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Encore et à nouveau sur la vie du militant trotskiste italien Pietro Tresso

dimanche 21 novembre 2021, par Robert Paris

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Encore et à nouveau sur la vie du militant trotskiste italien Pietro Tresso

Né dans une bourgade agricole près de Vicenza, Pietro Tresso était l’aîné d’une famille de quatre enfants. Son père, Luigi, issu d’une famille paysanne, devint ouvrier dans la plus importante industrie de la région, l’entreprise textile Lanificio Rossi. Les conditions de vie très modestes de ses parents, ne permirent à Pietro que de fréquenter les trois premières années de l’école élémentaire. Il fut, ensuite, apprenti tailleur. Sa formation intellectuelle, nourrie de nombreuses lectures dès son adolescence, fut celle d’un autodidacte. En 1909, à l’âge de seize ans, il s’inscrivit à la Fédération des Jeunesses socialistes et, l’année suivante, il participa à la fondation du Cercle des jeunes socialistes de Magré. Son premier combat politique fut anticolonialiste : en 1911, il contribua à organiser une manifestation contre l’intervention militaire italienne en Libye.

Après quelques années de travail syndical parmi les paysans de sa région, une des plus catholiques du pays, Pietro Tresso fut envoyé à Milan, en mai 1914, afin de suivre un stage de formation syndicale dans l’école l’« Umanitaria ». Un mois plus tard, il partit pour les Pouilles et s’installa à Gravina, un important centre rural d’environ 20 000 habitants, pour y développer le syndicat des travailleurs agricoles (braccianti). C’est là qu’il fit sa première expérience de dirigeant syndical. Peu après son arrivée, il fut élu secrétaire de la Ligue des paysans de Gravina et commença à collaborer à La Conquista, le journal des socialistes des Pouilles, publié à Bari. En janvier 1915, il fut appelé à faire son service militaire. Pendant la Première Guerre mondiale, il se rallia à la majorité du Parti socialiste italien (PSI), qui était opposée à la guerre. Il distribua l’appel de Zimmerwald au sein de l’armée. Cette activité antimilitariste lui valut un procès, mais les charges retenues contre lui furent insuffisantes et il fut envoyé dans une « compagnie disciplinaire ». Revenu à Vicenza à la fin de la guerre, avec le grade d’officier et pensionné à 80%, il reprit son activité politique au sein du PSI. Il commença à écrire pour son journal local, Il Visentin. Dans le PSI, il adhéra au courant dit « maximaliste » de Serrati, favorable à la révolution d’Octobre et disposé à adhérer à la IIIe Internationale, mais opposé à une rupture avec le courant réformiste dirigé par Turati.

En 1920, Pietro Tresso fut élu au conseil municipal de Magré et au conseil provincial de Vicenza, lors d’une élection qui marqua une forte avancée du PSI S’éloignant de Serrati, il participa à la création de la fraction communiste de Vicenza, qui l’envoya comme délégué au congrès national du PSI Le congrès de Livourne, en janvier 1921, marqua la fracture du socialisme italien. Bien que minoritaire, le courant communiste, dirigé par Amadeo Bordiga, quitta le PSI et constitua le Parti communiste d’Italie. Rentré à Vicenza, Tresso fut nommé directeur du nouveau journal du parti, La Lotta communista. La fraction communiste devenant majoritaire dans la CGL de Vicenza, il fut envoyé à Milan où il commença à collaborer à la rédaction du journal syndical Il Sindicato rosso, l’organe italien de l’Internationale syndicale rouge (ISR).

En 1922, Mussolini prit le pouvoir. Dans une situation de guerre civile latente, les affrontements se multipliaient entre les militants ouvriers et les « chemises noires ». Tombé dans une embuscade, Pietro Tresso fut durement battu par une bande fasciste dans une rue de Milan. Pendant cette année cruciale, il se rendit à plusieurs reprises à Berlin pour coordonner le travail de l’ISR. Il participa, à Moscou, au IVe congrès du Komintern et au IIe congrès de l’ISR, au cours duquel il intervint pour défendre la thèse du rôle dirigeant du Parti communiste à l’égard des syndicats. Avant de rentrer en Italie, à la fin de 1923, il fit une nouvelle étape de quelques semaines à Berlin, où il connut Debora Seidenfeld, « Barbara », qui devint la compagne de sa vie.

