent désavoués par la Section française et flétris comme calomniateurs. Comme la vie politique de Serraillier n’offre pas la moindre prise à la calomnie, on s’est tourné vers sa vie privée. Si Pyat avait une vie privée aussi propre que celle de Serraillier, il n’aurait pas eu à essuyer quelques affronts sanglants à Londres.

Le Conseil général publiera ces jours-ci une Adresse sur la Commune. Il en a remis jusqu’ici la publication, car il attendait jour après jour des informations précises de la Section parisienne. En vain ! Pas un mot ! Le Conseil ne pouvait hésiter plus longtemps, étant donné que les ouvriers attendaient avec une impatience croissante les explications de notre part.

Cependant, nous n’avons pas perdu notre temps. Grâce aux correspondances des différents secrétaires aux Sections du continent et des États-Unis, les ouvriers ont obtenu partout l’explication du véritable caractère de cette sublime révolution de Paris.

J’ai reçu la lettre des mains du citoyen. * Il était au courant de l’envoi que vous savez pour moi. On a eu tort à Paris, lorsqu’on n’a pas expédié les papiers susceptibles de faciliter les opérations. Vous devez maintenant avoir des titres à 3 %, en cote libre, négociables au cours du jour. Le citoyen vous fournira toutes les autres explications utiles. On peut lui confier les valeurs : elles sont en parfaite sécurité dans ses mains.

Marx à Leo Frakel et Louis-Eugène Varlin

Londres, le 13 mai 1871

Chers citoyens Frankel et Varlin,

J’ai eu des entrevues avec le porteur.

Ne serait-il pas utile de mettre en lieu sûr les papiers compromettants pour les canailles de Versailles ? Une telle précaution ne peut jamais être nuisible.

On m’a écrit de Bordeaux que quatre Internationaux ont été élus aux dernières élections municipales. Les provinces commencent à fermenter. Malheureusement leur action est localisée et « pacifique ».
J’ai écrit plusieurs centaines de lettres pour exposer et défendre votre cause à tous les coins du monde où nous avons des branches [16]. La classe ouvrière était du reste pour la Commune dès son origine.
Même les journaux bourgeois de l’Angleterre sont revenus de leur première réaction de férocité. Je réussis à y glisser de temps en temps des paragraphes favorables.

La Commune me semble perdre trop de temps à des bagatelles et à des querelles personnelles. On voit qu’il y a d’autres influences que celles des ouvriers. Tout cela ne serait rien, si vous disposiez de temps pour rattraper le temps perdu. [17].

Il est absolument nécessaire de faire vite pour tout ce que vous voudriez faire en dehors de Paris, en Angleterre ou ailleurs. Les Prussiens ne livreront pas les forts aux Versaillais, mais après la conclusion définitive de la paix (le 10 mai [18] ), ils permettront au gouvernement de cerner Paris avec ses gendarmes. Étant donné que Thiers et Cie avaient, comme vous le savez, stipulé un grand pot-de-vin [19] dans leur traité conclu par Pouyer-Quertier, ils refusèrent d’accepter l’aide des banquiers allemands offerte par Bismarck. Dans ce cas, ils auraient perdu le pot-de-vin. La condition préalable de la réalisation de leur traité étant la conquête de Paris, ils ont prié Bismarck d’ajourner le paiement du premier terme jusqu’à l’occupation de Paris. Bismarck a accepté cette condition. La Prusse, ayant elle-même un besoin très pressant de cet argent, donnera donc toutes les facilités possibles aux Versaillais pour accélérer l’occupation de Paris. Ainsi, prenez garde !

Engels

Résolution du Conseil général sur l’exclusion de Tolain

The Eastern Post, 29 avril 1871

Attendu que le Conseil général a été prié de confirmer la décision du Conseil fédéral des sections parisiennes qui a exclu le citoyen Tolain de l’Association parce qu’ayant été élu pour représenter la classe ouvrière à l’Assemblée nationale, il y a trahi sa cause de la manière la plus lâche ;

Attendu que la place de tout membre français de l’Association internationale des travailleurs est indubitablement au côté de la Commune de Paris, et non dans l’Assemblée usurpatrice et contre-révolutionnaire de Versailles, [20] le Conseil général confirme la décision du Conseil fédéral de Paris et déclare que le citoyen Tolain est chassé de l’A.I.T.

Le Conseil général n’a pu régler cette affaire plus tôt, parce que la version authentique de la décision ci-dessous mentionnée du Conseil fédéral de Paris ne lui est parvenue que le 25 avril.

Marx à Kugelmann

Londres, le 12 avril 1871

Cher Kugelmann,

Tes conseils médicaux ont eu pour effet que je suis allé consulter le Dr Maddison et que je suis maintenant la cure qu’il m’a prescrite. Il déclare toutefois que mes poumons sont en parfait état et que la toux est d’origine bronchitique, etc. Sa médication agira aussi sur le foie.
Nous avons reçu hier la nouvelle peu rassurante que Lafargue - sans Laura - était en ce moment à Paris.

Si tu relis le dernier chapitre de mon 18-Brumaire, tu verras que j’y prévois que le prochain assaut révolutionnaire en France devra s’attacher non plus à faire passer la machine bureaucratico-militaire en d’autres mains, comme ce fut le cas jusqu’ici, mais à la détruire, et que c’est là la condition préalable de toute révolution véritablement populaire sur le continent. C’est aussi ce qu’ont tenté nos héroïques camarades de Paris. De quelle souplesse, de quelle initiative historique, de quelles capacités de sacrifice ont fait preuve ces Parisiens ! Après six mois de famine et de destructions dues à la trahison intérieure plus encore qu’à l’ennemi extérieur, ils se soulèvent, sous le règne de la baïonnette prussienne, comme s’il n’y avait jamais eu de guerre entre la France et l’Allemagne, comme si l’ennemi n’était pas toujours aux portes de Paris ! L’histoire n’a pas connu à ce jour d’exemple aussi grand !

S’ils succombent, la faute en sera uniquement à leur « magnanimité ». Il eût fallu marcher aussitôt sur Versailles, après que Vinoy d’abord, les éléments réactionnaires de la Garde nationale parisienne ensuite, eurent eux-mêmes laissé le champ libre. On laissa passer le moment propice par scrupule de conscience : on ne voulait pas déclencher la guerre civile, comme si le méchant avorton de Thiers ne l’avait pas déjà déclenchée lorsqu’il tenta de désarmer Paris ! Deuxième faute : le Comité Central abandonna trop tôt le pouvoir en cédant la place à la Commune. [21]. Encore par un excessif scrupule d’ « honneur » !
Quoi qu’il en soit, même si elle est en train de succomber devant les loups, les porcs et les chiens de la vieille société, l’actuelle insurrection de Paris est le plus glorieux exploit de notre Parti depuis l’insurrection parisienne de juin 1848. Que l’on compare ceux qui, à Paris, sont montés à l’assaut du ciel avec ceux qui sont les esclaves du céleste Saint-Empire romain de la Germanie prussienne, avec ses mascarades posthumes et ses relents de caserne et d’église, de féodalité et surtout de philistinisme.

K. M.

Marx à Kugelmann

Londres, le 17 avril 1871

Cher Kugelmann,

Ta lettre est bien arrivée. En ce moment j’ai du travail par-dessus la tête. Aussi quelques mots seulement. Je ne peux absolument pas comprendre que tu compares les manifestations petites-bourgeoises à la 13 juin 1849, etc. avec l’actuelle lutte à Paris. [22]

Il serait évidemment fort commode de faire l’histoire du monde, si l’on n’engageait le combat qu’avec des chances infailliblement favorables. Au demeurant elle serait de nature très mystique, si les « hasard » n’y jouaient aucun rôle. Ces hasards eux-mêmes font naturellement partie du cours général de l’évolution et se trouvent compensés par d’autres hasards. Or, l’accélération ou le ralentissement de l’évolution sont très dépendants de tels « hasards », parmi lesquels figure aussi le « hasard » du caractère des gens qui se trouvent d’abord à la tête du mouvement.

Pour cette fois, il ne faut pas rechercher le plus décisif des « hasards » défavorables dans les conditions générales de la société française, mais dans la présence des Prussiens en France et dans le fait qu’ils encerclaient étroitement Paris. Les Parisiens le savaient fort bien, mais c’est aussi ce que savaient les canailles bourgeoises de Versailles. C’est exactement pour cela qu’elles placèrent les Parisiens devant l’alternative ou de relever le défi, ou de succomber sans lutter. Dans le dernier cas, la démoralisation de la classe ouvrière eût été un malheur infiniment plus grand que la liquidation d’un nombre quelconque de « chefs ». [23]

Grâce à la lutte des Parisiens, la bataille de la classe ouvrière contre la classe et l’État capitalistes est entrée dans une phase nouvelle. Quelle qu’en soit l’issue, c’est la conquête d’un nouveau point de départ d’une importance historique universelle.

Addio.

K. M.

Marx à Wilhelm Liebknecht

Londres, le 6 avril 1871

Cher Liebknecht,

Le Conseil général a accueilli avec joie la nouvelle de ta libération, ainsi que de celle de Bebel et des Brunswickois.

Il semble que les Parisiens aient le dessous. C’est de leur faute, mais une faute qui provient en fait de leur trop grande honnêteté. Le Comité Central et plus tard la Commune laissèrent le temps au méchant avorton Thiers de concentrer les forces ennemies : 1º parce qu’ils avaient la folle volonté de ne pas déclencher la guerre civile, comme si Thiers ne l’avait pas déjà engagée en essayant par la force de désarmer Paris, comme si l’Assemblée nationale, convoquée seulement pour décider de la guerre ou de la paix avec la Prusse, n’avait pas aussitôt déclaré la guerre à la République ? 2º parce qu’ils ne voulaient pas laisser planer sur eux le doute d’avoir usurpé le pouvoir, ils perdirent un temps précieux du fait de l’élection de la Commune, dont l’organisation etc. coûta beaucoup de temps, alors qu’il eût fallu foncer directement sur Versailles après la défaite des réactionnaires à Paris. [24]

Ne crois pas un seul mot de tout ce que tu peux apprendre par les journaux sur les événements qui se sont déroulés à Paris. Tout n’est que mensonge et tromperie. Jamais la presse bourgeoise n’a aussi brillamment fait étalage de sa bassesse.

Il est tout à fait symptomatique que l’Empereur unique de l’Allemagne, l’Empire unitaire et le Parlement de l’unité ne semblent même pas exister à Berlin aux yeux du monde extérieur : le moindre coup de vent à Paris suscite plus d’intérêt.

Vous devriez suivre avec attention les événements dans les Principautés danubiennes. Si la révolution est momentanément écrasée en France, le mouvement ne peut être bloqué cependant que pour très peu de temps, et une nouvelle période de guerre s’ouvrira pour l’Europe à partir de l’Est : la Roumanie en fournira le premier prétexte à l’orthodoxe tsar. Donc attention de ce côté-là !... [25]

K. M.

Marx à Edward Spencer Beesly

1, Maitland Park Road, N.W., 12 juin 1871

Cher Monsieur,

Lafargue, sa famille et mes filles sont dans les Pyrénées près de la frontière espagnole, mais du côté français. [26] Étant né à Cuba, Lafargue a pu se procurer un passeport espagnol. Mais, j’aimerais qu’il s’établisse définitivement du côté espagnol, du fait qu’il a joué à Bordeaux un rôle de premier plan.

J’estime beaucoup vos articles du Bee-Hive. [27] Mais vous me permettrez de vous faire remarquer qu’en étant homme de parti j’ai une position tout à fait hostile à l’égard du comtisme, et en tant qu’homme de science j’en ai une très mince opinion. Cependant, je vous considère comme le seul comtiste, aussi bien en Angleterre qu’en France, qui ne traite pas les crises et tournants historiques en sectaire, mais en historien au sens le meilleur du terme. En conséquence, je déplore presque de trouver votre nom dans ce journal. Le Bee-Hive se fait passer pour un journal ouvrier, mais c’est en réalité l’organe de renégats, vendu à Samuel Morley et Cie. Lors de la récente guerre franco-prussienne, le Conseil général de l’Internationale a été obligé de rompre toute relation avec cette feuille et de déclarer publiquement que c’est un organe pseudo-ouvrier. Les grandes feuilles londoniennes se refusèrent toutefois à publier cette déclaration, à l’exception de l’Eastern Post, journal local de Londres. Dans ces conditions, votre collaboration au Bee-Hive n’est pas une contribution à notre bonne cause.

Une de mes amies part dans trois ou quatre jours pour Paris. Je lui confierai trois passeports en règle pour certains membres de la Commune qui doivent se cacher à Paris. Si vous, ou l’un de vos amis, avez des commissions à y faire, écrivez-moi, je vous prie.
On m’envoie régulièrement de Paris les absurdités que la petite presse publie chaque jour sur mes écrits et mes relations avec la Commune. Tout cela m’amuse. En outre cela démontre que la police versaillaise éprouve un besoin impérieux de se procurer des documents véritables. Un marchand allemand qui voyage toute l’année pour affaires entre Paris et Londres, a assuré la liaison entre la Commune et moi. Tout était réglé oralement, sauf pour deux affaires.

Par cet intermédiaire, j’ai envoyé premièrement aux membres de la Commune une lettre de réponse à la question qu’ils me posaient sur la possibilité de négocier certaines valeurs à la bourse de Londres.
Deuxièmement, le 11 mai, dix jours avant la catastrophe, j’ai envoyé par le même canal tous les détails de l’accord secret entre Bismarck et Favre à Francfort. [28]

L’information m’avait été transmise par un collaborateur direct de Bismarck [29] qui appartint jadis à une société secrète (1848-1852), que je dirigeais. Cet homme sait que je détiens encore tous les rapports qu’il m’a expédiés d’Allemagne sur la situation de ce pays, en sorte qu’il dépend de ma discrétion. D’où ses efforts pour me prouver encore ses bonnes intentions. C’est celui-là même qui, comme vous le savez, m’a fait prévenir que Bismarck était décidé à me faire arrêter, si j’avais été rendre visite cette année au Dr Kugelmann à Hanovre.
Quant à la Commune, que n’a-t-elle écouté mes avertissements ! J’ai conseillé à ses membres de fortifier le côté nord des hauteurs de Montmartre, (le côté prussien), alors qu’il en était encore temps. Je leur ai dit à l’avance qu’ils risquaient autrement d’être pris dans une souricière. En outre, je les ai mis en garde contre Pyat, Grousset et Vésinier. Enfin, je leur ai demandé d’envoyer aussitôt à Londres les papiers compromettants pour les membres de la Défense nationale pour pouvoir grâce à ce moyen tenir quelque peu en échec la férocité des ennemis de la Commune. Bref, tout cela eût pu faire échouer en partie le plan des Versaillais.

Si les Versaillais avaient trouvé ces documents, ils n’auraient pas publié de faux.

L’Adresse de l’Internationale ne paraîtra pas avant mercredi. Je vous ferai parvenir aussitôt un exemplaire. Un texte couvrant 4 à 5 feuilles d’imprimerie a été publié sur 2 feuilles. D’où d’innombrables corrections, révisions et coquilles. Tout cela a causé du retard.

Votre fidèle,

Karl Marx

Marx

Mr. Washburne, l’ambassadeur américain à Paris

Au Comité central new-yorkais de la Section de l’Association Internationale des Travailleurs aux États-Unis

Londres, juillet 1871

Citoyens,

Le Conseil général de l’Association estime devoir vous éclairer sur l’attitude prise par l’ambassadeur américain, Mr. Washburne, au cours de la guerre civile en France. [30]

Un premier témoignage émane de Mr Robert Reid, un Écossais qui a vécu dix-sept ans à Paris et qui fut le correspondant du Daily Telegraph de Londres et du Herald de New York durant la guerre civile. Notons, en passant, que le Daily Telegraph poussa la connivence avec le gouvernement versaillais au point de falsifier les brèves dépêches télégraphiques que lui transmettait Mr Reid.

Étant de retour en Angleterre, Mr Reid est disposé à témoigner sous serment.

« Le fracas du tocsin d’alarme, mêlé aux grondements du canon, se poursuivit toute la nuit. Impossible de dormir. Mais où sont donc - me disais-je - les représentants d’Europe et d’Amérique ? Est-il possible qu’ils ne fassent pas le moindre geste de conciliation, alors que le sang des innocents coule à flots ? Ne pouvant supporter plus longtemps cette idée et sachant que Mr Washburne était en ville, je décidai d’aller lui rendre visite. C’était, je pense, le 17 avril ; quoi qu’il en soit, la date exacte peut être établie par ma lettre à lord Lyons, auquel j’écrivis le même jour. En passant sur les Champs-Élysées pour aller trouver Mr Washburne, je croisai de nombreuses ambulances transportant des blessés et des morts. Des bombes éclataient tout autour de l’Arc de Triomphe, et toujours plus d’innocentes personnes venaient s’ajouter à la longue liste des victimes de M. Thiers.

