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Diderot - Origine et rôle des religions

vendredi 29 mars 2024, par Robert Paris

Diderot - Origine et rôle des religions

« Si l´homme avait joui sans interruption d´une félicité pure ; si la terre avait satisfait d´elle-même à toute la variété de ses besoins, on doit présumer que l´admiration et la reconnaissance n´auraient tourné que très tard vers les dieux les regards de cet être naturellement ingrat. Mais un sol stérile ne répondit pas toujours à ses travaux, Les torrents ravagèrent les champs qu´il avait cultivés. Un ciel ardent brûla ses moissons. Il éprouva la disette, il connut les maladies, et il rechercha les causes de sa misère.

Pour expliquer l´énigme de son existence, de son bonheur et de son malheur, il inventa différents systèmes également absurdes. Il peupla l´univers d´intelligences bonnes et malfaisantes ; et telle fut l´origine du polythéisme, la plus ancienne et la plus générale des religions, Du polythéisme naquit le manichéisme, dont les vestiges dureront à jamais, quels que soient les progrès de la raison, Le manichéisme simplifié engendra le déisme ; et au milieu de ces opinions diverses, il s´éleva une classe d´hommes médiateurs entre le ciel et la terre.

Ce fut alors que les régions se couvrirent d´autels ; qu´on entendit ici l´hymne de la joie, là le gémissement de la douleur ; et qu´on eut recours à la prière, aux sacrifices, les deux moyens naturels d´obtenir la faveur et de calmer le ressentiment, On offrit la gerbe ; on immola l´agneau, la chèvre, le taureau, Le sang de l´homme arrosa le tertre sacré.

Cependant on voyait souvent l´homme de bien dans la souffrance, le méchant, l´impie même dans la prospérité, et l´on imagina la doctrine de l´immortalité. Les âmes affranchies du corps ou circulèrent dans les différents êtres de la nature, ou s´en allèrent dans un autre monde recevoir la récompense de leurs vertus, le châtiment de leurs crimes. Mais l´homme en devint-il meilleur ? c´est un problème, Ce qui est sûr, c´est que depuis l´instant de sa naissance jusqu´au moment de sa mort, il fut tourmenté par la crainte des puissances invisibles, et réduit à une condition beaucoup plus fâcheuse que celle dont il avait joui.

La plupart des législateurs se sont servis de cette disposition des esprits pour conduire les peuples, et plus encore pour les asservir. Quelques-uns ont fait descendre du ciel le droit de commander ; et c´est ainsi que s´est établie la théocratie ou le despotisme sacré, la plus cruelle et la plus immorale des législations : celle où l´homme orgueilleux, malfaisant, intéressé, vicieux avec impunité, commande à l´homme de la part de Dieu ; où il n´y a de juste que ce qui lui plaît, d´injuste que ce qui lui déplaît, ou à l´être suprême avec lequel il est en commerce, et qu´il fait parler au gré de ses passions ; où c´est un crime d´examiner ses ordres, une impiété de s´y opposer ; où des révélations contradictoires sont mises à la place de la conscience et de la raison, réduites au silence par des prodiges ou par des forfaits ; où les nations enfin ne peuvent avoir des idées fixes sur les droits de l´homme, sur ce qui est bien, sur ce qui est mal, parce qu´elles ne cherchent la base de leurs privilèges et de leurs devoirs que dans des livres inspirés dont l´interprétation leur est refusée.

L´intolérance, tout affreuse qu´elle nous paraît, est une conséquence nécessaire de l´esprit superstitieux. Ne convient-on pas que les châtiments doivent être proportionnés aux délits ? Or quel crime plus grand que l´incrédulité aux yeux de celui qui regarde la religion comme la base fondamentale de la morale ? D´après ces principes, l´irréligieux est l´ennemi commun de toute société ; l´infracteur du seul lien qui unit les hommes entre eux ; le promoteur de tous les crimes qui peuvent échapper à la sévérité des lois. C´est lui qui étouffe les remords. C´est lui qui rompt le frein des passions. C´est lui qui tient école de scélératesse. Quoi ! nous conduisons au gibet un malheureux que l´indigence embusque sur un grand chemin, qui s´élance sur le passant un pistolet à la main, et qui demande un écu dont il a besoin pour la subsistance de sa femme et de ses enfants expirant de misère ; et l´on fera grâce à un brigand infiniment plus dangereux ? Nous traitons comme un lâche celui qui souffre qu´en sa présence on parle mal de son ami ; et nous exigerons que l´homme religieux laisse l´incrédule blasphémer à son aise de son maître, de son père, de son créateur. Il faut, ou dire que toute croyance est absurde, ou gémir sur l´intolérance comme sur un mal nécessaire. Saint Louis raisonnait très conséquemment, lorsqu´il disait à Joinville : "Si tu entends jamais quelqu´un parler mal de Dieu, tire ton épée et perce-lui-en le cœur ; je te le permets." Tant il est important, que dans toutes les contrées, ainsi qu´on l´assure de la Chine, les souverains et les dépositaires de leur autorité ne soient attachés à aucun dogme, à aucune secte, à aucun culte religieux.