En Italie, Pietro Tresso fut incorporé à la direction du travail syndical du PCI. C’est à partir de cette période qu’il noua une relation étroite d’amitié et de collaboration avec Antonio Gramsci, qui était devenu le principal dirigeant du parti. Tresso contribua à la « bolchévisation » du PCI, qui se traduisit essentiellement par la marginalisation de Bordiga au sein du groupe dirigeant, en dépit de son influence encore majoritaire dans le parti. Frappé par la dure répression du régime fasciste, le mouvement ouvrier connut des difficultés croissantes. Tresso fut arrêté à deux reprises à Milan, en mai 1924 et en juillet 1925, lors de la dispersion de réunions syndicales. Peu après, le droit de grève fut supprimé et les syndicats non-fascistes mis hors la loi. Pendant cette période, alors que Bordiga s’était ouvertement opposé au nouveau cours de l’URSS et que Gramsci avait écrit au Comité central du PCUS pour manifester son inquiétude à l’égard des méthodes adoptées dans la lutte contre l’Opposition de gauche, Tresso semblait totalement absorbé par les problèmes italiens.

En janvier 1926, lors du congrès de Lyon du PCI qui marqua la défaite de Bordiga et consacra la domination politique de Gramsci, Pietro Tresso fut élu au Comité central. Favorable à une réorganisation globale du travail politique à partir de cellules de base clandestines, il s’installa à Rome, avec la tâche de diriger le bureau pour le travail illégal. C’est alors qu’il prit le pseudonyme de « Blasco » sous lequel il fut connu par la suite. Après la vague d’arrestations qui, en réponse à l’attentat contre Mussolini, avait durement affaibli la direction du PCI, Tresso fut coopté au Bureau politique du parti et en devint le principal organisateur. Le séjour dans la capitale étant devenu de plus en plus dangereux, Blasco s’installa à Sturla, dans la banlieue de Gênes, d’où il pouvait maintenir une liaison régulière avec Alfonso Leonetti, qui avait installé à Recco la rédaction clandestine de l’Unita, le quotidien du PCI. En février 1927, dans la plus stricte illégalité, il organisa à Milan une conférence nationale de la CGIL, qui venait d’être dissoute par Mussolini. A la fin de l’année, il dut quitter l’Italie pour échapper à l’OVRA, la police fasciste. Il rejoignit alors le centre du parti dans l’émigration à Paris.

A Moscou, en 1928, où il participa au VIe congrès de l’Internationale communiste, Pietro Tresso ne manifesta aucune perplexité au sujet du tournant de la « troisième période », qui prévoyait une nouvelle vague révolutionnaire en Europe et qualifiait la social-démocratie d’« ennemi principal ». Cela se traduisait, pour le PCI, par l’envoi massif de cadres en Italie afin de reconstituer l’organisation clandestine en vue d’une reprise imminente des luttes sur une vaste échelle. Tresso considérait comme aventuriste et suicidaire une telle politique. Cependant, il ne remit pas en cause la stratégie générale du Komintern.

Pietro Tresso vécut bientôt à Paris l’une des crises les plus profondes de l’histoire du PCI. Les divergences sur l’appréciation de la situation en Italie éclatèrent à propos de l’« affaire Tasca » qui venait d’être expulsé à cause de son appui à N. Boukharine. Togliatti, lui aussi lié à la « droite » boukharinienne jusqu’au VIe congrès du Komintern, s’était rallié à la dernière minute à la majorité stalinienne du PCUS. Pendant la réunion du Bureau politique du PCI qui devait sanctionner l’expulsion de Tasca, Tresso, appuyé par Alfonso Leonetti et Paolo Ravazzoli, intervint pour critiquer l’orientation générale du parti et soulever des réserves à l’égard de l’attitude de Togliatti.

Ces divergences s’approfondirent fin 1929, lorsque Togliatti et L. Longo proposèrent l’envoi en Italie d’un certain nombre de dirigeants du parti afin de reconstituer un centre à l’intérieur du pays. Tresso, Leonetti et Ravazzoli, désormais appelés les « trois », reconnaissaient la nécessité de renforcer le travail clandestin en Italie, mais s’opposèrent aux méthodes et aux rythmes proposés par Togliatti. Le débat sur le « tournant » italien fut tranché, en mars 1930, par le Comité central qui, suivant les indications de Moscou, approuva la ligne proposée par Togliatti et Longo, exclut Ignazio Silone et Ravazzoli du CC, rétrograda Leonetti et exclut Tresso du BP.

Écartés de la direction du PCI, les « trois » prirent contact avec l’opposition trotskyste en France. Ils avaient été frappés par les articles de Trotsky parus dans la Vérité, qui semblaient apporter une explication plus globale aux critiques qu’ils adressaient au « tournant » du PCI. La prise de contact fut favorisée par Alfred Rosmer, qu’ils avaient connu à Moscou, où il s’était lié d’amitié avec Gramsci. Dans l’impossibilité d’exprimer leur point de vue dans la presse de leur parti, ils développèrent leurs analyses dans les pages de La Vérité. En même temps, ils entamèrent une riche correspondance avec Trotsky. La collaboration avec les trotskystes entraîna aussitôt l’expulsion des « trois » du PCI. Entourés par un petit noyau de militants, ils créèrent la Nouvelle opposition italienne (NOI), qui partageait l’orientation générale de Trotsky. Resté sans ressources, après avoir perdu son poste de « révolutionnaire professionnel » dans l’appareil du PCI, Tresso reprit son ancien métier de tailleur.

