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La Russie de 1926 sur la voie du stalinisme

jeudi 9 novembre 2023, par Robert Paris

La Russie de 1926 sur la voie du stalinisme malgré l’opposition communiste de l’essentiel des anciens dirigeants bolcheviks

Victor Serge dans « Le tournant obscur » :

« Vassili Nikiforovitch Tchadaev m’aborda à la Maison de la Presse de la Fontanka, l’ancien hôtel de la comtesse Panina. « Tarass m’a parlé de vous.. ; » Tarass était un nom conventionnel que l’on m’avait donné dans l’entourage de Piatakov, pour prendre contact avec les opposants trotskystes de Léningrad. Ils formaient un groupe retiré de l’activité politique, dans l’expectative. Nous nous réunissions dans une chambre de l’hôtel Astoria, de coutume chez B…, professeur d’agronomie, ancien commissaire politique d’une armée. Venaient là deux ou trois étudiants-ouvriers, deux vieux bolcheviks de ceux qui avaient été de toutes les révolutions de Pétrograd : x…, vieil illégal, autrefois l’organisateur d’une imprimerie clandestine du Parti, un modeste écarté des sinécures par trop de conscience et qui, dix ans après la prise du pouvoir, vivait dans la même pauvreté que toujours, maigre et blême sous sa casquette déteinte ; Fédorov, un grand diable roux, admirablement découplé avec un visage ouvert de guerrier barbare. Ce Fédorov qui travaillait dans une usine de banlieue devait bientôt se détacher de nous, se joindre à la tendance Zinoviev et périr plus tard avec elle.

Nous comptions deux théoriciens, tous deux professeurs rouges, Grigori Iakovlévitch Iakovine et Fédor Dingdstaedt. Iakovine, rentré d’Allemagne, venait d’écrire un ouvrage sur ce pays ; il donnait à la Pravda de Léningrad des articles pleins de sous-entendus sur Vienne la Rouge ou « le socialisme dans une seule ville ». Probablement juif, sportif, l’intelligence toujours en éveil, volontiers charmeur, il devait, après une période d’illégalité ardente, ingénieuse et dangereuse, cheminer indéfiniment dans les prisons. A vingt ans, Fédor Dingdstaedt avait été, avec Rochal, Illine-Génévaki, Raskolnikov, un des agitateurs du Parti Bolchevik dans la flotte de la Baltique en 1917. Maintenant, il dirigeait l’Institut des Forêts et publiait un livre sur la question agraire aux Indes. Il devait, parmi nous, représenter une extrême-gauche encline à considérer que la dégénérescence du régime soviétiue s’achevait. Le visage de Dingdstaedt, dans sa laideur heurtée, exprimait une obstination invincible. « Celui-là, pensai-je, on ne le brisera jamais. » Je ne me trompais pas.

« Babouchka », la grand’mère, présidait de coutume les réunions. Empâtée, avec un bon visage intelligent et souriant sous des cheveux blancs, Alexandra Lvovna Bronstein était le bon sens et la loyauté mêmes. Environ trente-cinq ans de vie militante derrière elle. Elle avait été la compagne des premières années de combat de Trotsky et la mère de ses deux filles Nina et Zénaïde, qui toutes deux allaient périr. On ne lui permettait plus que d’enseigner la sociologie à des moins de quinze ans – et cela ne devait pas durer. J’ai connu peu de marxistes d’un esprit aussi libre, ferme et humain qu’Alexandra Lvovna.

Nicolas Pavlovitch, petit homme énergique au grand front et aux yeux bleus, était d’une extrême-gauche qui se cherchait encore. Je ne sais pas ce qu’il est devenu plus tard dans les prisons où il marcha sans faiblesse. Pour l’instant, il dirigeait la Maison de la Presse et s’y plaisait parmi les fantômes sortis des ateliers du peintre Filonov. Où sont ces œuvres, où sont ces hommes ?