Quelques politiques ont avancé que le gouvernement ne devrait jamais fixer de revenu aux ecclésiastiques. Les secours spirituels qu´ils offrent seront, disent-ils, payés par ceux qui réclameront leur ministère. Cette méthode redoublera leur vigilance et leur zèle. Leur habileté pour la conduite des âmes s´accroîtra chaque jour par l´expérience, par l´étude et l´application. Ces hommes d´État ont été contredits par des philosophes qui ont prétendu qu´une économie dont le but ou l´effet augmenterait l´activité du clergé, serait funeste au repos public, et qu´il valait mieux endormir ce corps ambitieux dans l´oisiveté, que de lui donner de nouvelles forces. N´observe-t-on pas, ajoutent-ils, que les églises ou les maisons religieuses sans rente fixe sont des magasins de superstition, à la charge du bas peuple ? N´est-ce pas là que se fabriquent les saints, les miracles, les reliques, toutes les inventions dont l´imposture a accablé la religion ? Le bien des empires veut que le clergé ait une subsistance assurée ; mais si modique, qu´elle borne nécessairement le faste du corps et le nombre des membres. La misère le rend fanatique, l´opulence le rend indépendant ; l´un et l´autre le rendent séditieux. Ainsi le pensait du moins un philosophe qui disait à un grand monarque : "Il est dans vos États un corps puissant, qui s´est arrogé le droit de suspendre le travail de vos sujets autant de fois qu´il lui convient de les appeler dans ses temples. Ce corps est autorisé à leur parler cent fois dans l´année, et à leur parler au nom de Dieu. Ce corps leur prêche que le plus puissant des souverains est aussi vil devant l´être des êtres que le dernier esclave. Ce corps leur enseigne qu´étant l´organe du créateur de toutes choses, il doit être cru de préférence aux maîtres du monde. Quelles doivent être les suites naturelles d´un pareil système ? De menacer la société de troubles interminables, jusqu´à ce que les ministres de la religion soient dans la dépendance absolue du magistrat ; et ils n´y tomberont efficacement qu´autant qu´ils tiendront de lui leur subsistance. Jamais on n´établira de concert entre les oracles du ciel et les maximes du gouvernement que par cette voie. C´est l´ouvrage d´une administration prudente que d´amener, sans troubles et sans secousse, le sacerdoce à cet état où sans obstacles pour le bien, il sera dans l´impuissance de faire le mal."

Tel est l´indélébile et funeste caractère des malheurs engendrés par la superstition ´, qu´ils ne cessent jamais que pour se renouveler. Tous les cultes partent d´un tronc commun, qui subsiste et qui subsistera à jamais, sans qu´on ose l´attaquer, sans qu´on puisse prévoir la nature des branches qu´il repoussera, sans qu´il soit permis d´espérer d´en arracher une seule qu´avec effusion de sang. Il y aurait peut-être un remède : ce serait une si parfaite indifférence des gouvernements que sans aucun égard à la diversité des cultes, les talents et la vertu conduisissent seuls aux places de l´État et aux faveurs du souverain. Alors peut-être les différentes Églises se réduiraient à des différences insignifiantes d´école. Le catholique et le protestant vivraient aussi paisiblement l´un à côté de l´autre que lé cartésien et le newtonien.

Nous disons peut-être, parce qu´il n´en est pas des matières de religion ainsi que des matières de philosophie. Le défenseur du plein ou du vide ne croit ni offenser ni honorer Dieu par son système. Le plus zélé ne compromettrait pour sa défense ou sa propagation, ni son repos, ni son honneur, ni sa fortune, ni sa vie. Qu´il persiste dans son opinion ou qu´il l´abandonne, on ne l´appellera point apostat. Ses leçons ne seront point traitées d´impiétés et de blasphèmes, comme il arrive dans les disputes de religion, où l´on croit la gloire de Dieu intéressée, où l´on tremble pour son salut à venir et pour la damnation éternelle des siens, où ces considérations sanctifient les forfaits et résignent à tous les sacrifices.

Que faire donc ? Faut-il, à l´exemple d´un peuple innocent et simple, qui voyait l´embrasement religieux prêt à gagner sa paisible contrée, défendre de parler de Dieu soit en bien, soit en mal ? Non, certes. La loi d´un silence qu´on se ferait un crime d´observer ne serait que de l´huile jetée sur le feu. Faut-il laisser disputer sans s´en mêler ? Ce serait le mieux sans doute : mais ce mieux-là ne sera point sans inconvénient, tant que les premières années de nos enfants seront confiées à des hommes qui leur feront sucer avec le lait le poison du fanatisme dont ils sont enivrés. Et quand les pères deviendraient les seuls instituteurs religieux de leurs enfants, n´y aurait-il plus de désordre à craindre ? J´en doute. Encore une fois, que faire donc ?

Sans cesse parler de l´amour de nos semblables. On lit de l´île de Ternate que les prêtres y étaient muets. Il y avait un temple, au milieu du temple une pyramide, et sur cette pyramide : ADORE DIEU, OBSERVE LES LOIS, AIME TON PROCHAIN. Le temple S´ouvrait un jour de la semaine. Les insulaires s´y rendaient. Tous se prosternaient devant la pyramide ; le prêtre, debout à côté, en silence, montrait de l´extrémité de sa baguette l´inscription. Les peuples se relevaient, se retiraient, et les portes du temple se refermaient pour huit jours. J´assurerais bien qu´il n´est mention dans les annales de cette île ni de disputes, ni de guerres de religion. Mais où verra-t-on jamais un ministère indifférent, un catéchisme aussi court, et un prêtre muet ? Tâchons donc de nous résigner à toutes les calamités d´un ministère intolérant, d´un catéchisme compliqué, et d´un prêtre qui parle.

S´il m´était permis de m´expliquer sur une matière aussi importante, j´oserais assurer que ni en Angleterre, ni dans les contrées hérétiques de l´Allemagne, des Provinces-Unies et du Nord, on n´est remonté aux véritables principes. Mieux connus, que de sang et de troubles ils auraient épargné ; de sang païen, de sang hérétique, de sang chrétien, depuis la première origine des cultes nationaux jusqu´à ce jour ; et combien ils en épargneraient dans l´avenir, si les maîtres de la terre étaient assez sages et assez fermes pour s´y conformer.

