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La première déclaration ouverte d’opposition de vieux dirigeants bolcheviks au stalinisme en 1923

vendredi 17 février 2023, par Robert Paris

« A cette date, un autre événement s’est produit, auquel il n’est pas possible d’imaginer que Trotsky ait pu être étranger : la naissance de ce qu’il appellera plus tard « l’Opposition de 1923 » et qu’il faut sans doute considérer comme une initiative des premiers de ceux à qui il fait connaître « le véritable état de choses ». C’est en effet le 15 octobre que quarante-six vieux-bolcheviks ont remis au bureau politique une déclaration commune qui critique sévèrement la politique économique et plus encore le régime du parti. Signée de deux anciens secrétaires du parti – Préobrajensky et Sérébriakov –, de vieux camarades d’idées de Trotsky comme eux – I.N. Smirnov, Mouralov, Piatakov – et d’anciens décistes – Sapronov, V.M. Smirnov, V.V. Kossior –, elle met en garde contre ce qu’elle appelle l’absence de direction économique et le risque d’une sérieuse crise économique. »

Pierre Broué, dans "Trotsky".

LA DÉCLARATION DES ’46

Au Bureau Politique du Comité Central du Parti Communiste de Russie

(Déclaration des 46)

15 octobre 1923

L’extrême gravité de la situation nous oblige (dans l’intérêt de notre parti, dans l’intérêt de la classe ouvrière) à vous dire ouvertement que la continuation de la politique de la majorité du Bureau Politique menace tout le parti de troubles graves. La crise économique et financière qui a débuté à la fin de juillet cette année avec ses conséquences politiques y compris au sein du parti a révélé de manière impitoyable les insuffisances de la direction du parti dans le domaine économique mais aussi et surtout dans celui des relations à l’intérieur du parti. L’étourderie, le manque de réflexion, le manque de méthode dans la décision du Comité Central - qui n’arrive pas à joindre les deux bouts dans le domaine de l’économie - ont conduit à ce qu’en présence d’incontestables progrès majeurs dans l’industrie, l’agriculture, les finances et les transports - progrès obtenus spontanément par l’économie du pays, non pas grâce, mais en dépit d’une direction défaillante ou plutôt en l’absence de toute direction - nous nous trouvions devant la perspective non seulement de l’arrêt de ces progrès, mais même devant une grave crise économique générale. Nous sommes confrontés à l’imminence d’un effondrement du tchervonets, spontanément devenu une devise de base avant la liquidation du déficit budgétaire, à une crise du crédit dans laquelle la Banque d’État ne peut pas sans risque de chocs sévères financer non seulement l’industrie et le commerce des biens industriels, mais aussi l’achat de céréales pour l’exportation, à l’arrêt de la commercialisation de produits manufacturés en raison de prix élevés qui sont expliquées d’une part par l’absence totale de direction planifiée de l’industrie, d’autre part par la mauvaise politique de crédit, à l’impossibilité de réaliser le programme d’exportations de céréales car il est impossible d’acheter des céréales, à des prix très bas pour les produits alimentaires qui ruinent la paysannerie et menacent d’une contraction de la production agricole, à des interruptions dans le paiement des salaires qui provoquent le mécontentement naturel des travailleurs, à un chaos budgétaire qui provoque à son tour le chaos dans l’appareil d’État - les techniques révolutionnaires de compression à fin de réduction du budget et de nouvelles compressions secrètes lors de sa réalisation se transforment de mesures transitoires en phénomènes constants qui perturbent l’appareil d’Etat et, du fait de l’absence de plan, le perturbent de façon aléatoire, spontanée. Ce sont là quelques-uns des éléments de la crise qui a déjà commencé dans le crédit et la finance. Si des mesures importantes,réfléchies, systématiques et énergiques ne sont pas prises immédiatement, si le manque actuel de direction se poursuit, nous serons confrontés à la possibilité d’un choc économique exceptionnellement sévère, inévitablement lié à des complications politiques intérieures et à l’extérieur à la paralysie totale de notre activité et de notre capacité d’agir. Tout le monde comprendra que nous avons besoin plus que jamais de cette dernière - d’elle dépend le sort de la révolution mondiale et de la classe ouvrière de tous les pays.