Filonov, entouré d’une vingtaine d’élèves enthousiastes et affamés, poursuivait, malgré la méconnaissance de tous, son œuvre de rénovation – totale, bien entend – de l’art. Il remplissait les salles à colonnes et les antichambres de la Maison de la Presse de vastes panneaux, construisant des scènes et des grandes figures expressives d’une sorte de mosaïque de dessins enchâssés les uns dans les autres, si bien qu’un œil y était fait de visions analytiques et qu’un front révélait le cerveau plein d’images. Il bouleversait aussi la perspective pour exprimer la vision d’un œil imaginaire situé quelque part au milieu de la toile. Baskakov se promenait parmi ces personnages surréels et trouvait l’opposition en retard sur les événements.

Tchadaev devint mon ami. Il allait être le premier tué d’entre nous. Bien avant les chefs mêmes du Parti, il posa la question de la collectivisation de l’agriculture. Membre du Parti depuis 1917, rédacteur à la Krasnaya Gazéta, la connaissance des conditions d’existence des ouvriers l’avait amené à une vision implacable des problèmes politiques. Il suivit notamment les troubles de la Bourse du Travail que les chômeurs exaspérés finirent par mettre à sac. « J’ai vu dans cette bagarre, me racontait Tchadaev, une femme étonnante qui m’a rappelé les meilleurs jours de 1917. Elle mettait de la volonté et presque de l’ordre dans l’émeute. D’apparence insignifiante, je la voyais faite pour la tribune. Et des ouvrières comme celle-là doivent se dresser contre nous, comprenez-vous ? » Il suivit l’odieux procès des fonctionnaires de la Bourse du Travail qui n’envoyait aux usines que des ouvrières assez jolies et, de plus, assez complaisantes. Ila laissé plusieurs excellents petits livres d’observation de mœurs, probablement disparus, mis au pilon avec tant d’autres.

Le Parti somnole. Les réuniosn de cellule, dépourvues d’intérêt, sont suivies, deux fois par mois, d’un public sage et indifférent. De quoi vivent les gens ? Ils se sont repris à vivre, tout comme ailleurs, de leurs intérêts personnels. Les communistes comme les autres. Après les vives polémiques soulevées contre Trotsky, on a épuré les écoles et les universités, chassant même de l’Université Sverdlov des jeunes gens sur le point de finir leurs études. La consigne est de ne plus parler de politique. La jeunesse se replie sur elle-même, commente les mauvais romans de Kollontay sur l’amour libre et la théorie d’Entschmen sur l’abolition de la morale dans la société communiste.

En somme, ce qui donne à la vie sociale une certaine animation, c’est le commerce, le commerce le plus véreux qui soit au monde. Le commerce privé a conquis sur la coopérative et le commerce étatisé toute la répartition au détail et presque toute la répartition des articles manufacturés. D’où est-il sorti, ce capital commercial, tout à fait inexistant il y a cinq ans ? Il tient des magasins, sollicite et obtient des concessions pour commencer à produire, fait pulluler les fausses coopératives. Tout ce qu’il a est volé, tout. Il s’enrichit de deux façons : par le vol direct et par la spéculation. Des mercantis fondent une fausse coopérative ; ils versent des pots-de-vin à quelques fonctionnaires pour se faire attribuer des crédits, des matières premières, des commandes. Ils n’avaient rien hier, l’Etat leur a tout fourni à des conditions onéreuses parce que les prix, les contrats, les conventions, tout est faussé par la corruption. Lancés, ils continuent, cherchant surtout à se faire les intermédiaires entre la production socialisée et les consommateurs. S’ils fabriquent quelque chose avec les matières premières qu’on leur livre c’est toujours un article de consommation courante revendu sur le marché à des prix quintuplés pour le moins. Ils préfèrent d’ailleurs s’installer ouvertement dans le commerce. Ils raflent toute la production de vêtements et de tissus, par exemple, de nos manufactures textiles et de nos fabriques de confection, ils vont même la chercher dans les magasins-coopératives et vous revendent quarante-cinq roubles l’imperméable qu’ils ont payé dix-neuf roubles à la coopérative voisine (plus, naturellement, quelques roubles au gérant). Le commerce socialisé est devenu le champ d’action d’une foule de rapaces en qui l’on voit très bien les capitalistes les plus débrouillards et les plus durs de demain. A cet égard, la N.E.P. est incontestablement une défaite.