L´État, ce me semble, n´est point fait pour la religion, mais la religion est faite pour l´État.

Premier principe.

L´intérêt général est la règle de tout ce qui doit subsister dans l´État.

Second principe.

Le peuple ou l´autorité souveraine dépositaire de la sienne a seule le droit de juger de la conformité de quelque institution que ce soit avec l´intérêt général.

Troisième principe.

Ces trois principes me paraissent d´une évidence incontestable, et les propositions qui suivent n´en sont que des corollaires.

C´est donc à cette autorité et à cette autorité seule qu´il appartient d´examiner les dogmes et la discipline d´une religion ; les dogmes, pour s´assurer si, contraires au sens commun, ils n´exposeraient point la tranquillité à des troubles d´autant plus dangereux que les idées d´un bonheur à venir s´y compliqueront avec le zèle pour la gloire de Dieu et la soumission à des vérités qu´on regardera comme révélées ; la discipline, pour voir si elle ne choque pas les mœurs régnantes, n´éteint pas l´esprit patriotique, n´affaiblit pas le courage, ne dégoûte point de l´industrie, du mariage et des affaires publiques, ne nuit pas à la population et à la sociabilité, n´inspire pas le fanatisme et l´intolérance, ne sème point la division entre les proches de la même famille, entre les familles de la même cité, entre les cités du même royaume, entre les différents royaumes de la terre, ne diminue point le respect dû au souverain et aux magistrats, et ne prêche ni des maximes d´une austérité qui attriste, ni des conseils qui mènent à la folie.

Cette autorité, et cette autorité seule, peut donc proscrire le culte établi, en adopter un nouveau, ou même se passer de culte, si cela lui convient. La forme générale du gouvernement en étant toujours au premier instant de son adoption, comment la religion pourrait-elle prescrire par sa durée ?

L´État a la suprématie en tout. La distinction d´une puissance temporelle et d´une puissance spirituelle est une absurdité palpable ; et il ne peut et ne doit y avoir qu´une seule et unique juridiction, partout où il ne convient qu´à l´utilité publique d´ordonner ou de défendre.

Pour quelque délit que ce soit, il n´y aura qu´un tribunal ; pour quelque coupable, qu´une prison ; pour quelque action illicite, qu´une loi. Toute prétention contraire blesse l´égalité des citoyens ; toute possession est une usurpation du prétendant aux dépens de l´intérêt commun.

Point d´autre concile que l´assemblée des ministres du souverain. Quand les administrateurs de l´État sont assemblés, l´Église est assemblée. Quant l´État a prononcé, l´Église n´a plus rien à dire.

Point d´autres canons que les édits des princes et les arrêts des cours de judicature.

Qu´est-ce qu´un délit commun et un délit privilégié, où il n´y a qu´une loi, une chose publique, des citoyens ?

Les immunités et autres priviléges exclusifs sont autant d´injustices commises envers les autres conditions de la société qui en sont privées.

Un évêque, un prêtre, un clerc peut s´expatrier, s´il lui plaît : mais alors il n´est plus rien. C´est à l´État à veiller à sa conduite ; c´est à l´État à l´installer et à le déplacer.

Si l´on entend par bénéfice autre chose que le salaire que tout citoyen doit recueillir de son travail, c´est un abus à réformer promptement. Celui qui ne fait rien n´a pas le droit de manger.

Et pourquoi le prêtre ne pourrait-il pas acquérir, s´enrichir, jouir, vendre, acheter et tester comme un autre citoyen ?

Qu´il soit chaste, docile, humble, indigent même, s´il n´aime pas les femmes, s´il est d´un caractère abject, et s´il préfère du pain et de l´eau à toutes les commodités de la vie. Mais qu´il lui soit défendu d´en faire le vœu. Le vœu de chasteté répugne à la nature et nuit à la population ; le vœu de pauvreté n´est que d´un inepte ou d´un paresseux ; le vœu d´obéissance à quelque autre puissance qu´à la dominante et à la loi, est d´un esclave ou d´un rebelle.

S´il existait donc dans un recoin d´une contrée soixante mille citoyens enchaînés par ces vœux, qu´aurait à faire de mieux le souverain, que de s´y transporter avec un nombre suffisant de satellites armés de fouets, et de leur dire : "Sortez, canaille fainéante, sortez : aux champs, à l´agriculture, aux ateliers, à la milice" ?

L´aumône est le devoir commun de tous ceux qui ont au-delà du besoin absolu.

Le soulagement des vieillards et des infirmes indigents, celui de l´État qu´ils ont servi.

Point d´autres apôtres que le législateur et les magistrats.

Point d´autres livres sacrés que ceux qu´ils auront reconnus pour tels.

Rien de droit divin que le bien de la république.

Je pourrais étendre ces conséquences à beaucoup d´autres objets : mais je m´arrête ici, protestant que si dans ce que j´ai dit, il y a quelque chose de contraire au bon ordre d´une société raisonnable, età la félicité des citoyens, je le rétracte, quoique j´aie peine à me persuader que les nations puissent s´éclairer et ne pas sentir un jour la, vérité de mes principes. Au reste, je préviens mon lecteur que je n´ai parlé que de la religion extérieure. Quant à l´intérieure, l´homme n´en doit compte qu´à Dieu. C´est un secret entre lui et celui qui. l´a tiré du néant et qui peut l´y replonger.