À mon arrivée au 95 rue de Chaillot, je m’adressai au portier de l’ambassade qui m’envoya au second étage. L’étage de l’appartement que vous habitez à Paris est une indication presque infaillible de votre fortune et de votre rang, une sorte de baromètre social. Tout de suite au premier étage, nous trouvons un marquis, au fond du cinquième un modeste artisan. Les étages qui les séparent symbolisent l’abîme social qui existe entre eux. En montant les escaliers, je ne vis pas de laquais ventrus, en culottes rouges et bas de soie, et je me dis : « Eh bien ! les Américains placent leur argent mieux que nous, qui le gaspillons. »
Dans le bureau du secrétaire, je m’informai de Mr Washburne : « Désirez-vous le voir personnellement ? » - « Certainement ! » On m’annonça, et je lui fus présenté. Il était vautré nonchalamment dans son fauteuil et lisait le journal. je m’attendais à ce qu’il se lève, mais il resta assis, en continuant à lire son journal : un acte d’une telle grossièreté choque dans un pays où tout le monde est si poli.
Je dis à Mr Washburne que nous trahirions la cause de l’humanité, si nous ne faisions pas tout ce qui est en notre pouvoir pour aboutir à une conciliation. Que nous réussissions ou non, il était de notre devoir d’essayer, et le moment semblait des plus favorables, puisque les Prussiens étaient pressés d’arriver à une conclusion définitive avec Versailles. L’influence concurrente de l’Amérique et de l’Angleterre eussent pu faire pencher la balance en faveur de la paix.
Mr. Washburne répondit : « Les Parisiens sont des rebelles. Ils doivent déposer les armes ! » Je lui fis observer que la Garde nationale était en droit de les garder, mais que ce n’était pas là la question. En effet, lorsque l’humanité est foulée aux pieds, le monde civilisé a le droit d’intervenir, et je vous prie de coopérer avec lord Lyons dans ce but. - Mr Washburne : « Ces Versaillais ne voudront rien entendre. » - « Si vous refusez, vous en porterez la responsabilité morale. » - Mr. Washburne : « Je ne pense pas. Je ne puis rien dans cette affaire. Voyez plutôt Mr Lyons. »

Ainsi prit fin notre entrevue. Je quittai Mr Washburne profondément déçu. J’étais tombé sur un personnage grossier et arrogant, n’ayant rien de cette fraternité que l’on s’attend à trouver chez un représentant d’une République démocratique. J’ai eu l’honneur de rencontrer deux fois lord Cowley, alors qu’il représentait l’Angleterre en France. Sa courtoisie et sa simplicité forment un contraste frappant avec la froideur, la prétention et les airs pseudo-aristocratiques qu’affiche l’ambassadeur américain.

Je m’efforçai maintenant de convaincre lord Lyons qu’il était de l’intérêt de l’humanité que l’Angleterre tentât un effort sérieux pour obtenir une réconciliation, car j’étais convaincu que le gouvernement anglais ne pouvait assister sans broncher aux atrocités et aux massacres de Clamart et de Moulin-Saquet, sans parler des scènes d’horreur de Neuilly, si elle ne voulait pas encourir la malédiction de tout ami de l’humanité. Lord Lyons me fit savoir oralement par son secrétaire, Mr Edouard Malet, qu’il avait transmis ma lettre au gouvernement et qu’il était disposé à en faire autant pour tout ce que j’aurais à y ajouter. Un instant, les conditions furent extrêmement favorables à la conciliation et, si notre gouvernement avait jeté tout son poids dans la balance, il eût épargné au monde le bain de sang de Paris. En tout cas, ce ne fut pas par la faute de lord Lyons que le gouvernement anglais manqua à ses devoirs.

Mais, revenons à Mr Washburne. Dans l’après-midi du mercredi 24 mai, comme je passais sur le boulevard des Capucines, quelqu’un m’appela par mon nom et, en me retournant, je vis Mr Hossart, au côté de Mr Washburne dans une calèche, entouré d’un grand nombre d’Américains. Après les politesses d’usage, j’entrai en conversation avec le Dr Hossart.

La conversation roula aussitôt sur les scènes d’horreur qui se déroulaient non loin de là, et chacun dit son mot. Mr Washburne, se tournant vers moi, dit d’un ton profondément pénétré : « Tous ceux qui appartiennent à la Commune et tous ceux qui sympathisent avec elle seront fusillés. » Hélas ! Je ne savais que trop bien qu’on tuait jeunes ou vieux pour le seul crime de sympathiser avec la Commune ; mais je n’imaginais pas de l’entendre dire semi-officiellement par Mr Washburne. Au moment où il prononçait cette phrase sanguinaire, il était encore temps pour lui de sauver l’archevêque. [31]

« Le 24 mai, le secrétaire de Mr Washburne alla proposer à la Commune qui siégeait à la mairie du XIe arrondissement, un compromis préparé par les Prussiens en vue d’un règlement entre Versailles et Fédérés. Les conditions en étaient les suivantes : suspension des hostilités ; réélection de la Commune d’une part, et de l’Assemblée nationale de l’autre ; les troupes versaillaises quittent Paris et s’installent dans les forts ; la défense continue d’être assurée par la Garde nationale ; personne ne pourra être poursuivi parce qu’il a servi ou sert dans l’armée fédérale.

Lors d’une séance extraordinaire, la Commune accepta ces propositions, sous réserve que la France aurait deux mois pour se préparer aux élections générales de l’Assemblée constituante.
Une seconde entrevue eut lieu avec le secrétaire de l’ambassade américaine. Le 25 mai, dans sa séance du matin, la Commune décida d’envoyer cinq plénipotentiaires - parmi lesquels Vermorel, Delescluze et Arnold - à Vincennes, où devait se trouver un représentant de la Prusse, selon les indications du secrétaire de Mr Washburne. Mais la délégation fut repoussée par les Gardes nationaux à la porte de Vincennes. Lors d’une dernière entrevue avec le même secrétaire américain, celui-ci transmit un sauf-conduit au citoyen Arnold pour se rendre le 26 mai à Saint-Denis, où il ne fut pas reçu par les Prussiens.
Cette médiation américaine eut pour résultat de faire croire à un armistice et à une position de neutralité de la Prusse à l’égard des belligérants : au moment le plus critique, elle servit à paralyser la défense durant deux jours. Malgré les mesures prises pour garder secrètes les négociations, elles vinrent à la connaissance des Gardes nationaux qui, se fiant à la neutralité de la Prusse, se rendirent dans les lignes prussiennes pour se constituer prisonniers. On sait comment leur confiance fut trompée par les Prussiens, qui les reçurent à coups de fusil et livrèrent les survivants au gouvernement de Versailles.
Tout au long de la guerre civile, par le truchement de son secrétaire, Mr Washburne ne cessa d’assurer la Commune de ses plus vives sympathies, que seule sa position diplomatique empêchait de manifester publiquement, tandis qu’il prétendait réprouver fermement le gouvernement de Versailles. »

Ce second témoignage provient d’un membre de la Commune de Paris, qui est prêt - comme Mr Reid - à confirmer ses assertions par serment.
Pour juger vraiment de l’attitude de Mr Washburne, il faut lire le témoignage de Mr Robert Reid et celui du membre de la Commune comme un tout unique, deux faces d’une seule et même affaire.
Tandis que Mr Washburne déclarait à Mr Reid que les communards étaient des « rebelles » qui méritaient leur châtiment, il assurait la Commune qu’il sympathisait avec sa cause et prétendait mépriser le gouvernement de Versailles. Le même 24 mai, il informait Mr Reid que, non seulement les Communards, mais tous ceux qui sympathisaient avec eux méritaient purement et simplement la mort, tandis qu’il chargeait son secrétaire de persuader la Commune que non seulement ses membres, mais encore tous les soldats de l’armée fédérée auraient la vie sauve.

Nous vous prions, chers citoyens, de soumettre ces faits à la classe ouvrière des États-Unis afin qu’elle décide si Mr Washburne mérite de représenter la République américaine.

le 11 juillet 1871.

Le Conseil général de l’Association internationale des travailleurs (suivent les signatures)

Extraits des protocoles des réunions du Conseil Général

Marx

Exposé sur la Commune de Paris, le 23 mai 1871

Le citoyen Marx déclare qu’il est malade et n’est donc pas en mesure de terminer l’Adresse promise, mais il espère qu’elle sera prête mardi prochain. En ce qui concerne les combats de Paris, il craint que la fin ne soit proche ; mais si la Commune est battue, le combat est simplement différé. Les principes de la Commune sont éternels et ne peuvent pas être détruits : ils resurgiront toujours de nouveau jusqu’à ce que la classe ouvrière soit émancipée.

La Commune de Paris a été écrasée avec l’aide des Prussiens, qui ont assumé le rôle de gendarmes de Thiers. Bismarck, Thiers et Favre ont conspiré pour liquider la Commune. À Francfort, Bismarck a reconnu que Thiers et Favre lui ont demandé d’intervenir. Le résultat démontre qu’il est disposé à faire tout ce qui est en son pouvoir pour les aider -, sans risquer la vie de soldats allemands, non parce qu’il ménage les vies humaines lorsque s’ouvre à lui la perspective d’un butin, mais parce qu’il veut humilier encore davantage les Français qui se battent entre eux pour pouvoir leur extorquer encore plus de choses. Bismarck a autorisé Thiers à utiliser plus de soldats que n’en prévoyait la convention ; en revanche, il n’a permis qu’un approvisionnement limité de Paris en vivres.

Tout cela n’est que la répétition de pratiques anciennes. Les classes supérieures se sont toujours mises d’accord, lorsqu’il s’agissait de mater la classe travailleuse. Au XIe siècle, lors d’une guerre entre les chevaliers français et normands, les paysans se soulevèrent et organisèrent une insurrection. Aussitôt les chevaliers oublièrent leurs différends et s’allièrent pour écraser le mouvement paysan. Pour montrer comment les Prussiens firent office de policiers, il suffit de rappeler que, dans la ville de Rouen qu’ils occupent, ils firent arrêter 500 hommes sous prétexte qu’ils appartiennent à l’Internationale. On redoute l’Internationale. Tout récemment, le comte de Jaubert - momie desséchée, ministre en 1834, bien connu pour avoir prôné des mesures dirigées contre la presse - a déclaré dans un discours à l’Assemblée nationale française, qu’une fois l’ordre de nouveau rétabli, il serait du devoir du gouvernement d’enquêter sur l’activité de l’Internationale et de la liquider.

Notes

[1] À la nouvelle de la catastrophe de Sedan et de la révolution du 4 septembre consacrant l’effondrement du Second Empire, il y eut de grandes manifestations d’ouvriers révolutionnaires dans de nombreuses villes françaises. Des organes du pouvoir - communes - furent créés à Lyon, Marseille et Toulouse. Le gouvernement de la Défense nationale ne put tolérer cet État rival et entreprit de le réprimer par tous les moyens. Dans les provinces, les Communes instaurèrent, malgré leur brève existence, une série de mesures révolutionnaires importantes : remplacement de l’appareil administratif et policier, libération des prisonniers politiques, introduction de l’instruction laïque, forte imposition des grandes fortunes, restitution des objets - au-dessous d’une certaine valeur - mis en gage aux monts-de-piété.

[2] Le 3 novembre, le gouvernement de la Défense nationale, fortement ébranlé par les actions révolutionnaires du 31 octobre, organisa en toute hâte, dans Paris assiégé, au milieu d’un climat de peur et de contrainte et sous l’action d’une intense propagande démagogique, un véritable plébiscite sur la question de savoir si la population acceptait, « oui ou non », de maintenir les pouvoirs du gouvernement.

[3] La Ligue du Midi fédéra les mouvements des départements du Sud-Est, qui s’efforcèrent d’épurer le personnel bonapartiste, de lutter contre l’envahisseur et d’instaurer la République sociale. Elle subsista du 18 septembre à novembre 1870.

[4] C’est ce que dit Engels dès le 7 septembre 1870 dans sa lettre à Marx ; « les Prussiens ont fait cadeau à la France d’une république, mais laquelle ! » Cf. l’article de Lénine sur la difficile question de la dualité du pouvoir, in V. Lénine, la Commune de Paris, p. 22-26, article écrit entre la révolution de Février et d’Octobre 1917, soit à un moment où se réalisait la prévision de Marx selon laquelle la Commune et ses problèmes resurgiront sans cesse de nouveau jusqu’à ce que ses principes se réalisent.

[5] Engels décrit cet épisode dans le Rôle de la violence dans l’histoire... -, in Écrits militaires, pp. 573-574.

[6] Engels fait allusion aux élections du 8 février qui aboutirent à l’Assemblée nationale réactionnaire, réunie pour la première fois le 12 février 1871 à Bordeaux.
* À la réunion suivante du Conseil général du 28 mars 1871, Engels déclara que dans le compte rendu de son exposé du 21 mars, il s’était glissé une erreur : il avait confondu les généraux Aurelle de Paladine et Valentin. En fait, c’est ce dernier qui a été nommé préfet de police.

[7] Dans sa première ébauche de l’Adresse sur la guerre civile, Marx écrit à ce propos : « Sur la base existante de son organisation militaire, Paris édifia une fédération politique, selon un plan très simple. Elle consistait en une association de toute la Garde nationale, unie en toutes ses parties par les délégués de chaque compagnie, désignant à leur tour les délégués de bataillons, qui, à leur tour, désignaient des délégués généraux, les généraux de légion - chacun d’eux devant représenter un arrondissement et coopérer avec les délégués des 19 autres arrondissements. Ces 20 délégués, élus à la majorité par les bataillons de la Garde nationale, composaient le Comité central, qui, le 18 mars, prit l’initiative de la plus grande révolution de notre siècle... » (cf. Éd. Soc., p. 209).
La forme prise dès le début par la Commune confirme ainsi les idées de Marx et d’Engels sur la dictature du prolétariat, dont l’État est une superstructure de force, violence concentrée de la classe au pouvoir : « La révolution tout court - c’est-à-dire le renversement du pouvoir existant et la désagrégation des anciens rapports sociaux - est un acte politique. Le socialisme ne peut se réaliser sans cette révolution. Il lui faut cet acte politique dans la mesure où il a besoin de détruire et de dissoudre. Mais le socialisme repousse l’enveloppe politique là où commence son activité organisatrice, là où il poursuit son but à lui, là où il est lui-même. » (Marx, le 10 août 1844, in Écrits militaires, p. 175-176). La Commune représentant tout cela, n’est donc plus un État au sens propre, cf. Engels à Bebel, 16-18 mars 1875.

[8] Il s’agit des élections à la Commune du 26 mars, qu’il faut distinguer de l’élection des délégués du Comité central de la Garde nationale. Marx critiqua l’organisation des élections du 26 mars qui fit perdre du temps aux Communards, affaiblit leur capacité de décision, mieux représentée par le Comité Central, et enfin installa au pouvoir des éléments encore moins énergiques et homogènes.

[9] Allusion à un discours de Favre devant l’Assemblée nationale, le 10 avril 1871. Il s’y efforça de disculper le gouvernement de Versailles accusé d’avoir conclu pratiquement une alliance avec les Prussiens. Il affirma, mensongèrement, que le gouvernement avait repoussé une offre d’aide de Bismarck.

[10] Le début de cet exposé de Marx n’a pu être retrouvé dans le cahier contenant les comptes rendus de séance du Conseil général, la page en ayant été arrachée. Comme le Conseil publiait les débats les plus importants dans Eastern Post quand il en avait l’occasion, nous avons - à l’instar de Marx-Engels, Werke, vol. 17 - utilisé le texte de Eastern Post pour compléter celui des comptes rendus de séance, rédigés plus sommairement.

[11] Serraillier fut élu le 16 avril 1871 à la Commune, lors d’élections complémentaires dans le 2e arrondissement. Eugène Dupont, membre du Conseil général, présenta sa candidature, mais elle ne put devenir effective, car, étant en Angleterre, il ne put atteindre Paris. Pyat calomnia Serraillier, membre du Conseil général de l’Internationale et homme de confiance de Marx, qui, après son élection, fut nommé à la Commission du travail, de l’industrie et du commerce. Les intrigues de Pyat avaient un sens nettement politique : ruiner l’influence du Conseil général de l’Internationale au sein de la Commune. Frankel, ministre du Travail de la Commune et correspondant de Marx, s’attacha à réfuter les calomnies de Pyat.

[12] Marx rédigea cette lettre le 26 avril, afin de fournir à Frankel des éléments pour répondre à Pyat.

[13] Le lecteur trouvera le détail des mesures prises par la Commune dans l’ouvrage des Éditions Sociales consacré à la Guerre Civile en France. Marx y note en particulier comment les mesures économiques, prises en faveur de la petite-bourgeoisie, réussirent à la détourner de sa traditionnelle alliance avec la bourgeoisie.

[14] Il s’agit, sans doute, de la loi municipale de 1831, qui limita de manière draconienne les droits des communes, ainsi que de la loi de 1855 qui interdit aux conseils municipaux d’établir des contacts entre eux.

