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Rosa Luxemburg, vue par Daniel Guérin

mercredi 6 janvier 2010

Origines de la grève « politique »

Si opposés aux libertaires, si enlisés dans le bourbier du parlementarisme qu’ils aient été, les théoriciens de la social-démocratie allemande saisirent, de bonne heure, l’importance de la grève dite politique. C’est qu’ils avaient eu sous les yeux, outre le souvenir du Chartisme britannique, les deux expériences mémorables des grèves générales belges victorieuses de mai 1891 et d’avril 1893 pour le suffrage universel. Aussi, peu après la seconde, Edouard Bernstein avait-il, dans la Neue Zeit, publié un article sur « la grève comme moyen de lutte politique ». Il y considérait la grève du type belge comme une arme utile de la lutte politique, à ne mettre toutefois en œuvre que dans des cas exceptionnels. Lorsque le mécontentement populaire était suffisamment profond, la grève politique pouvait avoir les mêmes effets, que ceux produits naguère par les barricades. Mais elle exigeait un prolétariat éduqué et des « bonnes » organisations ouvrières, assez fortes pour exercer une influence sur les inorganisés. « Une telle grève, à la fois prudemment et énergiquement conduite, peut, dans un moment décisif, faire pencher la balance en faveur des classes laborieuses. » Elle était surtout à préconiser dans les pays où le suffrage universel était encore soumis à des restrictions. En dépit de toutes ces réserves timorées, Bernstein n’en admettait pas moins le principe de la « lutte extra-parlementaire » au moyen de la grève dite « politique (1) ». Kautsky, au congrès socialiste international de 1893, présenta un rapport dans le même sens.
Après eux, dans la même Neue Zeit, Alexandre Helphand, dit Parvus, israélite russe, entré dans la social-démocratie allemande, marxiste original et audacieux, avait publié une étude plus révolutionnaire que celle de Bernstein sous le titre « Coup d’État et grève de masses politiques ». A le lire on croirait qu’il anticipe le Mai 68 français : « La grève politique de masses se différencie des autres grèves du fait que son but n’est pas la conquête de meilleures conditions de travail, mais a pour objectif des changements politiques précis, qu’elle vise donc non pas les capitalistes individuels, mais le gouvernement. Mais comment une telle grève peut-elle atteindre le gouvernement ? Elle l’atteint du fait que l’ordre économique de la société est bouleversé (…) Les classes moyennes sont entraînées dans une communauté de souffrance. L’irritation grandit. Le gouvernement est d’autant plus déconcerté que la grève embrasse de plus larges masses et qu’elle dure plus longtemps (…) Combien de temps un gouvernement, sous la pression d’un arrêt de travail massif, pourra-t-il tenir au milieu de la fermentation générale ? Cela dépend de l’intensité de l’exaspération, de l’attitude de l’armée, etc. (…) S’il est difficile à la longue de faire durer une grève de masses, il est encore plus difficile pour le gouvernement de mettre fin à un mouvement général de protestation politique. » Le gouvernement ne pourrait plus amener vers la capitale autant de troupes qu’au temps des barricades. Le mouvement se développerait en province avec une force jusqu’alors inconnue. « Plus la grève de masses se prolonge et plus la décomposition gagne l’ensemble du pays, plus le moral de l’armée devient chancelant, etc. (2). »
En France, c’est le social-démocrate Jaurès qui entre en lice. Dans deux articles, il admet qu’une grève générale politique pourrait être féconde. Mais il assortit cette prise de position de toutes sortes de mises en garde exagérément pessimistes, auxquelles Les lendemains de mai-juin 1968 confèrent pourtant une certaine part d’actualité : « Les partisans de la grève générale sont obligés de réussir à la première bis. Si une grève générale (…) échoue, elle aura laissé debout le système capitaliste, mais elle l’aura armé d’une fureur implacable. La peur des dirigeants et même d’une grande partie de la masse se donne carrière en une longue suite d’années de réaction. Et le prolétariat sera pour longtemps désarmé, écrasé, ligoté (…) La société bourgeoise et la propriété individuelle trouveront les moyens (…) de se défendre, de rallier peu à peu, dans le désordre même et le désarroi de la vie économique bouleversée, les forces de conservation et de réaction. » Surgiront, par la pratique des sports et de l’entraînement militarisé, des milices contre-révolutionnaires. « Des boutiquiers exaspérés seraient capables même d’une action physique très vigoureuse. » Cependant, convient-il, la grève générale, même si elle ne réussissait pas, serait « un avertissement prodigieux pour les classes privilégiées, une sourde menace qui atteste un désordre organique que seule une grande transformation peut guérir (3) ».