Par les superstitions, la ruse a partagé l´empire avec la force. Quand l´une a tout conquis, tout soumis, l´autre vient et lui donne des lois à son tour. Elles traitent ensemble ; les hommes baissent la tête et se laissent lier les mains. S´il arrive que ces deux puissances mécontentes se soulèvent l´une contre l´autre, c´est alors qu´on voit ruisseler dans les rues le sang des citoyens. Une partie se range sous l´étendard de la superstition ; l´autre marche sous les drapeaux du souverain. Les pères égorgent les enfants ; les enfants enfoncent, sans hésiter, le poignard dans le sein des pères. Toute idée dé justice cesse ; tout sentiment d´humanité s´anéantit. L´homme semble tout à coup métamorphosé en bête féroce. L´on crie d´un côté : "Rebelles, obéissez à votre monarque." On crie de l´autre : "Sacrilèges, impies, obéissez à Dieu, lé maître de votre roi, ou mourez." Je m´adresserai donc à tous les souverains de la terre, et j´oserai leur révéler la pensée secrète du sacerdoce. Qu´ils sachent que si le prêtre s´expliquait franchement, il dirait : "Si le souverain n´est pas mon licteur, il est mon ennemi. Je lui ai mis la hache à la main, mais c´est à condition que je lui désignerais les têtes qu´il faudrait abattre". »

L’exemple de l’Inde et de la religion brahmanique

« De temps immémorial, les brames, seuls dépositaires des livres, des connaissances et des règlements, tant civils que religieux, en avaient fait un secret que la présence de la mort, au milieu des supplices, ne leur avait point arraché. Il n´y avait aucune sorte de terreurs et de séductions auxquelles ils n´eussent résisté, lorsque tout récemment

M. Hastings, gouverneur général des établissements anglais dans le Bengale, et le plus éclairé des Européens qui soient passés aux Indes, devint possesseur du code des Indiens. Il corrompit quelques brames ; il fit sentir à d´autres le ridicule et les inconvénients de leur mystérieuse réserve. Les vieillards, que leur expérience et leurs études avaient élevés au-dessus des préjugés de leur caste, se prêtèrent à ses vues, dans l´espérance d´obtenir un plus libre exercice de leur religion et de leurs lois. Ils étaient au nombre de onze, dont le plus âgé passait quatre-vingts ans, et le plus jeune n´en avait pas moins de trente-cinq. Ils compulsérent dix-huit auteurs originaux samskrets ; et le recueil des sentences qu´ils en tirèrent, traduit en persan, sous les yeux des brames, le fut du persan en anglais par M. Halhed. Les compilateurs du code rejetèrent unanimement deux propositions ; l´une de supprimer quelques paragraphes scandaleux ; l´autre d´instruire M. Halhed dans le dialecte sacré. Tant il est vrai que l´esprit sacerdotal est partout le même, et qu´en tout temps le prêtre, par intérêt et par orgueil, s´occupe à retenir les peuples dans l´ignorance. Pour donner à l´ouvrage l´exactitude et la sanction qu´on pouvait désirer, on appela des différentes contrées du Bengale, les plus habiles d´entre les pundits ou brames jurisconsultes, Voici l´histoire abrégée de la création du monde, et de la première formation des castes, telle que ces religieux compilateurs l´ont exposée à la tête du code civil.

Brama aime, dans chaque pays, la forme du culte qu´on y observe. Il écoute dans la mosquée le dévot qui récite des prières en comptant des grains. Il est présent aux temples, à l´adoration des idoles, Il est l´intime du musulman et l´ami de l´Indien, le compagnon du chrétien et le confident du juif. Les hommes qu´il a doués d´une âme élevée ne voient dans les contrariétés des sectes et la diversité des cultes religieux qu´un des effets de la richesse qu´il a déployée dans l´œuvre de la création.

Le principe de la vérité, ou l´être suprême, avait formé la terre et les cieux, l´eau, l´air et le feu, lorsqu´il engendra Brama. Brama est l´esprit de Dieu. Il est absorbé dans la contemplation de lui-même. Il est présent à chaque partie de l´espace. Il est un. Sa science est infinie. Elle lui vient par inspiration. Son intelligence comprend tout ce qui est possible. Il est immuable. Il n´y a pour lui ni passé, ni présent, ni futur. Il est indépendant. Il est séparé de l´univers. Il anime les opérations de Dieu. Il anime les vingt-quatre puissances de la nature. L´œil reçoit son action du soleil, le vase du feu, le fer de l´aimant, le feu des matières combustibles, l´ombre du corps, la poussière du vent, le trait du ressort de l´arc et l´ombrage de l´arbre. Ainsi, par cet esprit, l´univers est doué des puissances de la volonté et des puissances de l´action. Si cet esprit vient du cœur par le canal de l´oreille, il produit la perception des sons ; par le canal de la peau, la perception du toucher ; par le canal de l´œil, la perception des objets visibles ; par le canal de la langue, la perception du goût ; par le canal du nez, la perception de l´odorat. Cet esprit anime les cinq membres d´action, les cinq membres de perception, les cinq éléments, les cinq sens, les trois dispositions de l´âme ; cause la création ou l´anéantissement des choses, contemplant le tout en spectateur indifférent. Telle est la doctrine du Reig-Beda.

Brama engendra de sa bouche la sagesse, ou le brame, dont la fonction est de prier, de lire et d´instruire ; de son bras, la force, ou le guerrier et le souverain qui tirera de l´arc, gouvernera et combattra ; de son ventre, de ses cuisses, la nourriture, ou l´agriculture et le commerçant ; de ses pieds, la servitude, ou l´artisan et l´esclave, qui passera sa vie à obéir, à travailler et à voyager.

La distinction des quatre premières castes est donc aussi vieille que le monde, et d´institution divine.