[15] Edme-Marie-Gustave Tridon, ami et conseiller de Blanqui, publia dans la Cigale une lettre, intitulée la Commune révolutionnaire de Paris, où il attaquait Félix Pyat, à un moment où en France la Commune était en butte à une critique et une opposition de plus en plus violentes. Cette lettre répondait à un appel lancé par Pyat lors d’une réunion, tenue à Cleveland Hall le 29 juin 1868, pour commémorer l’insurrection ouvrière de juin 1848 de Paris. Pyat se fit le porte-parole d’une prétendue commune révolutionnaire, société parisienne et proposa une résolution déclarant qu’il était du devoir le plus sacré des Français d’assassiner Napoléon III. Tridon répondit simplement que cet appel était le produit de l’imagination de Pyat, qui était loin des rives de la Seine.
Dans le même numéro, la Cigale publia la résolution du Conseil général, rédigée par Marx, contre les agissements de Félix Pyat.
* Il s’agit probablement de N. Eilau, homme d’affaires, qui servit d’intermédiaire à Marx et ses correspondants de la Commune.

[16] Cette lettre ainsi que la précédente donne une idée de la correspondance de Marx avec des amis politiques, liés à la Commune. La plupart de ces lettres n’ont pu être retrouvées. Marx y aborde des questions très importantes, d’ordre financier en vue d’assurer des moyens matériels à la Commune, d’ordre militaire en vue de sa défense, et d’ordre politique pour la mettre en garde contre des ennemis avoués ou camouflés, et pour lui conseiller telle ou telle mesure sociale.
La plupart des lettres « écrites aux quatre coins du monde » pour exposer et défendre la cause de la Commune n’ont pas été retrouvées.

[17] Leo Frankel, ministre du travail de la Commune, écrivit à Marx, fin avril 1871 : « Je souhaiterais vivement que vous m’aidiez de quelque façon que ce soit, de vos conseils, car je suis actuellement pour ainsi dire seul, et notamment seul responsable pour les réformes que je veux introduire et que j’introduirai dans le domaine du travail. Faites tout votre possible pour expliquer à tous les peuples, à tous les ouvriers, et notamment aux Allemands, que la Commune de Paris n’a rien de commun avec les communes petites-bourgeoises d’antan. C’est, d’ailleurs, ce qui ressort déjà des quelques lignes de votre dernière lettre. Avec cela, vous rendrez en tout cas un grand service à notre cause. »
Lénine, lui-même, poursuivit la polémique sur ce point contre Bernstein et accusa Plékhanov et Kautsky de se taire sur ce point. En effet, Bernstein prétendait que la Commune de Paris était une sorte de fédération de municipalités, l’État s’éteignant au fur et à mesure de l’accroissement du pouvoir de celles-ci. Et Lénine de s’indigner : Voilà qui est tout simplement monstrueux : confondre les vues de Marx sur la destruction du pouvoir d’État parasite avec le fédéralisme de Proudhon », et Lénine de citer les passages de l’Adresse de Marx sur l’organisation et la centralisation de la nation, cf. l’État et la Révolution,in Oeuvres choisies, op. cit., tome II, pp. 376-377.

[18] Le traité du 10 mai aggrava les conditions de paix : augmentation des indemnités de guerre à payer par la France, prolongation de l’occupation du territoire français. En fait, c’était le prix pour le soutien fourni par Bismarck au gouvernement de Versailles pour écraser la Commune.

[19] Selon des informations de presse, Thiers et d’autres membres du gouvernement auraient prévu de déduire une « provision » de plus de 300 millions de francs sur l’emprunt national. Thiers reconnut plus tard que les milieux financiers avec lesquels il avait négocié cet emprunt, avaient posé comme condition la liquidation la plus rapide possible de la révolution. De fait, le décret sur l’emprunt fut ratifié le 20 juin, après la défaite de la Commune.

[20] Le 17 avril, le Times fit allusion à la résolution du Conseil fédéral de Paris. Tolain avait refusé de quitter l’Assemblée de Versailles, comme l’exigeait la Commune. La trahison de Tolain marqua le glissement de la droite proudhonienne vers la contre-révolution.

[21] Il s’agit des élections à la Commune du 26 mars, qu’il faut distinguer de l’élection des délégués du Comité central de la Garde nationale. Marx critiqua l’organisation des élections du 26 mars qui fit perdre du temps aux Communards, affaiblit leur capacité de décision, mieux représentée par le Comité Central, et enfin installa au pouvoir des éléments encore moins énergiques et homogènes.

[22] Le 13 juin 1849, la Montagne petite-bourgeoise organisa une manifestation pacifique à Paris pour protester contre l’envoi de troupes françaises à Rome : l’article IV de la Constitution française n’interdisait-il pas d’envoyer des soldats français lutter contre la liberté d’autres peuples ? L’échec de cette manifestation, dispersée par la troupe, rendit évident la banqueroute de la démocratie petite-bourgeoise.

[23] Dans sa lettre du 15 avril 1871 à Marx, Kugelmann affirmait : « La défaite privera de nouveau les ouvriers pour longtemps de ses chefs, ce qui est un malheur qu’il ne faut pas sous-estimer. Il me semble que, pour l’instant, le prolétariat a plus besoin de s’éduquer que de lutter les armes à la main. Attribuer l’échec à tel ou tel fait du hasard, n’est-ce pas tomber dans l’erreur reprochée avec tant de vigueur aux petits-bourgeois dans les premières pages du Dix-huit Brumaire ? »

[24] Des monarchistes tentèrent, le 22 mars 1871, un putsch contre-révolutionnaire à Paris, lors d’une manifestation « pacifique », sous la direction de Henri de Pène, du baron de Heeckeren, etc. Les conjurés ouvrirent le feu sur la Garde nationale, place Vendôme ; ils furent mis en fuite, mais ne subirent ni pertes ni dommages.

[25] Si Marx déconseille aux ouvriers français de prendre l’initiative d’une révolution sociale, ce n’est pas qu’il était pacifiste, ni qu’il pensait ajourner la révolution sine die. Comme le montrent le passage de la lettre à Liebknecht, p. 131 et la note nº 39, Marx s’attendait à de graves conflits entre les grandes puissances (notamment entre l’Allemagne, désormais pratiquement unifiée, et la Russie, avec l’enjeu polonais, conflit qui eût mis à l’ordre du jour la question nationale dans l’Est et le Sud-Est européen et eût affaibli la position des classes dominantes en général. La Commune, provoquée par Thiers et Bismarck, a scellé pour un temps l’alliance de l’Europe officielle et retardé le conflit, qui éclata cependant dans les Balkans en 1876, avec le soulèvement de Bosnie et de Herzégovine et se prolongea par la Guerre russo-turque de 1877-1878, cf. Écrits militaires, p. 605-611 et la note nº 229, p. 658.

[26] Marx (dans une lettre adressée à Charles Dana du journal américain Sun) et Jenny Marx (dans un article à l’hebdomadaire Woodhull 6 Clafflin’s Weekly) racontent l’arrestation des filles de Marx, Jenny et Eléanore à Luchon par la police française et leur expulsion de France. Paul Lafargue fut arrêté en Espagne le 11 août 1871, à la demande de Thiers, puis relâché peu de temps après.

[27] Marx fait allusion aux articles de Beesly sur la Commune de Paris, des 25 mars, 1er, 15 et 22 avril, 20 et 27 mai et 3 et 10 juin 1871. Marx porta des commentaires en marge de certains de ces articles.

[28] Lors de la signature du traité de paix à Francfort le 10 mai 1871, Bismarck et Jules Favre conclurent un accord secret prévoyant une collaboration franco-prussienne contre la Commune. Les négociations avaient commencé dès le 6 mai. L’accord établissait que les troupes de Versailles seraient autorisées à traverser les lignes allemandes en vue « de rétablir l’ordre à Paris », à restreindre l’approvisionnement de Paris en vivres et à imposer, par le truchement du commandement allemand, à la Commune le désarmement des fortifications qu’elle tenait autour de Paris.

[29] Il s’agit de Johannes Miquel, ancien membre de la Ligue des communistes.

[30] À son retour de Paris, le journaliste Reid prit contact avec Marx et le Conseil général pour exprimer son indignation sur certaines attitudes prises contre la Commune. Le Comité central new-yorkais fit publier l’Adresse contre Washburne dans le journal Sun, très lu dans les couches populaires de New York. Sorge, ami de Marx, y fit précéder l’Adresse d’une note où il expliquait la véritable nature de la Commune et mettait les ouvriers américains en garde contre les mensonges publiés par la presse bourgeoise des États-Unis sur la Commune.
Le gouvernement Thiers prit des mesures pour empêcher la publication de l’Adresse contre Washburne dans la presse française.

[31] Washburne avait, en fait, refusé d’intervenir auprès du gouvernement Thiers pour lui soumettre la proposition de la Commune, à savoir échanger le seul Blanqui contre l’archevêque Darboy et d’autres personnes prises en otage après que des Communards aient été fusillés. Après l’exécution de l’archevêque, Washburne utilisa hypocritement, dans ses articles et ses conférences, cette mesure prise par la Commune pour répondre au terrorisme des Versaillais, afin de salir les Communards. Marx traite de la question des otages dans son Adresse sur la Guerre civile en France, cf. p. 61 (Éd. Soc.).

Notice du traducteur

Marx et Engels n’ont pas arrêté le combat pour la Commune le jour où elle fut vaincue. Sur le simple plan militaire de la lutte des classes, il importe que le parti organise les forces révolutionnaires, non seulement quand elles passent à l’attaque, mais encore lorsqu’elles battent en retraite : la défaite est plus ou moins lourde selon la manière dont le vaincu y réagit, physiquement et moralement ; en outre, les conditions de la reprise de la lutte et la chance de vaincre dans la prochaine guerre de classes sont fortement déterminées par la capacité de sauver et d’organiser les forces révolutionnaires après la défaite. La Seconde Internationale n’aurait pu surgir plus forte que la Première, si elle n’avait pas été reliée par un fil ininterrompu, quoique ténu, sur le plan théorique aussi bien que politique et militant. On ne construit pas une Internationale dans l’enthousiasme et la volonté révolutionnaires, retrouvés un beau jour. Même lorsqu’elle eut cessé d’exister « formellement », le petit « parti Marx » continua de défendre ses principes avec une continuité totale et sur des positions invariables. De même Lénine, en fondant la Troisième Internationale, mena sans interruption une dure lutte, toujours contre le révisionnisme, et parfois à contre-courant des masses, par exemple après la débâcle de la Seconde Internationale, le 14 août 1914.
Du plan militaire de l’agencement de la retraite, on arrive tout de suite au plan politique, en passant par le problème organisationnel. Mais ce qui est toujours fondamental, c’est la lutte théorique qui oriente et le caractère et le but de la lutte politique.

Marx et Engels avaient déconseillé aux ouvriers parisiens d’engager la bataille décisive, parce qu’un rapport de forces défavorable et la faiblesse de leur organisation les empêchaient de vaincre. On devait retrouver, après la dure défaite, un rapport de force général au moins aussi défavorable et une organisation amoindrie. Cependant, Marx avait saisi que les ouvriers, acculés à la bataille par la bourgeoisie, avaient eu le juste instinct de se battre plutôt que de succomber sans lutter devant la bourgeoisie, car « dans le dernier cas, la démoralisation de la classe ouvrière eût été un malheur infiniment plus grand » (cf. supra p. 130).

Si l’Internationale remporta encore des victoires lors de la bataille d’arrière-garde, ce fut l’immense mérite de Marx et d’Engels, ainsi que des ouvriers courageux et combatifs. Il existe toujours un rapport, non pas direct, mais dialectique, entre la force et la valeur du prolétariat et celles de son parti, entre les conditions objectives et les conditions « subjectives ».

Les textes de la dernière partie de ce volume sur la Commune sont, grosso modo, subdivisés logiquement et chronologiquement, selon les rubriques suivantes :

1º Défense immédiate de la Commune. Marx et Engels intensifient encore la lutte après la défaite de Mai, en dénonçant avec énergie les ennemis déclarés et cachés de tout l’univers officiel : gouvernements, presse, partis réactionnaires, oppositionnels, petits-bourgeois, républicains, etc. Parallèlement, la presse libérale anglaise, par exemple, découvre son véritable visage : son hostilité croît à chaque Adresse de l’Internationale et, elle se fait la complice de Thiers dans la chasse aux Communards.

La grande peur de toutes les classes privilégiées atteint son paroxysme après la Commune et gagne tout le monde civilisé. Elle va de pair avec le terrorisme de la bourgeoisie à l’encontre des ouvriers, des Communards, et des membres de l’Internationale. La répression va des fusillades et déportations à la délation, la fabrication de faux, la provocation, la diffamation et la falsification des principes et des buts de la Commune et du socialisme. Le spectre du communisme hante toute l’Europe voire l’Amérique, et l’attitude courageuse de l’Internationale sous la direction de Marx et d’Engels atteint un résultat que l’on pouvait difficilement espérer après l’écrasement de la Commune et le déchaînement de la réaction : faire de l’Internationale une véritable puissance en Europe.

En rendant coup pour coup avec les moyens dont elle disposait, l’Internationale fit connaître et respecter partout la Commune et elle-même. Marx définit sa méthode, en accord avec les blanquistes : « Nous devons mener une action non seulement contre les gouvernements, mais encore contre l’opposition bourgeoise qui n’est pas encore arrivée au gouvernement. Comme le propose Vaillant, il faut que nous jetions un défi à tous les gouvernements, partout, même en Suisse, en réponse à leurs persécutions contre l’Internationale. La réaction existe sur tout le continent : elle est générale et permanente, même aux États-Unis et en Angleterre, quoique sous une autre forme » (p. 213).
La condition sine qua non du succès, c’était que l’Internationale reste unie. C’est pourquoi Marx s’efforça, autant qu’il le put, de concilier les multiples tendances et de dissimuler les dissensions qui déchiraient l’Internationale.

Dès 1844, Engels dit que les persécutions ne contribuèrent pas à détruire le communisme, mais tout au contraire le servirent (ce qui n’empêche que l’on combatte et dénonce la répression par tous les moyens) : la même chose se produisit après la Commune, et Marx-Engels le répéteront souvent.

Ce fut surtout un fait économique - le développement pacifique du capitalisme en Europe occidentale de 1871 à 1914 - qui diminua la capacité et l’initiative révolutionnaires du prolétariat, cependant que le centre de gravité du mouvement révolutionnaire se déplaçait vers la Russie, comme Marx l’entrevit dans la Préface russe du Manifeste Communiste, et Kautsky et Lénine le remarqueront souvent.
Le reflux de la vague révolutionnaire dans les pays capitalistes occidentaux atteignit d’abord l’Angleterre, les États-Unis, puis la France et à un degré moindre I’Allemagne (qui eut une grave défaillance en 1914, mais se ressaisit magnifiquement en 1919-1921). Le « parti Marx », puis les marxistes de la Seconde Internationale tentèrent de contrecarrer cette évolution : en l’absence de grands mouvements révolutionnaires, la lutte se déplaça vers la défense du programme marxiste à l’intérieur de l’Internationale, puis de la social-démocratie et se limita à des revendications syndicales et politiques, ne dépassant pas le cadre du régime existant.

La lutte politique et organisationnelle au sein de l’Internationale éclata entre marxistes et anarchistes, à propos des méthodes et des principes révolutionnaires, proposés et utilisés par chacune de ces tendances durant et après la Commune. Elle porte sur les enseignements de l’un de ces grands événements qui ont permis de théoriser et de confirmer l’un des trois points fondamentaux du marxisme : la dictature du prolétariat. En même temps, la divergence portait sur les tâches immédiates des ouvriers au cours de la période qui s’ouvrait.

2º La phase politique et théorique tourne essentiellement autour de la nature et la fonction du parti et de l’État. Après l’échec de la tentative du prolétariat de se constituer en classe dominante pour réaliser ses buts socialistes, c’est-à-dire de se forger un État susceptible de réduire par la violence les survivances capitalistes, puis de s’éteindre progressivement, le prolétariat battu rétrogradait au niveau de la classe existant pour soi, c’est-à-dire dotée d’un parti. En prétendant que le prolétariat ne devait pas s’organiser en parti, les anarchistes faisaient tomber le prolétariat plus bas encore : au lieu d’exister comme classe consciente d’elle-même et luttant ensemblement pour ses propres intérêts, les prolétaires n’eussent plus été qu’une classe pour les capitalistes qui les exploitent. C’était retomber au niveau historique du prolétariat à l’aube du capitalisme. Tels furent le contexte et l’enjeu de la polémique sur l’abstention en matière politique et sur l’autoritarisme.

Les textes, comme les événements, ont un caractère à la fois théorique et pratique : d’une part, les anarchistes, consciemment ou inconsciemment au service de la bourgeoisie en pleine fureur répressive, s’acharnèrent à minimiser d’abord l’importance et le rôle de l’Internationale, puis à nier toute organisation militante unitaire ; d’autre part, Marx et Engels affirmèrent avec une netteté et une vigueur accrues la nécessité et la fonction du parti. Parallèlement, se déroula la lutte politique concrète au sein de l’Internationale, dont le procès de dissolution s’amorça irrésistiblement deux ans après la chute de la Commune et s’acheva - pour sauver l’honneur et les principes - par son transfert à New York et sa mise en veilleuse. En apparence, Marx et Engels sont vaincus, comme le fut la Commune, par suite du « manque de centralisation et d’autorité » (p. 218).