Les procureurs, à commencer par Krylenko, passent leur vie à instruire en vain des procès de spéculation. Un petit homme fripé, volubile, aux yeux roux, nommé Pliatsky, est, à Léningrad, au centre de toutes les affaires de spéculation et de corruption. Ce personnage balzacien a monté des entreprises en série, acheté des fonctionnaires dans les bureaux, et on ne se décide pas à le fusiller, car, au fond, on a besoin de lui : il fait marcher bien des choses ; la N.E.P. devient un jeu de dupes.

C’est aussi vrai dans les campagnes, quoique autrement. L’élevage du mouton dans les steppes du Midi a produit de singuliers millionnaires, partisans rouges de 1918-1920, gros parvenus aujourd’hui dont les filles habitent les plus beaux hôtels de Crimée, dont les fils jouent gros jeu dans les casinos.

Presque rien ne fait pressentir l’orage. A la Direction Centrale des Concessions – Glavkontsesskom, - dans un petit hôtel à un étage de la Pétrovka, Trotsky étudie des projets de concessions au capital étranger, répond aux propositions de M. Urquardt, discute avec la Lena-Goldfields, qui exploite à son seul profit de vieux placers d’or, constate que M. Hammer, citoyen des Etats-Unis, a réussi à monter les premières fabriques de crayons en Russie et s’enrichit ainsi ailleurs, car on lui permet d’exporter ses bénéfices. Autour de Trotsky, une équipe de vieux camarades, qui sont tous des jeunes du reste, se livrent à d’autres travaux. Son secrétariat est un laboratoire où s’élaborent sans cesse les idées, où l’expérience historique s’élève à la pensée. On y travaille avec une ponctualité réglée à la minute. Le rendez-vous, fixé pour dix heures cinq, n’est pas pour dix heures sept. On y travaille discrétement, presque silencieusement, dans la plus active et la plus sure camaraderie.

Retrouvé là Georges Andreytchine, Bulgare énergique, osseux, aux yeux trop noirs enfoncés sous un front jaune et dégarni. Ancien militant des I.W.W. d’Amérique, ce garçon voit très loin, cruellement même. « Cette petite-bourgeoisie qui s’enrichit et s’installe autour de nous, si nous ne lui cassons pas les reins, elle nous mettra en pièces un jour ou l’autre… » Il vit sur cette prescience nette et attend l’avenir. Assez optimiste pour le moment, car Trotsky démontre, dans une série d’articles, que nous allons vers le socialisme et non vers le capitalisme. Andreytchine luttera des années, sera vaincu, sera calomnié, sera peut-être tout à fait misérablement vaincu (j’en doute, quoiqu’on l’ait affirmé), redeviendra un haut fonctionnaire et périra au bout d’une dizaine d’années.

Sermux, Poznansky et Victor Eltsine, trois têtes et trois dévouements inébranlables, garderont à travers toutes les luttes, jusqu’à je ne sais quelle fin terrible, la même fidélité à la révolution. Sermux est un gentelman blond, extrêmement poli et réservé ; Poznansky, un grand juif à chevelure ébouriffée ; Victor Eltsine, juif ou tartare d’origine, le fils du vieux Boris Mikhaïloitch Eltsine, un des fondateurs du Parti, un des premiers président des Soviets de l’Oural. Victor Eltsine a l’esprit froid d’un tacticien. « En ce moment, dit-il, ne rien faire, ne point se manifester, maintenir nos liaisons, garder nos cadres de l’opposition de 1923 ; laisser Zinoviev s’user… » (1926)

L’orage éclata tout à fait à l’improviste. Nous-mêmes ne nous y attendions pas. De passage à Moscou, chez les opposants, j’appris que Zinoviev allait être renversé au prochain Congrès du Parti et que Staline faisait des avances à Trotsky, allant jusqu’à lui offrir le portefeuille de l’Industrie. Les opposants de 1923 discutaient avec qui s’allier. C’est alors que Kratchkovsky, le héros des batailles de l’Oural, dit ce mot mémorable : « Ne nous allions avec personne. Zinoviev nous lâcherait au moment du danger et Staline nous roulerait. » Personnellement, je pensais que le régime bureaucratique établi par Zinoviev dans le Parti ne saurait s’aggraver ; rien ne serait pire… Au contraire, tout changement devrait offrir des chances d’assainissement. Je me souviens d’un entretien avec l’anrchiste syndicaliste Grossman-Rostchine, tout à fait rallié au marxisme bolchevik, qui vint me faire part de son anxiété :

 On dit que Staline se plaint des farceurs et des larbins du Komintern et s’apprête à leur couper les vivres quand il aura dégommé Zinoviev. Ne craignez-vous pas que l’Internationale communiste en souffre ?

