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La légende de Staline-Zinoviev du « trotskisme » anti-léniniste, développée par Radek
dimanche 21 mai 2023, par
La légende de Staline-Zinoviev du « trotskisme » anti-léniniste, développée par Radek
Je m’apprêtais donc à commencer ce travail de polémique peu engageant contre Zinoviev et Staline et, pour me reposer aux heures libres, j’avais déjà mis de côté quelques volumes de nos écrivains classiques (le scaphandrier lui-même est obligé de remonter de temps en temps à la surface pour respirer un peu d’air frais), lorsqu’on mit en circulation l’article de Radek, qui établissait une opposition " approfondie " entre la théorie de la révolution permanente et les opinions de Lénine sur le même problème. Je voulus d’abord ne pas prêter attention à cet ouvrage et ne pas me détourner du mélange de coton non comprimé et de soies de cochon hachées que le sort m’avait réserve. Mais toute une série de lettres d’amis me fit relire attentivement le travail de Radek. J’en arrivai à la conclusion qu’il était pire que la littérature officielle, surtout pour les gens qui pensent d’une manière sérieuse et indépendante, sans suivre les ordres d’autrui, et qui veulent apprendre le marxisme. Radek était plus nocif, en ce sens que plus l’opportunisme est masqué et pourvu d’une bonne réputation personnelle en politique, plus il est dangereux, Radek était un de mes meilleurs amis politiques. Les événements de la période précédente l’avaient prouvé assez clairement. Toutefois, pendant les derniers mois, beaucoup de camarades avaient suivi avec inquiétude l’évolution de Radek qui passa de l’extrême-gauche à la droite de l’opposition. Nous tous, amis intimes de Radek, savons bien qu’il joint à ses brillantes qualités politiques et littéraires une sensibilité et une impulsivité exagérées : dans des conditions de travail collectif, elles constituent une source précieuse d’initiative et de critique ; mais, dans l’isolement, elles peuvent aussi donner de tous autres fruits. Le dernier ouvrage de Radek, comparé à ses travaux et discours précédents, nous oblige à reconnaître que Radek a perdu la boussole, ou que sa boussole a subi l’influence persistante d’anomalies magnétiques. L’ouvrage de Radek ne représente point une excursion épisodique dans le passé : non, c’est un appui qu’il offre à la politique officielle, avec toute sa mythologie théorique, un appui qui n’a pas été mûrement préparé, mais qui n en est pas moins dangereux.
En caractérisant plus haut la fonction politique remplie par la lutte actuelle contre le " trotskisme ", je ne voulais évidemment pas dire que la critique intérieure, en particulier, la critique de mes anciennes divergences avec Lénine, est inadmissible au sein de l’opposition qui s’est formée comme un rempart marxiste contre la réaction politique et idéologique. Au contraire, un tel travail de critique et d’analyse serait très utile, à condition, toutefois, de tenir compte de la perspective historique, de faire une étude approfondie des sources et des documents, et d’éclairer les divergences du passé à la lumière des luttes d’aujourd’hui. Tout cela fait complètement défaut chez Radek. Tout en ayant l’air de ne pas le remarquer, il est tout simplement pris ans le cercle de la lutte contre le " trotskisme ", il fait des citations unilatérales et se sert de leur interprétation officielle qui est foncièrement fausse. Là où il semble se séparer de la campagne officielle, c’est d’une manière tellement équivoque qu’il lui rend en réalité le service d’apparaître comme un témoin " impartial ". Le dernier ouvrage de Radek offre l’exemple habituel de la dégringolade idéologique : on n’y retrouve plus la perspicacité politique ni la perfection littéraire de l’auteur, C’est un travail sans perspective, en dehors des trois dimensions, construit sur le seul plan des citations, c’est un travail réellement plat.
Quelles nécessités politiques l’ont engendré ? Ce sont les divergences entre Radek et la majorité écrasante de l’opposition au sujet de la Révolution chinoise. Il est vrai qu’il se trouve des gens pour dire que les divergences sur la Chine ne sont pas aujourd’hui " d’actualité " (Preobrajensky). De telles affirmations ne méritent même pas une réplique sérieuse. Tout le bolchevisme s’est formé et s’est développé par la critique et l’assimilation de l’expérience de 1905, qui fut réellement vécue par la première génération bolchevique. Et aujourd’hui, quels autres événements pourraient servir de leçon aux nouvelles générations de révolutionnaires prolétariens, sinon l’expérience, encore palpitante, encore fumante de sang, de la récente Révolution chinoise ? Seuls des pédants inanimés peuvent " ajourner " les problèmes de la Révolution chinoise sous prétexte de les étudier en toute tranquillité. Cette façon d’agir est d’autant plus répugnante pour les bolcheviks-léninistes que les révolutions dans les pays d’Orient ne sont pas du tout rayées de l’ordre du jour, et que personne ne peut fixer les dates de leur développement.
Pour justifier sa fausse position au sujet de la Révolution chinoise, Radek essaye de recourir, en les post-datant, à mes anciennes divergences avec Lénine, dont il fait un tableau partial et défiguré. C’est ici qu’il est obligé d’emprunter des armes à un arsenal étranger et de naviguer sans boussole dans une passe étrangère. Amicus Radek, sed magis amica veritas[2]. Je me sens obligé de différer de nouveau la rédaction de mon grand ouvrage sur les problèmes de la révolution afin de répondre à Radek. Les questions touchées sont trop importantes et elles sont posées d’une façon trop directe pour qu’on puisse les passer sous silence. Je me trouve, cependant, en face de trois sortes de difficultés : le grand nombre et la variété des erreurs de Radek, la quantité considérable d’événements historiques et littéraires qui, depuis vingt-trois ans (1905-1928), démentent Radek, le temps insuffisant que je puis consacrer à ce travail au moment où mon attention est attirée par les problèmes économiques qui occupent l’avant-scène de l’U. R. S. S.