Pourtant, ce n’est pas par un aveugle optimisme de commande qu’Engels affirme, lors des différentes commémorations de la Commune, que le prolétariat était plus fort et mieux organisé qu’au moment de la Ire Internationale : les traditions révolutionnaires restaient vivaces et conservaient leur prestige, en outre, le développement même de l’économie capitaliste concentre et discipline les ouvriers, de manière élémentaire, tandis que le gonflement de l’appareil politique de l’État, les menaces en politique extérieure et l’intensification des luttes de partis au sein du Parlement, par exemple, développèrent le sens politique des ouvriers en général. La formation de la Seconde Internationale en 1885 confirme l’optimisme de Marx et d’Engels : de grands et puissants partis ouvriers formèrent la nouvelle Internationale.

Marx dit que la Commune avait démontré la faillite du proudhonisme et de l’anarchisme en général, et confirmé le marxisme. Lénine ajoute que la victoire du marxisme fut si éclatante que désormais les ennemis du prolétariat, les pseudo-socialistes, revendiqueraient eux-mêmes le marxisme, en paroles, pour le trahir en fait.

3º La dernière phase expose les positions du marxisme sur le rapport entre parti prolétarien et État existant . Marx et Engels théorisent ici encore l’expérience de la Commune : le prolétariat et son parti doivent détruire par la violence l’État bourgeois avant d’instaurer la dictature du prolétariat. Cependant, pour se préparer à cette lutte, les prolétaires doivent revendiquer au sein du système capitaliste pour des conditions de vie meilleures au moyen des syndicats, de même qu’ils doivent faire de la politique sans s’insérer dans le système bourgeois.
Les textes théoriques s’imbriquent étroitement aux écrits traitant de problèmes immédiats et d’actualité brûlante : détermination de la politique et de l’action des organisations ouvrières. Marx et, après lui, Engels jouent le rôle de conseiller et d’arbitre dans les conflits opposant les multiples courants de la social-démocratie des divers pays. La phase idyllique de développement du capitalisme suggère avec force la possibilité et l’efficacité d’une politique de réformes et, par voie de conséquence, de révision du marxisme révolutionnaire.
Les novateurs prônent l’abandon de la violence et l’utilisation de la démocratie en politique et des revendications graduelles en économie, et scindent le mouvement unitaire du prolétariat en deux secteurs poursuivant en fait des buts différents avec des moyens et des organisations particuliers, contrairement au modèle de la Ire Internationale de Marx. Les améliorations progressives des conditions de vie du prolétariat (surtout en Amérique, en Angleterre et en Allemagne) et le gonflement des appareils syndicaux et politiques de la classe ouvrière font illusion et sont exploités par le révisionnisme qui déclare qu’une nouvelle phase sociale s’ouvrait, exigeant un changement de doctrine et de politique. La partie militaire du marxisme et ses méthodes de lutte violente, tirées de l’expérience des luttes de classes en France et confirmées par l’histoire des autres pays, sont évidemment les plus contestées par les novateurs. Or, la théorie marxiste et la stratégie à appliquer dans la guerre de classes ne sont pas le patrimoine de chefs, mais l’expérience théorisée des luttes des classes ouvrières : nul Comité directeur, ni Congrès n’ont le droit, ni le pouvoir de changer les lois historiques inexorables.

Certains dirigeants de la social-démocratie allemande mirent sous le boisseau une grande partie de l’œuvre de Marx-Engels, choisirent les écrits qui leur convenaient et en tronquaient d’autres, les accompagnant de commentaires tendancieux. Ils allèrent jusqu’à demander au vieil Engels de modifier lui-même certains passages en fonction de situations contingentes et, si cela ne suffisait pas, en supprimaient certains, dans l’espoir de démontrer qu’il s’était converti au réformisme et au révisionnisme, en devenant un démocrate. La dernière tentative porta sur le dernier texte important écrit par Engels et présenté en quelque sorte comme la conclusion de toute son oeuvre et de son expérience militante : la Préface de 1895 aux Luttes de classes en France. Or, ces luttes représentent le modèle classique de l’action politique pour les ouvriers du monde entier.

Dans cette Préface, Engels - expert militaire - dit, par exemple, que les luttes de barricades sont aujourd’hui dépassées. Mais il ne commande pas pour autant de ne jamais plus utiliser cette méthode de combat, mais constate simplement que, face aux armées modernes, ce moyen est dérisoire pour s’emparer du pouvoir. De même, affirmer qu’on ne peut renverser le régime capitaliste au moyen d’une grève générale, n’est pas renoncer aux grèves.

À ce point, Engels ne peut concéder davantage, même si les ouvriers allemands doivent être prudents à un moment très court où le gouvernement cherche un prétexte pour les surprendre et les attaquer à l’heure et dans les conditions choisies par lui :

« J’estime que vous n’avez rien à gagner si vous prêchez le renoncement absolu à l’intervention violente. Personne ne vous croira, et aucun parti d’aucun pays ne va aussi loin dans le renoncement au droit de recourir à la résistance armée.

« Qui plus est, je dois tenir compte des étrangers - Français, Anglais, Suisses, Autrichiens, Italiens, etc. - qui lisent ce que j’écris : je ne peux me compromettre aussi complètement à leurs yeux. » (p. 260).

« Le Conseil général est fier du rôle éminent que les sections parisiennes de l’Internationale ont assumé dans la glorieuse révolution de Paris. Non point, comme certains faibles d’esprit se le figurent, que la section de Paris, ni aucune autre branche de l’Internationale, ait reçu un mot d’ordre d’un centre. Mais, comme dans tous les pays civilisés la fleur de la classe ouvrière adhère à l’Internationale et est imprégnée de ses principes, elle prend partout, à coup sûr, la direction des actions de la classe ouvrière. » (K. Marx, Deuxième. ébauche de la Guerre civile en France.)

Marx

Discours de commémoration du septième anniversaire de l’Association internationale des travailleurs, le 25 septembre 1871 à Londres [1]

The World, le 15 octobre 1871

À propos de l’Internationale, Marx dit que le grand succès qui a couronné jusqu’alors ses efforts, est dû à des circonstances qui dépassent le pouvoir de ses membres eux-mêmes. La fondation de l’Internationale elle-même a été le résultat de telles circonstances et n’est pas due aux efforts des hommes qui se sont attachés à cette oeuvre. Ce n’est donc pas le fruit d’une poignée de politiciens habiles : tous les politiciens du monde réunis n’auraient pu créer les conditions et les circonstances qui furent nécessaires pour assurer le succès de l’Internationale.

L’Internationale n’a propagé aucun credo particulier. Sa tâche a été d’organiser les forces de la classe ouvrière et de coordonner les divers mouvements ouvriers afin de les unifier. Les conditions qui ont donné une impulsion si formidable à l’Association, sont celles-là mêmes qui ont opprimé de plus en plus les travailleurs à travers le monde : tel est le secret de son succès.

Les événements des dernières semaines ont montré de manière indubitable comment la classe ouvrière doit lutter pour son émancipation. Les persécutions organisées par les gouvernements contre l’Internationale évoquent celles des premiers chrétiens de la Rome antique. Ils ont été, eux aussi, peu nombreux au début, mais les patriciens ont senti d’instinct que l’Empire romain serait ruiné si les chrétiens triomphaient. À Rome, les persécutions n’ont pas sauvé l’Empire ; de nos jours, les persécutions dirigées contre l’Internationale ne sauveront pas davantage les conditions sociales de l’époque actuelle.

Ce qui fait l’originalité de l’Internationale, c’est qu’elle a été créée par les travailleurs eux-mêmes. Avant la fondation de l’Internationale, toutes les diverses organisations étaient des sociétés fondées pour les classes ouvrières par quelques radicaux issus des classes dominantes. En revanche, l’Internationale a été créée par les travailleurs eux-mêmes. En Angleterre, le mouvement chartiste a été formé avec l’accord et le concours de radicaux bourgeois. Cependant, s’il avait connu le succès, il n’eût pu tourner qu’à l’avantage de la classe ouvrière. L’Angleterre est le seul pays où la classe ouvrière est assez développée pour pouvoir utiliser le suffrage universel à son profit.
Ensuite, Marx évoque la révolution de Février et rappelle que ce mouvement a été soutenu par une fraction de la bourgeoisie contre le parti au pouvoir. La révolution de Février s’est contentée de faire des promesses aux ouvriers et de remplacer une équipe d’hommes de la classe dominante par une autre. En revanche, la révolution de juin 1848 a été une révolte contre toute la classe dominante, y compris la fraction la plus radicale. Les ouvriers qui, en Février 1848, avaient porté au pouvoir des hommes nouveaux, ont senti instinctivement qu’ils avaient simplement substitué un groupe d’oppresseurs à un autre, et qu’ils étaient trahis.

Le dernier mouvement a été le plus grand de tous ceux qui se sont produits jusqu’ici, et il ne peut y avoir deux opinions à son égard : la Commune a été la conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière. Il y a eu de nombreux malentendus sur la Commune. Celle-ci ne devait pas asseoir une nouvelle forme de domination de classe. Lorsque les présentes conditions d’oppression seront éliminées grâce au transfert des moyens de production aux travailleurs productifs et à l’obligation faite à tous les individus physiquement aptes de travailler pour vivre, on aura détruit l’unique raison d’être d’une quelconque domination de classe et d’oppression.

Mais, avant de réaliser un changement socialiste, il faut une dictature du prolétariat, dont une condition première est l’armée prolétarienne. Les classes ouvrières devront conquérir sur le champ de bataille le droit à leur propre émancipation. La tâche de l’Internationale est d’organiser et de coordonner les forces ouvrières dans le combat qui les attend.

Marx

Résolutions du meeting de commémoration du premier anniversaire de la Commune de Paris

13-18 mars 1872

L’assemblée réunie en l’honneur de l’anniversaire du 18 Mars 1871 a adopté les résolutions suivantes :

1. Nous considérons le glorieux mouvement du 18 Mars comme l’aube de la grande révolution sociale, qui libérera les hommes à tout jamais du régime des classes.

2. Nous déclarons que les actes démentiels et les crimes perpétrés par les classes bourgeoises liguées dans toute l’Europe, par haine des ouvriers, ainsi que par la vieille société, quelles que puissent en être les formes de gouvernement, monarchique ou républicain, sont voués à l’échec.

3. Nous proclamons que la croisade de tous les gouvernements contre l’Internationale et les mesures terroristes des assassins versaillais et de leurs vainqueurs prussiens témoignent de l’inanité de leurs efforts et confirment que l’armée menaçante du prolétariat mondial se tient derrière l’héroïque avant-garde écrasée par les forces liguées de Thiers et de Guillaume.

Marx

Au directeur de la Liberté

La Liberté, le 17 mars 1872

Monsieur le Directeur,

Dans le livre du citoyen G. Lefrançais, Étude sur le mouvement communaliste à Paris, en 1871, dont j’ai eu connaissance il y a quelques jours seulement, je lis, page 92, le passage suivant :
« Dans sa lettre sur les élections du 8 février, envoyée au citoyen Serraillier, Karl Marx, le principal inspirateur de la section allemande de l’Internationale, critique avec une certaine amertume la participation de la section française aux élections. Cela démontre à satiété qu’à tort ou à raison, l’Internationale était alors peu encline à s’immiscer activement dans la politique. »

Aussitôt après la publication de ma prétendue lettre à Serraillier dans le Times, le Courrier de l’Europe, l’Avenir de Berlin, etc., j’ai déclaré qu’il s’agissait d’une fabrication de Paris-journal. Pour sa part, Serraillier a révélé publiquement que le véritable auteur de cette lettre est un journaliste travaillant avec la police. Comme presque tous les organes de l’Internationale et même certains journaux parisiens ont publié nos déclarations, je suis très étonné de ce que le citoyen Lefrançais ait repris à son compte les canards de journaux inventés par Henri de Pène.

Je reste, Monsieur, votre très dévoué

Karl Marx

Engels

Sur l’action politique de la classe ouvrière

Compte rendu, rédigé par l’auteur lui-même, de son discours à la séance du 21 septembre 1871 à la Conférence de Londres

Il est absolument impossible de s’abstenir des affaires politiques. Même les journaux qui ne font pas de politique ne manquent pas, à l’occasion, d’attaquer le gouvernement, et se mêlent donc de politique. La seule chose dont il s’agit, c’est de savoir quelle politique on pratique et avec quels moyens ? Au demeurant, pour nous l’abstention est impossible. Le parti ouvrier existe déjà comme parti politique dans la plupart des pays. Ce n’est certes pas à nous de le ruiner en prêchant l’abstention.
La pratique de la vie réelle et l’oppression politique que les gouvernements en place font subir aux ouvriers - à des fins politiques, aussi bien que sociales -contraignent les ouvriers à faire de la politique, qu’ils le veuillent ou non. Leur prêcher l’abstention en matière politique reviendrait à les pousser dans les bras de la politique bourgeoise. Plus que jamais après la Commune de Paris, qui a mis à l’ordre du jour l’action politique du prolétariat, l’abstention politique est tout à fait impossible.

Nous voulons abolir les classes. Par quel moyen y parviendrons-nous ? Par la domination politique du prolétariat. Or, maintenant que tout le monde est d’accord sur ce point, on nous demande de ne pas nous mêler de politique ! Tous les abstentionnistes se nomment des révolutionnaires, et même des révolutionnaires par excellence. Mais la révolution n’est-elle pas l’acte suprême en matière politique ? Or, qui veut la fin doit vouloir aussi les moyens - l’action politique qui prépare la révolution, éduque l’ouvrier et sans elle le prolétariat sera toujours frustré et dupé le lendemain de la bataille par les Favre et Pyat. Cependant, la politique qu’il faut faire doit être celle du prolétariat : le parti ouvrier ne doit pas être à la queue de quelque parti bourgeois que ce soit, mais doit toujours se constituer en parti autonome ayant sa propre politique et poursuivant son propre but.

Les libertés politiques, le droit de réunion et d’association, la liberté de la presse, telles sont nos armes. Et nous devrions accepter de limiter l’armement et faire de l’abstention, lorsqu’on essaie de nous en priver ? On prétend que toute action politique signifie reconnaître l’ordre existant. Or, si ce qui existe nous donne les moyens pour protester contre l’état existant, dès lors l’utilisation de ces moyens n’est pas une reconnaissance de l’ordre établi.

Marx

Notes d’un discours sur l’action politique de la classe ouvrière

(Séance du 20 septembre de la Conférence de Londres)

Le citoyen Lorenzo nous a rappelés à l’observation du règlement, et le citoyen Bastelica l’a suivi dans cette voie. Si je prends les statuts originaux et l’Adresse inaugurale de notre Association, je lis dans les deux que le Conseil général a été chargé de soumettre à la discussion des Congrès un programme ouvrier. [2] Le programme que le Conseil général soumet à la discussion de la Conférence traite de l’organisation de notre Association, et la proposition de Vaillant se rapporte elle aussi à cette question : l’objection de Lorenzo et de Bastelica n’est donc pas fondée.

Dans la plupart des pays, certains Internationaux, en invoquant la déclaration tronquée des Statuts votés au Congrès de Genève [3] ont fait de la propagande en faveur de l’abstention dans les affaires politiques, propagande que les gouvernements se sont bien gardés d’enrayer. En Allemagne, Schweitzer et autres, à la solde de Bismarck, ont essayé de raccrocher l’activité de nos sections au char de la politique gouvernementale. En France, cette abstention coupable a permis aux Favre, Trochu, Picard et autres de s’emparer du pouvoir le 4 septembre. Le 18 mars, cette même abstention permit à un Comité dictatorial - le Comité central - composé en majeure partie de bonapartistes et d’intrigants, de s’établir à Paris et de perdre sciemment, dans l’inaction, les premiers jours de la révolution, alors qu’il aurait dû les consacrer à son affermissement. [4] En France, le mouvement a échoué, parce qu’il n’avait pas été assez préparé.
En Amérique, un congrès, tenu récemment et composé d’ouvriers, (149) a décidé de s’engager dans les affaires politiques et de substituer aux politiciens de métier des ouvriers comme eux, chargés de défendre les intérêts de leur classe.

Certes, il faut faire la politique en tenant compte des conditions de chaque pays. En Angleterre, par exemple, il n’est pas facile à un ouvrier d’entrer au parlement. Les parlementaires ne recevant aucun subside et l’ouvrier n’ayant que les ressources de son travail pour vivre, le parlement est inaccessible pour lui. Or, la bourgeoisie qui refuse obstinément une allocation aux membres du parlement, sait parfaitement que c’est le moyen d’empêcher la classe ouvrière d’y être représentée.