Je répondis à peu près :

 Rien ne saurait faire plus de bien à l’Internationale que de lui couper les vivres. Les profiteurs iront ailleurs, le mouvement ouvrier révolutionnaire en sera instantanément assaini et fortifié…

Staline s’était exprimé dans ce sens au Bureau Politique, mais rien de ce qu’il disait n’était réellement voulu, pensé en principe : tout était manœuvre, propos de circonstance. Les larbins, il trouverait avantage à les payer lui-même. Après quelques mois de lutte tout à fait sourde au Bureau Politique, quelques semaines de sourde agitation dans les deux capitales, l’effondrement de Zinoviev et de Kamènev fut soudain au XIVe Congrès. Ils avaient en réalité à répondre de plusieurs années de gestion politique sans gloire ni succès : deux révolutions vaincues, l’une sans bataille, l’autre après des massacres inutiles et atroces – l’Allemagne et la Bulgarie. Une insurrection mal déclenchée et lâchée en Estonie (alors qu’il aurait suffi d’une division de l’Armée Rouge pour assurer la soviétisation de ce petit pays). A l’intérieur, la renaissance des classes, deux millions de chômeurs environ, le conflit lantent entre les campagnes et la dictature. Dans le Pari, les répressions, les épurations, les vilenies multipliées contre Trotsky, Zinoviev et Kaménev incarnaient la défaite, le nouveau mensonge officiel. Ils tombaient littéralement sous le poids de leurs fautes – et pourtant, à ce moment, en gros, ils avaient raison. Ils s’opposaient à la doctrine improvisée du « socialisme dans un seul pays » au nom de la tradition de l’internationalisme révolutionnaire. Kaménev parlait de la condition misérable des ouvriers dans l’industrie nationalisée, prononçait le mot de capitalisme d’Etat, préconisait une participation des salariés aux bénéfices des entreprises.

Le crime de Zinoviev fut d’exiger la parole au Congrès, en qualité de co-rapporteur, après le rapport du Comité Central. Toute la presse inspirée par le Comité Central, c’est-à-dire par Staline, Rykov et Boukharine, voulut voir là un attentat au prestige et à l’unité du Parti. En réalité, la pièce était jouée d’avance, telle que le régisseur la préparait depuis plusieurs années. Tous les secrétaires des régions, nommés par le Secrétaire général, avaient envoyé au Congrès des délégués à sa dévotion. La facile victoire du Comité Central de Staline-Rykov-Boukharine fut celle des bureaux sur le groupe Zinoviev, qui n’était maître que des bureaux de Léningrad.

Zinoviev, sincèrement démagogue, croyait à ce qu’il disait de l’attachement des masses ouvrières de Léningrad à sa coterie. Il prenait pour une opinion vivante l’opinion fabriquée par ses sous-ordres de la Pravda de Léningrad. Il rentra pour en appeler au Parti et aux masses, alors que le Parti n’était plus que l’ombre des bureaux et que les masses, indifférentes, se réservaient.

La résistance de Léningrad fut brisée en quinze jours. Le rayon de Vyborg céda le premier. Le mécanisme des abandons fut simple. D’une part, il se trouva auprès de chaque Comité des malins qui comprirent que se prononcer pour le Comité Central, c’était vraisemblablement commencer une carrière ; d’autre part, le respect du Comité Central désarmait les meilleurs. Le C.C. evoya Goussev et Stesky pour installer les nouveaux Comités. Pendant deux ou trois jours, la Pravda de Léningrad fut gardée par des hommes dévoués à Zinoviev. Goussev parlait devant de grandes assemblées. Je l’écoutai. Inintellectuel, habile et grossièrement déloyal, il déformait tout avec une violence systématique. Gros, un peu chauve, mal rasé, il venait à bout de l’auditoire par un bas hypnotisme fondé sur l’autorité. On sortait de là avec une pointe de désespoir au cœur. Pas une parole ne sonnait vrai, pas une n’emportait l’adhésion, mais les vaincus s’étaient mis dans un mauvais cas, il ne restait qu’à suivre le Parti, il ne restait qu’à voter les résolutions du Comité Central…

