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Le débat historique de la paléontologie : Cuvier contre Geoffroy Saint-Hilaire

mercredi 22 septembre 2021, par Robert Paris

Le débat historique de la paléontologie : Cuvier contre Geoffroy Saint-Hilaire et la grande étape du fixisme au transformisme

PRINCIPES DE PHILOSOPHIE ZOOLOGIQUE

(discutés en mars 1850, au sein de l’Académie royale des sciences)
par M. Geoffroy Saint-Hilaire, Paris, 1830.

À la séance de l’Académie des sciences de Paris, du 20 février de cette année, s’est présenté un grave incident qui ne peut manquer d’avoir les conséquences les plus considérables. Dans ce sanctuaire des sciences, où l’on obéit, en présence d’un public nombreux, aux règles les plus sévères des convenances, où l’on ne se parle qu’avec la modération, ou même la dissimulation des personnes du monde, où l’on ne répond qu’avec mesure à ses adversaires, où l’on aime mieux laisser de côté les questions douteuses que les discuter, là s’est élevé sur une question scientifique un débat qui menace de devenir la lutte de deux personnes, mais qui, bien examiné, a une importance beaucoup plus haute.

Ce débat n’est rien autre chose que la lutte des deux méthodes entre lesquelles se partage depuis longtemps le monde savant ; chez les naturalistes français comme chez nous, le différend date de loin, il couvait secrètement, aujourd’hui il a violemment éclaté.

Deux hommes supérieurs, le baron Cuvier, secrétaire perpétuel de l’Académie, et Geoffroy Saint-Hilaire, un de ses honorables membres, se sont levés l’un contre l’autre. Le premier est connu de tout le monde ; aucun naturaliste n’ignore le nom du second. Depuis trente ans collègues au même établissement, ils enseignent l’histoire naturelle au jardin des plantes ; longtemps ils ont fait en commun des recherches dans le champ inépuisable de la nature, mais peu à peu la différence des vues les a séparés et écartés l’un de l’autre.

Cuvier travaille sans cesse à établir entre les objets des différences, à les décrire avec une précision parfaite ; il s’est ainsi rendu maitre d’une quantité infinie de détails. Geoffroy Saint-Hilaire, au contraire, s’efforce de découvrir les analogies et les affinités secrètes qui rapprochent les créatures. — L’un va de l’individu à l’ensemble, dont il suppose l’existence, tout en le croyant inaccessible à la science ; l’autre a au fond de son âme l’idée de l’ensemble et vit dans la conviction que c’est de l’ensemble que part et se développe peu à peu l’être individuel. Il est important de faire remarquer que le premier accepte souvent avec reconnaissance les découvertes nettes et précises que fait le second dans le domaine de l’expérience et que celui-ci, de même, ne dédaigne aucun des faits mis en lumière par son confrère, s’ils lui paraissent décisifs pour la confirmation de ses idées ; ils sont donc souvent d’accord sans se reconnaître d’influence l’un sur l’autre. Le savant qui distingue, qui différencie, qui fait tout reposer sur l’expérience, qui veut que tout trouve en elle son point de départ, ne veut pas accorder que dans l’ensemble se trouve une vue, un pressentiment de l’individuel ; il déclare clairement qu’il y a prétention présomptueuse à vouloir saisir et connaître ce que l’on ne voit pas avec les yeux, ce que la main ne peut toucher. Son adversaire, appuyé sur de certains principes, acceptant pour guide certaines grandes idées, se refuse à accepter cette opinion. — On voit à présent que je n’ai pas dit à tort que là étaient en jeu deux genres d’esprit. Les deux méthodes vivent presque toujours séparées, dans les sciences comme partout, et il est difficile de les réunir. L’éloignement mutuel va si loin, qu’un parti n’accepte de l’autre qu’avec répugnance les idées qui pourraient lui être utiles. L’histoire des sciences et notre propre expérience nous font presque craindre que la nature humaine ne puisse jamais concilier en elle-même ce différend. Continuons cependant à exposer les deux systèmes. Le savant qui analyse a besoin d’une perspicacité si subtile, d’une attention si persévérante et si soutenue, d’une telle habileté à saisir les plus petits détails, à apercevoir les plus petites nuances dans la forme des organes, et d’une telle lucidité intellectuelle pour bien déterminer ces différences, qu’on ne peut trop lui reprocher d’être fier de son travail et de considérer cette manière d’étudier la nature comme la seule qui soit sérieuse, solide et exacte. Il n’est pas disposé à partager la gloire ainsi acquise avec un savant qui, en apparence, a simplifié et facilité de beaucoup le travail, et qui veut atteindre rapidement un but que l’on ne touche qu’à force de fatigues, de peines, d’assiduité et de persévérance. Le savant qui part de l’idée croit de son côté pouvoir être fier d’être arrivé à une large conception, sous laquelle doivent venir peu à peu se ranger et s’ordonner toutes les expériences ; il vit avec la pleine certitude que chaque fait isolé viendra confirmer la vérité générale qu’il a exprimée d’avance. À un esprit animé de pareilles convictions, nous devons pardonner aussi un peu d’orgueil et un vif sentiment de ses mérites ; nous devons comprendre qu’il ne cède pas et surtout qu’il ne se résigne pas à supporter un certain dédain que le parti adverse lui témoigne assez souvent, avec mesure, il est vrai. Le dissentiment ne peut pas arriver à une transaction, et voici, je crois, la raison. Cuvier, dans ses analyses, ne s’occupe jamais que de faits faciles à saisir ; il a toujours ses preuves sous la main ; il ne propose aucune vue en dehors des habitudes ordinaires, jamais ses paroles ne touchent au paradoxe ; il doit donc avoir pour lui beaucoup de partisans, et même l’ensemble du public. Son adversaire, au contraire, est presque toujours comme un solitaire, car il n’est pas constamment d’accord avec ceux même qui le défendent. Cet antagonisme se renouvellera, parce qu’il se forme sans cesse dans la science des éléments nouveaux qui ne peuvent se toucher sans produire une explosion : ordinairement cette discorde s’élève entre des individus que sépare le lieu de naissance, ou l’âge, ou quelque autre circonstance de ce genre. La querelle actuelle a cela de curieux qu’elle est née entre deux hommes du même âge, qui ont vécu longtemps côte à côte, se tolérant et se rendant service mutuellement, et qui, malgré la plus grande bienveillance, ont été amenés cependant à une rupture publique.

Après ces réflexions générales, abordons enfin l’ouvrage dont nous avons indiqué le titre.

Les journaux de Paris nous entretenaient de cet incident depuis le mois de mars (1830) et ils prenaient parti pour l’un ou l’autre des adversaires. Après que la discussion se fut continuée pendant un certain nombre de séances, Geoffroy Saint-Hilaire a jugé utile de porter le débat devant un plus grand public, et il a publié sa brochure. Nous l’avons lue et étudiée, mais nous avons eu à lutter contre plus d’une difficulté ; c’est là ce qui nous a décidé à écrire le présent article ; nous espérons qu’il rendra quelques services à plus d’un lecteur de cet ouvrage.