Brama produisit ensuite le reste de l´espèce humaine qui devait remplir ces quatre castes ; les animaux, les végétaux, les choses inanimées, les vices et les vertus. Il prescrivit à chaque caste ses devoirs ; et ces devoirs sont à jamais consignés dans les livres sacrés.

Le premier magistrat ou souverain du choix de Brama, eut un méchant successeur, qui pervertit l´ordre social, en autorisant le mélange des hommes et des femmes des quatre castes qu´il avait instituées ; confusion sacrilège, de laquelle sortit une cinquième caste, et de celle-ci une multitude d´autres. Les brames irrités le mirent à mort. En frottant la main droite de son cadavre, il en naquit deux fils, l´un militaire ou magistrat, l´autre brame. En frottant la main gauche, il en naquit une fille, que les brames marièrent à son frère le guerrier, à qui ils accordèrent la magistrature. Celui-ci avait médité le massacre de la cinquième caste et de toutes ses branches. Les brames l´en dissuadèrent. Leur avis fut de rassembler les individus qui la composaient, et de leur assigner différentes fonctions dans les sciences, les arts et les métiers, qu´ils exercèrent, eux et leurs descendants, à perpétuité.

D´où l´on voit que le brame fut tellement enorgueilli de son origine, qu´il aurait cru se dégrader en ambitionnant la magistrature ou la souveraineté, et qu´on parvient à rendre aux peuples leurs chaînes respectables, en les en chargeant au nom de la divinité. Jamais un Indien ne fut tenté de sortir de sa caste. La distribution des Indiens en castes qui s´élèvent les unes au-dessus des autres, caractérise la plus profonde corruption, et le plus ancien esclavage. Elle décèle une injuste et révoltante prééminence des prêtres sur les autres conditions de la société, et une stupide indifférence du premier législateur pour le bonheur général de la nation.

Cet historique de la naissance du monde n´offre rien de plus raisonnable, ou de plus insensé, que ce qu´on lit dans les autres mythologies. Partout l´homme a voulu descendre du ciel. Les Bedas, ou les livres canoniques, ne sont ni moins révérés ni moins crus dans l´Inde, que la Bible par le juif ou par le chrétien ; et la foi dans les révélations de Brama, de Raom et de Kishen est aussi robuste que la nôtre. La religion fut partout une invention d´hommes adroits et politiques, qui ne trouvant pas en eux-mêmes les moyens de gouverner leurs semblables à leur gré, cherchèrent dans le ciel la force qui leur manquait, et en firent descendre la terreur. Leurs rêveries furent généralement admises dans toute leur absurdité. Ce ne fut que par le progrès de la civilisation et des lumières qu´on s´enhardit à les examiner, et qu´on commença à rougir de sa croyance. D´entre les raisonneurs, les uns s´en moquèrent et formèrent la classe abhorrée des esprits forts ; les autres par intérêt ou pusillanimité, cherchant à concilier la folie avec la raison, recoururent à des allégories dont les instituteurs du dogme n´avaient pas eu la moindre idée, et que le peuple ne comprit pas ou rejeta pour s´en tenir purement et simplementà la foi de ses pères.

Les annales sacrées des Indiens datent des siècles les plus reculés, et se sont conservées jusqu´aux derniers temps sans aucune interruption.

Elles ne font aucune mention de l´événement le plus mémorable et le plus terrible, le déluge. Les brames prétendent que leurs livres sacrés sont antérieurs à cette époque, et que ce fléau ne s´étendit pas Sur l´Indostan. Ils distinguent quatre âges : l´âge de la pureté dont la durée fut de trois millions deux cent mille ans : alors l´homme vivait cent mille ans, et sa stature était de vingt et une coudées ; l´âge de réprobation, sous lequel un tiers du genre humain était corrompu : sa durée fut de deux millions quatre cent mille ans, et la vie de l´homme de dix mille ans ; l´âge de la corruption de la moitié de l´espèce, dont la durée fut d´un million six cent mille ans, et la vie de l´homme de mille ans ; l´âge de la corruption générale ou l´ère présente, dont la durée sera de quatre cent mille ans ; il y en a près de cinquante mille d´écoulés : au commencement de cette période, la vie de l´homme fut bornée à cent ans. Partout l´âge présent est le plus corrompu. Partout son siècle est la lie des siècles : comme si le vice et la vertu n´étaient pas aussi vieux que l´homme et le monde.

Quelque fabuleuses que ces annales nous paraissent, par qui pourraient-elles être contestées ? Serait-ce par le philosophe, qui croità l´éternité des choses ? serait-ce par le juif, dont la chronologie, les mœurs, les lois ont tant de conformité avec le dernier âge de l´Indien ? Il n´y a point d´objections contre les époques des Indiens qu´on ne puisse rétorquer contre les nôtres ; et nous n´employons aucune preuveà constater celles-ci, qu´on ne retrouve dans la bouche et les écrits du brame.

Les pundits ou brames jurisconsultes parlent aujourd´hui la langue originale des lois, langue ignorée du peuple. Les brames parlent et écrivent le samskret. Le samskret est abondant et concis. La grammaire en est très compliquée et très régulière. L´alphabet a cinquante caractères. Les déclinaisons, au nombre de dix-sept, ont chacune un singulier, un duel et un pluriel, Il y a des syllabes brèves, plus brèves et très brèves ; dei syllabes longues, plus longues et très longues ; aiguës, plus aiguës et très aiguës ; graves, plus graves et très graves.