Le caractère de mon livre est déterminé par toutes ces conditions. Il n’épuise pas le sujet. Il n’est pas complet, étant donné qu’il fait partie de toute la série de mes ouvrages précédents, et qu’il se rattache avant tout à Critique du projet de programme de l’Internationale communiste. Je n’ai pu utiliser de nombreux faits et matériaux que j’ai rassemblés sur cette question. Je les laisse de côté jusqu’au moment où j’écrirai un livre contre les épigones, c’est-à-dire contre l’idéologie officielle de la période de réaction.
L’ouvrage de Radek sur la révolution permanente aboutit à cette conclusion :
« La nouvelle fraction du parti [l’opposition] est menacée par l’apparition de tendances qui sépareront la révolution prolétarienne, au cours de son développement, de son alliée, la paysannerie. »
On est tout de suite frappé que cette conclusion tirée dans la seconde moitié de 1928 au sujet de la " nouvelle " fraction du parti, soit présentée comme neuve. Car on l’a entendue sans cesse depuis l’automne 1923. Comment Radek justifie-t-il donc son adhésion à la thèse officielle ? Il ne suit pas des chemins nouveaux : il ne fait que retourner à la théorie de la révolution permanente. En 1924-1925, Radek s’apprêta souvent à écrire une brochure pour démontrer que la théorie de la révolution permanente et la formule de Lénine sur la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie, considérées au point de vue historique, à la lumière de l’expérience de trois révolutions, ne pouvaient en aucune manière être opposées l’une à l’autre, qu’au contraire, elles coïncidaient dans leurs points essentiels. Maintenant, après avoir " étudié " de nouveau la question ", comme il l’écrivit à l’un de nos camarades, Radek en arrive à la conclusion que l’ancienne théorie de la permanence présente un grand danger pour la " nouvelle " fraction du parti, car elle contient ni plus ni moins que la menace d’une rupture avec la paysannerie.
Mais de quelle façon Radek a-t-il " étudié de nouveau la question " ? Voici quelques données communiquées par lui-même :
« Je n’ai pas sous la main les définitions que Trotsky avait formulées en 1905 dans la préface à la Guerre civile en France de Marx et dans Notre révolution à la même époque. »
Les dates ne sont pas tout à fait exactes, mais cela ne vaut pas la peine de s’y arrêter. L’essentiel réside dans le fait que le seul travail où j’ai exposé plus ou moins systématiquement mes opinions sur le développement de la révolution est le grand article Bilan et perspectives (p. 224-286 du livre Notre révolution, Petersbourg 1906). L’article paru dans le journal polonais de Rosa Luxembourg et de Tychko (1909) - le seul que Radek mentionne mais dont il explique le contenu d’après Kamenev, hélas ! - n’a jamais prétendu être complet et achevé. Au point de vue théorique, cet article s’appuyait sur le livre Notre révolution. Personne n’est obligé de relire ce livre aujourd’hui. Depuis sa publication, nous avons vu de tels événements et nous en avons tiré de tels leçons et enseignements que je trouve tout simplement répugnante la manière actuelle des épigones d’envisager les nouveaux problèmes historiques non à la lumière de l’expérience vivante des révolutions déjà accomplies, mais à la lueur de citations qui ont trait à la façon dont nous prévoyions alors les révolutions à venir. Cela ne veut pas dire, bien entendu, que Radek n’avait pas le droit d’examiner le problème d’un point de vue historique et littéraire. .Mais il fallait alors le faire bien. Radek essaie d’exposer l’histoire de la théorie de la révolution permanente au cours d’un quart de siècle, mais cela ne l’empêche pas de dire en passant qu’il n’a pas " sous la main " précisément les travaux dans lesquels j’ai développé cette théorie.
J’ajouterai que Lénine n’a jamais pris connaissance de l’ouvrage fondamental mentionné ci-dessus : je m’en suis convaincu à la lecture de ses anciens articles. Cela s’explique probablement non pas tant parce que Notre révolution, paru en 1906, fut aussitôt confisqué tandis que nous étions tous obligés d’émigrer, que par le fait que ce livre consistait pour les trois quarts dans la reproduction de vieux articles : plus tard beaucoup de camarades m’avouèrent ne pas l’avoir lu car ils croyaient qu’il s’agissait exclusivement d’un recueil de mes anciens travaux. En tout cas, les objections polémiques de Lénine, rares et isolées, contre la révolution permanente sont fondées presque exclusivement sur la préface de Parvus à ma brochure Avant le 9 janvier 1905, sur sa proclamation Sans le tsar que j’ignore complètement, et sur les discussions intérieures de Lénine avec Boukharine et les autres. Jamais nulle part Lénine n’analyse ni ne cite, même en passant, mon Bilan et perspectives. Certaines de ses objections contre la théorie de la révolution permanente qui n’ont absolument rien à faire avec moi, prouvent tout à fait clairement que Lénine n’a pas lu ce travail [1].
Il serait néanmoins bien erroné de penser que le " léninisme " de Lénine se réduisait à cela. Radek cependant semble bien être de cet avis. En tout cas, son article démontre non seulement qu’il n’avait pas " sous la main " mes travaux fondamentaux, mais aussi semble-t-il qu’il ne les a jamais lus ou qu’il les a lus bien avant la révolution d’Octobre et qu’il en a gardé un souvenir très estompé.