Donnons d’abord la chronique de cette lutte académique. Le 15 février 1830, Geoffroy Saint-Hilaire lit un rapport sur un mémoire écrit par quelques jeunes gens, sur l’organisation des mollusques ; dans ce mémoire perce un penchant pour la méthode à priori, et l’unité de composition organique est présentée comme étant la vraie clef de l’étude de la nature. — Le 22 février, le baron Cuvier lit un second rapport, où il déclare que le prétendu principe que l’on a donné comme unique n’a qu’un rang très-subordonné, et il en expose un autre qu’il croit plus large et plus fécond. — Geoffroy Saint-Hilaire répond immédiatement, et, dans son improvisation, il fait une profession de foi décidée. — Le 1er mars, Geoffroy Saint-Hilaire lit un mémoire où il cherche à prouver la nouveauté et la haute utilité de la théorie des analogues. — Le 22 mars, il applique cette théorie à l’organisation des poissons. Le baron Cuvier, à propos d’une discussion sur l’os hyoïde, émet des idées qui ont pour but de détruire les arguments de son adversaire. — Le 29 mars, Geoffroy Saint-Hilaire défend ses vues sur l’os hyoïde et ajoute à cette défense des considérations générales.

Dans son numéro du 5 mars, le journal le Temps avait publié un article favorable à Geoffroy Saint-Hilaire, sous le titre : De la théorie de l’harmonie philosophique des êtres. Le National avait parlé dans le même sens (numéro du 22 mars).

Geoffroy Saint-Hilaire fait alors imprimer le récit de ce qui s’est passé, et met en tête une introduction, datée du 15 avril, qui porte pour titre : De la théorie des analogues. — Il y expose ses vues avec un développement suffisant, et va ainsi au-devant du désir que nous ressentions de voir cette discussion rendue intelligible à tous ; il démontre en même temps la nécessité de traiter la question dans des livres, parce que les vérités comme les erreurs disparaissent trop vite lorsqu’on se borne à un échange oral d’arguments. Dans ce travail, il se plaît à citer des noms étrangers ; il rappelle les travaux des Allemands et des savants d’Édimbourg, et se déclare leur allié. Le monde savant a le droit d’espérer les plus heureux résultats de cette alliance.

Pour que nous puissions tirer de la discussion tout le profit qu’elle peut nous donner, faisons quelques observations de diverse nature.

Ce qui se passe ici dans l’histoire de la science se présente souvent dans l’histoire politique ; c’est un fait sans importance, accidentel, qui amène la lutte entre deux partis qui jusqu’alors restaient cachés ; malheureusement, le fait d’où est sortie la contestation actuelle est d’une nature toute spéciale, et il menace d’entraîner le débat dans des complications infinies ; le problème particulier que l’on agite n’a pas par lui-même un intérêt considérable, et ne peut être bien compris de la majorité du public ; aussi il serait très-utile de ramener la discussion à ses premiers éléments.

Comme tous les événements humains doivent être considérés et jugés au point de vue moral et que le caractère des personnes en lutte a la plus grande importance, nous voulons raconter du moins d’une façon générale la vie des deux adversaires.

Geoffroy Saint-Hilaire est né en 1772 ; il fut nommé professeur de zoologie en 1793, lorsqu’on fit du jardin du Roi une école publique. Peu après Cuvier y fut appelé aussi ; ils travaillèrent ensemble comme le font les jeunes gens studieux, sans se douter des différences intimes qui les séparaient. En 1798, Geoffroy Saint-Hilaire partit pour cette expédition d’Égypte si immensément problématique ; il fut ainsi un peu éloigné de l’enseignement, mais son penchant inné pour raisonner du général au particulier se fortifiait toujours en lui, et après son retour, il trouva, en travaillant à la rédaction du grand ouvrage sur l’Égypte, la meilleure occasion pour appliquer ses vues. On vit en 1810 quelle confiance il avait su inspirer par ses idées et par son caractère : il fut envoyé en Portugal par le gouvernement pour « organiser les études. » En revenant de cette mission éphémère, il enrichit le Muséum de Paris d’un grand nombre d’objets. Tout en s’occupant sans cesse de travaux scientifiques, il avait su faire reconnaître de la nation ses qualités de bon citoyen, et en 1815 il fut élu député. Mais là n’était pas le théâtre où il devait briller ; il ne monta jamais à la tribune. En 1818, il exposa enfin avec netteté les principes suivant lesquels il considérait la nature, et il exprima sa pensée fondamentale : L’organisation des animaux est soumise à un plan général, et c’est l’étude des modifications de ce plan général qui peut indiquer les vraies subdivisions de l’ensemble des êtres. »

Venons maintenant à son adversaire.

Georges-Léopold Cuvier, est né en 1769 à Montbéliard, qui appartenait alors au Wurtemberg. Il y étudia à fond la langue et la littérature allemandes ; son goût pour l’histoire naturelle le lia avec l’excellent Kielmeyer, et cette amitié s’est toujours continuée. Nous nous rappelons avoir vu en 1797 des lettres qu’il avait écrites à Kielmeyer, lettres curieuses par les remarquables dessins d’animaux inférieurs qu’elles renfermaient. Pendant un séjour en Normandie, il étudia, d’après Linné, la classe des vers ; entré en relation avec les naturalistes de Paris, il fut décidé par Geoffroy Saint-Hilaire à venir dans cette ville. Il publia avec Geoffroy Saint-Hilaire plusieurs ouvrages d’enseignement, ils s’occupèrent ensemble surtout du classement des mammifères. Les mérites d’un tel homme ne restèrent pas longtemps ignorés ; il fut nommé en 1795 professeur à l’École centrale et membre de l’Institut. En 1798, il publia pour les élèves de l’École centrale ses Tableaux élémentaires de l’histoire naturelle des animaux. Devenu professeur d’anatomie comparée, son intelligence pénétrante domina une science immense, et son enseignement lucide et brillant eut le plus grand succès. À la mort de Daubenton, il le remplaça au Collège de France, et Napoléon, reconnaissant ses talents, le nomma membre du conseil supérieur de l’instruction publique. En cette qualité, il parcourut la Hollande et une partie de l’Allemagne, pour inspecter les établissements d’instruction publique existant dans ces pays, alors incorporés à l’Empire. Dans son rapport, m’a-t-on dit, il n’a pas hésité à montrer la supériorité des écoles allemandes sur les écoles françaises. — Depuis 1813, il occupait des emplois importants dans le gouvernement ; il fut maintenu dans ses fonctions à la rentrée des Bourbons, et il n’a pas cessé depuis lors de déployer son activité dans les affaires publiques comme dans la science. — Ses travaux sont infinis ; ils embrassent l’empire entier de la nature ; ses livres ne nous instruisent pas seulement par les faits qu’ils renferment, ils nous offrent encore des modèles d’exposition. Il n’a pas seulement cherché à décrire et à classer les organisations vivantes ; c’est à lui que l’on doit la résurrection scientifique des espèces disparues. Ses Éloges des anciens membres de l’Institut montrent quelle connaissance il a du monde entier ; on voit là aussi avec quelle pénétration il sait entrer dans les caractères des autres savants, et avec quelle puissance son regard s’étend sur toutes les régions de la science.

Que l’on me pardonne la rapidité superficielle de ces esquisses ; je n’ai nullement la prétention d’apprendre quelque chose de nouveau ; je veux seulement rappeler ce que tous ceux qui s’intéressent à ces deux dignes savants savent depuis longtemps.

Maintenant on demandera sans doute : dans quel but et de quel droit les Allemands s’inquiéteraient-ils tant de cette discussion ? Est-ce dans l’intention de prendre parti pour un des combattants ? Je crois d’abord que cette question scientifique devrait intéresser tout peuple civilisé, car le monde savant ne forme qu’une seule nation ; mais nous avons en Allemagne des raisons particulières pour nous en occuper.