Entre avril 1931 et mai 1933, Blasco contribua à la publication de l’organe de la NOI, le Bollettino dell’opposizione comunista italiana. En même temps, il participa à l’activité du mouvement trotskyste en France. En janvier 1931, il fut élu au Comité exécutif de la Ligue communiste et son activité dans le mouvement ouvrier français l’éloigna de plus en plus de la NOI. En novembre 1932, Pietro Tresso se rendit avec d’autres militants trotskystes à Copenhague, où il put rencontrer Trotsky qui avait été invité dans la capitale danoise pour tenir une conférence à l’occasion du quinzième anniversaire de la révolution russe. L’année suivante, après la prise du pouvoir par les nazis en Allemagne, l’Opposition de gauche internationale tint une conférence à Paris, en février 1933, qui élut Tresso au Comité exécutif international.

Très proche de Pierre Naville au sein de la Ligue communiste, Pietro Tresso s’opposa au tournant « entriste » dans la SFIO que Trotsky suggéra à partir de septembre 1934. S’éloignant de la Ligue communiste, Tresso et Naville constituèrent un petit Groupe communiste internationaliste (GCI), qui finit par rejoindre également le Parti socialiste. Pendant cette période « entriste », Blasco milita dans les cercles exilés du PSI. Il collabora à la revue italienne Quaderni di critica proletaria. Il fut élu au conseil général du PSI en tant que représentant du courant « bolchevik-léniniste ». En 1936, après sa « sortie » du PSI, Tresso reprit son activité de dirigeant du mouvement pour la IVe Internationale dans les rangs du Parti ouvrier internationaliste (POI), la nouvelle organisation des trotskystes français. En 1937, Pietro Tresso évoqua dans les pages de la Lutte ouvrière, l’hebdomadaire du POI la figure d’Antonio Gramsci, qui venait de mourir au bout de onze ans de déportation et de prison. Son portrait du dirigeant communiste et de l’intellectuel marxiste italien n’avait rien d’hagiographique. Il n’hésitait pas à affirmer que Gramsci s’était aussi trompé sur des questions importantes (tout d’abord sur la « bolchévisation » du parti et dans les méthodes adoptées pour écarter Bordiga de la direction, une critique qui, sous la plume de Blasco, apparaissait aussi comme une autocritique). « Nous ne savons pas quelle a été l’évolution de Gramsci au cours des onze années de prison, écrivait-il, mais nous pouvons affirmer ceci : toute l’activité de Gramsci, toute sa conception du développement du Parti et du mouvement ouvrier s’oppose de façon absolue au stalinisme, à ses crapuleries politiques, à ses falsifications éhontées... » (la Lutte ouvrière, 14 mai 1937). Il ne se trompait pas : depuis les années soixante, une large littérature historique a mis en lumière l’opposition de Gramsci au stalinisme et à la direction du PCI pendant ses années de prison.

En septembre 1938, Blasco participa, sous le pseudonyme de Julien, au congrès de fondation de la IVe Internationale, qui se tint clandestinement à Périgny (voir Alfred Rosmer). Le congrès confirma l’appartenance de Tresso au Comité exécutif du mouvement. Blasco s’opposa en 1939, au sein du POI, à l’entrée dans le Parti socialiste ouvrier et paysan (PSOP) de Marceau Pivert, préconisée par Trotsky. Après la défaite française en juin 1940, Blasco et Barbara demeurèrent à Paris, sous l’occupation nazie. En 1941, ils purent échapper de justesse à une perquisition de la Gestapo, qui venait de découvrir leur domicile secret.

Traqué, Pietro Tresso se rendit avec Louis Rigaudias en juillet à Marseille, où Barbara le rejoignit en fin d’année. Parvenant, grâce à l’aide du Comité américain de secours (CAS) — dont Tresso devint le consultant pour l’émigration italienne — à s’embarquer le 5 janvier 1942 à destination de Cuba, Rigaudias avait vainement tenté de convaincre Tresso de se rendre aux États-Unis. Celui-ci, âgé de près de cinquante ans, répugnait à envisager une nouvelle émigration dans un pays dont il ignorait la langue. Il finit, cependant, par s’y résoudre un peu plus tard et le CAS lui procura les papiers nécessaires au départ. Il ne manquait plus que le passeport et les visas de Barbara lorsque le 2 juin 1942 Tresso et sa compagne furent arrêtés par la police française avec les principaux militants trotskystes de Lyon et de Marseille, dont Albert Demazière et Jean Reboul. La police avait intercepté la correspondance entre le Secrétariat international de la IVe Internationale siégeant à New York et les trotskystes français. Tresso fut maltraité sous les yeux de sa compagne. Traduit le 30 septembre, avec ses camarades, devant la section spéciale du Tribunal de la XVe division militaire de Marseille, sous le curieux chef d’inculpation « d’activités communistes relevant directement ou indirectement de la IIIe Internationale », assisté par Gaston Defferre, Tresso fut condamné à dix ans de travaux forcés.