Mais l’affaire ne s’arrête pas là. Si, en 1905 ou en 1909, il était admissible et même inévitable, étant donné l’atmosphère de scission, de polémiquer au sujet d’articles d’actualité et même à propos de phrases détachées d’articles isolés, - le révolutionnaire-marxiste qui donne aujourd’hui un aperçu rétrospectif d’une gigantesque période historique est obligé de se poser la question ; comment les formalités discutées furent-elles adaptées à la réalité, comment ont-elles été reflétées et interprétées dans l’action ? Et quelle en fut l’inspiration tactique ? Si Radek s’était donné la peine de feuilleter au moins les deux premières parties de Notre première révolution (le second volume de mes Oeuvres), il n’aurait pas osé écrire son ouvrage ou, en tout cas, il en aurait supprimé toute une série d’affirmations précipitées. Du moins je l’espère.
Radek en aurait appris avant tout que la révolution permanente n’a jamais signifié pour moi la volonté de sauter par-dessus l’étape démocratique de la révolution, ou pardessus l’une quelconque de ses phases particulières. Il aurait vu que j’avais formulé les objectifs des prochaines étapes de la révolution de 1905 tout à fait de la même manière que Lénine, et ce en dépit du fait que je vécus toute l’année 1905 illégalement en Russie sans relations avec l’émigration. Il aurait su que les principales proclamations aux paysans, publiées en 1905 par l’Imprimerie bolchevique centrale, furent écrites par moi ; que la rédaction du journal Vie nouvelle, dirigé par Lénine, défendit énergiquement, dans une note éditoriale, mon article sur la révolution permanente publié dans Natchalo, que la Vie nouvelle léniniste, ainsi que Lénine lui-même, soutinrent et défendirent toujours les résolutions du soviet des députés ouvriers, dont j’étais l’auteur et même, neuf fois sur dix, le rapporteur ; qu’après la défaite de décembre 1905, j’écrivis en prison une brochure sur la tactique où je voyais le problème stratégique principal dans l’union de l’offensive prolétarienne avec la révolution agraire des paysans, que Lénine publia cette brochure aux éditions bolcheviques La Vague nouvelle et m’envoya par Knouniantz son approbation très énergique ; et enfin qu’au congrès de Londres, en 1907, Lénine parla de ma " solidarité " avec le bolchevisme dont je partageais les opinions sur la paysannerie et sur la bourgeoisie libérale. Tout cela est inexistant pour Radek : il ne l’avait probablement pas non plus " sous la main ".
Et quelle est l’attitude de Radek envers les travaux de Lénine ? Elle n’est pas meilleure. Il se borne à citer des passages que Lénine écrivit contre moi, mais à l’adresse des autres (par exemple, Boukharine et Radek ; Radek lui-même se reconnaît franchement). Radek n’a pas réussi à trouver un seul texte nouveau contre moi ; il n’a fait qu’utiliser cette collection de citations, préparée d’avance, et que presque tous les citoyens de l’U. R. S. S, ont actuellement " sous la main ". Radek n’a fait qu’y ajouter quelques citations où Lénine enseigne aux anarchistes et aux socialistes-révolutionnaires des vérités universellement connues sur la différence entre la république bourgeoise et le socialisme ; selon Radek, ces citations se retournent contre moi. C’est inimaginable, mais c’est ainsi.
Radek passe tout à fait sous silence les anciennes déclarations de Lénine où, avec une réserve et une parcimonie qui ne donnent que plus de poids à ses paroles, il constate ma solidarité avec le bolchevisme dans les questions fondamentales. Il ne faut jamais oublier les conditions dans lesquelles Lénine fit ces déclarations ; c’était à l’époque où je n’appartenais pas à la fraction bolchevique et où Lénine m’attaquait impitoyablement (et tout à fait ,justement) à cause de mon attitude conciliatrice et de l’espoir que j’avais d’une évolution des mencheviks vers la gauche, et non à cause de la révolution permanente, au sujet de laquelle Lénine se borna à quelques objections épisodiques. Lénine se soucia beaucoup plus de la lutte contre la tendance à la conciliation que de la " justesse " des coups polémiques portés au " conciliateur " Trotsky.
En 1924, défendant contre moi l’attitude de Zinoviev en Octobre 1917, Staline écrivit :
« Le camarade Trotsky n’a compris ni la valeur ni le but des lettres de Lénine [concernant Zinoviev, L. T.] Dans ses lettres, Lénine met parfois au premier plan des erreurs éventuelles, celles qu’on aurait pu commettre, et il les critique par avance pour prévenir le parti et le garantir contre elles ; ou bien il exagère les petites choses, " fait d’une mouche un éléphant " dans le même but pédagogique… Mais tirer de lettres pareilles (et Lénine en a beaucoup écrit) des conclusions sur des divergences " tragiques " et jouer de la trompette à cette occasion, cela signifie ne pas comprendre Lénine, ne pas connaître Lénine. » (J. Staline, Trotskisme ou léninisme, 1924.)
La pensée y est exprimée d’une façon grossière - " le style, c’est l’homme " - mais l’essence en est juste, bien qu’elle ne puisse pas être appliquée aux divergences d’octobre 1917, qui eurent plus d’importance qu’une " mouche ". Mais si Lénine recourait aux exagérations " pédagogiques " et à la polémique préventive à l’égard des camarades les plus proches dans sa propre fraction, il est tout naturel qu’il ait usé des mêmes procédés à l’égard d’une personne qui prêchait la conciliation et se trouvait en ce temps-là en dehors de la fraction bolchevique. Radek n’a même pas songé à joindre à ces anciennes citations ce correctif nécessaire.