Geoffroy Saint-Hilaire cite plusieurs savants allemands comme ayant les mêmes vues que lui ; Cuvier, au contraire, semble s’être formé la plus mauvaise idée de nos recherches en ce domaine, car il dit dans un mémoire du 5 avril (page 24, note) : « Je sais que pour certains esprits, derrière cette théorie des analogues, du moins mal entendue, peut se cacher une très-vieille théorie, réfutée depuis longtemps, qui a été reprise par quelques Allemands pour venir en aide au panthéisme, qu’ils appellent philosophie de la nature. » — Pour commenter chaque mot de cette assertion, pour en bien éclaircir le sens, pour prouver l’entière innocence de ces penseurs allemands, il faudrait presque un volume in-octavo, et nous voulons finir le plus vite possible. — Geoffroy Saint-Hilaire est dans une situation telle, qu’il doit lui être agréable de connaître les travaux des savants de notre pays, et de se convaincre qu’ils ont des pensées analogues aux siennes, qu’ils marchent sur la même voie, et qu’il doit par conséquent attendre d’eux applaudissement et au besoin secours. D’ailleurs, en général, nos voisins de l’Ouest n’ont jamais perdu leur temps lorsqu’ils prenaient quelque connaissance des recherches et des travaux de l’Allemagne. Les naturalistes allemands cités par Geoffroy Saint-Hilaire sont Kielmeyer, Meckel, Oken, Spix, Tiedemann, et on reconnaît en même temps que, nous-même, nous avons consacré trente années à ces études. Ce sont cinquante années qui se sont écoulées depuis qu’un penchant décidé pour ces études m’a enchaîné à elles ; je suis à peu près le seul à me rappeler ces commencements ; qu’il me soit donc permis de parler de ces recherches consciencieuses de ma jeunesse, qui pourront d’ailleurs jeter quelque lumière sur la discussion actuelle.
« Je n’enseigne pas, je raconte » (Montaigne.)
Weimar, septembre 1830.

II

« Je n’enseigne pas, je raconte ; » tels étaient mes derniers mots en finissant la première partie de mes réflexions sur l’ouvrage de Geoffroy Saint-Hilaire. Pour mieux faire comprendre sous quel point de vue je voudrais être jugé, je crois utile de citer ici quelques paroles d’un Français qui expliqueront très-bien et rapidement la méthode que j’emploie : « Il y a, dit-il, des esprits distingués qui ont une manière à eux d’exposer leurs idées ; ils commencent tout de suite par parler d’eux-mêmes, et n’aiment pas à se séparer de leur propre individu. Avant de vous dire les résultats de leurs recherches, c’est un besoin pour eux de raconter comment ils sont arrivés à ces résultats. » — Qu’il me soit permis de suivre aussi ce procédé, et de faire en même temps, j’entends d’une façon très-générale, l’histoire de ma vie et l’histoire des sciences auxquelles j’ai consacré tant d’années.

Je dois d’abord rappeler que les discussions d’histoire naturelle, en résonnant de très-bonne heure à mes oreilles, ont produit sur mon esprit une impression vague, mais très-marquée. C’est l’année même de ma naissance, en 1749, que le comte Buffon publia le premier volume de son Histoire naturelle, qui excita une vive attention parmi les Allemands, alors très-accessibles à l’influence française. Les autres volumes se suivirent d’année en année ; en même temps que je grandissais, j’entendais la société polie qui m’entourait exprimer son intérêt pour cet ouvrage, et ainsi se fixaient dans ma mémoire le nom de son auteur et ceux de ses grands contemporains.

Le comte Buffon est né en 1707. Cet homme éminent a considéré le monde d’un regard libre et serein ; il a joui avec plaisir de l’existence ; il aimait tout ce qui a vie sur la terre, et s’intéressait avec bonheur à tout ce qui est ici-bas. Homme du monde, homme de plaisir, il était animé du plus vif désir de charmer en instruisant, et de captiver par ses leçons. Il peint plutôt qu’il ne décrit ; il nous présente les créatures dans leur ensemble ; il se plaît à dire leurs relations avec l’homme ; aussi, après l’homme, il parle immédiatement des animaux domestiques. Maître de tous les faits connus, il ne met pas seulement à profit les naturalistes, il sait aussi tirer parti des résultats fournis par tous les voyageurs. On le voit à Paris, ce grand centre des sciences, intendant du Cabinet du roi, collection déjà importante ; il jouit de tous les bonheurs extérieurs ; riche, appartenant par son titre de comte à la classe la plus élevée ; il montre dans ses rapports avec son lecteur autant de distinction aristocratique que de grâce séduisante.

En étudiant les faits particuliers, il a su s’élever aux vues générales sur l’ensemble ; s’il a dit, sur la question qui nous occupe (Hist. nat., t. II, p. 544) : « Les bras de l’homme ne ressemblent point du tout aux jambes de devant des quadrupèdes non plus qu’aux ailes des oiseaux ; » c’est qu’il parlait au point de vue de la foule, qui considère les objets naturellement et tels qu’ils sont. Mais au fond de lui-même il avait des idées tout autres, car, au IVe volume, p. 379, il dira : « Il existe un dessein primitif et général qu’on peut suivre très-loin ; » et dans ces paroles il a une fois pour toutes établi solidement le principe fondamental de l’histoire naturelle comparée.

Que l’on pardonne ces paroles superficielles, presque criminellement rapides, par lesquelles nous présentons au lecteur un homme d’un pareil mérite ; nous voulons seulement nous convaincre que, malgré le détail infini des faits qu’il a étudiés, il n’a pas négligé les conceptions sur l’ensemble. En lisant ses œuvres, nous voyons qu’il a parfaitement connu tous les grands problèmes de l’histoire naturelle, et qu’il a travaillé sérieusement à les résoudre ; s’il n’y a pas toujours réussi, notre vénération pour lui n’en reçoit aucune atteinte, car nous savons que nous, qui sommes venus après lui, nous crierions trop tôt victoire si nous nous flattions d’avoir répondu à toutes les questions qui l’embarrassaient. Nous devons simplement avouer qu’en cherchant des vues générales Buffon n’a pas dédaigné le secours de l’imagination : il a conquis ainsi, il est vrai, les applaudissements du monde, mais il s’est en quelque façon séparé de l’élément vraiment constitutif de la science [1], et il a paru l’entraîner dans le domaine de la rhétorique et de la dialectique.

Cherchons dans un sujet si important à devenir de plus en plus précis.

Le comte Buffon avait été nommé directeur du jardin du Roi, c’est cette fonction qui le détermina à écrire une Histoire naturelle. — L’ensemble de la nature l’attirait, il se sentait le désir de décrire la vie universelle, l’influence réciproque de tous les êtres les uns sur les autres et en particulier sur l’homme. Pour les travaux de détail, il avait besoin d’un aide, il appela un de ses compatriotes, Daubenton.

Ce savant concevait l’histoire naturelle sous le point de vue opposé ; c’était un anatomiste décidé. L’anatomie lui doit beaucoup, mais son œil était tellement attaché à chaque détail isolé, qu’il ne savait pas joindre ensemble même les faits les plus voisins. Cette différence si radicale de méthode entre les deux savants amena malheureusement une séparation irrévocable. Quel qu’ait été le prétexte, Daubenton, depuis 1768, ne travailla plus à l’Histoire naturelle de Buffon ; il travailla avec ardeur pour lui-même ; et quand Buffon mourut dans un âge avancé, le vieux Daubenton, resté à sa place, choisit pour collaborateur le jeune Geoffroy Saint-Hilaire, qui, à son tour, cherchant un compagnon d’études, le trouva dans Cuvier. Fait bien singulier ! entre ces deux hommes allait se manifester sur de plus grandes proportions l’antagonisme qui avait existé déjà entre Buffon et Daubenton. Cuvier, occupé d’une classification méthodique, s’attachait à l’étude du fait et du détail ; il ne s’élevait pas plus haut, car il aurait alors abordé le problème de la production des êtres. — Geoffroy, au contraire, cherchait à voir l’ensemble des choses ; mais il ne le cherchait plus, comme Buffon, dans les créatures existantes, faites et formées ; il le cherchait en étudiant la naissance, la vie, le développement des créatures. — Ainsi grandit une divergence secrète qui resta plus longtemps ignorée que la première, parce que les relations sociales plus élevées, certaines convenances, certains ménagements, reculèrent l’éclat d’année en année ; mais l’électricité, artificiellement tenue en repos, tendait toujours à sortir, et un jour une occasion insignifiante à fait éclater la bouteille de Leyde et montré à tous les forces puissantes qui se tenaient cachées.