Transféré début octobre à la prison militaire de Lodève (Hérault) avec Reboul et Demazière, Pietro Tresso y retrouva un autre trotskyste, Maurice Ségal, dit Salini qui se trouvait dans un état d’épuisement physique et moral inquiétant, par suite de la sévère quarantaine qu’il subissait de la part du collectif communiste. Tresso écrivit en novembre 1942 à sa belle-sœur Gabriella Maier, résidant en Suisse : « Le point noir pour nous ici, ce sont nos rapports avec les staliniens. Pour ces messieurs, nous sommes naturellement une bande de vipères lubriques et tout le tralala que vous connaissez... leur haine contre nous est sans bornes. »

Cet état de tension subsista à la prison du Puy-en-Velay (Haute-Loire) où furent acheminés les détenus politiques, le 18 décembre 1942 et où arriva, en même temps, en provenance de la prison de Nontron (Dordogne), le trotskyste lyonnais Abram Sadek qui partagea désormais la cellule de Pietro Tresso. Dans ses dernières lettres des 11 et 18 septembre 1943 à sa compagne, celui-ci fit encore état des calomnies proférées à l’encontre des trotskystes, reprenant les thèmes des procès de Moscou, assorties de menaces de liquidation. Ces propos tenus par le principal organisateur de l’évasion collective des 79 prisonniers politiques de la prison du Puy, dans la nuit du 1er au 2 octobre 1943, étaient inquiétants quant au sort futur réservé aux trotskystes. La majorité des évadés furent conduits au maquis « Wodli » créé par le PCF, localisé au lieu-dit Raffy de la commune de Queyrière (Haute-Loire), proche d’Yssingeaux. Les trotskystes y furent placés sous une étroite surveillance. Des personnes qui ne pouvaient ignorer les faits refusèrent de répondre, ou formulèrent des hypothèses contradictoires, inexactes au sujet de la disparition de Pietro Tresso. Il ressort des recherches récentes que Tresso, Jean Reboul, Abram Sadek et Maurice Segal furent exécutés fin octobre 1943, peut-être le 26 ou le 27 à Queyrière (Haute-Loire), sur ordre des responsables du maquis, appliquant les consignes « venues d’en haut ». Pierre Broué et Raymond Vacheron évoquèrent la responsabilité de Giovanni Sosso commandant du maquis FTP.

Source : Maitron

Pietro Tresso et la naissance du trotskisme italien

Le 27 octobre 1943, le camarade Pietro Tresso, dit "Blasco", fondateur et leader du Parti communiste d’Italie et ami de Gramsci, est assassiné, expulsé pour "trotskysme" par le parti en 1930 par la volonté de Togliatti, fondateur de la Quatrième Internationale, assassiné en France par les staliniens pendant la Résistance. Ce texte retrace le tournant qui s’est produit en 1930 au sein du PCd’I, en relation avec les changements profonds qui ont affecté la politique de l’Internationale communiste à la fin des années 1920, et qui ont conduit à l’expulsion de Tresso, Leonetti et Ravazzoli. des rangs du parti et la naissance du trotskisme italien.

Au printemps-été 1930, la crise la plus profonde à laquelle le jeune Parti Communiste d’Italie (né en 1921) a été confronté au cours de ses premières années de vie troublée prend fin, et l’un des moments les plus difficiles de toute la vie de ce qui va devenu ensuite, au cours des années trente, et plus encore depuis la Seconde Guerre mondiale, un parti qui n’avait plus de points communs avec celui fondé par Bordiga et Gramsci à Livourne en 1921.

1930 est l’année de ce qui sera plus tard défini, par les historiens et les militants, « le tournant du PCd’I ». Un chapitre central de l’histoire de ce parti, mais qui restera longtemps obscur et incompris, obstinément écarté et coupablement déformé. Qu’il suffise de dire que jusqu’au milieu des années soixante-dix il n’y avait pas d’ouvrages historiographiques qui en parlaient, et jusqu’au milieu de la décennie précédente les termes de la question n’étaient pas encore clairs dans leur essence pour l’écrasante majorité des militants du PCI. et d’autres partis ouvriers (sauf, précisément, à ceux qui en ont fait l’expérience).