De la même façon, dans le domaine de la vie interne du parti, nous voyons la même défaillance de la direction, paralyser et diviser le parti, ce qui apparaît particulièrement clairement dans la période de crise actuelle. Nous n’attribuons pas cela à l’incapacité politique des dirigeants actuels du parti ; au contraire, quels que soient nos désaccords avec eux dans l’évaluation de la situation et dans le choix des mesures à prendre en vue de la changer, nous considérons que les dirigeants actuels ne peuvent pas ne pas être mis par le parti aux avant-postes de la dictature ouvrière dans toutes les circonstances. Nous l’expliquons par le fait que derrière la forme extérieure de l’unité formelle, nous avons en fait un recrutement et une orientation de l’activité unilatérales et adaptées aux idées et sympathies d’un cercle étroit. La direction du parti étant corrompue par de si étroites considérations, elle cesse dans une grande mesure d’être un collectif vivant, s’autorégulant, et qui capte avec sensibilité la réalité vivante, étant lié par des milliers de fils à cette réalité. Au contraire, nous voyons une division du parti qui progresse de plus en plus, que presque rien ne cache, entre la hiérarchie du secrétariat et les laïcs, entre les fonctionnaires professionnels du parti, choisis par en haut, et le reste de la masse du parti, qui ne participe pas à la vie publique. C’est un fait connu de chaque membre du parti. Les membres du parti qui n’approuvent pas telle ou telle décision du Comité Central ou même d’un Comité Régional, ayant tel ou tel doute, notant telle ou telle erreur, vicissitude ou irrégularité, ont peur d’en parler aux réunions du parti, et surtout ont peur d’en parler entre eux sauf si leur interlocuteur s’avère être une personne absolument fiable, c’est à dire discrète : la libre discussion au sein du parti a pratiquement disparu, l’opinion publique du parti s’est enlisée. Aujourd’hui ce n’est pas le parti, ce ne sont pas ses larges masses qui proposent des candidats et élisent les comités régionaux et le comité central du PCR. Au contraire, la hiérarchie du secrétariat du parti sélectionne de plus en plus la composition des conférences et des congrès, qui sont de plus en plus des réunions administratives de cette hiérarchie. Le régime établi à l’intérieur du parti est absolument intolérable, il tue l’auto-activité du parti, remplaçant celui-ci par un appareil bureaucratique trié sur le volet qui fonctionne sans encombre en temps normal, mais qui fait inévitablement des ratés dans les moments de crise, et qui risque d’être entièrement incapable d’action autonome lorsqu’il se trouvera en présence des graves développements qui menacent. Cette situation s’explique par le fait que, le régime de dictature fractionnelle à l’intérieur du parti qui s’est objectivement formé après le Xe congrès s’est perpétué. Beaucoup d’entre nous ont consciemment décidé de ne pas résister à ce régime. Le tournant de 1921, puis la maladie du camarade Lénine, exigeaient, de l’avis de beaucoup d’entre nous, la dictature au sein du parti comme mesure provisoire. D’autres camarades ont été dès le début sceptiques ou négatifs. Quoi qu’il en soit, au XIIe Congrès du parti, ce régime était devenu obsolète. Il commençait à montrer son revers. Les liens dans le parti faiblissaient. Le parti commençait à s’éteindre.

Dans le parti des mouvements d’opposition extrême, et même clairement malsains, ont commencé à acquérir un caractère anti-parti, car il n’y avait pas de discussion fraternelle à l’intérieur du parti sur les questions les plus brûlantes. Pourtant une telle discussion aurait facilement révélé le caractère malsain de ces tendances à la masse du parti comme à la majorité de leurs partisans. Le résultat a été la formation de groupes illégaux attirant des membres du parti en dehors de celui-ci, et le décrochage entre le parti et la masse des travailleurs. La crise économique en Russie soviétique et la crise de la dictature fractionnelle au sein du parti asséneront des coups sévères à la dictature ouvrière en Russie et au Parti Communiste Russe si la situation ne change pas radicalement dans l’avenir immédiat. Avec un tel fardeau sur les épaules, la dictature du prolétariat en Russie et son hégémon le PCR ne peuvent pas ne pas entrer dans la période des nouveaux chocs mondiaux qui s’annoncent autrement qu’avec la perspective d’un échec sur tous les fronts de la lutte prolétarienne. Bien sûr, ce serait à première vue la chose la plus simple du monde que de résoudre le problème en disant qu’à présent, du fait de la situation dans son ensemble, il n’y a pas lieu et il ne peut y avoir lieu de soulever la question d’un changement d’orientation du parti, de mettre à l’ordre du jour des tâches nouvelles et complexes, etc. Mais il est évident qu’une telle conception reviendrait à fermer officiellement les yeux sur la situation réelle, puisque tout le danger réside dans le fait qu’il n’y a pas de réelle unité de pensée et d’action face à une situation intérieure et extérieure extrêmement complexe. Plus la lutte dans le parti se fait en sourdine et dans le secret, plus elle est féroce. Si nous mettons cette question devant le Comité Central, c’est précisément afin de fournir le moyen le plus rapide et le moins douloureux pour résoudre les contradictions qui déchirent le parti et le mettre sans tarder sur des fondations saines. Nous avons besoin d’une unité réelle dans l’analyse et dans l’action. Les épreuves qui viennent nécessitent une action unie, fraternelle, tout à fait consciente, extrêmement énergique, extrêmement cohérente de tous les membres de notre parti. Le régime fractionnel doit être éliminé, et cela devrait être fait en premier lieu par ses artisans : il doit être remplacé par un régime d’unité fraternelle et de démocratie interne. Afin de réaliser tout ce qui précède et de prendre les mesures nécessaires pour surmonter la crise économique, la crise politique et la crise du parti, nous proposons au CC comme tâche première et urgente de convoquer une réunion des membres du Comité Central avec les cadres les plus importants et actifs, de sorte que la liste des invités comprenne un certain nombre de camarades qui ont des opinions sur la situation différente de l’opinion de la majorité du CC.