Au risque de quelques répétitions, insistons sur ces quatre hommes si souvent nommés et qu’il faudra toujours nommer, car, sans vouloir faire tort à personne, ces noms brillants sont vraiment ceux des fondateurs et des promoteurs de l’histoire naturelle ; ce sont ces hommes qui ont créé les germes d’où sont sortis tant d’heureux fruits ; placés depuis presque un siècle à la tête d’un établissement considérable, le développant et l’utilisant sans cesse, aidant au progrès de l’histoire naturelle de toutes les manières, ils sont les représentants des deux méthodes employées tour à tour dans la science : la synthèse et l’analyse. Buffon a pris le monde visible tel qu’il est ; c’était pour lui un ensemble harmonieux dans sa variété, composé de parties unies entre elles par des rapports réciproques. Daubenton, en sa qualité d’anatomiste, a cherché sans cesse à distinguer, à séparer ; il s’est gardé d’établir des relations entre les organes qu’il mettait à jour ; il s’est contenté de les placer les uns à côté des autres, mesurant, décrivant soigneusement chaque partie pour elle-même. Cuvier a travaillé dans le même esprit, seulement avec plus de liberté et de largeur ; il avait reçu le don d’apercevoir un nombre infini de détails sans les confondre ; il savait les comparer entre eux, les ranger, les classer, et par cette œuvre il a rendu à la science les plus grands services. Il se sentait une certaine appréhension pour la méthode plus haute, dont cependant il n’a pu se passer, et qu’il a employée sans s’en douter. Il représente donc Daubenton agrandi. Geoffroy, en quelque sorte, a reproduit Buffon. Pour Buffon, le monde visible était une grande synthèse ; c’est sous cette forme qu’il le concevait ; mais en même temps il étudiait et exposait tous les faits qui servent à établir des caractères distinctifs entre les êtres ; de même Geoffroy, déjà plus rapproché de cette grande Unité, seulement pressentie par Buffon, n’en a pas peur, et son esprit, en acceptant cette conception, sait en tirer des conséquences utiles à ses recherches.

Dans l’histoire de l’érudition et de la science, c’est peut-être la première fois qu’il arrive que, dans un même lieu, sur le même sujet d’études, une branche du savoir ait été ainsi cultivée dans deux directions tout à fait opposées par des hommes aussi remarquables, qui, au lieu de se trouver réunis par la communauté des recherches, ont été, au contraire, amenés, par une simple différence sur la manière d’étudier, à une discussion hostile. Que cet incident curieux nous serve à tous, et qu’il serve à la science ! Que chacun de nous, maintenant, se dise que distinguer et enchaîner sont deux actes de la vie inséparables ; — en d’autres termes, qu’il est de toute nécessité, bon gré mal gré, d’aller tour à tour du général au particulier et du particulier au général ; plus ces fonctions vitales de l’esprit s’accomplissent régulièrement, comme l’aspiration et la respiration, plus la science et les amis de la science doivent être heureux.

Laissons maintenant ce point, et parlons des hommes qui, de 1770 à 1790, m’ont fait avancer sur la route où je m’étais engagé.

Pierre Camper avait un talent tout à fait remarquable pour observer et lier entre elles ses observations. Dessinateur très-habile, il savait reproduire heureusement ce qu’il avait examiné avec attention ; et cette image, en pénétrant dans son esprit subtil et toujours en mouvement, devenait vivante. — Ses travaux sont connus de tous. Je rappellerai seulement son angle facial, qui a rendu sensible et facile à constater l’avancement de la partie frontale en montrant à quel degré l’organe de la pensée l’emporte sur les parties de l’organisation purement animales. Geoffroy lui a rendu un magnifique témoignage (page 149, note) : « Esprit vaste, aussi cultivé que réfléchi, il avait sur les analogies des systèmes organiques un sentiment si vif et si profond qu’il recherchait avec prédilection tous les cas extraordinaires, où il ne voyait qu’un sujet de problèmes, qu’une occasion d’exercer sa sagacité, employée à ramener de prétendues anomalies à la règle. » — Que de choses on pourrait encore dire si l’on ne voulait avant tout se borner à de rapides indications !

C’est en suivant cette voie scientifique, nous pouvons ici le faire remarquer, que le naturaliste apprend le mieux à reconnaître la valeur et la dignité de la loi et de la règle. Si nous ne voyons jamais que des créatures normales, nous pensons que leur forme actuelle est nécessaire, que ce qui existe a toujours existé et est resté stationnaire. Mais si nous voyons, au contraire, des déviations, des difformités, des monstruosités, nous reconnaissons que, si la règle est solidement établie, éternelle, c’est en même temps une règle vivante ; que les êtres, sans la franchir, peuvent prendre des formes irrégulières, et que, même alors, retenus comme par un frein caché, ils sont forcés d’obéir aux imprescriptibles commandements de la loi.

Samuel-Thomas Sœmmering, disciple de Camper. Esprit d’une haute capacité, observateur et penseur actif et habile. Il a rendu les plus grands services par ses travaux sur la cervelle et par son principe ; « Ce qui distingue surtout l’homme des animaux, c’est que la masse de sa cervelle dépasse de beaucoup le reste de la masse nerveuse ; chez les animaux, c’est le contraire. » Dans cette époque si ouverte à toutes les idées, quel intérêt souleva la tache jaune de la rétine ! Combien doit-on à sa pénétration, à son habileté de dessinateur pour l’anatomie des organes des sens, pour l’œil, pour l’oreille ! Quiconque jouissait de sa société, ou de sa correspondance, se sentait animé, excité au travail. On se communiquait les faits inconnus, les vues nouvelles, les aperçus pénétrants : l’activité se déployait dans tous les sens ; tous les germes naissants se développaient rapidement ; la jeunesse, pleine d’une vive ardeur, n’avait pas alors l’idée des obstacles qu’elle devait rencontrer.

Jean-Henri Merck, trésorier de la guerre de Hesse-Darmstadt, mérite à tous les égards d’être cité ici. C’était un homme d’une activité d’esprit infatigable qui, par cela même, n’a rien laissé d’important, parce que, attiré de tous les côtés en même temps, il n’a pu être qu’un remarquable amateur. Il s’adonna aussi avec ardeur à l’anatomie comparée, qu’il put étudier d’autant mieux qu’il dessinait avec facilité et précision. Il fut entraîné à cette étude par les curieux fossiles qui commençaient alors à attirer l’attention des savants, et que l’on trouvait en grand nombre et très-variés dans la région rhénane. Pris de passion pour ces fossiles, il en forma une collection, riche de beaucoup d’échantillons fort beaux, qui, après sa mort, passa au musée de Darmstadt. Elle y fut placée sous la garde intelligente du conservateur Schleiermacher, qui l’accroît encore.