C´est un idiome noté et musical. La dernière Syllabe du mot bédéreo est une espèce de point d´orgue qui dure près d´une minute. La poésiea toutes sortes de vers, et la versification toutes les sortes de piçds et de difficultés des autres langues, sans en excepter la rime. Les auteurs composent par stances dont le sujet est communément moral : "Un père dissipateur est l´ennemi de son fils. - Une mère débauchée est l´ennemie de ses enfants. - Une belle femme est l´ennemie de son mari. - Un enfant mal élevé est l´ennemi de ses parents." Voici un exemple de leurs pièces : "Par la soif de l´or, j´ai fouillé la terre et je me suis livré à la transmutation des métaux. - J´ai traversé les mers, et j´ai rampé sous les grands. - J´ai fui le monde ; je me suis occupé de l´art des enchantements ; et j´ai veillé parmi les tombeaux. - Il ne m´en est pas revenu un cowri. Avarice, retire-toi ; j´ai renoncéà tes chimériques promesses." Quel laps de temps ne suppose pas une langue aussi difficile et aussi perfectionnée ? Que les folies modernes sont vieilles ? Il est parlé dans le samskret des jugements de Dieu par l´eau et par le feu : combien les mêmes erreurs et les mêmes vérités ont fait de fois le tour du globe ! Au temps où le samskret était écrit et parlé, les sept jours de la semaine portaient déjà, et dans le même ordre, les noms des sept planètes ; la culture de la canne à sucre était exercée ; la chimie était connue ; le feu grégeois était inventé ; il y avait des armesà feu ; un javelot qui, lancé, se divisait en flèches ou pointes ardentes qui ne s´éteignaient point ; une machine qui lançait un grand nombre de ces javelots et qui pouvait tuer jusqu´à cent hommes en un instant. Mais c´est surtout dans le code civil des Indiens où nous allons entrer, qu´on trouve les attestations les plus fortes de l´incroyable antiquité de la nation.

Enfin nous les possédons ces lois d´un peuple qui semble avoir instruit tous les autres, et qui, depuis sa réunion, n´a subi dans ses mœurs et ses préjugés d´autres altérations que celles qui sont inséparables du caractère de l´homme et de l´influence des temps.

Le code civil des Indiens s´ouvre par les devoirs du souverain ou magistrat. On lit dans un paragraphe séparé "qu´il soit aimé, respecté, instruit, ferme et redouté. Qu´il traite ses sujets comme ses enfants. Qu´il protège le mérite et récompense la vertu. Qu´il se montre à ses peuples. Qu´il s´abstienne du vin. Qu´il règne d´abord sur lui-même. Qu´il ne soit jamais ni joueur ni chasseur. Que dans toute occasion il épargne le brame et l´excuse. Qu´il encourage surtout la culture des terres. Il n´envahira point la propriété du dernier de ses sujets. S´il est vainqueur dans la guerre, il en rendra grâces aux dieux du pays, et comblera le brame des dépouilles de l´ennemi. Il aura à son service un nombre de bouffons, ou parasites, de farceurs, de danseurs et de lutteurs. S´il ne peut saisir le malfaiteur, le méfait sera réparé à ses dépens. Si percevant le tribut, il ne protège pas, il ira aux enfers. S´il usurpe une portion des legs ou donations pieuses, il sera châtié pendant mille ans aux enfers, Qu´il sache que partout où les hommes d´un certain rang fréquentent les prostituées et se livrent à la débauche de la table, l´État marche à sa ruine. Son autorité durera peu, s´il confie ses projets à d´autres qu´à ses conseillers. Malheur à lui s´il consulte le vieillard imbécile ou la femme légère. Qu´il tienne son conseil au haut de la maison, sur la montagne, au fond du désert, loin des perroquets et des oiseaux babillards." Il n´y aurait dans le code entier que la ligne sur les donations pieuses, qu´on y reconnaîtrait le doigt du prêtre. Mais quelle est l´utilité des bouffons, des danseurs, des farceurs à la cour du magistrat ? Serait-ce de le délasser de ses fonctions pénibles, de le récréer de ses devoirs sérieux ?

Combien la formation d´un code civil, surtout pour une grande nation, ne suppose-t-elle pas de qualités réunies ? Quelle connaissance de l´homme, du climat, de la religion, des mœurs, des usages, des préjugés, de la justice naturelle, des droits, des rapports, des conditions, des choses, des devoirs dans tous les états, de la proportion des châtiments aux délits ! Quel jugement ! quelle impartialité ! quelle expérience ? Le code des Indiens a-t-il été l´ouvrage du génie ou le résultat de la sagesse des siècles ? C´est une question que nous laisserons à décider à celui qui se donnera la peine de la méditer profondément.

On y traite d´abord du prêt, le premier lien des hommes entre eux ; de la propriété, le premier pas de l´association ; de la justice, sans laquelle aucune société ne peut subsister ; des formes de la justice, sans lesquelles l´exercice en devient arbitraire ; des dépôts, des partages, des donations, des gages, des esclaves, des citoyens, des pères, des mères, des enfants, des époux, des femmes, des danseuses, des chanteuses. A la suite de ces objets, qui marquent une population nombreuse, des liaisons infinies, une expérience consommée de la méchanceté des hommes, on passe aux loyers et aux baux, aux partages des terres et aux récoltes, aux villes et aux bourgs, aux amendes, à toutes sortes d´injures et de rixes, aux charlatans, aux filous, aux vols entre lesquels on compte le vol de la personne, à l´incontinence et à l´adultère ; et chacune de ces matières est traitée dans un détail qui s´étend depuis les espèces les plus communes jusqu´à des délits qui semblent chimériques. Presque tout a été prévu avec jugement, distingué avec finesse, et prescrit, défendu ou châtié avec justice. De cette multitude de lois, nous n´exposerons que celles qui caractérisent les premiers temps de la nation, et qui doivent nous frapper ou par leur sagesse ou par leur singularité.