Dans la préface écrite en 1922 à mon livre 1905, je signalais que le pronostic de l’éventualité de la dictature du prolétariat en Russie avant les pays avancés s’était vérifié douze ans après avoir été formulé. Radek, suivant un modèle peu séduisant, présente l’affaire comme si j’avais opposé ce pronostic à la ligne stratégique de Lénine. Cette préface cependant ne laisse aucun doute sur le fait que, dans le pronostic de la révolution permanente, je ne souligne que les traits essentiels qui coïncident avec la ligne stratégique du bolchevisme. Si, dans une de mes notes explicatives, je parle du " réarmement " du parti au début de 1917, ce n’est pas pour prétendre que Lénine aurait reconnu comme " erroné " le chemin antérieurement suivi par le parti ; j’entendais par-là que, par bonheur pour la révolution, Lénine, bien que tardivement, arriva toutefois en temps opportun en Russie pour forcer le parti à renoncer au mot d’ordre suranné de la " dictature démocratique ", auquel continuaient à s’accrocher les Staline, les Kamenev, les Rykov les Molotov et autres. Il n’y a rien d’étonnant que les Kamenev s’indignent lorsqu’on mentionne le " réarmement " : il fut dirigé contre eux. Mais Radek ? Son indignation ne date que de 1928, c’est-à-dire du moment où il commença à s’opposer lui-même au " réarmement " nécessaire du parti communiste chinois.
Il faut que je rappelle à Radek que 1905 (avec la préface incriminée) et La révolution d’Octobre jouèrent le rôle de deux livres d’étude fondamentaux pour l’histoire de deux révolutions, et ce du vivant de Lénine. Ils furent publiés dans un grand nombre d’éditions russes et étrangères. Personne ne m’a jamais reproché d’avoir opposé deux lignes antagonistes car, avant le tournant révisionniste des épigones, aucun militant sensé n’essaya d’étudier l’expérience d’Octobre dans la perspective des anciennes citations : au contraire, on examinait alors les anciennes citations à la lumière de la révolution d’Octobre.
Il y a encore une chose liée à tout cela, et dont Radek abuse d’une façon impardonnable. " Mais Trotsky reconnaît - ne se lasse-t-il pas de répéter - que Lénine avait raison contre lui ". Oui, je l’ai reconnu, et je l’ai fait sans ombre de diplomatie. Cela se rapportait à tout le chemin historique de Lénine, à son point de vue théorique, à sa stratégie, à son oeuvre d’organisation du parti. Mais cela ne se rapportait pas, bien entendu, à des phrases polémiques qui, par surcroît, sont aujourd’hui interprétées dans des buts contraires au léninisme. En 1926, pendant la période du bloc avec Zinoviev, Radek m’avait prévenu que Zinoviev avait besoin de ma déclaration sur Lénine pour couvrir quelque peu son attitude injuste envers moi. Je le compris parfaitement ; c’est pourquoi à la VII° session plénière du comité exécutif de l’Internationale communiste je déclarai que Lénine et son parti avaient eu raison au point de vue historique. Mais cela n’impliquait nullement que mes critiques actuels, qui essayent de se protéger au moyen de citations arrachées par-ci par-là chez Lénine, aient eu raison eux aussi. Aujourd’hui, à mon grand regret, je dois en dire autant de Radek.
En ce qui concerne la révolution permanente, je ne parlais que des lacunes de la théorie, inévitables d’ailleurs quand il s agit d’un pronostic. A la même session plénière, Boukharine souligna, fort justement, que Trotsky ne renonçait pas à l’ensemble de sa conception. Je parlerai de ces lacunes dans un autre ouvrage plus étendu où je m’efforcerai de donner un tableau d’ensemble des expériences des trois révolutions, et de leur application au cours ultérieur de l’Internationale communiste, en particulier en Orient. Ici, pour ne laisser place à aucun malentendu, je dirai ceci : en dépit de toutes ses lacunes, la théorie de la révolution permanente, telle qu’elle fut exposée même dans mes premiers travaux, notamment dans Bilan et perspectives (1906) est mille fois plus pénétrée de l’esprit du marxisme et, par conséquent, mille fois plus proche de la ligne historique de Lénine et du parti bolchevique que le dernier ouvrage de Radek, sans parler des élucubrations actuelles et rétrospectives de Staline et de Boukharine.
Je ne veux pas dire par-là que, dans tous mes ouvrages, ma conception de la révolution est représentée par une ligne unique et inaltérable. Mon activité ne s’est pas bornée à collectionner de vieilles citations (c’est seulement à l’ère des épigones et de la réaction du parti qu’on est obligé de s’en occuper) : j’ai toujours cherché à analyser et à évaluer, bien ou mal, les processus réels de la vie. Au cours de douze années (1905-1917) de ma vie de publiciste révolutionnaire, j’ai écrit aussi des articles où les problèmes du moment et les exagérations polémiques, inévitables dans les luttes quotidiennes, occupèrent le premier plan et rompirent l’unité de la ligne stratégique. On trouvera, par exemple, des articles où j’exprimais des doutes sur le futur rôle révolutionnaire de toute la paysannerie, comme classe, et où, par conséquent, je refusais (surtout pendant la guerre impérialiste) d’appeler " nationale " la future révolution russe, qualifiant d’équivoque cette caractérisation. Il faut tenir compte du fait que les événements historiques qui nous intéressent, y compris ceux qui se passent dans la paysannerie, sont devenus beaucoup plus clairs aujourd’hui, alors qu’ils sont accomplis, qu’au moment où ils ne faisaient que se développer, Il est à noter que Lénine, qui n’oublia pas un instant le problème agraire dans ses proportions gigantesques et qui dans ce domaine fut notre maître à tous, n’était pas sûr, et même après la révolution de Février, que nous réussirions à détacher la paysannerie de la bourgeoisie et à la faire marcher avec nous. Quant à mes sévères critiques, je leur dirai qu’il est infiniment plus facile de trouver en une heure des contradictions formelles dans des articles de journaux, écrits par autrui au cours d’un quart de siècle, que de donner soi-même l’exemple de l’unité dans la ligne fondamentale, ne serait-ce que pendant une année.