Mes relations intimes et personnelles avec ces deux hommes, et, plus tard, la correspondance que j’entretins avec eux, augmentèrent mon goût pour ces études. Avant toutes choses, suivant une habitude innée en moi, je cherchai un fil conducteur, un point de départ fixe, une maxime pouvant servir de base solide, un horizon bien déterminé. Si, aujourd’hui encore, il s’élève des désaccords, naturellement ils étaient alors bien plus fréquents, car chacun avait un point de vue personnel, un but spécial, et chacun voulait tirer parti de tout pour tout. Dans l’anatomie comparée, prise dans son sens le plus large, et en tant qu’elle devait servir à fonder la morphologie, on s’occupait autant de travaux analytiques que de travaux synthétiques. Mais je remarquai bien vite qu’on avait marché toujours en avant sans méthode ; on avait comparé, comme le hasard l’avait voulu, un animal avec un autre, une classe avec une autre, certains animaux avec l’homme ; ces travaux avaient eu pour résultat une inextricable complication où l’esprit se perdait, car si les théories se trouvaient parfois confirmées, parfois aussi elles rencontraient des faits qui les renversaient entièrement. Je mis alors les livres de côté ; je me plaçai en face de la nature ; un squelette d’animal, avec ses détails infinis, était devant moi, sur ses quatre pieds ; je me mis à l’étudier, en commençant par le commencement, par la tête ; l’os intermaxillaire me frappait les yeux le premier de tous, je l’examinai dans les différentes classes animales. Mais cet examen en amena bien d’autres. La parenté du singe avec l’homme avait beaucoup tourmenté les naturalistes, et l’excellent Camper croyait avoir trouvé la différence entre les deux organisations en disant que l’homme n’avait pas à la mâchoire supérieure d’os intermaxillaire, tandis que cet os existait chez le singe. Je ne peux exprimer le sentiment de tristesse qui me saisit lorsque je me trouvai en opposition complète avec ce savant, à qui je devais tant, dont je cherchais à me rapprocher, dont je voulais me déclarer l’élève, dont j’espérais tout apprendre.

Si l’on veut se rendre compte de mes travaux à cette époque, on trouvera mon mémoire dans mon premier volume de Morphologie ; je me donnai aussi alors une peine extrême pour reproduire par le dessin les différentes formes de cet os ; ces images, qui étaient la partie la plus importante de mon travail, et qui sont restées longtemps inédites, ont été enfin accueillies dans les Mémoires de l’académie Léopoldine de Bonn (1re partie du Ve volume). Avant d’ouvrir ce volume, j’ai encore à rappeler un fait et à faire une remarque qui, sans avoir une grande valeur, peut être utile aux recherches de nos successeurs. — Ce n’est pas seulement le jeune homme ardent qui, dès qu’une pensée féconde se présente à lui, cherche à la communiquer et à faire partager sa conviction ; l’homme mûr, déjà riche de connaissances, a le même penchant. Aussi, c’est avec la plus grande simplicité, et sans me douter de ma faute que j’envoyais à Pierre Camper ma Dissertation, avec tous mes dessins, finis ou esquissés. Je reçus de lui une réponse très-détaillée, très-bienveillante, où il me louait beaucoup des efforts que je consacrais à ces études ; il ne désapprouvait pas mes dessins, mais il me donnait de bons conseils sur la manière de les tracer avec plus d’exactitude ; il semblait un peu étonné de la peine que je m’étais donnée, me demandait si je voulais faire imprimer ce travail, m’avertissait des difficultés de la gravure, et me donnait le moyen d’en triompher. En un mot, il me montrait un intérêt paternel. Mais, avec tout cela, il ne laissait nullement voir qu’il eût remarqué l’idée qui m’animait : combattre sa théorie et non pas seulement publier une brochure. Je lui répondis en le remerciant modestement, et je reçus encore une longue lettre, toujours amicale, mais toujours du même genre, et étrangère à ma pensée ; aussi, je laissai tomber cette correspondance qui ne produisait rien, sans même en retirer, comme j’aurais dû le faire, ce fait d’expérience fort intéressant, c’est que l’on ne peut convaincre un maître d’une de ses erreurs, parce qu’il semble qu’une fois admise par lui, une erreur se légitime et devient inattaquable. J’ai malheureusement perdu ces lettres comme tant d’autres documents. Elles montreraient les qualités solides de cet homme remarquable et la confiance de ma jeunesse, si pleine de respect pour lui.

Cette première mésaventure fut suivie d’une autre. Un homme de mérite, Jean-Frédéric Blumenbach, qui s’était occupé avec succès des sciences naturelles, et qui commençait à étudier l’anatomie comparée, adopta, dans l’abrégé qu’il en publia, les vues de Camper et refusa à l’homme l’os intermaxillaire. Ma perplexité fut alors à son comble : je voyais un excellent livre d’enseignement, un professeur distingué, laisser de côté mes vues et mes opinions. Mais un homme doué d’un esprit aussi remarquable, et dont les recherches étaient constantes, ne pouvait longtemps rester attaché à une opinion préconçue ; nous nous liâmes intimement, et c’est lui bientôt qui me donna sur cette question, comme sur tant d’autres, des enseignements ; il m’apprit que chez les enfants hydrocéphales l’os intermaxillaire était séparé de la partie supérieure de la mâchoire, et que dans le bec-de-lièvre double on le trouve aussi pathologiquement séparé.

Je peux aujourd’hui demander un peu d’attention pour ces travaux qui alors furent repoussés et qui sont restés si longtemps dans le silence de l’oubli. Je prie le lecteur de vouloir bien examiner les dessins que j’avais donnés ; je renvoie, avec plus de confiance encore, au grand ouvrage de D’Alton sur l’ostéologie [2] ; on y aura une vue plus large et plus libre de l’ensemble de la question.

Je rappelle au lecteur que tout ce qui précède et tout ce qui va suivre se rapporte de près ou de loin à la discussion des deux grands naturalistes français.

Dès que l’on parle de dessins, on croit qu’il s’agit de formes ; mais ici nous ne nous occupons que de la fonction des parties. La forme se rapporte en effet à l’ensemble de l’organisation composée de parties diverses, et par conséquent elle se rapporte au monde extérieur, dont l’être avec son organisation complète doit être considéré comme partie. Ceci posé, examinons nos dessins.

Nous voyons d’abord présenté sous divers aspects cet os que nous considérons comme le premier de la structure animale ; cet os est celui à l’aide duquel chaque créature prend la nourriture qui lui est le mieux appropriée ; il doit donc différer comme diffère cette nourriture elle-même. Chez le chevreuil nous trouvons un petit arc osseux sans dents, pour arracher l’herbe et les feuilles ; chez le bœuf, nous trouvons à peu prés les mêmes formes, mais plus larges, plus épaisses, plus fortes, en harmonie avec les besoins de l’animal. La mâchoire du chameau rappelle celle du mouton, mais elle est si informe, qu’elle en est presque monstrueuse, et l’os intermaxillaire peut à peine se distinguer du maxillaire supérieur ; les incisives se confondent avec les canines. — Dans la mâchoire du cheval ; l’os intermaxillaire est très-apparent, et contient six dents incisives émoussées. La dent incisive non développée chez le jeune sujet appartient évidemment au maxillaire supérieur. Dans la mâchoire supérieure du sus babirussa, la dent canine présente une particularité très-remarquable : son alvéole ne touche nullement à l’os intermaxillaire, garni de dents semblables à celles du porc, et n’a pas la moindre influence sur sa forme. — Dans la denture du loup, on voit l’os intermaxillaire, garni de six fortes dents incisives, séparé par une suture très-visible de la mâchoire supérieure et en connexion évidente avec la dent canine. La denture du lion, plus concentrée, plus puissante, garnie de dents plus fortes, montre encore plus nettement cette suture et cette connexion. La mâchoire de l’ours blanc, puissante mais massive, sans formes caractéristiques, est organisée moins pour saisir que pour écraser ; les conduits palatins sont larges et ouverts ; il n’y a point la moindre trace de suture ; l’esprit peut cependant en désigner la place. Le morse (trichecus rosmarus) offre un grand intérêt. Les dents canines très-prononcées forcent l’intermaxillaire à reculer, et cette créature si repoussante présente ainsi une certaine ressemblance avec l’homme. Dans le premier exemple, appartenant à un individu adulte, on voit nettement l’os intermaxillaire séparé, et on peut remarquer comment sa racine, partant de la mâchoire supérieure, et croissant toujours, a formé une espèce de gonflement sur la paroi de la joue. Les autres figures sont copiées de grandeur naturelle sur un jeune sujet. L’os intermaxillaire est parfaitement séparé de la mâchoire supérieure, et la dent incisive reste parfaitement fixée dans son alvéole appartenant à la mâchoire supérieure.