Il ne faut pas croire que ce soit d’une mince importance d’avoir des ouvriers dans les parlements. Si l’on étouffe leur voix, comme à De Potter et Castiau ou si on les expulse comme Manuel, l’effet de ces rigueurs et de cette intolérance est profond sur les masses. Si, au contraire, comme Bebel et Liebknecht, ils peuvent parler de cette tribune, c’est le monde entier qui les entend. D’une manière comme d’une autre, c’est une grande publicité pour nos principes. Lorsque Bebel et Liebknecht ont entrepris de s’opposer à la guerre qui se livrait contre la France, leur lutte pour dégager toute responsabilité de la classe ouvrière dans tout ce qui se passait, a secoué toute l’Allemagne ; Munich même, cette ville où l’on n’a jamais fait de révolution que pour des questions de prix de la bière, se livra à de grandes manifestations pour réclamer la fin de la guerre.

Les gouvernements nous sont hostiles. Il faut leur répondre avec tous les moyens que nous avons à notre disposition. Envoyer des ouvriers dans les parlements équivaut à une victoire sur les gouvernements, mais il faut choisir les hommes, et ne pas prendre les Tolain.
Marx appuie la proposition du citoyen Vaillant, ainsi qu’un amendement de Frankel relatif à la traduction erronée des Statuts et tendant à faire précéder d’un considérant explicatif la raison d’être de cette déclaration ; en effet, cette question a déjà été résolue par les Statuts et ce n’est pas d’aujourd’hui que l’Association demande aux ouvriers de faire de la politique, mais de toujours. *

Marx-Engels

Résolutions de la Conférence de l’A.I.T., Londres, 17-23 septembre 1871

IX. L’action politique de la classe ouvrière

Vu les considérants des statuts originaux où il est dit : « L’émancipation économique de la classe ouvrière est le grand but auquel tout mouvement politique doit être subordonné comme moyen » ;
Vu l’Adresse inaugurale de l’Association internationale des travailleurs (1864) qui dit : « Les seigneurs de la terre et les seigneurs du capital se serviront toujours de leurs privilèges politiques pour défendre et perpétuer leurs monopoles économiques. Bien loin de pousser à l’émancipation des travailleurs, ils continueront à y opposer le plus d’obstacles possible... La conquête du pouvoir politique est donc devenue le premier devoir de la classe ouvrière » ;

Vu la résolution du Congrès de Lausanne (1867) à cet effet : « L’émancipation sociale des travailleurs est inséparable de leur émancipation politique » ;

Vu la déclaration du Conseil général sur le prétendu complot des internationaux français à la veille du plébiscite (1870) où il est dit : « D’après la teneur de nos statuts, certainement toutes nos sections en Angleterre, sur le continent et en Amérique, ont la mission spéciale, non seulement de servir de centres à l’organisation militante de la classe ouvrière, mais aussi de soutenir dans leurs pays respectifs, tout mouvement politique tendant à l’accomplissement de notre but final : l’émancipation économique de la classe ouvrière ;

Attendu que des traductions infidèles des statuts originaux ont donné lieu à des interprétations fausses qui ont été nuisibles au développement et à l’action de l’Association internationale des travailleurs ;

En présence d’une réaction sans frein qui étouffe par la violence tout effort d’émancipation de la part des travailleurs, et prétend maintenir par la force brutale les différences de classes et la domination politique des classes possédantes qui en résulte ;

Considérant en outre :

• Que contre ce pouvoir collectif des classes possédantes le prolétariat ne peut agir comme classe qu’en se constituant lui-même en parti politique distinct, opposé à tous les anciens partis formés par les classes possédantes ;

• Que cette constitution de la classe ouvrière en parti politique est indispensable pour assurer le triomphe de la révolution sociale et de son but suprême : l’abolition des classes ;

• Que la coalition des forces ouvrières déjà obtenue par les luttes économiques doit aussi servir de levier aux mains de cette classe dans sa lutte contre le pouvoir politique de ses exploiteurs,
la Conférence rappelle aux membres de l’Internationale que, dans l’état militant de la classe ouvrière, son mouvement économique et son action politique sont indissolublement unis.

X. Résolution générale relative aux pays où l’organisation régulière de l’Internationale est entravée par les gouvernements

Dans les pays où l’organisation régulière de l’Association internationale des travailleurs est momentanément devenue impraticable par suite de l’intervention gouvernementale, l’Association et ses groupes locaux pourront se constituer sous diverses dénominations, mais toute constitution de section internationale sous forme de société secrète est et reste formellement interdite.

XI. Résolutions relatives à la France

La Conférence exprime sa ferme conviction que toutes les persécutions ne feront que doubler l’énergie des adhérents de l’Internationale et que les branches continueront à s’organiser sinon par grands centres, du moins par ateliers et fédérations d’ateliers correspondant entre eux par leurs délégués.

En conséquence, la Conférence invite toutes les branches à continuer sans relâche à propager les principes de notre Association en France et à y importer le plus grand nombre possible d’exemplaires de toutes les publications et des statuts de l’Internationale.

Marx-Engels

Résolution relative aux Statuts au Congrès général de La Haye du 2-7 septembre 1872

L’article suivant qui résume le contenu de la résolution de la Conférence de Londres (Septembre 1871) sera inséré dans les Statuts après l’article 7.

Art. 7a : Dans sa lutte contre le pouvoir collectif des classes possédantes, le prolétariat ne peut agir comme classe qu’en se constituant lui-même en parti politique distinct, opposé à tous les anciens partis formés par les classes possédantes.
Cette constitution du prolétariat en parti politique est indispensable pour assurer le triomphe de la révolution sociale et de son but suprême : l’abolition des classes.

La coalition des forces ouvrières, déjà obtenue par la lutte économique doit aussi servir de levier aux mains de cette classe, dans sa lutte contre le pouvoir politique de ses exploiteurs.

Les seigneurs de la terre et du capital se servant toujours de leurs privilèges politiques pour défendre et perpétuer leurs monopoles économiques et asservir le travail, la conquête du pouvoir politique devient le grand devoir du prolétariat.

Marx-Engels

Préface de 1872 au Manifeste Communiste

La Commune notamment a démontré que « la classe ouvrière ne peut pas simplement prendre possession de la machine d’État, telle qu’elle est et l’utiliser pour ses propres fins ». (Voir la Guerre Civile en France. Adresse du Conseil général de l’A.I.T., où cette idée est plus longuement développée.) *

Engels à C. Terzaghi

Londres, le 14 janvier 1872

Mon cher Terzaghi

... D’abord, les anarchistes nous cherchent querelle sous le prétexte que nous avons tenu une Conférence ; ensuite, ils nous attaquent parce que nous appliquons les résolutions de Bâle, résolutions que nous sommes tenus d’exécuter. Ils ne veulent pas que le Conseil général dispose d’autorité, même si elle est librement consentie par tous. J’aimerais bien savoir comment, sans cette autorité (comme ils l’appellent), il eût été possible de faire justice des Tolain aussi bien que des Durand et Netchaïev, et comment avec la belle phrase d’autonomie des sections, comme vous l’expliquez dans votre circulaire, vous entendez empêcher l’intrusion de mouchards de police et des traîtres. Certes, personne ne conteste l’autonomie aux sections, mais une fédération n’est pas possible, si les sections ne cèdent pas certains pouvoirs aux comités fédéraux et, en dernière instance, au Conseil général.

Mais, savez-vous quels furent les initiateurs et les zélateurs de ces résolutions autoritaires ? Peut-être les délégués du Conseil général ? Pas du tout. Ces mesures autoritaires ont été proposées par les délégués de Belgique, et les Schwitzguébel, Guillaume et Bakounine en furent les protagonistes les plus acharnés. Voilà comment les choses se présentent.

Il me semble que vous faites un grand abus des mots d’autorité et de centralisation. Je ne connais pas d’affaire plus autoritaire qu’une révolution, et quand on impose sa volonté aux autres avec des bombes et des fusils comme cela se fait dans toutes les révolutions, il me semble que l’on fasse preuve d’autorité. Ce fut le manque de centralisation et d’autorité qui a coûté la vie à la Commune de Paris.
Faites ce que vous voulez de l’autorité, etc. après la victoire, mais pour la lutte nous devons réunir toutes nos forces en un seul faisceau et les concentrer sur le même point d’attaque. Enfin, quand j’entends parler de l’autorité et de la centralisation comme de deux choses condamnables dans toutes les circonstances possibles, il me semble que ceux qui parlent ainsi, ou bien ne savent pas ce qu’est une révolution, ou bien ne sont des révolutionnaires qu’en paroles.
Si vous voulez savoir ce que les auteurs de la circulaire ont fait dans la pratique pour l’Internationale, lisez leur propre rapport officiel sur l’état de la confédération jurassienne au Congrès (cf. la Révolution sociale de Genève du 23 novembre 1871), et vous verrez à quel état de dissolution et d’impuissance, ils ont réduit une fédération bien établie il y a un an. [5] Or, ces gens-là prétendent réformer l’Internationale !

Salut fraternel,

votre Fr. Engels

Engels à A. Bebel

Londres, le 20 juin 1873

... Bien sûr, toute direction d’un parti veut avoir des résultats, et c’est normal. Mais il y a des circonstances où il faut avoir le courage de sacrifier le succès momentané à des choses plus importantes. Cela est surtout vrai pour un parti comme le nôtre, dont le triomphe final doit être complet et qui, depuis que nous vivons et sous nos yeux encore, se développe si colossalement, que l’on n’a pas besoin à tout prix et toujours de succès momentanés. Prenez, par exemple, l’Internationale : après la Commune elle connut un succès immense. Les bourgeois, comme frappés par la foudre, la croyaient toute-puissante. La grande masse de ses membres crurent que cela durerait toujours. Nous savions fort bien que la bulle devait crever. Toute la racaille s’accrochait à nous. Les sectaires qui s’y trouvaient, s’épanouirent, abusèrent de l’Internationale dans l’espoir qu’on leur passerait les pires bêtises et bassesses. Mais nous ne l’avons pas supporté. Sachant fort bien que la bulle crèverait tout de même, il ne s’agissait pas pour nous de différer la catastrophe, mais de nous préoccuper de ce que l’Internationale demeure pure et attachée à ses principes sans les falsifier, jusqu’à son terme.

La bulle creva au Congrès de La Haye, et vous savez que la majorité des membres du Congrès rentra chez elle, en pleurnichant de déception. Et pourtant presque tous ceux qui étaient si déçus, parce qu’ils croyaient trouver dans l’Internationale l’idéal de la fraternité universelle et de la réconciliation, n’avaient-ils pas connu chez eux des chamailleries bien pires que celles qui éclatèrent à La Haye ! Maintenant les sectaires brouillons se mirent à prêcher la réconciliation et nous dénigrèrent en nous présentant comme des intraitables et des dictateurs.

Or, si nous nous étions présentés à La Haye en conciliateurs et si nous eussions étouffé les velléités de scission, quel en eût été le résultat ?
• Les sectaires - notamment les bakounistes - eussent disposé d’un an de plus pour commettre, au nom de l’Internationale, des bêtises et des infamies plus grandes encore ;
• les ouvriers des pays les plus avancés se fussent écartés avec dégoût. La bulle n’éclata pas, elle se dégonfla doucement, sous l’effet de quelques coups d’aiguille,
• et le Congrès suivant qui eût tout de même apporté la crise se fût déroulé au niveau des scandales mettant en cause les individus, puisqu’on avait déjà quitté le terrain des principes à La Haye.
Dès lors, l’Internationale était déjà morte, et l’eût été même si nous avions tenté de faire l’union de tous. Au lieu de cela, dans l’honneur, nous sommes débarrassés des éléments pourris. Les membres de la Commune présents à la dernière réunion décisive ont dit qu’aucune réunion de la Commune ne leur avait laissé un sentiment aussi terrible que cette séance du tribunal jugeant les traîtres à l’égard du prolétariat européen. Nous avons permis pendant dix mois qu’ils rassemblent toutes leurs forces pour mentir, calomnier et intriguer, - et où sont-ils ? Eux, les prétendus représentants de la grande majorité de l’Internationale, déclarent eux-mêmes à présent qu’ils n’osent plus venir au prochain Congrès. Pour ce qui est des détails, ci-joint un article destiné au Volksstaat. Et si nous avions à le refaire, nous agirions en gros de la même façon, étant entendu que l’on commet toujours des erreurs tactiques.

En tout cas, je crois que les éléments sains parmi les lassalliens viendront d’eux-mêmes à vous au fur et à mesure, et qu’il ne serait donc pas clairvoyant de cueillir les fruits avant qu’ils soient mûrs, comme le voudraient les partisans de l’unité.

Au reste, le vieil Hegel a déjà dit : un parti éprouve qu’il vaincra, en ce qu’il se divise et supporte une scission. Le mouvement du prolétariat passe nécessairement par divers stades de développement. À chaque stade, une partie des gens reste accrochée, ne réussissant pas à passer le cap. Ne serait-ce que pour cette raison, on voit que la prétendue solidarité du prolétariat se réalise en pratique par les groupements les plus divers de parti, qui se combattent à mort, comme les sectes chrétiennes dans l’Empire romain, et ce en subissant tous les pires persécutions...

Aussi ne devons-nous pas oublier, lorsque par exemple le Neue Social-Democrat a plus d’abonnés que le Volksstaat, que toute secte est forcément fanatique et obtient, en raison même de ce fanatisme des résultats momentanés bien plus considérables, surtout dans des régions où le mouvement ne fait que commencer (par exemple l’Association générale des ouvriers allemands au Schlesvig-Holstein). Ces résultats dépassent ceux du parti, qui, sans particularités sectaires, représente simplement le mouvement réel. En revanche, le fanatisme ne dure guère...

Notes

[1] À la clôture de la Conférence de Londres de septembre 1871, Marx tint ce discours lors d’une manifestation organisée pour commémorer le septième anniversaire de la fondation de l’A.I.T. Marx présidait la réunion à laquelle assistaient des membres du Conseil général et des Communards. Ce discours a été reproduit dans ses grandes lignes par le journal new-yorkais The World.

[2] Marx fait allusion aux Statuts de l’Internationale publiés à Londres en 1867, ainsi qu’aux Statuts provisoires de 1864 qui précèdent l’Adresse inaugurale de l’A.I.T.

[3] Le texte original fut rédigé par Marx en anglais. Le Congrès de Genève (1866) l’approuva en lui donnant quelques ajouts et l’accompagna d’un Règlement. Lafargue et Marx traduisirent le tout en français, mais ce texte ne fut guère diffusé. La traduction de 1866, faite par le proudhonien de droite Tolain (qui passa aux Versaillais pendant la Commune : cf. p. 127 et note nº 117), tronquait l’importante résolution sur le rôle de la lutte politique dans l’émancipation de la classe ouvrière. Pour remettre de l’ordre dans tout cela, la Conférence de Londres adopta une résolution sur une édition authentique nouvelle des Statuts et des Règlements, en anglais, en allemand et en français.

[4] Marx fait allusion à l’intrusion d’éléments douteux et de traîtres dans le Comité central de la Garde nationale parisienne, qui comprenait des blanquistes, des néo-jacobins, des proudhoniens, etc. La composition disparate de ce Conseil fut à l’origine d’hésitations, de mollesse et de diverses erreurs (par exemple : ne pas attaquer Versailles, au moment où la réaction ne s’y était pas encore organisée, etc.). Marx attribue ici ces erreurs à la doctrine proudhonienne de l’abstention en matière politique : on notera que Tolain, proudhonien de droite, ne craignit pas de siéger dans l’Assemblée versaillaise. La Commune, élue le 26 mars, fut encore plus disparate, et prit encore moins d’initiatives.
* Le lendemain, Marx précisa encore une fois son point de vue sur l’abstention : « Les gens qui propageaient dans le temps la doctrine de l’abstention étaient de bonne foi, mais ceux qui reprennent le même chemin aujourd’hui ne le sont pas. Ils rejettent la politique après qu’ait eu lieu une lutte violente (Commune de Paris), et poussent le peuple dans une opposition bourgeoise toute formelle, ce contre quoi nous devons lutter en même temps que contre les gouvernements. Nous devons démasquer Gambetta, afin que le peuple ne soit pas, une fois de plus, abusé. Nous devons mener une action non seulement contre les gouvernements, mais encore contre l’opposition bourgeoise qui n’est pas encore arrivée au gouvernement. Comme le propose Vaillant, il faut que nous jetions un défi à tous les gouvernements, partout, même en Suisse,, en réponse à leurs persécutions contre l’Internationale. La réaction existe sur tout le continent ; elle est générale et permanente, même aux États-Unis et en Angleterre, sous une autre forme.
Nous devons déclarer aux gouvernements : nous savons que vous êtes la force armée contre les prolétaires. Nous agirons contre vous pacifiquement là où cela nous sera possible, et par les armes quand cela sera nécessaire. »
* Dès 1852, Marx avait prévu qu’on ne pouvait s’emparer de la machine gouvernementale toute faite, et qu’il fallait briser l’appareil politique bourgeois avant d’instaurer l’État de la dictature du prolétariat, la Commune « qui n’est plus un État au sens propre » puisqu’il est capable de se dissoudre lui-même, alors que le véritable État (féodal, bourgeois) ne peut se supprimer lui-même normal’>. En effet, dans sa lettre à Kugelmann, Marx écrit, le 12 avril 1871 :
« Si tu relis le dernier chapitre de mon 18-Brumaire, tu verras que j’affirme qu’à la prochaine tentative de révolution en France, il ne sera plus possible de faire passer d’une main dans l’autre la machine bureaucratico-militaire, mais qu’il faudra la briser et que c’est là la condition préalable de toute révolution véritablement populaire sur le continent. C’est aussi ce qu’ont tenté nos héroïques camarades de parti de Paris. » Cf. Lénine, l’État et la révolution, chap. III.