Le soi-disant tournant, et la crise profonde qui s’ensuit, représente pour le PCdI à la fois un point d’arrivée et un point de départ. Dans ce Comité central brumeux et dramatique de mars 1930 à Liège, s’achève la vie de la section italienne de la Troisième Internationale bolchevique, de l’Internationale de Lénine et Trotsky ; et la vie d’un parti a commencé dont la ligne était, de ce moment à la fin, coïncidant avec la ligne de Staline, dont les choix et les volontés seront liés aux destins personnels des dirigeants eux-mêmes, ainsi que, d’ailleurs, de la base. Un parti qui, avec les enseignements de Lénine et l’école de la Révolution russe, avait jeté par-dessus bord sa propre expérience particulière de lutte et de témoignage, ses propres caractéristiques et prérogatives.

Mais il n’y a pas que le parti italien qui a changé de peau et de piste. A la même époque, ce sont tous les partis communistes, toute l’Internationale qui ont radicalement changé son essence et ses perspectives. Quel a donc été le « tournant » ? En quoi s’est-il matérialisé ? Quelles étaient ses hypothèses et motivations ?

En 1928 eut lieu le sixième congrès de la IIIe Internationale. Quatre ans après le cinquième, dans un contexte et un climat bien différents du précédent, le sixième congrès est celui qui, selon les mots de Trotsky, inaugure « la troisième période des erreurs de l’Internationale communiste ».

Après la mort de Lénine, avec l’aggravation des conditions d’isolement de la Russie soviétique et le « gel » définitif de la révolution en Europe occidentale et dans le reste du monde - et avec la reprise contextuelle de ce capitalisme qui jusqu’à quelques années auparavant était considérée sur le point de succomber à l’avancée rouge - l’Internationale Communiste (IC) a commencé à reculer et à s’installer sur des positions de plus en plus défensives non seulement par rapport aux relations de pouvoir modifiées, mais aussi par rapport à la nouvelle configuration générale du système social et politique. L’ordre du mouvement ouvrier qui en a résulté a été redéfini. La tactique et la stratégie de l’Internationale commencent à osciller dangereusement dès les premiers épisodes importants de ces difficultés (Allemagne 1923), mais, contrairement à la période précédente, elles en viennent à s’écarter de plus en plus des principes sur lesquels l’IC a été fondée.

Contrainte dans les redoutes de plus en plus asphyxiées de la Russie soviétique, la révolution prolétarienne subit une involution dont les aspects objectifs et les répercussions sont de plus en plus souvent et de plus en plus sans équivoque la contrepartie d’approches et de choix subjectifs erronés. Si le côté subjectif est toujours dialectiquement sensible à l’objectif, et déterminé par lui, dans le cas de l’IC à partir du milieu des années 1920 l’impact négatif assumé dans ce contexte par l’action consciente des dirigeants (Staline, Zinoviev, Kamenev, Boukharine ) acquiert un poids spécifique de plus en plus important.

A partir de 1927, le Parti communiste russe, aux mains de Staline et de Boukharine, fit un pas en avant substantiel dans la direction de cette involution : après des années de lutte interne acharnée, pour la première fois ceux qui, jusqu’à peu de temps auparavant, avaient été les principaux dirigeants : Zinoviev, Trotsky, etc. C’est un point de non-retour. C’est le passage à la dégénérescence, qui à partir de ce moment (certainement pas le premier signe du changement de situation) verra le CI et ses partis sombrer un à un dans les cercles infernaux qui conduiront d’erreurs en horreurs, de trahisons en crimes. .

Le sixième congrès est celui qui inaugure la « période » à partir de laquelle la dégénérescence ne s’arrêtera ni n’aura de limites. Les fluctuations de l’IC avaient conduit en 1926-1927 à des capitulations opportunistes et à des collaborations de classe (comité anglo-russe, Chine), avec des effets désastreux sur le mouvement communiste. En 1928, il est décidé de virer « à gauche », de changer d’orientation à 180 degrés : cela met fin non seulement à la collaboration avec la bourgeoisie (jusqu’à un certain point), mais aussi avec les partis socialistes et sociaux-démocrates ; le front unique des organisations de classe est définitivement abandonné ; l’équivalence « de facto » entre social-démocratie et fascisme (« socialfascisme ») est théorisée. Tous ces choix reposent sur une base précise d’analyse et de perspective politique : aggravation de la situation de l’économie capitaliste mondiale, radicalisation des masses, imminence de la révolution et prise du pouvoir par la classe ouvrière en Europe (dont une guerre tout aussi imminente, avec l’agression impérialiste contre l’URSS l’aurait rendu non seulement nécessaire, mais non reportable). Même ces analyses - autant que l’orientation politique qui s’ensuivit - étaient en totale contradiction avec les analyses de 1926-27, qui voyaient l’économie capitaliste dans une phase de stabilisation et de consolidation.