Après ces exemples, nous soutiendrons hardiment que la défense de l’éléphant a aussi sa racine dans la région du maxillaire supérieur ; seulement ici l’os intermaxillaire vient aider la mâchoire supérieure, et, sans former l’immense alvéole, lui fournit au moins une lamelle qui la rend plus forte. C’est là ce que l’examen d’un grand nombre de sujets divers nous fait croire, quoique nous ne puissions trouver aucun exemple décisif dans les crânes reproduits. Mais c’est ici que le génie de l’analogie, comme un ange gardien, doit veiller à nos côtés, pour nous empêcher de méconnaître dans un cas douteux une loi à laquelle nous devons rendre hommage, même lorsqu’elle ne se manifeste pas avec une pleine évidence.

Nous voyons enfin en regard le singe et l’homme. On apercevra maintenant dans la mâchoire de l’homme l’os intermaxillaire séparé et uni. Peut-être aurait-il fallu donner ici des figures plus complètes et plus variées, mais, dans la période qui pouvait être la plus féconde, l’intérêt que je ressentais pour cette branche particulière d’études cessa pour moi, et nous devons déjà être très-reconnaissant qu’une digne société de naturalistes ait bien voulu honorer ces fragments de son attention et conserver ces souvenirs de recherches consciencieuses dans le recueil inaltérable de ses actes.

Nous prions le lecteur de nous suivre encore sur un autre point, car M. Geoffroy Saint-Hilaire nous oblige à examiner un second organe.

La nature est éternellement digne d’une étude respectueuse ; éternellement elle laissera voir ses secrets à l’esprit attentif qui l’étudiera avec intelligence ; elle nous en livre d’elle-même une partie ; ceux qu’elle cache, elle donne à l’observateur, au penseur des indications de toute espèce pour les découvrir. Nous ne devons dédaigner aucun des procédés qui peuvent nous conduire à mieux distinguer les formes extérieures des objets et à mieux pénétrer dans leur organisation intime. Dans la circonstance actuelle, nous montrerons le parti que l’on peut tirer de l’étude de la fonction, qui, bien conçue, doit être considérée comme l’être en activité ; suivant les pas de Geoffroy Saint-Hilaire, nous parlerons du bras de l’homme et des membres antérieurs des animaux.

Nous ne voulons nullement faire étalage d’érudition, mais nous rappellerons d’abord les opinions d’Aristote, d’Hippocrate et de Galien. Les Grecs, avec leur imagination sereine, attribuaient à la nature une délicieuse intelligence. Elle avait selon eux tout disposé avec tant d’adresse, que nous devons en elle toujours trouver tout parfait. Aux animaux puissants elle a donné des griffes et des cornes ; aux animaux plus faibles la légèreté des pieds. Mais l’homme a été l’objet de soins particuliers ; si elle lui a donné une main habile à tout faire, c’est pour qu’il remplaçât les griffes et les cornes par l’épée et par la pique. Le motif que l’on donne pour expliquer pourquoi le doigt médium est plus long que les autres est on ne peut plus amusant [3].

Pour nous, reprenons les planches du grand ouvrage de D’Alton, et dans ce riche recueil cherchons des documents pour nos observations.

Nous supposons que tout le monde sait avec quelle merveilleuse intelligence l’avant-bras chez l’homme est lié avec la main. — Examinons les carnassiers ; nous voyons que leurs griffes et leurs ongles ne sont aptes et ne sont occupés qu’à leur préparer leur nourriture ; sauf un certain instinct pour sauter et s’ébattre en se jouant, ils vivent subordonnés entièrement à leur mâchoire et sont les esclaves de leur appareil nutritif. — Chez le cheval, les cinq doigts sont enfermés dans un sabot. La raison seule nous prouverait l’existence des cinq doigts, quand même certaines monstruosités ne nous montreraient pas le sabot partagé en cinq parties. Cette noble créature n’avait besoin d’exercer aucune violence pour se nourrir ; un pâturage en plein air, défendu contre la trop grande humidité, lui suffit ; elle paraît n’avoir été organisée que pour errer et courir sans cesse ; sa pétulance exige un mouvement sans repos ; c’est là ce qui la charme surtout, et les hommes ont su pour leurs passions tirer un excellent parti de cette disposition naturelle. — L’examen du même organe dans les diverses races animales nous montre que les fonctions en sont d’autant plus parfaites que l’animal peut plus facilement le tourner en dehors (supination) et en dedans (pronation). Beaucoup d’animaux peuvent prendre cette position, mais, comme ils se servent nécessairement de leurs membres antérieurs pour marcher, ils sont rarement tournés en dehors ; le radius, lié organiquement au pouce, se trouve donc presque toujours tourné en dedans ; comme c’est sur lui que porte le centre de gravité, il grossit, et il occupe à lui seul presque toute la place. Parmi les mains et les avant-bras les plus agiles, on peut citer ceux de l’écureuil ; ils ne sont pas devenus épais et lourds, parce qu’il est fréquemment debout et sautille sans cesse. Rien n’est plus joli que de voir un écureuil ôter à une pomme de pin ses écailles ; quand il rejette la tige centrale, elle est entièrement nue ; on devrait tâcher d’observer si ces animaux, en saisissant les écailles pour manger les semences ne les détachent pas en suivant l’ordre spirale de leur insertion. C’est le lieu de faire remarquer que les deux dents de devant des rongeurs sont attachées à l’os intermaxillaire ; elles ne sont pas figurées sur mes planches, mais on les trouve sous des aspects variés dans D’Alton, il est bien curieux que, par une mystérieuse harmonie, le développement des dents de devant soit ici en rapport avec la souplesse de la main. Chez les autres animaux, les dents saisissent directement la nourriture ; chez ceux-ci, elle est portée adroitement à la bouche par les mains ; les dents n’ont donc plus qu’à ronger, et ce travail devient en quelque sorte technique. Ici nous sommes tentés de retourner le proverbe grec, et de dire : les animaux sont tyrannisés par leurs organes [4] ; en effet, ils sont poussés par ces organes à une certaine espèce d’activité qui ne cesse pas, même quand elle est inutile ; c’est ainsi que les rongeurs, quand ils n’ont plus faim, continuent à ronger, et ils détruisent ce qui les entoure, jusqu’à ce qu’enfin, avec le castor, cet instinct prenne une application intelligente et devienne un instinct architectonique.

Arrêtons-nous sur cette voie qui nous entraînerait dans des détails sans fin, et abrégeons.

Plus un animal porte sur ses membres antérieurs, plus son radius prend de force, avons-nous dit, plus il emprunte au cubitus ; à la fin, celui-ci disparaît presque, et il ne reste que l’oléocrâne (pointe du coude) pour former l’articulation indispensable avec le haut du bras. L’étude des planches de D’Alton donnera sur ce point les enseignements les plus précis ; partout on voit la fonction spéciale en harmonie vivante avec chacune des formes.