[5] Il s’agit du Rapport du Comité fédéral romand de tendance bakouniste. Marx et Engels le critiquèrent dans la circulaire privée du Conseil général : cf. p. 232 sqq.

La question de l’État

Engels à A. Bebel

Londres, 16-18 mars 1875

[Le projet de programme de Gotha] a transformé le libre État populaire en État libre. Du point de vue grammatical, un État libre est celui qui est libre à l’égard de ses citoyens, autrement dit un État à gouvernement despotique. Il faudrait laisser tomber un tel bavardage sur l’État, surtout après la Commune qui n’était plus un État au sens propre. L’État populaire, les anarchistes nous l’ont assez jeté à la tête, bien que l’ouvrage de Marx contre Proudhon et ensuite le Manifeste disent expressément qu’avec l’instauration du régime socialiste l’État se dissout de lui-même et finit par disparaître.

L’ « État » n’étant qu’une institution transitoire, dont on se sert dans la lutte durant la révolution pour réprimer de force ses adversaires, il est parfaitement absurde de parler de « libre État populaire ».

En effet, si le prolétariat a besoin de l’État, ce n’est point pour instaurer la liberté, mais pour réprimer ses adversaires, et sitôt qu’il pourra être question de liberté, l’État aura cessé d’exister en tant que tel. En conséquence, nous proposerions de mettre partout à la place du mot « État » le mot « communauté », (Gemeinwesen), excellent vieux mot allemand répondant fort bien au mot français « Commune »...
Engels à Ph. Van Patten

Londres, le 18 avril 1883

En réponse à votre lettre du 2 avril sur la position de Karl Marx vis-à-vis des anarchistes en général et de Johann Most en particulier, je serai concis et clair.

Depuis 1845, Marx et moi, nous avons pensé que l’une des conséquences finales de la future révolution prolétarienne sera l’extinction progressive des organisations politiques appelées du nom d’État. De tout temps, le but essentiel de cet organisme a été de maintenir et de garantir, par la violence armée, l’assujettissement économique de la majorité travailleuse par la stricte minorité fortunée. Avec la disparition de cette stricte minorité fortunée disparaît aussi la nécessité d’un pouvoir armé d’oppression, ou État. Mais, en même temps, nous avons toujours pensé que, pour parvenir à ce résultat et à d’autres, bien plus importants encore de la future révolution sociale, la classe ouvrière devait d’abord s’emparer du pouvoir politique de l’État, afin d’écraser grâce à lui la résistance de la classe capitaliste et de réorganiser les structures sociales. C’est ce que l’on peut lire déjà dans le Manifeste communiste de 1847, chapitre II, fin. [1] (104)

Les anarchistes mettent les choses sens dessus dessous. Ils déclarent que la révolution prolétarienne doit commencer en abolissant l’organisation politique de l’État. Or, la seule organisation dont le prolétariat dispose après sa victoire, c’est précisément l’État. Certes, cet État doit subir des changements très considérables avant de pouvoir remplir ses nouvelles fonctions. Mais, le détruire à ce moment, ce serait détruire le seul organisme grâce auquel le prolétariat victorieux puisse précisément faire valoir la domination qu’il vient de conquérir, écraser ses adversaires capitalistes et entreprendre la révolution économique de la société, faute de quoi toute victoire devra s’achever par une nouvelle défaite et par un massacre général des ouvriers, comme ce fut le cas de la Commune de Paris.

Faut-il que je vous donne expressément l’assurance que Marx s’est opposé à cette stupidité anarchiste dès l’instant où elle lui apparut sous la forme que lui donne actuellement Bakounine ? Toute l’histoire interne de l’Association internationale des travailleurs en témoigne. Les anarchistes tentent depuis 1867 avec les procédés les plus infâmes de s’emparer de la direction de l’Internationale, et Marx fut l’obstacle principal à leur projet. Le résultat d’une lutte de cinq ans, ce fut, au Congrès de La Haye en septembre 1872, l’exclusion des anarchistes de l’Internationale, et l’homme qui fit le plus pour obtenir cette exclusion, ce fut Marx. À ce propos, notre vieil ami, F.A. Sorge de Hoboken, qui y assista en tant que délégué, peut vous fournir des détails, si vous le souhaitez...
Engels à Ed. Bernstein

Eastbourne, 17 août 1883

... Dans la lutte de classe entre prolétariat et bourgeoisie, la monarchie bonapartiste (dont Marx a défini les caractéristiques dans le 18-Brumaire, et moi-même dans la Question du logement II, etc) joue un rôle semblable à celui de la monarchie absolue dans la lutte entre forces féodales et bourgeoisie. Or, ce combat ne peut être livré jusqu’au bout sous l’ancienne monarchie absolue, mais seulement sous la monarchie constitutionnelle (Angleterre, France de 1789-1792 et 1815-1830). De même, en ce qui concerne le combat entre bourgeoisie et prolétariat, c’est sous la République qu’il est mené à son terme. Comme des conditions favorables et les traditions révolutionnaires ont contribué à ce que les Français renversent le bonapartisme et instaurent la république bourgeoise, ils possèdent déjà la forme où le combat doit être mené jusqu’à son terme. Ils ont donc un avantage sur nous qui sommes embourbés dans un mélange de semi-féodalisme et de bonapartisme, puisque nous avons à conquérir la forme où se déroulera la lutte finale. Bref, du point de vue politique, ils nous devancent de toute une étape. Une restauration monarchiste aurait pour conséquence de remettre à l’ordre du jour la lutte pour la restauration de la république bourgeoise, tandis que la poursuite de la république signifie une exacerbation croissante de la lutte de classe directe et non dissimulée. En conséquence, le premier résultat immédiat de la révolution, pour ce qui est de la forme, peut et doit être chez nous, la république bourgeoise [2]. Mais, ce ne peut être alors qu’un bref point de passage, étant donné que nous avons la chance de ne pas avoir un parti bourgeois purement républicain. La république bourgeoise, ayant à sa tête le parti du progrès peut-être, nous servira d’abord à conquérir la grande masse des ouvriers pour le socialisme révolutionnaire. C’est ce qui se règle en un an ou deux, tous les partis de milieu encore possibles sans nous s’usant et se ruinant eux-mêmes pendant ce laps de temps. C’est alors seulement que ce sera notre tour, et avec succès. La grande erreur des Allemands, c’est de se représenter la révolution comme quelque chose qui se règle en une nuit [3]. En fait, c’est un processus de développement des masses dans des conditions accélérées, processus s’étendant sur des années. Chacune des révolutions qui s’est faite en une nuit (1830) s’est bornée à éliminer une réaction d’emblée sans espoir ou a conduit directement au contraire de ce qu’elle s’efforçait de réaliser (cf, 1848, France).

Votre F.E.
Engels à Ed. Bernstein

Londres, le 1er janvier 1894

... En ce qui concerne votre question sur le passage de la Préface du Manifeste se référant à la Guerre civile en France *, vous serez sans doute d’accord avec la réponse que j’en donne dans ma préface de Mars 1891. [4] (165) Je vous en envoie un exemplaire pour le cas où vous n’en auriez pas. Il s’agit tout simplement de prouver que le prolétariat victorieux doit commencer par donner une forme nouvelle à l’ancien État et administration bureaucratiques et centralisés, avant de pouvoir utiliser l’État à ses fins. À l’inverse, depuis 1848 tous les bourgeois républicains, si violemment aient-ils attaqués cette machine, tant qu’ils étaient dans l’opposition - ont, sitôt qu’ils sont parvenus au gouvernement, repris sans aucun changement cette machine pour l’utiliser, soit contre la réaction, soit le plus souvent contre le prolétariat. Si, dans la Guerre civile en France 1871 nous avons porté au compte de la Commune des plans plus ou moins conscients, alors que ses tendances lui étaient plus ou moins inconscientes, ce n’est pas seulement parce que les circonstances le justifiaient, mais encore parce que c’est ainsi qu’il faut procéder. Les Russes ont fait preuve d’un grand bon sens, en mettant ce passage de la Guerre civile en annexe à leur traduction du Manifeste. Si le cours des choses n’avait pas été aussi rapide, on aurait pu faire davantage encore à l’époque...
Engels à Ed. Bernstein

Londres, le 14 mars 1884

Cette notion de démocratie change avec chaque demos (peuple) donné à chaque fois, et ne nous fait donc pas avancer d’un pas. Ce qu’il y avait à dire, à mon avis, c’est que le prolétariat a besoin de formes démocratiques pour s’emparer du pouvoir politique, mais comme toutes les formes politiques, elles ne sont que des moyens. Cependant, si l’on veut aujourd’hui, en Allemagne, la démocratie comme butil faut s’appuyer sur les paysans et les petits bourgeois, autrement dit des classes en voie de disparition, c’est-à-dire réactionnaires, par rapport au prolétariat, si l’on veut les maintenir artificiellement. En outre, il ne faut pas oublier que la forme conséquente de la domination bourgeoise est précisément la république démocratique, devenue trop risquée à la suite du développement déjà atteint par le prolétariat, mais qui reste une forme encore possible de la domination bourgeoise pure, comme le montrent la France et les États-Unis.

Le principe du libéralisme comme « un état de choses déjà atteint historiquement » n’est en fait qu’une inconséquence. La monarchie constitutionnelle libérale est une forme adéquate de la domination bourgeoise : 1º au début, lorsque la bourgeoisie n’a pas encore réglé complètement ses comptes avec la monarchie absolue ; 2º à la fin, lorsque le prolétariat rend déjà trop risquée la république démocratique. Quoi qu’il en soit, la république démocratique restera toujours la forme ultime de la domination bourgeoise, forme dans laquelle elle crèvera. Mais, il suffit sur cette salade.

Nim me prie de te saluer. Je n’ai pas vu Tussy hier.

Ton F.E.
Engels à A. Bebel

Londres, le 6 juin 1884

Nous ne pouvons détourner les masses des partis libéraux, tant que ceux-ci n’ont pas eu l’occasion de se ridiculiser dans la pratique, en arrivant au pouvoir et en démontrant qu’ils sont des incapables. Nous sommes toujours, comme en 1848, l’opposition de l’avenir et nous devons donc avoir au gouvernement le plus extrême des partis actuels avant que nous puissions devenir vis-à-vis de lui l’opposition actuelle. La stagnation politique c’est-à-dire la lutte sans effet ni but des partis officiels telle qu’elle se pratique à l’heure actuelle - ne peut pas nous servir à la longue, comme le ferait un combat progressif de ces partis tendant au fur et à mesure à un glissement vers la gauche. C’est ce qui se produit en France, où la lutte politique se déroule comme toujours sous forme classique. Les gouvernements qui se succèdent sont de plus en plus orientés à gauche ; le ministère Clemenceau est déjà en vue, et ce ne sera pas le ministère de la bourgeoisie extrême. À chaque glissement à gauche, des concessions tombent en partage aux ouvriers (voir la dernière grève de Decazeville où, pour la première fois, la soldatesque n’est pas intervenue). Ce qui importe avant tout, c’est que le champ soit de plus en plus net pour la bataille décisive et la position des partis claire et pure. Dans cette évolution lente, mais irrésistible de la république française, je tiens pour inévitable ce résultat final : opposition entre les bourgeois radicaux jouant aux socialistes et les ouvriers vraiment révolutionnaires. Ce sera l’un des événements les plus importants, et j’espère qu’il ne sera pas interrompu. Je me réjouis de ce que nos gens ne soient pas encore assez forts à Paris (et ils le sont d’autant plus en province) pour se laisser aller à des putschs, par la force du verbe révolutionnaire.

Évidemment, dans la confuse Allemagne, l’évolution ne se poursuit pas d’une manière aussi classiquement pure qu’en France. Elle a trop de retard pour cela, nous n’arrivons à ce stade que quand les autres l’ont déjà dépassé. Mais, en dépit de la mesquinerie de nos partis officiels, la vie politique, quelle qu’elle soit, nous est bien plus favorable que l’actuel désert politique où ne joue que le faisceau des intrigues de politique extérieure...

Londres, le 11 décembre 1884

... Pour ce qui est de la démocratie pure et de son rôle à l’avenir, je ne partage pas ton opinion. Il est évident qu’en Allemagne, elle jouera un rôle bien plus insignifiant que dans les pays de développement industriel plus ancien. Mais, cela n’empêche pas qu’elle acquerra, au moment de la révolution, une importance momentanée en tant que parti bourgeois extrême : c’est ce qui s’est déjà passé en 1849 à Francfort, du fait qu’elle représentait la dernière bouée de sauvetage de toute l’économie bourgeoise et même féodale. À ce moment, toute la masse des réactionnaires se range derrière lui et le renforce : tout ce qui est réactionnaire se donne alors des allures démocratiques. De mars à septembre 1848, toute la masse féodale et bureaucratique renforça ainsi les libéraux, afin de mater les masses révolutionnaires et, le coup réussi, les libéraux furent éconduits à coups de pied, comme il fallait s’y attendre. C’est ainsi qu’en France, de mai 1848 aux élections de Bonaparte en décembre, ce fut le parti républicain pur du National, le parti le plus faible de tous, qui régna du simple fait qu’il avait derrière lui toute la masse organisée de la réaction.

C’est ce qui s’est passé à chaque révolution : le parti le plus bénin qui puisse encore régner, arrive au pouvoir, simplement parce que le vaincu voit en lui la dernière chance de salut. Or, on ne peut pas s’attendre à ce qu’au moment de la crise, nous ayions derrière nous la majorité des électeurs, c’est-à-dire de la nation. Toute la classe bourgeoise et les vestiges des classes féodales possédantes, une grande partie de la petite-bourgeoisie et de la population des campagnes se rangeront alors derrière le parti bourgeois extrême qui se donnera des allures révolutionnaires extrémistes, et je tiens pour très possible qu’il soit représenté dans le gouvernement provisoire, voire qu’il en forme un moment la majorité. La minorité social-démocrate du gouvernement parisien de Février a montré comment il ne fallait pas agir lorsqu’on est en majorité. Cependant, pour l’heure, c’est une question encore académique.

Néanmoins, les événements peuvent se dérouler tout autrement en Allemagne, et ce sont pour des raisons militaires. Dans l’état actuel des choses, l’impulsion, si elle vient de l’extérieur, ne peut venir que de Russie ; mais si elle vient de l’Allemagne elle-même, la révolution ne peut alors partir que de l’armée. Un peuple sans armes contre une armée moderne est, du point de vue militaire, une grandeur purement évanescente. Dans ce cas, nos réservistes de 20 à 25 ans, qui ne votent pas mais qui sont exercés dans le maniement des armes, entreraient en action, et la démocratie pure pourrait être sauvée. Mais, présentement, cette question est également académique, bien que je sois obligé de l’envisager, étant pour ainsi dire le représentant du Grand Quartier général du Parti. En tout cas, notre seul ennemi, le jour de la crise et le lendemain, ce sera l’ensemble de la réaction groupée autour de la démocratie pure, et cela, me semble-t-il, ne doit pas être perdu de vue...
Marx à F. Domela Nieuwenhuis

Londres, le 22 février 1881

À propos du prochain Congrès de Zurich, la question que vous me posez [sur les mesures législatives à prendre en vue d’assurer la victoire du socialisme en cas d’arrivée au pouvoir des socialistes] me semble des plus maladroites. Ce qu’il faut faire immédiatement à un moment bien déterminé de l’avenir dépend naturellement tout à fait des circonstances historiques dans lesquelles il faut agir. Votre question se pose au pays des nuages et représente donc pratiquement un problème fantasmagorique, auquel on ne peut répondre qu’en faisant la critique de la question elle-même. Nous ne pouvons résoudre une équation que si elle inclut déjà dans ses données les éléments de sa solution.

Au demeurant, l’embarras dans lequel se trouve un gouvernement subitement formé à la suite d’une victoire populaire n’a rien de spécifiquement « socialiste ». Au contraire. Les politiciens bourgeois victorieux se sentent aussitôt gênés par leur « victoire », quant aux socialistes, ils peuvent au moins intervenir sans se gêner et, vous pouvez être sûr d’une chose : un gouvernement socialiste n’arriverait jamais au pouvoir si les conditions n’étaient pas développées au point qu’il puisse avant toute chose prendre les mesures nécessaires à intimider la masse des bourgeois de sorte qu’il conquiert ce dont il a le plus besoin : du temps pour une action durable.

Vous me renverrez peut-être à la Commune de Paris. Mais, abstraction faite de ce qu’il s’agissait d’un simple soulèvement d’une ville dans des conditions exceptionnelles, la majorité de la Commune n’était pas socialiste, et ne pouvait pas l’être. [5] Avec une faible dose de bon sens, elle aurait pu néanmoins obtenir avec Versailles un compromis utile à toute la masse du peuple, seule chose qu’il était possible d’atteindre à ce moment-là. En mettant simplement la main sur la Banque de France, elle aurait pu effrayer les Versaillais et mettre fin à leurs fanfaronnades.