A la vérité, je ne les votai pas, je m’en allai avant le moment du vote pour ne pas faire ce geste d’impuissance. Le niveau d’éducation très bas d’une grande partie de l’assistance et la dépendance matérielle de chacun à l’égard des Comités du Parti assuraient le succès d’une argumentation aussi misérable. Sous les coups de bélier d’un Goussev, la majorité officielle que Zinoviev gardait à Léningrad depuis 1918 s’effrita en une semaine.

La nouvelle de l’accord conclu entre l’opposition de gauche (trotskyste) et celle de Léningrad nous surprit. Comment nous asseoir à la même table que les bureaucrates qui nous avaient traqués, dénoncés, calomniés ?

Les vieux chefs du Parti de Léningrad : Evdokinov, Zorine, Guertik, Nakhinson, Bakaev, Ionov, que je connaissais presque tous depuis 1919, parurent avoir changé d’âme en une nuit, et je ne peux m’empêcher de penser qu’ils éprouvaient un profond soulagement à sortir du mensonge asphyxiant pour nous tendre la main. Ils parlaient de Trotsky, qu’ils dénigraient odieusement l’avant-veille, avec admiration et commentaient les détails des premières entrevues avec lui, Zinoviev et Kaménev. « Les relations sont meilleurs que jamais. » C’est alors que Zinoviev et Kaménev remirent à Trotsky des lettres-témoignages relatant comment dans des entretiens avec Staline, Boukharine et Rykov, il avait été décidé de forger une doctrine trotskyste pour déclencher contre elle des campagnes de réfutation. Ils signèrent aussi une déclaration reconnaissant que, sur des questions décisives et notamment sur le régime intérieur du Parti, l’opposition de 1923 (Trotsky, Préobrajensky, Rakovsky, Antonov Ovséenko) avait eu raison contre eux…

J’appartenais, avec Tchadaev, à la cellule communiste de la Krasnaya Gazéta : environ quatre cents ouvriers imprimeurs et typographes. Perdus parmi eux, il y avait deux ou trois bolcheviks, membres de l’administration, qui avaient fait la guerre civile. La majorité des membres dataient de la promotion Lénine, c’est-à-dire de la campagne de recrutement commencée (par Staline – Note M et R) lors de la mort de Vladimir Illitch. Ouvriers arriérés qui s’étaient abstenus de se joindre au Parti militant et combattant et ne lui avaient donné leur adhésion qu’après l’affermissement du pouvoir et la normalisation. Nous étions cinq opposants (dont un douteux), tous appartenaient à la génération de la guerre civile. La bataille des idées s’engagea sur trois questions dont on ne parlait que le moins possible : régime de l’agriculture, régime intérieur du Parti, évolution chinoise. Tchang Kaï Chek, conseillé et même dirigé par Blücher (Gallen) et Rasgone (Olguine) commençait sa marche victorieuse de Canton vers Shangaï : montée de la révolution chinoise.

Dès le début, toute la discussion fut faussée. Le comité de cellule obéissait au Comité de rayon, convoquait tous les quinze jours une séance plénière avec présence obligatoire et contrôle à l’entrée. Un orateur du rayon parlait deux heures sur la possibilité d’édifier le socialisme dans un seul pays…

Sitôt que nous ouvrions la bouche, les interruptions et les cris fusaient. Il fallait calmement faire observer au président que l’on perdait une demi-minute et recommencer la phrase hachée. La salle assistait à ce duel dans un silence absolu. Elle était neutre…