Le VIe Congrès (juillet-septembre 1928) et le 10e plénum du Comité exécutif du CI (juillet 1929) sanctionneront cette nouvelle analyse et cette nouvelle ligne politique.
Non seulement ils le sanctionneront, mais ils l’étoufferont. En ce sens que dans l’Internationale de Staline, contrairement à l’Internationale de Lénine, les dissensions, les divergences d’opinion et la possibilité de critique ne sont plus autorisées. La seule dissidence autorisée est la dissidence personnelle envers soi-même : l’exercice des autocritiques humiliantes des militants individuels devient une pratique formelle fréquente. Les partis doivent s’adapter à la ligne de l’Internationale, et l’Internationale doit se conformer à la ligne de Staline. Et que cette ligne est appliquée sans réserve et inconditionnellement, indépendamment de toute autre analyse et croyance, ou même contre elle.

Et c’est précisément le cas du parti italien. Togliatti et la plupart du groupe dirigeant qui dirige le parti (après la vague d’arrestations qui fin 1926 priva le PCd’I de Terracini, Gramsci et de nombreux autres dirigeants) étaient d’abord sceptiques quant à l’analyse et aux nouveaux slogans. qui émergea au VIe congrès de 1928. Il apparaît même que, dans les limites qu’ils avaient dans un domaine déjà largement compromis en termes de démocratie et de liberté intérieure comme celui de ce congrès, les dirigeants italiens (et Togliatti in primis !) tentèrent introduire des éléments de problématisation et de distinction par rapport à la nouvelle ligne, se référant principalement à l’élaboration et à la politique passée, qui avaient été dans les années précédant immédiatement celle qui avait caractérisé l’Internationale dirigée par le bloc Staline-Boukharine (1926-1928) . En effet, dans l’ombre de Boukharine, Togliatti gérait la ligne suite au congrès de Lyon et les relations entre le parti italien et Moscou, à l’époque où il se trouvait à le diriger et à le représenter personnellement au CI.

Mais avec le tournant de 1928, on l’a vu, la situation change, et sous le marteau de Staline d’abord tous les dirigeants du parti russe, puis les dirigeants du CI et les dirigeants nationaux (ceux, évidemment, qui n’avaient pas encore expulsion encourue, comme Trotsky). Togliatti, une marionnette en étain, se plie également. Précisément entre l’été 1928 et celui de 1929 (la période entre le sixième congrès et le dixième plénum), sans trop de tribulations, il se débarrasse des perplexités et des divergences qu’il avait timidement manifestées, et accepte pleinement le nouveau cap.

Ce n’est pas sur la base d’une conviction et d’une adhésion rationnelle que Togliatti accepte le changement, mais sur la base d’une adaptation passive à la ligne gagnante, à laquelle il sacrifiera autonomie de jugement, pratique et alliances internes. Togliatti « reste » avec Boukharine quand Boukharine gagne (en alliance avec Staline), et « reste » avec Staline quand Boukharine perd (contre Staline). Trotsky dira : « Ercoli s’est empressé de montrer que la vérité lui est chère, mais que Molotov lui est encore plus cher » [1].

Mais l’opportunisme fondamental de Togliatti, qui inspire tout son parcours politique et qui en donne la meilleure preuve à ce stade, devra composer avec la résistance au sein du parti italien. Et avec qui, dans le parti italien, s’opposera complètement à la "troisième période d’erreurs", bien qu’au début de manière inconsciente, partielle et déformée.

Mais si les précédents tournants et zigzags du CI et de ses partis avaient été le reflet d’erreurs, et que la lutte contre elles était encore permise dans une certaine mesure, à partir du plénum X tout cela vient avoir un poids et une qualité qualitativement différents physionomie, "produit d’une crise internationale de toutes les sections de l’IC, due à l’émergence de l’imposition de la politique stalinienne au Komintern, un fait qui a trouvé un instrument valable dans l’étouffement d’abord, et dans la tentative d’anéantissement ensuite, de tout semblant de démocratie interne "[2].