Les revendications générales de la bourgeoisie française avant 1789 étaient à peu près établies - mutatis mutandis - comme le sont de nos jours toutes les mesures à prendre uniformément par le prolétariat dans tous les pays à production capitaliste, Mais, la façon dont les revendications de la bourgeoisie française ont été appliquées, un quelconque Français du XVIIIe siècle en avait-il la moindre idée a priori ? L’anticipation doctrinaire et nécessairement fantasmagorique du programme d’action d’une révolution future ne ferait que dévoyer la lutte présente. Le rêve de la ruine tout à fait imminente du régime enflammait les Chrétiens primitifs dans leur lutte contre l’Empire romain et leur donnait la certitude de vaincre. La compréhension scientifique de la dissolution inéluctable et toujours plus grave sous nos yeux de l’ordre social dominant et les masses poussées à coups de fouet à la passion révolutionnaire par les vieux simulacres de gouvernements, en même temps que par le prodigieux développement positif de moyens de production, tout cela suffit à garantir qu’au moment où éclatera une véritable révolution prolétarienne, nous aurons également les conditions de leur modus operandi immédiat, qui ne s’avérera certainement pas idyllique.

Je suis convaincu que la conjoncture de crise n’existe pas encore pour une nouvelle Association internationale des travailleurs. En conséquence, je considère que tous les congrès ouvriers ou socialistes - pour autant qu’ils ne se préoccupent pas des conditions données immédiates de telle ou telle nation - ne sont pas seulement inutiles, mais encore nuisibles. Ils se perdront toujours en fumée, en rabâchant mille fois des généralités banales.

Amicalement

votre dévoué Karl Marx
Engels à J. Mesa

Londres, le 24 mars 1891

Mon cher Mesa,

Nous avons été très heureux d’apprendre, par votre lettre du 2 courant, la publication imminente de votre traduction espagnole de la Misère de la Philosophie de Marx. Il va sans dire que nous nous associons avec empressement à cette oeuvre qui ne manquera pas de produire un effet des plus favorables sur le développement du socialisme en Espagne.

La théorie proudhonienne, démolie dans ses bases par le livre de Marx, a certainement été balayée de la surface depuis la chute de la Commune de Paris. Mais, elle forme toujours le grand arsenal dans lequel les bourgeois radicaux pseudo-socialistes d’Europe occidentale puisent les formules propres à endormir les ouvriers. Or, comme les ouvriers de ces mêmes pays ont hérité, de leurs devanciers, de semblables phrases proudhoniennes, il arrive que, chez beaucoup d’entre eux, la phraséologie des radicaux trouve encore un écho. C’est le cas en France, où les seuls proudhoniens qu’il y ait encore, sont les bourgeois radicaux soi-disant socialistes. Et si je ne m’abuse, vous en avez aussi, dans vos Cortès et dans votre presse, de ces républicains qui se prétendent socialistes, parce qu’ils voient dans les idées proudhoniennes un moyen plausible tout trouvé d’opposer au vrai socialisme, expression rationnelle et concise des aspirations du prolétariat, un socialisme bourgeois et de faux aloi.

Salut fraternel

Fr. Engels
Engels à N.F. Danielson

Londres, le 17 octobre 1893

... Si l’Europe occidentale avait été pour une telle révolution (socialiste) entre 1860-1870, si un tel bouleversement social avait été entrepris à ce moment en Angleterre, France, etc., alors c’eût été aux Russes de montrer ce qu’ils auraient pu faire de leurs communautés (agraires), [6] qui étaient encore plus ou moins intactes. Or, l’Occident resta immobile. Aucune révolution de ce genre n’ayant été entreprise, le capitalisme s’y développa au contraire à un rythme accéléré. Ainsi donc, comme il était manifestement impossible de hausser les communautés à une forme de production dont elles étaient séparées par une série de stades historiques, il ne leur reste plus qu’à se développer de manière capitaliste, ce qui me semble-t-il, est leur seule évolution possible...
Engels à Lafargue

[Reproduite dans le Socialiste, le 24 novembre 1900]

« Ah, mais nous avons la république en France », nous diront les ex-radicaux, « chez nous, c’est autre chose. Nous pouvons utiliser le gouvernement pour des mesures socialistes ! » [7]

La république, vis-à-vis du prolétariat, ne diffère de la monarchie qu’en ceci qu’elle est la forme politique toute faite pour la domination future du prolétariat. Vous avez sur nous l’avantage de l’avoir là ; nous autres, nous devrons perdre vingt-quatre heures pour la faire.

Mais la république, comme toute autre forme de gouvernement, est déterminée par ce qu’elle contient ; tant qu’elle est la forme de la démocratie bourgeoise, elle nous est tout aussi hostile que n’importe quelle monarchie (sauf les formes de cette hostilité). C’est donc une illusion toute gratuite que de la prendre pour une forme socialiste par son essence ; que de lui confier, tant qu’elle est dominée par la bourgeoisie, des missions socialistes. Nous pourrons lui arracher des concessions, mais jamais la charger de l’exécution de notre besogne à nous. Encore si nous pouvions la contrôler par une minorité assez forte pour qu’elle pût se changer en majorité d’un jour à l’autre...

Londres, le 3 avril 1895

Liebknecht vient de me jouer un vilain tour. * Il a pris de mon introduction aux articles de Marx sur la France de 1848-1850 tout ce qui a pu lui servir pour soutenir la tactique, à tout prix paisible et anti-violente, qu’il lui plaît de prêcher depuis quelque temps, surtout en ce moment où on prépare des lois coercitives à Berlin. Mais cette tactique, je ne la prêche que pour l’Allemagne d’aujourd’hui et encore sous bonne réserve. Pour la France, la Belgique, l’Italie, l’Autriche, cette tactique ne saurait être suivie dans son ensemble, et pour l’Allemagne elle pourra devenir inapplicable demain...

F. E.
Engels à Richard Fischer

Londres, le 8 mars 1895

Cher Fischer,

J’ai tenu compte autant qu’il était possible de vos préoccupations, bien que, avec la meilleure volonté, je ne comprenne pas pourquoi vos réticences commencent à la moitié. * Je ne peux tout de même pas admettre que vous ayiez l’intention de prescrire, de tout votre corps et de toute votre âme, la légalité absolue, la légalité en toutes circonstances, la légalité même vis-à-vis de ceux qui frisent la légalité, bref la politique qui consiste à tendre la joue gauche à celui qui vous a frappé la joue droite. Dans le Vorwärts, toutefois, certains prêchent parfois la révolution, avec la même énergie que d’autres la repoussent, comme cela se faisait autrefois et se fera peut-être encore à l’avenir. Mais, je ne peux considérer cela comme une position compétente.

J’estime que vous n’avez rien à gagner si vous prêchez le renoncement absolu à l’intervention violente. Personne ne vous croira, et aucun parti d’aucun pays ne va aussi loin dans le renoncement au droit de recourir à la résistance armée, à l’illégalité. [8]

Qui plus est, je dois tenir compte des étrangers - Français, Anglais, Suisses, Autrichiens, Italiens, etc. - qui lisent ce que j’écris : je ne peux me compromettre aussi complètement à leurs yeux.

J’ai donc accepté vos modifications avec les exceptions suivantes- 1º Épreuves, chez les masses, il est dit : « elles doivent avoir compris pourquoi elles interviennent » ; 2º Le passage suivant : « barrer toute la phrase de : « le déclenchement sans préparation de l’attaque », votre proposition contenant une inexactitude flagrante : le mot d’ordre « déclenchement de l’attaque » est utilisé par les Français, Italiens, etc. à tout propos, mais ce n’est pas tellement sérieux ; 3º Épreuve : « Sur la révolution (Umsturz) sociale-démocrate qui vit actuellement en s’en tenant à la loi », vous voulez enlever « actuellement », autrement dit transformer une tactique valable momentanément et toute relative, en une tactique permanente et absolue. (168) Cela je ne peux pas le faire, sans me discréditer à tout jamais. J’évite donc la formule de l’opposition, et je dis : « Sur la révolution sociale-démocrate, à qui il convient si bien en ce moment précisément de s’en tenir à la loi ».

Je ne comprends absolument pas pourquoi vous trouvez dangereuse ma remarque sur l’attitude de Bismarck en 1866, lorsqu’il viola la Constitution. Il s’agit d’un argument lumineux, comme aucun autre ne le serait. Mais, je veux cependant vous faire ce plaisir.

Mais, je ne peux absolument pas continuer de la sorte. J’ai fait mon possible pour vous épargner des désagréments dans le débat. Mais vous feriez mieux de préserver le point de vue selon lequel l’obligation de respecter la légalité est de caractère juridique, et non moral, comme Bogoulavski vous l’a si bien montré dans le temps, et qu’elle cesse complètement lorsque les détenteurs du pouvoir violent la législation. Mais vous avez eu la faiblesse - ou du moins certains d’entre vous -de ne pas contrer comme il fallait les prétentions de l’adversaire : reconnaître l’obligation légale du point de vue moral, c’est-à-dire obligatoire dans toutes les circonstances, au lieu de dire : vous avez le pouvoir et vous faites les lois, si nous les violons, vous pouvez nous traiter selon ces lois, cela nous devons le supporter, et c’est tout ; nous n’avons pas d’autre devoir, vous n’avez pas d’autre droit, C’est ce qu’ont fait les catholiques sous les lois de Mai, les vieux luthériens à Meissen, le soldat mennonite qui figure dans tous les journaux, et vous ne devez pas désavouer cette position. Les projets anti-séditieux sont de toute façon voués à la ruine : ce genre de choses ne peut même pas se formuler et, moins encore, se réaliser, lorsque ces gens sont au pouvoir, ils répriment et sévissent de toute façon contre vous d’une manière ou d’une autre.

Mais si vous voulez expliquer aux gens du gouvernement que vous n’attendez que parce que vous n’êtes pas encore assez forts pour vous débrouiller tout seuls et parce que l’armée n’est pas encore complètement sapée, mais alors, mes braves, pourquoi ces vantardises quotidiennes dans la presse sur les progrès et succès gigantesques du Parti ? Tout aussi bien que nous ces gens savent que nous avançons puissamment vers la victoire, que nous serons irrésistibles dans quelques années, et c’est pour cela qu’ils veulent passer à l’attaque maintenant, mais hélas pour eux, ils ne savent pas comment s’y prendre. Nos discours ne peuvent rien changer à cela : ils le savent aussi bien que nous et ils savent tout autant que, si nous avons le pouvoir, nous l’utiliserons comme cela nous servira à nous, et non à eux.

En conséquence, si la question est débattue au Comité central, pensez un peu à ceci : préservez le droit de résistance aussi bien que Bogouslavski nous l’a préservé ; de vieux révolutionnaires -français, italiens, espagnols, hongrois, anglais - figurent parmi ceux qui vous entendent, et que -sait-on jamais combien rapidement - le temps peut revenir où les choses deviennent sérieuses avec l’élimination de la légalité, qui fut réalisée autrefois à Wyden. Regardez donc les Autrichiens qui aussi ouvertement que possible menacent de la violence, si le suffrage universel n’est pas bientôt instauré. Pensez à vos propres illégalités sous le régime des lois anti-socialistes auquel on voudrait vous soumettre de nouveau. Légalité aussi longtemps que cela nous arrange, mais pas de légalité à tout prix, même en paroles !

Ton F. E.

Notes

[1] Dans sa première ébauche de l’Adresse sur la guerre civile, Marx écrit à ce propos : « Sur la base existante de son organisation militaire, Paris édifia une fédération politique, selon un plan très simple. Elle consistait en une association de toute la Garde nationale, unie en toutes ses parties par les délégués de chaque compagnie, désignant à leur tour les délégués de bataillons, qui, à leur tour, désignaient des délégués généraux, les généraux de légion - chacun d’eux devant représenter un arrondissement et coopérer avec les délégués des 19 autres arrondissements. Ces 20 délégués, élus à la majorité par les bataillons de la Garde nationale, composaient le Comité central, qui, le 18 mars, prit l’initiative de la plus grande révolution de notre siècle... » (cf. Éd. Soc., p. 209).
La forme prise dès le début par la Commune confirme ainsi les idées de Marx et d’Engels sur la dictature du prolétariat, dont l’État est une superstructure de force, violence concentrée de la classe au pouvoir : « La révolution tout court - c’est-à-dire le renversement du pouvoir existant et la désagrégation des anciens rapports sociaux - est un acte politique. Le socialisme ne peut se réaliser sans cette révolution. Il lui faut cet acte politique dans la mesure où il a besoin de détruire et de dissoudre. Mais le socialisme repousse l’enveloppe politique là où commence son activité organisatrice, là où il poursuit son but à lui, là où il est lui-même. » (Marx, le 10 août 1844, in Écrits militaires, p. 175-176). La Commune représentant tout cela, n’est donc plus un État au sens propre, cf. Engels à Bebel, 16-18 mars 1875.

[2] La domination économique de la bourgeoisie se complète par une domination politique, qui étend le règne de la bourgeoisie à toute la nation et à toutes les activités. Les superstructures de l’État bourgeois ont un caractère à la fois historique et économique : « La violence (c’est-à-dire le pouvoir étatique) est elle aussi une puissance économique », écrit Engels à Schmidt, le 27 octobre 1890.
La bourgeoisie n’est pleinement développée qu’à partir du moment où elle ne domine pas seulement la production sociale, mais a écarté du pouvoir les classes féodales ou a cessé de partager le pouvoir avec elles, autrement dit lorsqu’elle a instauré la République. Mais le mot de République prête à confusion. De nos jours, la bourgeoisie anglaise domine parfaitement avec la monarchie constitutionnelle et gouverne sans partage. Mais tant que l’État bourgeois n’a pas atteint son plein épanouissement, Marx et Engels admettaient que le prolétariat puisse utiliser l’État faiblement développé de la bourgeoisie, « le mouvement républicain ne peut se développer sans transcroître en mouvement de la classe ouvrière » (cf. supra, p. 104). Autrement dit, il était possible d’aménager l’État bourgeois peu développé, en le modifiant dans le sens des intérêts ouvriers, en dictature du prolétariat. C’est dire qu’il était possible de prendre pacifiquement le pouvoir. Cette hypothèse historique ne s’est pas vérifiée, et partout, il faut maintenant commencer à briser par la violence l’appareil d’État bourgeois, comme l’a enseigné la Commune. Lénine en explique les raisons : « la dictature révolutionnaire du prolétariat, c’est la violence exercée contre la bourgeoisie ; et cette violence est nécessitée surtout, comme Marx et Engels l’ont expliqué maintes fois et de la façon la plus explicite (notamment dans la Guerre civile en France et dans la préface de cet ouvrage), par l’existence du militarisme et de la bureaucratie. Or, ce sont justement ces institutions, justement en Angleterre et en Amérique, qui, justement dans les années 70, époque à laquelle Marx fit sa remarque, n’existaient pas. Maintenant, elles existent et en Angleterre et en Amérique. Cf. la Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, in V. Lénine, la Commune de Paris, p. 100. En effet, dans un discours tenu après le Congrès de La Haye en Septembre 1872, Marx avait fait la remarque qu’il était possible de prendre le pouvoir pacifiquement en Hollande, Angleterre, etc.
La lutte contre le fascisme a été faussée, en Italie et en Allemagne, par l’idée qu’il fallait défendre la démocratie bourgeoise, en s’alliant avec les sociaux-démocrates (qui avaient pourtant assassiné Rosa Luxembourg et Liebknecht) ainsi que les démocrates et républicains bourgeois ou petits-bourgeois, qui furent en réalité les complices - conscients ou inconscients - du fascisme : sur une base aussi erronée, la lutte des communistes fut impuissante à empêcher l’avènement des régimes fascistes. Pour la définition de la stratégie de lutte efficace contre le fascisme, cf. Communisme et fascisme, Éditions « Programme communiste », 1970, p. 35-158. La préface à ce choix de textes des années 20 est erronée, car elle cite pêle-mêle des déclarations et actes de la droite du centre et de la gauche du parti communiste allemand, dont elle exagère l’incohérence, tandis qu’elle présente l’attitude du parti communiste italien comme infiniment plus cohérente en ne citant que des textes de la Gauche. Cette introduction dénigre ainsi systématiquement les camarades et les ouvriers allemands, qui luttèrent les armes à la main et furent soumis a une forte pression idéologique extérieure (Zinoviev, Radek, Staline, etc.) qui changea sans arrêt la direction du parti communiste allemand, en même temps que sa politique et sa stratégie : cf. Trotsky, l’Internationale communiste après Lénine, Paris, P.U.F. 1969, 2 vol.

[3] Cf. la traduction française in la Guerre civile en France. 1871, op. cit., p. 291-302.