Survint le désastre de Shangaï. Je l’attendais, je l’avais annoncé à l’avance, renseigné par des camarades arrivés de Chine et, chose inconcevable, par la lecture du Temps, seul journal français (outre l’Humanité) qui me parvint. Toutes les informations concordaient. Tchang-Kaï-Chek, arrivé devant Shangaï, avait trouvé la ville prise par les syndicats. (Cette insurrection syndicale avait été admirablement organisée avec le concours d’instructeurs russes.) Tchang se préparait presque ouvertement à désarmer les communistes et les piquets ouvriers. Nous le savions. Tout ce qui restait actif dans le Parti était soulevé d’enthousiasme par les nouvelles de Chine ; les initiés suivaient, jour par jour, la préparation du coup de force militaire qui devait inéluctablement, à Shangaï, aboutir au massacre des prolétaires. A Moscou, Trotsky, Zinoviev, Radek (alors recteur de l’Université chinoise) exigeaient du Comité Central un changement immédiat de tactique. Il eût suffi d’un télégramme au Comité de Shagaï : « Défendez-vous ! » et la Révolution n’eût pas été décapitée. Mais la politique de Staline consistait à persévérer dans l’alliance avec la bourgeoisie nationaliste, à freiner le mouvement populaire, à interdire la formation de Soviets, à exiger du P.C. chinois la subordination au Kuo-Min-Tang. Les résultats en étaient déjà monstrueux. Le P.C. chinois, dirigé par Tchen-Dou-Siou, un honnête homme pourtant et un révolutionnaire, avait désavoué les soulèvements paysans du Houpeï et laissé égorger par milliers les cultivateurs insurgés à Tchan-Eha.

A la veille de l’événement de Shangaï, Staline vint s’expliquer devant les militants de Moscou, réunis au Grand Théâtre. Tout le Parti répéta et commenta une de ses phrases, saisies au vol : « on dit que Tchang-Kaï-Chek s’apprêt à nous trahir. Je sais qu’il joue au plus fin, mais c’est lui qui sera roulé. Nous le presserons comme un citron et puis nous le jetterons. » Ce discours était à l’impression à la Pravda quand parvint la terrible nouvelle. Le coup de force de Tchang-Kaï-Chek était accompli. La troupe du Kuo-Min-Tang nettoyait à coups de mitrailleuses les faubourgs ouvriers. Quelques jours auparavant, le chef d’une division révolutionnaire avait offert au Comité de Shangaï le soutien décisif de ses régiments. Le Comité, se conformant aux directives reçues, avait décliné cette offre.

Nous nous rencontrions avec une sorte de désespoir. Les débats du Comité Central se reproduisaient avec la même violence dans toutes les cellules où il y avait des opposants. Il me sembla, quand après Tchadaev je pris la parole, que la haine atteignait son paroxysme. Un secrétaire du rayon, vieux militant estonien, assistait à cette séance en prenant des notes pour la Comité régional ; de là, mon propos passait dans les dossiers du Comité Central. Je finis mas cinq minutes en lançant une phrase qui fit le silence pendant une minute : « Son pretige de secrétaire général est plus cher à Staline que le sang des ouvriers chinois ! » (…)

A quelques jours de là, on arrêta Netchaev, ouvrier d’une quarantaine d’années, autrefois commissaire de l’Armée Rouge, esprit réfléchi, visage ferme, fatigué, à lunettes d’or. (…) L’arrestation de Netchaev pour « menées antisoviétiques » fut confirmée…

Dans cette salle, entre membres du même Parti, je me sentais cevant l’ennemi : « Vous arrêtez Netchaev. Il faudra demain que vous nous arrêtiez tous, par milliers. Sachez que nous accepterons la prison et la déportation aux îles pour le service de la classe ouvrière. La contre-révolution, c’est vous ! » (…)

Tchadaev dit : « Je pense, moi, qu’ils nous écrabouilleront avant le grand dégel. »

(…)

Les « vieux » du Parti demeuraient fidèles pour la plupart ; mais les fonctionnaires les plus jeunes, sollicités tout à coup en sens contraire, s’étaient presque sans résistance prononcés dans le sens de leurs intérêts immédiats et de la fidélité la plus forte. »

Lire aussi :

https://www.marxists.org/francais/general/souvarine/works/1926/08/souvarine_19260801.htm

https://www.marxists.org/francais/4int/ogi/1926/ogi_19260700.htm

https://www.marxists.org/francais/4int/ogi/1927/ogi_19270500.htm

https://www.sinistra.net/lib/upt/prcomi/ropa/ropanrobof.html

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