La grève de masses officialisée

L’année suivante, Rosa Luxemburg, dans la Neue Zeit, aborde pour la première fois le problème de la grève générale. Elle se prononce en sa faveur, à condition, toutefois, concède-t-elle, qu’elle soit seulement circonstancielle et baptisée « grève politique de masses », pour bien la différencier de la grève générale dite anarchiste. Si Rosa fait siennes certaines des critiques de la social-démocratie contre cette dernière conception, elle ajoute pourtant : « C’est jusque-là et pas plus loin que vont les arguments si souvent avancés par la social-démocratie contre la grève générale. » Et elle rejette catégoriquement le « brillant coup de fleuret du vieux Liebknecht » contre toute forme de grève générale et notamment « l’affirmation que la réalisation d’une grève générale a pour condition préalable un certain niveau d’organisation et d’éducation du prolétariat qui rendrait la grève générale elle-même superflue, et la prise du pouvoir politique par la classe ouvrière indiscutable et inévitable ».
Rosa voit bien que ce prétendu préalable de l’organisation quotidienne et de l’éducation des masses ouvrières dissimule en réalité une option réformiste et parlementariste, l’exclusion de la violence en tant que moyen de lutte, la peur de la répression. Or tout l’État capitaliste repose sur la violence. La légalité bourgeoise et le parlementarisme ne sont que le paravent de la violence politique de la bourgeoisie.
Tandis que les classes dominantes s’appuient sur la violence (…), le prolétariat seul devrait-il, dans la lutte contre ces classes, renoncer à l’avance, et une bis pour toutes, à son usage ? » « Ce serait abandonner le terrain à la domination illimitée de la violence réactionnaire (4). »
Rosa avait affaire à forte partie. La grève politique de masses effrayait tout à la fois le parti social-démocrate et la confédération des syndicats. Le premier, parce qu’il s’accrochait aux vertus exclusives du crétinisme parlementaire » et qu’il voyait dans l’action directe une menace contre ce légalisme auquel il tenait tant ; la seconde, parce qu’elle ne voulait pour rien au monde prendre des risques, mettre en danger la prospérité et la stabilité de l’organisation syndicale, vider ses caisses si bien remplies, concéder aux inorganisés, ces indignes, des attributions qui auraient attenté au sacro-saint monopole des organisés. Au surplus, la législation impériale réprimait très sévèrement les grèves (peines de prison et même de travaux forcés pour les grévistes) et la puissante armée allemande était prête à intervenir dans les conflits du travail (5).
Néanmoins, dans sa défense de la grève politique de masses, Rosa bénéficia, pour un temps, de l’appui, ion négligeable, du théoricien de la social-démocratie, adversaire du « révisionnisme », Karl Kautsky. Celui-ci, au moins en principe, admettait alors que Tanne du suffrage universel ne suffirait pas pour vaincre l’adversaire de classe et qu’il y faudrait jouter, le jour venu, celles de l’action directe, de la grève généralisée. Au congrès de Dresde, en 1903, de la social-démocratie, il n’avait pas hésité à soutenir de ses votes une motion anarchisante de ce même Dr Friedeberg en faveur de la grève générale qui, nonobstant cet appui, fut repoussée à une majorité écrasante. Au congrès du parti, à Brême, en 1904, Kautsky, une nouvelle fois, se fit l’avocat de la grève générale avec Karl Liebknecht et Clara Zetkin, mais cette fois encore il n’eut pas gain de cause (6).
Le congrès socialiste international de 1904 à Amsterdam consacra un assez long débat au problème de la grève politique. Une motion du Dr Friedeberg ayant été, une fois de plus, repoussée, une résolution de compromis présentée par le parti socialiste de Hollande fut adoptée à une énorme majorité. Elle accordait aux réformistes que « les conditions nécessaires pour la réussite d’une grève de grande étendue sont une forte organisation et une discipline volontaire du prolétariat » et aux antirévisionnistes qu’il était « possible » qu’une grève étendue à de larges secteurs de la vie économique « se trouverait être un moyen suprême d’effectuer des changements sociaux de grande importance », mais la grève politique de masses était renvoyée prudemment à un avenir plus ou moins lointain « si celle-ci, un jour, se trouvait être nécessaire et utile (7) ».