Il ne me reste plus à noter dans ces lignes introductives qu’un argument sacramentel : si la théorie de la révolution permanente était juste - énonce Radek - Trotsky aurait pu former sur ce terrain une fraction imposante. Tel ne fut pas le cas, donc.., la théorie était erronée.
La conclusion de Radek, prise sous sa forme générale, n’est en rien dialectique. Avec ce raisonnement, on arriverait facilement à affirmer que le point de vue de l’opposition sur la Révolution chinoise, ou l’attitude de Marx dans les affaires britanniques, était erroné, ou que la position de l’Internationale communiste à l’égard des réformistes d’Amérique, d’Autriche et, si l’on veut, de tous les autres pays, l’est également.
Si l’on considère l’affirmation de Radek non plus sous son aspect général " historique et philosophique " mais par rapport à la question qui nous occupe, on voit tout de suite que son argument se retourne contre lui-même : il pourrait avoir une ombre de sens si je croyais, ou si les événements avaient démontré - ce serait plus important encore - que la ligne de la révolution permanente est en contradiction avec la ligne stratégique du bolchevisme, qu’elle s’oppose à celle-ci et s’en écarte de plus en plus : dans ce cas seulement, aurait existé une base permettant de former deux fractions. C’est précisément cela que Radek voudrait prouver. Quant à moi, je démontre exactement le contraire, c’est-à-dire que la ligne stratégique et toujours restée la même, en dépit de toutes les exagérations fractionnelles polémiques et de toutes les exacerbations momentanées dans la discussion, D’où pouvait donc venir la seconde fraction ? En réalité, pendant la première révolution, j’ai travaillé la main dans la main avec les bolcheviks et j’ai ensuite défendu cette activité commune dans la presse internationale contre la critique des renégats mencheviks. Au cours de la révolution de 1917, j’ai lutté avec Lénine contre l’opportunisme démocratique de ces Vieux-bolcheviks que la vague de réaction élève aujourd’hui mais qui ne possèdent d’autre argument que leur campagne contre la révolution permanente.
Du reste, je n’ai jamais tenté de former un groupement sur la base de la théorie de la révolution permanente. Ma position à l’intérieur du parti était conciliatrice, et c’est sur cette base que j’eus, à certains moments, tendance à former un groupement. Mon attitude était déterminée par une sorte de fatalisme révolutionnaire social. J’estimais que la logique de la lutte des classes obligerait les deux fractions à suivre une seule ligne révolutionnaire. A cette époque je ne comprenais pas encore la grande signification historique de la politique de Lénine, qui exigeait une impitoyable ligne de démarcation idéologique et même, à l’occasion, la scission, pour affermir et fortifier le squelette d’un parti véritablement prolétarien. En 1911, Lénine écrivit à ce sujet :
« La tendance à la conciliation est la somme d’états d’âme, de désirs et d’opinions indissolublement liés à la tâche historique que l’époque de la contre-révolution de 1908 à 1911 a posée devant le parti social-démocrate ouvrier russe. C’est pourquoi pendant cette période beaucoup de social-démocrates, partant de prémisses tout à fait différentes, aboutirent à cette attitude conciliatrice. Trotsky l’exprima d’une manière plus conséquente que les autres, il fut presque le seul à vouloir donner des fondements théoriques à cette tendance. »
(Vol. XI, seconde partie, p. 371.)
Cherchant l’unité à tout prix, j’idéalisais, inévitablement à mon insu, les tendances centristes du menchevisme. Malgré trois tentatives épisodiques, je n’ai pas réussi à travailler avec les mencheviks. Cela ne m’était pas possible. D’autre part, ma ligne conciliatrice m’opposait au bolchevisme, d’autant plus que Lénine, pour faire pièce aux mencheviks, livrait à la tendance conciliatrice une bataille impitoyable, et il ne pouvait faire autrement. Il est évident qu’aucune fraction ne pouvait être formée sur la simple base de la conciliation. Et voilà la leçon qu’on peut tirer de tout cela : il est inadmissible et désastreux de rompre ou d’atténuer la ligne politique dans un but de vulgaire conciliationnisme ; il est inadmissible d’embellir le centrisme qui fait des zigzags à gauche ; il est inadmissible d’exagérer et de gonfler les désaccords avec les camarades qui sont de vrais révolutionnaires, pour courir après les feux-follets du centrisme. Telles sont les véritables leçons qu’on peut tirer des véritables erreurs de Trotsky. Ces leçons sont très importantes. Elles conservent toute leur valeur, même à présent. Et c’est précisément Radek qui devrait bien y réfléchir.
Staline, avec son cynisme habituel, a dit une fois :
« Trotsky ne peut pas ignorer que Lénine combattit jusqu’à la fin de ses jours la théorie de la révolution permanente. Mais cela lui est bien égal. »
(Pravda n° 262, 12 novembre 1926.)
Voilà une caricature grossière et déloyale, c’est-à-dire purement stalinienne, de la réalité. Dans un de ses appels aux communistes étrangers. Lénine expliqua que les désaccords intestins entre communistes ne ressemblent en aucune façon à nos désaccords avec les social-démocrates.