Il est défendu de prêter à la femme, à l´enfant et à son serviteur. L´intérêt du prêt s´accroît à mesure que la caste de l´emprunteur descend : police inhumaine où l´on a plus consulté la sécurité du riche que le besoin du pauvre, Quelle que soit la durée du prêt, l´intérêt ne s´élèvera jamais au double du capital. Celui qui hypothéquera le même effet à deux créanciers sera puni de mort : cela est juste, c´est une espèce de vol, Le créancier saisira son débiteur insolvable dans les castes subalternes, l´enfermera chez lui, et le fera travailler à son profit. Cela est moins cruel que de l´étendre sur de la paille dans une prison.

La femme de mauvaises mœurs n´héritera point, ni la veuve sans enfants, ni la femme stérile, ni l´homme sans principes, ni l´eunuque, ni l´imbécile, ni le banni de sa caste, ni l´expulsé de sa famille, ni l´aveugle ou sourd de naissance, ni le muet, ni l´impuissant, ni le maléficié, ni le lépreux, ni celui qui aura frappé son père, Que ceux qui les remplacent les revêtent et les nourrissent.

Les Indiens ne testent point. Les degrés d´affinité fixent les prétentions et les droits. La portion de l´enfant qui aura profité de son éducation sera double de celle de l´enfant ignorant.

Presque toutes les lois du code sur les propriétés, les successions et les partages, sont conformes aux lois romaines, parce que la raison et l´équité sont de tous les temps et dictent les mêmes règlements, à moins qu´ils ne soient contrariés par des usages bizarres ou des préjugés extravagants dont l´origine se perd dans la nuit des temps, que leur antiquité soutient contre le sens commun, et qui font le désespoir du législateur.

S´il se commet une injustice au tribunal de la loi, le dommage se répartira sur tous ceux qui y auront participé, sans en excepter le juge. Il serait à souhaiter que partout le juge pût être pris à partie. S´il a mal jugé par incapacité, il est coupable ; par iniquité, il l´est bien davantage.

Après avoir condamné le faux témoin à la peine du talion, on permet le faux témoignage contre une déposition vraie qui conduirait le coupable à la mort. Quelle étrange association de sagesse et de folie ! Dans la détresse, le mari pourra livrer sa femme, si elle y consent ; le père vendre son fils, s´il en a plusieurs. De ces deux lois, l´une est infâme, l´autre inhumaine. La première réduit la mère de famille à la condition de prostituée ; la seconde l´enfant de la maison à l´état d´esclave.

Les différentes classes d´esclaves sont énormément multipliées parmi les Indiens. La loi en permet l´affranchissement qui a son cérémonial. L´esclave remplit une cruche d´eau, y met du riz qu´il a mondé avec quelques feuilles d´un légume ; il se tient debout devant son maître, la cruche sur son épaule, le maître l´élève sur sa tête, la casse, et dit trois fois, tandis que le contenu de la cruche se répand sur l´esclave : "Je te rends libre", et l´esclave est affranchi.

Celui qui tuera un animal, un cheval, un bœuf, une chèvre, un chameau, aura la main ou le pied coupé ; et voilà l´homme mis sur la ligne de la brute. S´il tue un tigre, un ours, un serpent, la peine sera pécuniaire. Ces délits sont des conséquences superstitieuses de la métempsycose, qui, faisant regarder le corps d´un animal comme le domicile d´une âme humaine, montre la mort violente d´un reptile comme une espèce d´assassinat. Le brame, avant que de s´asseoir à terre, balayait la place avec un pan de sa robe, et disait à Dieu : "Si j´ai fait descendre ma bienveillance jusqu´à la fourmi, j´espère,que tu feras descendre la tienne jusqu´à moi." La population est un devoir primitif, un ordre de la nature si sacré, que la loi permet de tromper, de mentir, de se parjurer pour favoriser un mariage. C´est une action malhonnête qui se fait partout, mais qui ne fut licite que chez les Indiens. Ne serait-il pas de la sagesse du législateur, dans plusieurs autres cas, d´autoriser ce qu´il ne peut ni empêcher, ni punir ?

La polygamie est permise par toutes les religions de l´Asie, et la pluralité des maris tolérée par quelques-unes. Dans les royaumes de Boutan et dû Thibet, une seule femme sert souvent à toute une famille, sans jalousie et sans trouble domestique.

La virginité est une condition essentielle à la validité de l´union conjugale. La femme est sous le despotisme de son mari. Le code des Indiens dit que la femme maîtresse d´elle-même se conduira toujours mal, et qu´il ne faut jamais compter sur sa vertu. Si elle n´engendre que des filles, son époux sera dispensé d´habiter avec elle, Elle ne sortira point de la maison sans sa permission, Elle aura toujours le sein couvert, A la mort de son mari, il convient qu´elle se brûle sur le même bûcher, à moins qu´elle ne soit enceinte, que son mari ne soit absent, qu´elle ne puisse se procurer son turban, ou sa ceinture, ou qu´elle ne se voue à la chasteté et au célibat. Si elle partage le bûcher avec le cadavre de son mari, le ciel le plus élevé sera sa demeure ; et elle y sera placée à côté de l´homme qui n´aura jamais menti.