Avec le VIe Congrès de l’Internationale Communiste (IC) en 1928 et, de manière plus organique et définie, avec le Xe plénum du Comité exécutif de l’IC en 1929, le mouvement communiste mondial consacre un « tournant » vers un nouveau ligne politique. La nouvelle politique était centrée sur l’évaluation de l’approche d’une situation révolutionnaire en Occident à la suite d’une crise sans précédent du capitalisme. Cette crise (nous sommes dans la période de l’effondrement de Wall Street en 1929) a été interprétée par les dirigeants de l’Internationale, désormais entièrement aux mains de la fraction stalinienne, comme la crise décisive du régime capitaliste, qui a créé les conditions objectives de une phase "révolutionnaire aiguë" (au sens de l’IC) dans laquelle les partis communistes devraient se préparer à conquérir les positions qui leur permettraient de mener la classe ouvrière à la victoire sur la bourgeoisie et à prendre le pouvoir. Cette analyse a été formulée, sans différenciation, pour tous les pays capitalistes avancés. Aucune particularité des différentes situations nationales n’a été prise en considération (crise de la République de Weimar en Allemagne, fascisme en Italie, extrême faiblesse des communistes en Grande-Bretagne, etc.), et toutes les conditions de départ ont été ramenées à une « synthèse » du moins forcé, ce qui excluait d’emblée même la possibilité d’un développement différencié des prétendues situations révolutionnaires.

A partir de cette analyse, sur le terrain pratique, le "tournant" s’est matérialisé par l’imposition aux différents partis de l’Internationale de mesures d’organisation destinées (en théorie) à renforcer et intensifier l’activité et le travail des partis eux-mêmes, précisément en vue de la maturation des situations révolutionnaires et pré-insurrectionnelles, jugées « immédiates ».

Pour le Parti communiste d’Italie, le "tournant" de la "troisième période" signifiait non seulement l’abandon de l’approche politique prise par le congrès de Lyon, mais l’adoption d’une ligne qui révoquait même les aspects analytiques et pratiques de l’action achevé, sous la direction de Togliatti lui-même, jusqu’à quelques mois plus tôt.

Le tournant de la section italienne de l’Internationale, en effet, s’est réalisé dans un laps de temps très court, entre 1929 et 1930, et s’est substantiellement matérialisé par la décision de retransférer en Italie l’appareil et la majeure partie des organes directeurs de le parti, contraint à l’exil à Paris par les lois d’exception du fascisme et la répression du régime (répression qui a déjà vu, en 1929, des milliers et des milliers de communistes pourrir dans les prisons fascistes, et parmi eux des dirigeants de haut niveau comme Gramsci, Terracini, Scoccimarro). Le transfert du centre dirigeant vers l’Italie était considéré comme une mesure nécessaire et incontournable, liée à la nouvelle perspective politique à laquelle se préparait l’Internationale stalinisée, perspective - rappelons-le - selon laquelle une crise du capitalisme imminente plus grande que celle de la période 1917-1920. , qui aurait conduit les partis communistes à un affrontement frontal et sans médiation avec la bourgeoisie, mettant ainsi la question du pouvoir à l’ordre du jour.

C’est précisément cette implication organisationnelle, mais qui a rapidement pris une épaisseur politique, qui, au sein de l’organe suprême de direction politique du parti italien, le Bureau politique, a fait apparaître une rupture verticale insurmontable entre la direction stalinienne de Togliatti d’une part ( avec Grieco, Longo, Secchia et Camilla Ravera), et Tresso, Leonetti et Ravazzoli d’autre part. Les « trois », comme on les appellera plus tard, différaient du reste de l’UP parce qu’ils ne considéraient pas comme fondée la vision de la rupture révolutionnaire naissante, même s’ils tenaient les masses sur la voie de la radicalisation. De là leur opposition claire à la manière de réintroduire les instances dirigeantes et l’appareil du parti en Italie (« projet Gallo »), modalités qu’ils jugeaient aventuristes (cela aurait exposé le parti à une décapitation rapide et inévitable d’une partie de fascisme, ce qui arrivait alors régulièrement, quelques semaines après son retour) et erronée du point de vue méthodologique, car elle impliquait la contribution exclusive du centre du parti au travail de base, selon une hypothèse « de substitution » qui minait et empêchait la renforcement de la base déjà implantée en Italie par une intervention volontaire de gestion sur place par les organes de gestion.

Cependant, ce qui ressort rapidement de cette approche différente, c’est la nature politique du tournant, que sa traduction organisationnelle n’a que partiellement révélée. L’arrière-plan du tournant était en fait une orientation politique qui, en « armant » les partis (formellement, l’Internationale) en vue de la bataille finale pour la prise du pouvoir (à partir d’une analyse « catastrophique » de la situation complètement correspondant à la réalité, comme on le faisait déjà remarquer dans bien des milieux), l’a désarmé non seulement de la stratégie léniniste de conquête de la majorité du prolétariat, mais de tout l’arsenal tactique que l’Internationale avait élaboré dans ses quatre premiers congrès et qu’elle a été le directeur du développement à la fois des partis communistes et de leurs relations avec la classe et le prolétariat dans son ensemble, à travers les différentes phases qui ont vu à la fois l’avancée et le recul de la vague révolutionnaire qui a suivi la Révolution russe.