Tandis que la social-démocratie allemande piétinait dans ces discussions académiques, la lutte de classes en Russie mettait brutalement la grève générale à l’ordre du jour. De son côté, Léon Trotsky, qui résidait alors à Munich, s’appuyant sur l’expérience de ce qu’avaient été « les impétueux mouvements de grève de 1903 », en était arrivé « à la conclusion que le tsarisme serait renversé par la grève générale sur le fond de laquelle se multiplieraient ouvertement les heurts révolutionnaires ». Cette opinion Était aussi celle de Parvus, dont Trotsky venait de faire la connaissance. Parvus l’avait déjà développée dans un article d’août 1904 et il préfaça la brochure rédigée par son nouvel ami à la fin de 1904. Il soutint dans cet écrit que l’arme décisive de la révolution imminente serait la grève générale (8). Cependant, au congrès des syndicats ouvriers allemands à Cologne, en mai 1905, la grève politique de masses était amalgamée avec la grève générale anarchiste et toutes deux traitées indistinctement de « corde que l’on passe autour du cou de la classe ouvrière » pour l’étrangler. Rosa Luxemburg, prenant le contre-pied de ces tristes assises, exalta « cette méthode de lutte qui trouvait en Russie une application grandiose et inattendue, qui pour « tout le monde du travail allait être un enseignement et un exemple (9) ».
Au congrès de la social-démocratie à Iéna, en septembre 1905, Rosa se fit le défenseur ardent de la grève politique de masses : « Si l’on écoute ici les discours déjà prononcés dans le débat (…), on doit, en vérité, se prendre la tête dans ses mains et se demander : vivons-nous vraiment dans l’année de la glorieuse Révolution russe ? (…) Vous lisez quotidiennement dans la presse les nouvelles de la Révolution (…), mais il semble que vous n’ayez pas d’yeux pour voir, ni d’oreilles pour entendre (…). Tous avons devant nous la Révolution russe et nous « rions des ânes, si nous n’en apprenions rien. »
Quelques semaines plus tard, elle ajoutait dans un article : « II n’y a pas si longtemps l’on considérait : moyen [la grève de masses] comme quelque chose de tant soit peu étranger à la lutte de classe prolétarienne et socialiste, comme quelque chose de vide de tout contenu et d’inutile à discuter. Aujourd’hui nous sentons ensemble que la grève générale n’est pas un concept inerte, mais un fragment vivant de la bataille. Qu’est-ce qui a amené ce brusque revirement ? La Révolution russe ! (…) Aujourd’hui l’on voit clairement sous quelle forme la lutte violente pour le renversement de l’absolutisme se joue. La grève de masses mise en œuvre avec de tels résultats dans la Révolution russe a opéré un revirement dans notre appréciation à son sujet. »
La conviction ardente de Rosa réussit à ébranler l’immobilisme du vieux leader centriste du parti.. August Bebel, et celui-ci ne s’opposa pas à l’adoption d’une résolution où, à travers toutes sortes de restrictions, il n’en était pas moins déclaré que, dans des circonstances données, un large recours à la grève de masses pouvait être un moyen de lutte efficace. Malgré ce qu’elle appelait les « platitudes » de Bebel, Rosa n’en considéra pas moins le vote de ce texte comme une relative victoire et, dans les années ultérieures, elle devait sans cesse se référer à lui pour faire honte à la social-démocratie de son infidélité à la motion d’Iéna, de sa répulsion de l’action directe (10).
Quand, au congrès suivant du parti, à Mannheim, en 1906, le leader des syndicats, Legien, fit une charge à fond d’une heure entière contre la résolution de l’année précédente et ses prétendus méfaits, Rosa lui répondit en se plaçant habilement sur son propre terrain, celui de la défense du mouvement syndical : « Vous n’avez visiblement aucune idée fait que le puissant mouvement syndical russe est un enfant de la Révolution (…), né dans la lutte.(11) »