Dans le passé - écrivit Lénine - le bolchevisme connut des divergences, mais
« au moment de la conquête du pouvoir et de la création de la République soviétique, le bolchevisme se trouva uni et attira à lui tout ce qu’il y avait de meilleur dans les courants de pensée socialiste qui lui étaient proches. »
(Vol. XVI, p. 333.)
Quels courants Lénine avait-il en vue en écrivant ces lignes ? Etaient-ce, peut-être, Martynov et Kuussinen ? Ou Cachin, Thaelmann et Smeral ? Ceux-ci représentaient-ils pour lui tout ce qu’il y avait de meilleur dans les courants voisins ?
Quel autre courant était plus proche du bolchevisme que celui que je représentais, dans tous les problèmes fondamentaux, y compris le problème agraire ? Même Rosa Luxembourg se détourna, au début, de la politique agraire du gouvernement bolchevique. Quant à moi, la question ne se posa même pas : nous étions tous deux à la même table quand Lénine écrivit au crayon son projet de loi agraire. Et l’échange d’opinions, la discussion se réduisirent alors à une dizaine de courtes répliques, dont le sens était le suivant : c’est un pas contradictoire, mais historiquement tout à fait inévitable. Sous le régime de la dictature prolétarienne et avec l’extension de la révolution internationale, ces contradictions seront aplanies ; ce n’est qu’une question de temps. S’il existait une contradiction fondamentale entre la théorie de la révolution permanente et la dialectique de Lénine sur le problème agraire, comment Radek expliquerait-il que, sans renoncer à mes idées essentielles sur le développement de la révolution, je ne regimbais pas en 1917 devant le problème agraire, contrairement à la majorité des bolcheviks influents de l’époque ? Comment expliquerait-il le fait que les théoriciens actuels de l’anti-" trotskisme " - Zinoviev, Kamenev, Staline, Rykov, Molotov et autres - occupèrent tous, après la révolution de Février, des positions vulgairement démocratiques et non prolétariennes. Répétons-le : qui, et quoi, Lénine eut-il en vue lorsqu’il parla de l’adhésion au bolchevisme des meilleurs éléments des courants marxistes les plus proches ? Et ce bilan définitif, dressé par Lénine sur les divergences passées, ne montre-t-il pas suffisamment qu’en tout cas, il n’était pas, lui, d’avis que deux lignes stratégiques irréductiblement opposées aient existé ?
A ce sujet, le discours de Lénine à la séance du comité du parti de Petrograd (l°-14 novembre 1917 [3]) est encore plus significatif. On discutait d’un accord avec les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires. Les partisans d’une coalition tentèrent, quoique très timidement, de faire allusion au " trotskisme ". Que répondit Lénine ?
...Un accord ? Mais je ne peux même pas en palier sérieusement. Trotsky a déclaré depuis longtemps qu’aucun accord n’était possible. Trotsky l’a compris et depuis il n’y a plus de meilleur bolchevik que lui.
La tendance à la conciliation, et non pas la révolution permanente, c’était, de l’avis de Lénine, ce qui m’avait séparé du bolchevisme. Pour devenir " le meilleur bolchevik ", il m’avait fallu, comme on vient de le lire, comprendre l’impossibilité d’un accord avec le menchevisme.
Comment toutefois expliquer le revirement brusque de Radek dans la question de la révolution permanente précisément ? Je crois posséder un élément pour cette explication. Nous apprenons, par son article, qu’en 1916 Radek acceptait l’interprétation de la révolution permanente alors donnée par Boukharine, qui déclarait que la révolution bourgeoise en Russie était achevée (il entendait bien la révolution bourgeoise, et non le rôle révolutionnaire de la bourgeoisie ou le rôle historique du mot d’ordre de la dictature démocratique). Boukharine estimait en conséquence que le prolétariat devait marcher à la conquête du pouvoir sous un drapeau purement socialiste. Radek interprétait probablement alors mon point de vue à la manière de Boukharine : sinon, il n’aurait jamais pu, en même temps, être d’accord avec moi et avec Boukharine. Cela, d’autre part, explique pourquoi Lénine, polémiquant contre Boukharine et Radek, qui étaient ses camarades de travail, les présentait sous le pseudonyme de Trotsky, (Radek le reconnaît dans son article). Je me souviens que M.-N. Pokrovsky, partisan de Boukharine et constructeur inépuisable de schémas historiques, joliment décorés et peints à la manière marxiste, m’effrayait, pendant nos entretiens à Paris à cette époque, par sa " solidarité " problématique avec moi. En politique, Pokrovsky était resté un anti-cadet : il croyait sincèrement que c’était du bolchevisme.
En 1914-1925, Radek vivait probablement encore sur le souvenir des idées de Boukharine en 1916, et continuait sans doute à les identifier avec les miennes. Déçu à juste titre par cette position désespérée, Radek décrivit alors, après une étude sommaire de Lénine, une courbe de 180° au-dessus de ma tète. C’est fort possible, car ces choses-là arrivent souvent. Ainsi Boukharine, après avoir retourné sa veste en 1923-1925, devenant opportuniste après avoir été ultra-gauchiste, essaie tout le temps de mettre à mon compte son propre passé idéologique, qu’il qualifie maintenant de " trotskisme ".
Au début de la campagne contre moi, lorsque je m’obligeais parfois à parcourir les articles de Boukharine, je me demandais souvent : mais où prend-il tout cela ? Puis j’ai deviné : il doit relire son ancien journal. Je commence à croire que les mêmes raisons psychologiques ont entraîné la transformation de Radek qui, d’apôtre Paul de la révolution permanente, s’est mué fort vite en Saül. Je n’ose pas insister sur cette hypothèse. Mais je ne trouve pas d’autre explication.