Signatures de la Déclaration au Politburo du Comité central du PCR sur la situation intérieure dans le parti du 15 octobre 1923

E. Préobrajensky, B. Breslav, L. Serebriakov

N’étant pas d’accord avec certains points de cette lettre sur les causes de la situation actuelle, considérant que le parti est confronté à des problèmes qui ne peuvent être réglés entièrement par les méthodes utilisées jusqu’à présent, je souscris pleinement à la conclusion finale de cette lettre.

A. Beloborodov

Entièrement d’accord avec les propositions, quoique je diverge sur certains considérants.

A. M. Rosengoltz, M. Alsky

Je suis d’accord avec le sens fondamental de cet appel. Le besoin d’aborder directement et franchement tous nos maux est devenu si urgent que je soutiens pleinement la proposition de convoquer la réunion mentionnée afin d’identifier les moyens pratiques qui peuvent nous tirer hors des difficultés accumulées.

Antonov-Ovseïenko, A. Benediktov, I.N. Smirnov, Y. Piatakov, B. Obolensky (Ossinsky), N. T. Mouralov, T. Sapronov

La situation dans le parti tout comme la situation internationale sont telles qu’elles nécessitent plus que jamais un effort extraordinaire et l’unité des forces du parti. Tout en m’associant à la déclaration, je la considère uniquement comme une tentative de reconstituer la cohésion du parti et de le préparer pour les événements à venir. Il est évident qu’à l’heure actuelle il ne peut être question de lutte au sein du parti, sous quelque forme que ce soit. Il est nécessaire que le Comité central évalue sobrement la situation et adopte des mesures urgentes afin de remédier au mécontentement au sein du parti ainsi qu’à celui des masses sans-parti.

A. Holtzman, V. Maximovsky, D. Sosnovsky, Danichevsky, P Mesyatsev, T. Khorechko

Pas d’accord avec un certain nombre d’appréciations dans la première partie de la déclaration, pas d’accord avec certaines caractérisations sur la situation au sein du parti. En même temps profondément convaincu que l’état du parti nécessite des mesures radicales, parce que les choses ne sont pas bonnes dans le parti actuellement. Je suis entièrement d’accord avec la proposition pratique.

A. Boubnov, A.Voronsky, B. Smirnov, E. Bosch, V. Kossior, F. Lokatskov

Absolument d’accord avec l’évaluation de la situation économique. Je considère l’affaiblissement de la dictature politique à l’heure actuelle comme dangereuse mais une régénération est nécessaire. Je trouve que la conférence est absolument indispensable.

Kaganovitch, Drobnis, P. A. Kovalenko, A. E. Minekine, V. Yakovleva

Entièrement d’accord avec la proposition pratique.

B. Eltsine

Je signe avec la même réserve que le camarade Boubnov.

M. Levitine

Je signe avec les mêmes réserves que Boubnov, sans partager ni la forme ni le ton, ce qui me convainc d’autant plus d’être d’accord avec la partie pratique de la déclaration présente.

I. Palioudov, O. Chmidel, N. Vaganian, I. Stoukov, A. Lobanov, Rafaïl S. Vassiltchenko, Mikh. Jakov, A. M. Pousakov, N. Nikolaev

Étant donné que je me suis tenu un peu à l’écart des travaux du centre du parti ces derniers temps, je m’abstiens de porter un jugement sur les deux premiers paragraphes de la partie introductive ; je suis d’accord avec le reste.

Averine

Je suis d’accord avec avec la partie sur la situation économique et politique du pays. Je pense que dans la partie où est décrite la situation dans le parti, le trait a pu être forcé. Il est impératif de prendre des mesures immédiates pour préserver l’unité du parti.

I. Bogouslavsky

Pas tout à fait d’accord avec la première partie, qui traite de la situation économique du pays, cette dernière est très grave et exige une attention extrême, mais jusqu’à maintenant, le parti n’a pas mis en avant des personnes plus capables de diriger que celles qui ont dirigé jusqu’à présent. Sur la question de la situation interne du parti je crois que dans tout ce qui a été dit il y a une part importante de vérité,et je considère qu’il est nécessaire de prendre des mesures urgentes.

F. Soudnik

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