Pénétrons maintenant par une nouvelle porte dans les mystères de la nature en étudiant les cas où l’organe entier ne laisse de lui-même qu’une indication et même où la fonction cesse complètement. Que l’on examine dans l’ouvrage de D’Alton les échassiers, et l’on verra, depuis l’autruche jusqu’au casoar de la Nouvelle-Hollande, l’avant-bras se raccourcir et se simplifier par degrés. Quoique cet organe, qui fait de l’homme un homme et de l’oiseau un oiseau, paraisse à la fin abrégé d’une façon si étrange qu’il pourrait passer pour une déformation accidentelle, cependant on peut encore très-bien reconnaître chaque partie ; l’analogie des formes est incontestable ; malgré l’allongement, les points d’attache restent les mêmes ; malgré la diminution, les rapports de position ne changent pas.

Dans les recherches de haute ostéologie animale, jamais on ne doit perdre de vue ce principe important ; Geoffroy l’a parfaitement aperçu et nettement formulé : un os qui paraît se cacher doit se trouver auprès de son voisin habituel. Il est également pénétré d’une autre grande vérité qui se rattache immédiatement à la première : La nature, en bonne administratrice, s’est fixé une certaine somme à dépenser, un certain budget ; elle se réserve un droit absolu de virement d’un chapitre à un autre, mais elle ne dépasse jamais dans les dépenses le total fixé ; si elle a trop dépensé d’un côté, elle fait ailleurs une économie égale, et toujours elle arrive à une balance en équilibre parfait. — M. Geoffroy reconnaît que ces deux principes, qui ont rendu tant de services à nos savants allemands, lui ont également été on ne peut plus utiles pendant sa carrière scientifique, et grâce à eux est mis de côté le triste secours que l’on trouvait dans la théorie des causes finales.

J’en ai dit assez pour montrer que le labyrinthe de notre organisme doit être étudié dans chacune de ses manifestations, quelle qu’elle soit, si nous voulons arriver par la contemplation du fait sensible à la connaissance du fait intime.

Tout ce qui précède montre que Geoffroy s’est élevé à une haute manière de voir, en harmonie avec l’idée la plus générale de la science. Malheureusement sa langue pèche souvent par l’inexactitude de l’expression, et par ce motif la discussion menace de s’embrouiller. Qu’il nous soit permis de relever modestement ce défaut ; nous ne pouvons pas laisser passer cette occasion de faire remarquer combien d’erreurs graves ont pour cause, dans les livres français et dans les discussions des hommes les plus distingués, l’emploi de mots périlleux. On croit parler en prose toute pure, et l’on a déjà employé des métaphores ; à ces métaphores, chacun donne une portée différente ; on les reprend pour les continuer dans un sens tout autre, et les discussions deviennent ainsi des énigmes insolubles.

Matériaux. — On emploie ce mot pour désigner les parties d’un être organisé, parties qui, réunies, forment un ensemble ou une portion subordonnée de l’ensemble. L’os intermaxillaire, la mâchoire supérieure, les os palatins, seront les matériaux qui, réunis, forment la voûte palatine ; l’humérus, le radius, le cubitus, les divers os de la main, seront les matériaux dont se composent le bras de l’homme et le membre antérieur de l’animal. Or ce mot matériaux, pris dans son sens le plus général, désigne des objets qui ne se tiennent pas, qui n’ont aucun rapport entre eux ; des poutres, des planches, des lattes sont des matériaux avec lesquels on peut faire des constructions de toute nature, et, par exemple, un toit ; la tuile, le cuivre, l’étain, le zinc n’ont rien de commun avec ces objets, et cependant ils serviront aussi à couvrir ce toit. Nous devons donc, en lisant ce mot français, lui donner une signification qui dépasse de beaucoup le sens habituel ; nous le regrettons, parce que nous prévoyons les conséquences fâcheuses de cette extension.

Composition. — Expression non moins malheureuse ; aussi mécanique que la précédente. Les Français, qui ont réfléchi et écrit sur les arts avant nous, ont introduit ce mot dans notre théorie artistique ; on dit : le peintre compose (componirt) son tableau ; le musicien même a reçu pour toujours le nom de compositeur (componist), et cependant, si l’un et l’autre veulent mériter le vrai nom d’artiste, leur œuvre ne sera pas une juxtaposition de parties ; pour être en harmonie avec la nature et avec l’art, elle devra être la réalisation d’une image qui vit en eux, l’écho d’une haute émotion. Dans la nature, comme dans l’art, cette expression rabaisse ce qu’elle veut désigner. Les organes ne se combinent pas comme des éléments déjà complets par eux-mêmes ; ils se développent ensemble, se modifiant mutuellement, en vue d’un ensemble nécessaire ; les fonctions, la forme, la couleur, la mesure, la masse, le poids, sont autant de conditions particulières que l’observateur étudie séparément, mais qui n’arrêtent en rien la marche de la vie : elle avance toujours ; elle cherche, elle essaye, et, à la fin, arrive à son épanouissement complet.

Embranchement. — Encore un mot technique des charpentiers, qui indique l’action de joindre ensemble des poutres et des chevrons. Ce mot sera bon et expressif quand il s’agira de désigner l’endroit où une rue se partage, mais ailleurs il ne vaut rien. Nous croyons, dans les détails comme dans l’ensemble, apercevoir ici le contre-coup de l’époque où la nation française était sous l’influence d’une philosophie reposant sur les sens ; on était habitué à se servir d’expressions matérielles, mécaniques, atomistiques ; ce langage traditionnel peut suffire dans la conversation ordinaire, mais, dès qu’on s’élève dans le domaine des idées, il est évidemment en contradiction avec les hautes conceptions des esprits supérieurs.

Citons encore le mot plan. — Pour que la composition des matériaux soit bonne, il faut supposer un ordre combiné d’avance ; cet ordre reçoit le nom de plan, qui rappelle aussitôt à l’imagination une maison ou une ville ; mais, quelle que soit l’intelligence avec laquelle une maison et une ville sont disposées, elles n’ont aucune analogie avec un être organisé ; cependant, c’est à des rues, à des édifices que l’on va demander des comparaisons ! Aussi l’expression unité de plan, qui résulte de la première, conduit immédiatement à des malentendus, à des réfutations suivies de réclamations, et la question capitale, sur laquelle tout repose, se trouve plongée dans l’obscurité.

Unité du type vaudrait déjà mieux, et conduirait l’esprit sur le vrai chemin ; l’expression était si facile à trouver, qu’elle est employée très-souvent dans le cours de la discussion ; mais c’est au début même qu’elle devait être placée, afin d’aider à sortir de la difficulté.

Déjà, en 1753, le comte de Buffon, nous l’avons dit plus haut, imprimait qu’il croyait à « un dessein primitif et général qu’on peut suivre très-loin… sur lequel tout semble avoir été conçu. » (Histoire naturelle, tome IV, p. 379.)

« Est-il besoin d’un autre témoignage ? »

Nous avons abandonné longtemps le récit de la lutte ; il faut maintenant y revenir et en raconter les suites. L’écrit de Geoffroy Saint-Hilaire, on se le rappelle, est du 15 avril 1830. Tous les journaux s’en occupèrent aussitôt pour le défendre ou l’attaquer. Au mois de juin, la Révue encyclopédique traita la question, non sans sympathie pour Geoffroy. Elle déclara que cette lutte était européenne, et que l’intérêt qu’elle offrait dépassait le monde savant. Elle inséra in extenso un article du remarquable naturaliste, qui mérite d’être lu par tout le monde, parce que, en peu de pages, il expose nettement la question. On voit quelle passion les débats excitaient, puisque, le 19 juillet, jour où la fermentation politique était si vive, de tels esprits s’occupaient avec ardeur de cette question de science théorique si éloignée du jour présent.