De toute façon, suivant l’expression française, le vin est tiré, il faut le boire. Nous serons obligés d’entreprendre une longue incursion dans le domaine des anciens textes. J’ai limité le nombre des citations autant que je l’ai pu. Il en reste néanmoins beaucoup, Mais j’ai toujours essayé de rattacher tout ce brassage d’anciennes citations aux problèmes brûlants de l’actualité. Que cela me soit une excuse.
Notes
[1] Il est vrai qu’en 1909 Lénine cite mon Bilan et perspectives, dans son article polémique contre Martov. Mais on pourrait démontrer sans difficulté que Lénine prend ses citations de seconde main, c’est-à-dire chez le même Martov. C’est la seule explication qu’on puisse donner à certaines de ses objections qui, de toute évidence sont dues à un malentendu.
En 1919, les Editions de l’Etat soviétique publièrent en brochure mon Bilan et Perspectives. A peu près à la même époque se rapporte une note des Œuvres complètes de Lénine disant que la théorie de la révolution permanente était devenue particulièrement significative " maintenant ", surtout après la révolution d’Octobre. Lénine avait-il lu ou même feuilleté mon Bilan et perspectives en 1919 ? Je n’en sais rien. En ce temps-là je circulais beaucoup, je ne revenais à Moscou qu’occasionnellement et, quand je rencontrais Lénine, l’époque n’était guère favorable à l’évocation des souvenirs d’ordre théorique ou fractionnel : la guerre civile battait son plein. Mais juste à ce moment, A Ioffé eut un entretien avec Lénine sur la théorie de la révolution permanente. Il l’a rapporté dans la lettre qu’il m’a écrite avant sa mort. Peut-on interpréter le témoignage de Ioffé dans le sens qu’en 1919 Lenine eut pour la première fois connaissance de Bilan et perspectives et reconnut la justesse du pronostic historique que cet amide contenait ? Ici, je ne puis avancer que des conjectures psychologiques. Leur force probante dépend de la manière dont on estime le fond même de la question discutée. Les paroles de Ioffé affirmant que Lénine avait reconnu la justesse de mon pronostic paraîtront incompréhensibles aux gens alimentés par la margarine théorique de l’époque post-léninienne. Au contraire, celui qui suit l’évolution réelle de la pensée de Lénine, liée au développement de la révolution, comprendra facilement qu’en 1919 Lénine devait formuler, ne pouvait pas ne pas formuler une nouvelle appréciation sur la théorie de la révolution permanente, différente de celle donnée à plusieurs reprises, avant la révolution d’Octobre, en passant, d’une manière fragmentaire et parfois même contradictoire, en se fondant sur des citations isolées, sans jamais avoir examiné l’ensemble de ma position.
Lénine n’avait pas besoin d’opposer ma position à la sienne pour arriver à reconnaître, en 1919, Que mon pronostic était juste. Il lui suffisait d’examiner les deux points de vue sous l’aspect de leur évolution historique. Il est inutile de souligner ici que le contenu concret dont Lénine remplissait chaque fois sa formule de la " dictature démocratique " - et qui découlait plutôt de l’analyse des changements réels dans les rapports entre les classes que de cette hypothétique formule elle-même -, ce contenu tactique et d’organisation est entré pour toujours dans l’histoire comme un exemple classique du réalisme révolutionnaire. Dans presque tous les cas, tout au moins dans les plus importants, où je me suis opposé à Lénine au point de vue tactique ou d’organisation, c’est lui qui avait raison. C’est pour cela que je ne trouvais pas nécessaire d’intervenir en faveur de mon ancien pronostic historique tant que l’affaire semblait ne concerner que l’évocation de souvenirs historiques. Mais je me suis vu forcé de revenir sur cette question quand la critique des épigones de la théorie de la révolution permanente devint non seulement la source de la réaction théorique dans toute l’Internationale, mais aussi une arme pour le sabotage direct de la Révolution chinoise (L. T)
[2] Radek m’est cher, mais la vérité m’est encore plus chère.
[3] Le compte rendu détaillé de cette séance a été supprimé du livre consacré à l’anniversaire de la révolution. (L. T.)
Trotsky dans « La révolution permanente » :
« La légende du " trotskisme ", farcie de falsifications, devint un facteur de l’histoire contemporaine. »
Source : https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/revperm/rp02.html
LA QUESTION DE L’ORIGINE DE LA LEGENDE DU "TROTSKYSME"
L. Trotsky.
A LA QUESTION DE L’ORIGINE DE LA LEGENDE DU "TROTSKYSME"
(Référence documentaire)
En novembre 1927, lorsque Zinoviev et Kamenev, après presque deux ans dans l’opposition, éprouvèrent le besoin de retourner à l’abri de la bureaucratie stalinienne, ils essayèrent à nouveau de présenter une déclaration de leur désaccord avec le "trotskysme" comme une évidence passagère. A leur grand malheur cependant, Zinoviev et Kamenev, durant leur séjour dans l’opposition, parvinrent à révéler pleinement la mécanique de la période précédente (1923-1926), lorsqu’ils créèrent, avec Staline, la légende du « trotskysme » dans un laboratoire - façon complotiste.
A la veille de ma déportation vers l’Asie centrale, j’ai adressé à un certain nombre de camarades la lettre suivante (je la cite, comme les réponses, avec des abréviations secondaires).
Moscou, 21 novembre 1927
Chers camarades,
Zinoviev, Kamenev et leurs amis les plus proches recommencent - après une longue pause - à avancer la légende du "trotskysme".