De ce point de vue, Tresso, Leonetti et Ravazzoli, partant d’une diversification qui au départ (1929) concernait exclusivement l’analyse de la situation italienne et la différence de jugement sur l’évolution de la ligne PCd’I avant et après le VI congrès du Komintern, ils sont venus élargir la critique, en fait, à toute la stratégie que le tournant a mis en place, et à tracer à travers cette critique la véritable substance du contraste entre la politique de Staline et celle de ceux qui à ce moment-là représentait l’alternative la plus énergique à la dégénérescence de l’Internationale, c’est-à-dire l’opposition trotskyste.

Il a été observé par beaucoup de gens que les raisons et les arguments de l’opposition des trois au tournant n’étaient en aucun cas clairs et cohérents. Si cela s’avère vrai, c’est dans la mesure où l’opposition des trois était conditionnée avant tout par le contexte national dans lequel s’est déroulé le tournant (Italie fasciste et PC des exilés et dépourvus d’un centre de gestion vraiment homogène), ce qui ne reflétait que partiellement la véritable portée internationale de la confrontation qui s’était ouverte depuis longtemps dans le parti russe et qui impliquait désormais toutes les parties.

Les limites de l’action des trois consistaient dans le fait qu’au départ ils ne s’opposaient pas à l’IC et à Staline, mais seulement à la majorité italienne (majorité de l’UP et du CC) et notamment Togliatti, à qui ils dénonçaient des accusations d’opportunisme pour s’étant rapidement converti au virage à gauche alors que pendant toute une phase il avait été partisan d’une ligne « modérée », la même ligne qui était désormais condamnée par l’Internationale. Les trois se sont donc posés en opposants à l’opportunisme de Togliatti au nom et sur la base d’un « virage à gauche » incompris de l’Internationale, qu’ils ont interprété comme un retour aux positions bolcheviques du début des années 1920, au moins jusqu’au 5e congrès de l’IC. « Tresso approuva avec enthousiasme le nouveau cours de l’Internationale et la lutte qu’elle mena contre les courants de « droite » présents dans les différents partis communistes ; cependant, il jugea nécessaire de précéder la nouvelle orientation par un profond processus d’autocritique qui mettrait en lumière les erreurs commises par toute la direction du PCI influencée par Tasca à partir de 1927 "[3].

Le processus d’autocritique de Togliatti et de la direction italienne n’existait pas et n’aurait pas pu exister, évidemment. De même, d’autre part, les caractéristiques que prenait le tournant montraient peu à peu qu’il ne s’agissait certainement pas d’une régénération « léniniste » de l’Internationale. Au contraire. Mais lorsque l’opposition des trois s’installe, « dans le tableau déformant de cette situation (c’est-à-dire la situation d’étouffement de l’Internationale par les méthodes bureaucratico-terroristes de Staline et de ses fidèles, ndlr.) [..] les opposants aux le tournant ne sont même pas touchés par le doute que la ligne des dirigeants de l’Internationale peut et doit être remise en cause afin d’assurer cohérence et profondeur dans la lutte contre ce qu’ils considèrent comme une grave involution politique du PCd’I » [4 ].

Ce qui a fait mûrir les positions des trois et élargir leur angle de vue, ce sont les travaux et les écrits de Trotsky contre le tournant stalinien de 1929. D’où leur décision concomitante, une fois établie l’impossibilité de « redresser » le parti, de prendre contact avec l’Opposition de gauche internationale et avec Trotsky lui-même, expulsé du parti et retiré de l’Union soviétique. Dès la première approche, toute une série de points de tangence et une grande communauté de présupposés émergeront chez les opposants italiens, comme en témoignent la première lettre des trois à Trotsky et sa réponse.

L’expulsion des trois du parti, intervenue avant même qu’ils n’aient pu mettre en œuvre une quelconque tentative de lutte contre la majorité de Togliatti, marque l’acte de naissance officiel du mouvement trotskyste italien, au moins dans le sens de la présence d’un groupe organisé de camarades, en fait très peu, qui se référeront dès le début des années 30 à la figure du grand révolutionnaire russe et rejoindront la bataille internationale qu’il menait alors pour régénérer l’IC et la sauver de la dégénérescence stalinienne.

[1] L. Trotsky, Écrits 1929-1936, Milan, 1968, p. 341

[2] Giancarlo De Regis, La « svolta » del Komintern e il comunismo italiano, Rome, 1978, p. 83

[3] Eros Francescangeli, L’enclume et le marteau, p. 45. Voir aussi : Paolo Casciola, Giorgio Sermasi, Vita di Blasco

[4] Michele Salerno, L’opposizione nel PCd’I alla svolta del 1930

Source : https://www.pclavoratori.it/files/index.php?obj=NEWS&oid=6756

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