La législation des Indiens, qu´on trouvera trop indulgente sur certains crimes, tels que l´assassinat d´un esclave, la pédérastie, la bestialité, dont on obtenait l´absolution avec de l´argent, paraîtra sans doute atroce sur le commerce illicite des deux sexes. C´est vraisemblablement une suite de la lubricité des femmes et de la faiblesse des hommes sous un climat brûlant, de la jalowle effrénée de ceux-ci, de la crainte du mélange des castes ; des idées folles de continence, accréditées dans toutes les contrées., parmi des prêtres incontinents, et une preuve de l´ancienneté du code, A mesure que les sociétés s´accroissent et durent, la corruption s´étend ; les délits, surtout ceux qui naissent de la nature du climat dont l´influence ne cesse point, se multiplient, et les châtiments tombent en désuétude ; à moins que le code ne soit sous la sanction des dieux. Nos lois ont prononcé une peine sévère contre l´adultère, Qui est-ce qui s´en doute ?

Ce que nous appelons commerce galant, le code l´appelle adultère.

Il y a l´adultère de la coquetterie de l´homme ou de la femme, dont le châtiment est pécuniaire ; l´adultère des présents, qui est châtié dans l´homme par la mutilation ; l´adultère consommé, qui est puni de mort. La fille d´un brame qui se prostitue est condamnée au feu.

L´attouchement déshonnête, dont la loi spécifie les différences, parce qu´elle est sans pudeur, mais que la décence supprime dans un historien, a sa peine effrayante. L´homme d´une caste supérieure, convaincu d´avoir habité avec une femme du peuple, sera marqué sur le front de la figure d´un homme sans tête. Le brame adultère sera marqué sur le front des parties sexuelles de la femme : on les déchireraà sa complice, et elle sera mise à mort.

Les chanteuses, danseuses et femmes publiques forment des commu.nautés protégées par la police. Elles sont employées dans les solennités :

on les envoie à la rencontre des hommes publics. Cet état était moins méprisé dans les anciens temps. Avant les lois, la condition de l´homme .différait peu de la conditions animale, et aucun préjugé n´attachait de la turpitude à une action naturelle.

La courtisane qui aura manqué à sa parole, rendra le double de la somme qu´elle aura reçue. Celui qui l´avilira par une jouissance abusive, lui paiera huit fois la même somme, et autant au magistrat.

Le châtiment sera le même, s´il l´a prostituée à un autre.

On ne jouera point sans le consentement du magistrat. La dette du jeu clandestin ne sera point exigible.

Celui qui frappera un brame de la main ou du pied, aura la main ou le pied coupé.

On versera de l´huile bouillante dans la bouche du sooder, ou de l´homme de la quatrième caste, convaincu d´avoir lu les livres sacrés.

S´il a entendu la lecture des Bedas, ses oreilles seront remplies d´huile chaude, et bouchées avec de la cire, Le sooder qui s´assoira sur le tapis du brame, aura la fesse percée d´un fer chaud, et sera banni. Quelque crime que le brame ait commis, il ne sera point mis à mort. Tuer un brame est le plus grand crime qu´on puisse commettre.

La propriété d´un brame est sacrée : elle ne passera point en des mains étrangères, pas même dans celles du souverain. Et voilà, dans les premiers temps, des hommes de mainmorte parmi les Indiens.

La réprimande suppléera au silence de la loi. Le châtiment d´une faute s´accroîtra par les récidives. L´instrument de l´art ou du métier, même celui de la femme publique, ne sera point confisqué. Que dirait l´Indien, s´il voyait nos huissiers démeubler la chaumière du paysan, et ses bœufs, ses autres instruments de labour mis à l´encan ?

Et pour terminer cette courte analyse d´un code trop peu connu, par quelques grands traits, on lit au paragraphe du souverain : "S´il n´y a dans l´État ni voleurs, ni adultères, ni assassins, ni hommes de mauvais principes, le ciel est assuré au magistrat. Son empire fleurira ; sa gloire s´étendra pendant sa vie ; et sa récompense sera la même après la mort, si les coupables ont été sévèrement punis" : car, dit le code, avec autant d´énergie que de simplicité : "Le châtiment est le magistrat ; le châtiment inspire la terreur à tous ; le châtiment est le défenseur du peuple ; le châtiment est son protecteur dans la calamité ; le châtiment est le gardien de celui qui dort ; le châtiment, au visage noir et à l´œil rouge, est l´effroi du coupable." Malgré les vices de ce code, dont les plus frappants sont trop de faveur pour les prêtres, et trop de rigueur contre les femmes, il n´en justifie pas moins la haute réputation de la sagesse des brames, dans les siècles les plus reculés. Dans le grand nombre des lois sensées qu´on y remarque, s´il en est qui paraissent trop indulgentes ou trop sévères, d´autres qui prescrivent des actions basses ou malhonnêtes, quelques-unes qui infligent des peines atroces pour des délits légers, ou des châtiments légers pour des crimes atroces, l´homme sage, avant que de blâmer, pèsera les circonstances, qui ne permettent souvent au législateur de donner à un peuple que les meilleures lois qu´il peut recevoir. Il conclura sans hésiter de la régularité compliquée de la grammaire samskréte, de l´antiquité de cette langue commune autrefois, et depuis si longtemps ignorée, et de la confection d´un code aussi étendu que celui des Indiens, que dans l´Inde, il s´est écoulé un grand nombre de siècles entre l´état de barbarie et l´état policé, et que les prêtres se sont rendus coupables envers leurs compatriotes et les étrangers, par un secret mystérieux, qui retardait de toutes parts les progrès de la civilisation.

Le sceau qui fermait la bouche au brame est rompu ; et il est à présumer qu´un avenir qui n´est pas éloigné, nous révélera ce qui resteà savoir de la religion et de la jurisprudence anciennes des Indiens. »

http://ottaviani.chez.com/diderot/dhdi.htm#origine

Lire encore :

http://www.matierevolution.fr/spip.php?article5387

https://www.matierevolution.fr/spip.php?article2214

https://www.matierevolution.fr/spip.php?article653

https://www.matierevolution.fr/spip.php?article826

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