A cette occasion, je voudrais établir les faits suivants :
1. Lorsque la soi-disant "discussion littéraire" éclata (1924), certains des camarades les plus proches de notre groupe s’exprimèrent dans le sens que ma publication des "Leçons d’Octobre" était une erreur tactique, puisqu’elle permettait pour la majorité d’alors de déclencher une "discussion littéraire". Pour ma part, j’ai soutenu que la "discussion littéraire" se serait déroulée de toute façon, quelle que soit l’occasion. L’essence de la "discussion littéraire" était d’extraire autant de faits et de citations contre moi que possible de toute l’histoire passée du Parti et - en violation des perspectives et de la vérité historique - de présenter tout cela aux masses ignorantes du Parti. La "discussion littéraire" n’avait essentiellement rien à voir avec mes "Leçons d’octobre". N’importe lequel de mes livres ou discours pourrait servir de prétexte formel pour faire tomber une avalanche de persécutions contre le « trotskysme » contre le Parti. Telles étaient mes objections à ces camarades qui étaient enclins à considérer la publication des Leçons d’Octobre comme un oubli tactique.
Après que notre bloc avec le groupe de Leningrad ait pris forme, lors d’une des conférences, j’ai posé à Zinoviev, en présence d’un certain nombre de camarades, quelque chose comme la question suivante :
– Dites-moi, s’il vous plaît, si je n’avais pas publié « Les Leçons d’Octobre », y aurait-il eu ou non une soi-disant discussion littéraire contre le « trotskisme » ?
Zinoviev répondit sans hésiter :
– Bien sûr. Les « leçons d’octobre » n’étaient qu’un prétexte. Sans cela, la raison de la discussion serait différente, les formes de la discussion seraient quelque peu différentes, mais c’est tout.
2. La Déclaration de juillet 1926, signée par Zinoviev et Kamenev, stipule :
"Maintenant, il ne fait plus aucun doute que le noyau principal de l’opposition de 1923 a correctement mis en garde contre le danger d’un changement de la ligne prolétarienne et de la croissance menaçante du régime de l’appareil. Entre-temps, des dizaines et des centaines de dirigeants de l’opposition de 1923, dont de nombreux anciens ouvriers « Les bolcheviks, endurcis dans la lutte, étrangers au carriérisme et à la servilité, malgré toute la retenue et la discipline dont ils ont fait preuve, restent à ce jour éloignés du travail du parti ».
3. Lors de l’assemblée plénière conjointe du Comité central et de la Commission centrale de contrôle du 14 au 23 juillet 1926, Zinoviev déclara :
"J’ai fait beaucoup d’erreurs. Je considère deux de mes erreurs les plus importantes. Ma première erreur de 1917 est connue de vous tous... Je considère la deuxième erreur comme plus dangereuse, car l’erreur de 1917, commise sous Lénine, a été corrigée par Lénine, et aussi par nous avec son aide quelques jours plus tard, et mon erreur en 1923 était que ...
Ordzhonikidze : Pourquoi avez-vous trompé tout le groupe ?
Zinoviev : Nous disons qu’aujourd’hui il ne peut plus y avoir de doute que le noyau principal de l’opposition en 1923, comme l’a révélé l’évolution de la faction actuellement au pouvoir, a correctement averti des dangers d’un changement de la ligne prolétarienne et d’une politique menaçante. croissance du régime de l’appareil... Oui, sur la question du dérapage et sur la question de la pince appareil-bureaucratique, Trotsky s’est avéré avoir raison contre vous » (transcription, IVe siècle, p. 33).
Ainsi Zinoviev reconnaît ici son erreur de 1923 (dans la lutte contre le « trotskysme ») encore plus dangereuse que son erreur de 1917 (opposition à la Révolution d’Octobre) !
4. La confession citée de Zinoviev a provoqué la perplexité parmi de nombreux opposants de Leningrad de second rang, qui, n’étant pas au courant de la conspiration, croyaient sincèrement à la légende du "trotskysme". Zinoviev m’a dit plus d’une fois : « A Saint-Pétersbourg, nous l’avons martelé plus profondément que partout ailleurs. C’est pourquoi il est très difficile de le réapprendre.
Je me souviens très distinctement des mots avec lesquels Lachevitch a attaqué deux Leningraders qui étaient arrivés à Moscou pour clarifier la question du trotskysme :
"Mais pourquoi blâmez-vous d’une tête malade à une tête saine ? Après tout, nous avons nous-mêmes inventé ce" trotskysme "pendant la lutte contre Trotsky. Pourquoi ne voulez-vous pas comprendre cela et seulement aider Staline ?" etc.
Zinoviev, à son tour, a déclaré :
– Après tout, vous devez comprendre ce qui s’est passé. Et il y avait une lutte pour le pouvoir. Tout l’art consistait à relier de vieux désaccords à de nouvelles questions. Pour cela, le "trotskysme" a été mis en avant...
Pour nous, membres du groupe de 1923, cette conversation a fait une grande impression, malgré le fait que les mécanismes de la lutte contre le « trotskysme » étaient déjà clairs pour nous.
Puisque maintenant Kamenev et Zinoviev essaient à nouveau de montrer le même "art", c’est-à-dire de relier d’anciennes différences à la toute nouvelle question de leur capitulation, je vous demande de vous rappeler si vous avez participé à l’une des conversations ci-dessus et à quoi exactement tu te souviens.
Avec mes salutations communistes, L. Trotsky."
http://www.magister.msk.ru/library/trotsky/trotm270.htm
Lire aussi
https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/revperm/rp02.html