Contagion de l’exemple russe

Entre-temps, Rosa s’était rendue dans son pays natal en pleine ébullition révolutionnaire, elle y avait participé à l’insurrection de Varsovie et elle avait apporté de son voyage l’étincelante brochure, Grève de masses, parti et syndicats, dont l’objectif principal était de fustiger le mouvement syndical allemand, son étroitesse de vue, son bureaucratisme, son soin avoué de repos, sa crainte du risque et, par
voie de conséquence, la répugnance que lui inspirait la grève politique de masses. Rose le heurtait de plein fouet en faisant revivre devant ses yeux la flamboyante leçon de choses que venait d’être la Révolution russe de 1905. Mais sa démonstration allait encore plus loin. Elle faisait éclater en morceaux l’attitude traditionnelle de la social-démocratie internationale à l’égard de la grève de masses, enfermée, depuis Engels, dans un dilemme trop simpliste : ou bien le prolétariat est encore faible
au point de vue organisation et ressources — et alors il ne peut se risquer à une grève générale ; ou lien il est déjà assez puissamment organisé — et alors il n’a pas besoin du « détour » de la grève générale pour parvenir à ses fins (2).
Et Rosa d’affirmer : « Aujourd’hui la Révolution masse a soumis cette argumentation à une révision fondamentale ; elle a, pour la première fois, dans l’histoire des luttes de classes, opéré une réalisation grandiose de l’idée de grève de masses (…), inaugurant ainsi une époque nouvelle dans l’évolution du mouvement ouvrier (…) La grève de masses, combattue naguère comme contraire à l’action politique du prolétariat, apparaît aujourd’hui comme l’arme la plus puissante de la lutte politique. » Rosa, avec un optimisme un peu excessif et qui contraste avec ses jugements plus sévères de la fin de 1905 sur le texte arraché à Iéna, soutient que, « dans la résolution d’Iéna, la social-démocratie a pris officiellement acte de la profonde transformation accomplie par la Révolution russe » et « manifesté sa capacité d’évolution révolutionnaire, d’adaptation aux exigences nouvelles de la phase à venir des luttes de classes ».
Mais la grève de masses n’est pas quelque chose sur quoi l’on disserte, mais qui se fait. Assez de « gymnastique cérébrale abstraite » sur sa possibilité ou son impossibilité ! Assez de « schémas préfabriqués » ! Le schéma théorique qu’on en a fait en Allemagne « ne correspond à aucune réalité ». Et Rosa entreprend de décrire les mille aspects concrets qu’elle a pris spontanément dans la Révolution russe. « Il n’y a pas de pays (…) où l’on ait aussi peu pensé à ” propager ” ou même à ” discuter ” la grève de masses que la Russie. » Et pourtant elle y a surgi, sans plan préalable, comme un torrent irrésistible. « La grève de masses telle que nous la montre la Révolution russe est un phénomène (…) mouvant (…) Son champ d’application, sa force d’action, les facteurs de son déclenchement, se transforment continuellement. Elle ouvre soudain à la révolution de vastes perspectives nouvelles au moment où celle-ci semblait engagée dans une impasse. Et elle refuse de fonctionner au moment où l’on croit pouvoir compter sur elle en toute sécurité. »
Qu’on n’aille pas, comme certains théoriciens pédants, tenter de savants distinguos entre « lutte économique » et « lutte politique » ! De telles dissections ne permettent pas de voir le phénomène vivant, mais seulement un « cadavre ». Loin de se différencier ou même de s’exclure l’un l’autre, les deux facteurs « constituent dans une période de grève de masses deux aspects complémentaires de la lutte de classes du prolétariat ».
Et Rosa, se tournant vers la social-démocratie allemande, insiste sur le rôle que jouent les inorganisés dans une grande bataille de classes, rôle généralement sous-estimé : « Le plan qui consisterait à entreprendre une grève de masses (…) avec l’aide des seuls ouvriers organisés est absolument illusoire. » Ce serait se condamner « au néant ». « Lorsque la situation en Allemagne aura atteint le degré de maturité nécessaire (…), les catégories aujourd’hui les plus arriérées et inorganisées constitueront tout naturellement dans la lutte l’élément le plus radical, le plus fougueux. » Et de conclure : « La grève de masses apparaît ainsi, non pas comme un produit spécifiquement russe de l’absolutisme, mais comme une forme universelle de la lutte de classes prolétarienne (13). »