Quoi qu’il puisse résulter de cette controverse, elle nous a révélé la situation intérieure de l’Académie des sciences de la France. Si ce désaccord n’a pas éclaté plus tôt, voici quelle paraît en être la raison. Autrefois, les séances de l’Académie étaient secrètes ; les membres seuls se réunissaient pour discuter sur leurs expériences et sur leurs aperçus. Peu à peu on voulut bien ouvrir la porte aux amis des sciences ; on ne put alors refuser l’entrée à tous les auditeurs qui se présentaient, et on se vit enfin en présence d’un public nombreux. Tous ceux qui connaissent le cours des choses de ce monde savent que toute discussion publique, qu’elle porte sur la religion, sur la politique ou sur les sciences, devient, tôt ou tard, un pur échange de mots. Les académiciens français, obéissant aux règles traditionnelles de la bonne compagnie, s’abstenaient de toute controverse vive portant sur le fond des choses ; on ne discutait pas sur les lectures ; les Mémoires étaient renvoyés à l’examen des commissions, et, tantôt l’un, tantôt l’autre avait l’honneur d’être inséré dans les Mémoires de l’Académie. Voilà, à ma connaissance, comment, en général, les choses se passaient. Mais l’incident qui vient de se présenter modifiera ces habitudes. Déjà la séance du 19 juillet a vu un conflit s’élever entre les deux secrétaires perpétuels Cuvier et Arago. Jusqu’à présent, on ne donnait dans le procès-verbal qu’une simple indication des titres des mémoires lus, manière de tout apaiser ; cette fois, le secrétaire perpétuel Arago a fait une exception inattendue, il a résumé longuement la protestation de Cuvier. Celui-ci a blâmé cette innovation ; il a dit que cet usage prendrait trop de temps, et, en même temps, il s’est plaint du résumé qu’on venait de lire comme étant incomplet. Geoffroy Saint-Hilaire a rappelé que d’autres académies avaient cette habitude. On lui a répliqué, et enfin on a remis la décision à une autre délibération.

À la séance du 11 octobre, Geoffroy, dans un mémoire sur les formes particulières de la partie postérieure de la tête du crocodile et du téléosaure, a reproché à M. Cuvier d’avoir mal observé. Celui-ci s’est levé, tout à fait contre sa volonté, assure-t-il, mais parce qu’il ne pouvait laisser cette accusation sans réponse. Nous avons eu, ce jour-là, un exemple frappant des grands inconvénients qu’il y a à engager une discussion sur une question générale à propos d’un fait isolé.

C’est à M. Geoffroy que nous voulons laisser le soin de raconter une des séances suivantes. Voici ce qu’il écrit à la Gazette médicale du 28 octobre :

« La Gazette médicale et les autres feuilles publiques ayant répandu la nouvelle de la reprise de l’ancienne controverse entre M. Cuvier et moi, on est accouru à la séance de l’Académie des sciences pour entendre M. Cuvier dans les développements qu’il avait promis de donner sur le rocher des crocodiles. La salle était pleine de curieux ; par conséquent, ce n’était pas de ces zélés disciples, animés de l’esprit de ceux qui fréquentaient les jardins d’Académus, et l’on y distinguait les manifestations d’un parterre athénien, livré à bien d’autres sentiments. Cette remarque, communiquée à M. Cuvier, le porta à remettre à une autre séance la lecture de son mémoire. Muni de pièces, j’étais prêt à répondre. Cependant je me suis réjoui de cette solution. Je préfère à un assaut académique le dépôt que je fais ici du résumé suivant, résumé que j’avais rédigé d’avance, et que j’eusse, après l’improvisation devenue nécessaire, remis sur le bureau à titre de ne varietur [5]. »

Depuis ces événements, une année s’est déjà écoulée, et ce que nous avons dit montre que, même après la grande explosion politique, nous avons suivi avec attention les résultats de la grande explosion scientifique. Pour rattacher au présent tout ce qui précède, nous dirons, pour terminer, que nous croyons avoir remarqué que depuis ce temps nos voisins se livrent à leurs recherches dans ce champ de la science avec un esprit plus large et plus libre que par le passé.

Dans cette lutte, nous avons vu citer les noms allemands de Bojanus, Carus, Kielmeyer, Meckel, Oken, Spix, Tiedemann. Si, comme on peut le supposer, les services rendus par ces savants sont reconnus et mis à profit, si la méthode synthétique, que la science allemande ne peut abandonner, gagne plus de crédit, nous jouirons dans l’avenir du bonheur d’avoir pour toujours, en France, des collaborateurs sympathiques.

Weimar, mars 1832

1- Voir cependant sur le rôle utile de l’imagination dans la science, la conversation du 27 janvier 1830 (t. II, p. 165).

2- Ostéologie comparée. Bonn, 1821-1828.

3- Voir Galien, De usu partium, livre II, chap. IX. Galien croit que cette inégalité favorise la préhension des objets. « Ita enim omnia, quæ manus per digitos obibit, probe parada fuerint. » (Trad. Chartier.)
Voir plus haut la dernière lettre à Humboldt, page 331.
Geoffroy Saint-Hilaire terminait son résumé par ce passage dont Goethe n’a pas parlé, mais que nous devons citer :

« … Je ne veux pas reproduire encore ce conflit perpétuel des deux grandes doctrines entre lesquelles le monde savant est partagé depuis si longtemps. — Cette réflexion m’est suggérée par la première autorité de l’Allemagne, à la fois grand poëte et profond philosophe, le célèbre Goethe, qui vient d’accorder à mon ouvrage le plus grand honneur qu’un livre français puisse recevoir. Cet homme célèbre vient en effet d’insérer dans le plus considéré des journaux littéraires de Berlin (Annales de critique scientifique) une analyse très-étendue de ce livre. Là il signale la controverse scientifique, née dans le sein de l’Académie des sciences de Paris, entre M. Cuvier et moi, comme un événement très-important qu’il serait déraisonnable, dit-il, de considérer comme devant seulement conduire à des dissentiments personnels, quand il le faut voir de plus haut, dans son avenir et son utilité générale. Goethe considère une à une les pièces de ce procès scientifique et les pèse dans une balance équitable ; et, bien qu’il ait terminé en s’appliquant ce mot de Montaigne : Je ne juge pas, je raconte, quelque peu de sa sympathie pour l’une des opinions se révèle à qui en cherche la manifestation. Avant d’en venir aux divers sujets de l’ouvrage, qu’il analyse succinctement, Goethe entreprend de prouver qu’étant connus les écrits, les pensées et les faits de caractère des deux naturalistes en dissentiment (ce qu’il expose dans des biographies étendues), le choc survenu en mars dernier était inévitable, car ce n’est pas seulement un parallèle des personnes qu’il présente, c’est aussi une appréciation des deux méthodes, dites à priori et à posteriori, appréciation digne de ce génie supérieur. Dans cette savante analyse des sentiments, circonstances et faits de la dernière lutte, où l’illustre auteur puise ses motifs de croire pour l’avenir à de nouveaux engagements, il aurait donc prévu, et par conséquent, à l’avance, déjà employé notre actuel dissentiment sur la partie supérieure du rocher chez les animaux ovipares. »

Source :

https://fr.wikisource.org/wiki/Conversations_de_Goethe/Appendice/Sciences

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