[4]Cf. plus haut à la « Préface de 1872 au Manifeste Communiste » où Marx et Engels affirment que l’une des leçons essentielles de la Commune a été qu’on ne peut utiliser l’appareil d’État bourgeois : il faut le briser et créer un État prolétarien pour faire des transformations socialistes. Cela exclut la participation de communistes marxistes à un gouvernement bourgeois. Engels le dit expressément, et ce dans deux hypothèses : 1º en cas de victoire de la démocratie dans la révolution : « Après la victoire commune, on pourrait nous offrir quelques sièges au gouvernement - mais TOUJOURS en minorité. Cela est le plus grand danger. Après Février 1848, les démocrates socialistes français (« Réforme », Ledru-Rollin, L. Blanc, Flocon, etc.) ont commis la faute d’accepter de pareils sièges. Minorité au gouvernement des républicains purs (« National », Marrast, Bastide, Marie), ils ont partagé volontairement la responsabilité de toutes les infamies votées et commises par la majorité, de toutes les trahisons de la classe ouvrière à l’intérieur. Et pendant que tout cela se passait, la classe ouvrière était paralysée par la présence au gouvernement de ces messieurs, qui prétendaient l’y représenter. » Engels, à F. Turati, le 26 janvier 1894 ;
2º En cas de victoire électorale des seuls socialistes : « Avant tout, je n’ai pas dit que « le parti socialiste obtiendra la majorité et prendra ensuite le pouvoir ». J’ai dit expressément, au contraire, qu’il y a dix probabilités contre une que ceux qui sont au pouvoir utiliseront auparavant la force contre nous ; cela nous ramènerait du terrain de la majorité sur celui de la révolution. » Fr. Engels, à G. Bosio, le 6 février 1892.

[4] Marx estimait que la Commune était fort éloignée d’introduire le socialisme en France. En fait, elle inaugurait une longue phase de dictature du prolétariat et de luttes de classes farouches : telle était aussi la conception de Lénine pour lequel la révolution russe était le premier acte de la révolution mondiale, contrairement à Staline qui y vit le moyen de construire, dans un seul pays, le socialisme, au sens économique et social. Dans sa première ébauche de la Guerre civile en France, Marx écrit : « La Commune ne supprime pas les luttes de classes, par lesquelles la classe ouvrière s’efforce d’abolir toutes les classes et, par suite, toute domination de classe.... mais elle crée l’ambiance rationnelle dans laquelle cette lutte de classe peut passer par ses différentes phases de la façon la plus rationnelle et la plus humaine. Elle peut être le point de départ de réactions violentes et, de révolutions tout aussi violentes » (op. cit., pp. 215-216).

[5] Marx fait allusion à l’intrusion d’éléments douteux et de traîtres dans le Comité central de la Garde nationale parisienne, qui comprenait des blanquistes, des néo-jacobins, des proudhoniens, etc. La composition disparate de ce Conseil fut à l’origine d’hésitations, de mollesse et de diverses erreurs (par exemple : ne pas attaquer Versailles, au moment où la réaction ne s’y était pas encore organisée, etc.). Marx attribue ici ces erreurs à la doctrine proudhonienne de l’abstention en matière politique : on notera que Tolain, proudhonien de droite, ne craignit pas de siéger dans l’Assemblée versaillaise. La Commune, élue le 26 mars, fut encore plus disparate, et prit encore moins d’initiatives, cf. notes nos 104 et 105.

[6] Dans une lettre du 8 mars 1881 à Véra Zassoulitch, Marx expliquait que le passage par le capitalisme n’était une fatalité que pour les pays d’Europe occidentale. Les autres pays - et notamment la Russie - eussent pu, en théorie, sauter la phase capitaliste pour arriver directement au socialisme, si la révolution socialiste s’était réalisée en Europe occidentale, de sorte qu’elle aurait apporté son aide technique, fraternelle aux pays non encore développés, Cf. l’article Marx et la Russie et Lettres de Marx à Véra Zassoulitch, in l’Homme et la Société, nº 5, pp. 149-180.
L’échec de la Commune aura donc eu pour conséquence de forcer la Russie à passer par l’enfer capitaliste ; les communautés rurales, au lieu de pouvoir se transformer en unités de production socialistes, étant condamnées à prendre des formes plus ou moins capitalistes d’oppression de la masse paysanne russe.

[7] Vers la fin de 1893, les députés marxistes de la Chambre française se trouvèrent subitement débordés par l’arrivée du groupe Millerand-Jaurès, transfuges du groupe radical. Les millerandistes (qui furent pour la participation au gouvernement bourgeois et furent durement fustigés par Engels et Lénine) eurent la majorité absolue dans le groupe socialiste et prirent la tête du seul quotidien « socialiste ». Outre les 12 marxistes, le groupe socialiste comptait aussi 3 ou 4 allemanistes, 2 broussistes et 4 ou 6 blanquistes contre environ 30 millerandistes. Cf. la lettre de Fr. Engels à Sorge, 30 décembre 1893, in Correspondance Fr. Engels, K. Marx et divers, publiée par F.-A. Sorge, Éditions Costes, 2 vol., 1950, tome Il, pp. 307-311. Comme on le voit, l’idée de la participation de socialistes ou de communistes à un gouvernement bourgeois est étrangère à Marx aussi bien qu’à Engels et à Lénine ; elle contredit l’enseignement fondamental de la Commune : briser la machine d’État bourgeoise comme première mesure de la révolution socialiste.

* À propos de la Préface d’Engels (1895), à Luttes de classes en France.

* Engels fait allusion à sa Préface du 3 mars 1895, cf. les Luttes de classes en France, le 18-Brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Éd. Soc., 1948, pp. 21-38.

[8] Même au temps où le prolétariat pouvait prendre le pouvoir pacifiquement, il devait utiliser la violence pour transformer l’économie capitaliste en économie socialiste (cf. les mesures despotiques du Manifeste communiste de 1848). Mais il se trouve que les violences exercées par l’État sont légales et, de ce fait, considérées comme justes. Même si le grand nombre est de cet avis, le marxisme estime que l’État est toujours violence concentrée, et la justice violence légalisée. Même la démocratie n’est pas le but du communisme, puisqu’elle signifie que la minorité s’incline devant la majorité, dont le gouvernement s’appuie sur la force : cf. Marx-Engels, Écrits militaires, p. 127, Un parti étant un premier pas vers le gouvernement, forme concentrée de la violence, ne peut donc se taxer de parti de la paix et de la non-violence sans nier sa raison d’être. Fidèle disciple de Marx-Engels, Lénine considérait le communisme comme l’abolition des classes et de l’État, et donc la fin de la démocratie, cf Lénine, l’État et la révolution, chap. 6 : « Engels et la suppression de la démocratie ».

Marx-Engels
Au président du meeting slave, convoqué le 21 mars 1881 pour commémorer la Commune de Paris

Citoyens,

A notre grand regret, nous devons vous informer que nous ne sommes pas en mesure d’assister à votre meeting.

Lorsque la Commune de Paris finit par succomber et fut massacrée par les défenseurs de l’ « ordre », les vainqueurs ne se doutaient pas, certes, qu’il ne passerait pas dix ans avant que, dans la lointaine Pétersbourg il se déroule un événement qui, sans doute, après un long et violent combat, ne manquera pas d’aboutir lui aussi à l’instauration d’une Commune russe.

Ils ne se doutaient pas non plus que le roi de Prusse avait préparé la Commune en assiégeant Paris et en forçant le pouvoir bourgeois à armer le peuple, que ce même roi de Prusse, dix ans après, serait assiégé dans sa propre capitale par les socialistes, et qu’il ne pourrait sauver son trône qu’en proclamant l’état de siège dans la capitale berlinoise.

De même, en persécutant systématiquement, après la chute de la Commune, l’Association internationale des travailleurs pour l’obliger à abandonner son organisation formelle et extérieure, les gouvernements du continent croyaient pouvoir détruire, par décrets et lois d’exception, le grand mouvement international des travailleurs et ne se doutaient pas que ce même mouvement ouvrier international serait, dix ans plus tard, plus puissant que jamais et s’étendrait non seulement aux classes ouvrières d’Europe, mais encore à celles d’Amérique, et que la lutte commune pour des intérêts communs contre un ennemi commun les réunirait spontanément en une nouvelle et plus grande Internationale, qui dépasse de loin ses formes extérieures d’organisation.

Ainsi, la Commune que les puissances du vieux monde croyaient avoir exterminée vit plus forte que jamais, et nous pouvons nous écrier avec vous : Vive la Commune !
Engels
Discours de commémoration du quinzième anniversaire de la Commune de Paris

Le Socialiste, le 17 mars 1886

Citoyens,

Ce soir, avec vous, les ouvriers du monde entier commémorent l’événement le plus glorieux et le plus terrible des annales du prolétariat. En 1871, pour la première fois dans l’histoire, la classe ouvrière d’une grande capitale conquit le pouvoir politique. Hélas, cela ne dura que le temps d’un rêve. Écrasée entre les mercenaires de l’ex-Empire bourgeois français d’un côté, et les Prussiens de l’autre, la Commune ouvrière fut bientôt étouffée dans un bain de sang qui reste sans exemple et que nous n’oublierons jamais. Après la victoire, les orgies de la réaction ne connurent plus de bornes : le socialisme semblait noyé dans le sang et le prolétariat réduit à tout jamais à l’esclavage. Quinze années se sont écoulées depuis cette défaite. Pendant ce temps, dans tous les pays, le pouvoir au service de ceux qui possèdent la terre et le capital n’a reculé devant aucun moyen pour étrangler les derniers sursauts de révolte des ouvriers. Or, quel en fut le résultat ?

Regardez autour de vous ! Le socialisme révolutionnaire des ouvriers, plus vivant que jamais, est aujourd’hui une puissance qui fait trembler tous les pouvoirs établis, les radicaux français aussi bien que Bismarck, les rois américains de la bourse aussi bien que le tsar de toutes les Russies.

Mais, ce n’est pas tout.

Nous sommes arrivés au point où tous nos adversaires - quoi qu’ils fassent - travaillent pour nous.

Ils ont cru tuer l’Internationale. Eh bien ! aujourd’hui l’union internationale du prolétariat, la fraternité des ouvriers révolutionnaires de tous les pays est mille fois plus forte, plus vivante qu’avant la Commune de Paris. L’Internationale n’a plus besoin d’une organisation formelle ; elle vit et grandit grâce à la coopération spontanée, cordiale des ouvriers d’Europe et d’Amérique.

En Allemagne, Bismarck a épuisé tous les moyens et jusqu’aux plus infâmes pour tuer le mouvement ouvrier. Avant la Commune, il avait en face de lui quatre députés socialistes ; ses persécutions ont si bien fait qu’ils sont maintenant vingt-cinq. Les ouvriers allemands rient de leur Chancelier qui, même s’il était payé, ne ferait pas mieux la propagande révolutionnaire.

En France, on vous a imposé le scrutin de liste, système bourgeois par excellence, inventé expressément pour assurer l’élection exclusive des avocats, journalistes et autres aventuriers politiques, ces porte-parole du Capital. Or qu’a-t-il fait ce système électoral, conçu par les riches de la bourgeoisie ? Il a créé au sein du Parlement français un Parti ouvrier socialiste révolutionnaire, qui par sa seule apparition sur la scène, a porté le désarroi dans les rangs de tous les partis bourgeois.

Nous en sommes là ! Tout ce qui arrive tourne à notre avantage. Les mesures les plus raffinées pour enrayer la marche du prolétariat ne font qu’en accélérer la progression. Nos ennemis eux-mêmes, quoi qu’ils fassent, sont condamnés à travailler pour nous. Et ils ont si bien rempli cette tâche qu’aujourd’hui - le 18 mars 1886 - des mines de Californie et de l’Aveyron à celles des bagnes de Sibérie, des millions de travailleurs font retentir ce cri :

Vive la Commune ! Vive l’union internationale du prolétariat de tous les pays !
Engels
À l’adresse des ouvriers français en l’honneur du 20° anniversaire de la Commune de Paris

Le Socialiste, le 25 mars 1891

Citoyennes et citoyens,

Il y a vingt ans, le peuple ouvrier de Paris se soulevait comme un seul homme contre le sinistre complot des bourgeois et des ruraux dirigés par Thiers. Ces ennemis du prolétariat tremblaient à l’idée que les ouvriers parisiens s’étaient armés et organisés pour défendre leurs droits. Thiers voulut leur voler les armes qu’ils avaient utilisées glorieusement contre l’invasion étrangère et qu’ils utilisèrent plus glorieusement encore contre les attaques des mercenaires versaillais. Pour vaincre Paris insurgée, les bourgeois et les ruraux implorèrent l’aide des Prussiens et l’obtinrent. Après une lutte héroïque, Paris fut écrasée par un ennemi supérieur en nombre et en armement, et fut désarmée.

Voilà maintenant vingt ans que les ouvriers de Paris sont sans armes, comme c’est le cas partout ailleurs : dans tous les grands pays civilisés, le prolétariat est dépouillé des moyens matériels de sa défense. Partout, ce sont les ennemis et les exploiteurs de la classe ouvrière qui disposent de toutes les forces militaires et de l’armement.

Où cela nous conduit-il ?

À ce que tout homme valide passe aujourd’hui par l’armée : celle-ci reflète de plus en plus les sentiments et les opinions du peuple en sorte que le moyen d’oppression essentiel qu’est l’armée devient de jour en jour une institution moins sûre. Déjà les hommes qui sont à la tête de tous les grands États voient venir avec terreur le jour où les soldats qui sont sous les drapeaux refuseront de massacrer leurs frères et leurs pères. C’est ce qui est arrivé lorsque le Tonkinois (Jules Ferry) eut le toupet de prétendre à la présidence de la République française ; c’est ce que nous voyons aujourd’hui à Berlin, où le successeur de Bismarck (Caprivi) réclame au Reichstag les moyens de renforcer dans l’armée l’esprit d’obéissance des sous-officiers que l’on cherche à acheter avec des primes de zèle, et ce parce qu’il y a trop de socialistes parmi eux ! Quand on en est là, quand jusque dans l’armée, l’aube commence à pointer, c’est que la fin du vieux monde n’est plus très éloignée.

Que les destins s’accomplissent ! Que la bourgeoisie décadente démissionne ou sombre, mais que vive le prolétariat ! Vive la révolution sociale internationale !
Engels
À l’adresse des ouvriers français en l’honneur du 21° anniversaire de la Commune de Paris

Le Socialiste, le 26 mars 1892

Citoyennes et citoyens

Il y a vingt et un ans aujourd’hui, le peuple de Paris brandit le drapeau rouge et déclara la guerre à la fois au drapeau tricolore français flottant à Versailles et au drapeau tricolore allemand, hissé sur les forts occupés par les Prussiens.

Avec ce drapeau rouge, le prolétariat de Paris se dressait à une hauteur surplombant de loin les vainqueurs aussi bien que les vaincus.

Ce qui fait la grandeur historique de la Commune, c’est son caractère éminemment international, c’est le défi qu’elle lança hardiment à tout sentiment de chauvinisme bourgeois. Le prolétariat de tous les pays ne s’y est pas trompé. Que les bourgeois célèbrent leur 14 juillet ou 21 Septembre, la fête du prolétariat sera toujours le 18 Mars.

C’est pourquoi l’infâme bourgeoisie n’a pas cessé d’amonceler les pires calomnies sur la tombe de la Commune. C’est pourquoi aussi l’Association internationale des travailleurs fut la seule qui ait osé s’identifier, dès le premier jour, avec les insurgés parisiens, et, jusqu’au dernier jour et au-delà, avec les prolétaires vaincus. Cela est si vrai que lorsque la Commune fut écrasée, l’Internationale ne put lui survivre : au cri de « Sus aux Communards », l’Internationale fut abattue d’un bout à l’autre de l’Europe.

Eh bien ! il y a aujourd’hui 21 ans qu’eut lieu la reprise des canons de la butte Montmartre. Les enfants nés en 1871 sont aujourd’hui majeurs et, grâce à l’imbécillité des classes dirigeantes, ils sont soldats et apprennent le maniement des armes ainsi que l’art de s’organiser et de se défendre le fusil à la main. La Commune que l’on a déclarée morte, l’Internationale que l’on a cru anéantie à tout jamais, toutes deux vivent au milieu de nous avec une force vingt fois plus grande qu’en 1871. L’union du prolétariat mondial que la vieille Internationale a su prévoir et préparer, est aujourd’hui une réalité. Qui plus est, les fils des soldats prussiens qui occupèrent en 1871 les forts cernant le Paris des Communards, luttent aujourd’hui par millions, au premier rang, bras dessus bras dessous, avec les fils des communards parisiens, pour l’émancipation totale et finale de la classe ouvrière.

Vive la Commune ! Vive la révolution sociale internationale !
Engels
Au Comité national du Parti Ouvrier français en l’honneur du 23° anniversaire de la Commune de Paris

Londres, le 18 mars 1894

Je lève mon verre avec vous pour la venue prochaine d’un 18 mars international, qui assure le triomphe du prolétariat et, en conséquence, abolisse les antagonismes de classe et fasse que la paix et le bonheur deviennent une réalité dans les pays civilisés.

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