Résistances de la social-démocratie

Au fil des années suivantes, la social-démocratie, loin de confirmer les prévisions et d’entendre les exhortations de Rosa, tourna le dos de plus en plus hargneusement à la grève « politique » de masses. Une fois dissipée la contagion qu’avait plus ou moins exercée sur le mouvement ouvrier allemand la première Révolution russe, l’arme de la grève de masses fut remisée au magasin des accessoires, d’où elle n’était sortie au congrès d’Iéna de 1905 qu’avec toutes sortes de réserves, de « si » et de « mais ».
Kautsky lui-même fit volte-face : il n’était plus désormais pour son ancienne compagne de lutte un allié, mais un adversaire. Rosa, dans une lettre à un ami, évoquant avec amertume la brochure qu’elle avait publiée en 1906 et qui avait, disait-elle, traité « exactement des questions que Karl Kautsky soulève aujourd’hui », ajoutait : « Il s’avère que même nos meilleurs n’ont vraiment pas du tout digéré les leçons de la Révolution russe. »
Toujours prêt à mettre à profit l’autorité de ses papes, Kautsky, maintenant, invoquait le fameux testament légaliste d’Engels contre le mot d’ordre de la grève de masses (14).
L’objet de la discorde, ce fut, en 1910, la contestation par la social-démocratie du scandaleux régime électoral qui survivait en Prusse. Benedikt Kautsky, un des fils de Karl, a résumé ainsi, dans une « esquisse biographique » de Rosa Luxemburg, l’ « absurdité d’un système électoral qui ne donnait au parti le plus puissant de l’Empire qu’une risible représentation de 7 sièges au Landtag de Prusse. Une démocratisation de ce système eût non seulement détrôné les hobereaux, mais aussi ébranlé leur alliance avec le grand capital. C’est pourquoi le gouvernement prussien se refusa à toute concession. La social-démocratie était donc placée dans l’alternative : ou bien entrer en lutte ouverte contre le pouvoir, ou bien, pour un temps, renoncer à ses revendications. La direction du parti, le cœur gros, opta pour la seconde solution, Rosa crut devoir se prononcer pour la première. Elle pensait, en effet, avoir trouvé le moyen d’action qui permettrait la victoire : la grève de masses. »
Et le bon fils de prendre, contre la militante révolutionnaire, la défense de son papa : « C’était une erreur cardinale que de comparer un tsarisme faible et attaqué par toutes les classes sociales avec le gouvernement allemand, bien organisé, armé jusqu’aux dents et soutenu par les couches prépondérantes de l’aristocratie, de la bourgeoisie et de la paysannerie. Son conflit avec Kautsky à ce sujet ne portait pas sur une question d’audace ou de lâcheté politique, mais il résultait d’une erreur d’appréciation des rapports de forces par Rosa Luxemburg (15). »
Rosa répondit aux arguments de Karl Kautsky en évoquant la fameuse résolution du congrès d’Iéna qui, assurait-elle, « avait emprunté officiellement à l’arsenal de la Révolution russe la grève de masses en tant que moyen de lutte politique et l’avait incorporée dans la tactique de la social-démocratie (…). C’était alors l’esprit de la révolution russe qui dominait les assises de notre parti à Iéna. Lorsque, aujourd’hui, Kautsky attribue le rôle de la grève de masses dans la révolution russe à l’état arriéré de la Russie, qu’il échafaude ainsi un contraste entre la Russie révolutionnaire et une Europe occidentale parlementaire, quand il met en garde avec insistance contre les exemples et les méthodes de la Révolution, quand il va même, par allusions, jusqu’à inscrire la défaite du prolétariat russe au passif de la grandiose grève de masses au sortir de laquelle, prétend-il, le prolétariat ne pouvait être finalement qu’épuisé », alors l’adoption par la social-démocratie allemande, cinq ans plus tôt, de la grève de masses selon le modèle russe « s’avère de toute évidence comme un égarement inconcevable (…). L’actuelle théorie du camarade Kautsky est, en fait, une révision de fond en comble (…) des décisions d’Iéna. »
Et Rosa, poursuivant sa démonstration, affirmait : « C’est précisément de l’isolement politique du prolétariat en Allemagne, invoqué par Kautsky, du fait que l’ensemble de la bourgeoisie, y compris la petite bourgeoisie, se dresse comme un mur derrière le gouvernement, que découle la conclusion que chaque grande lutte politique contre le gouvernement devient en même temps une lutte contre la bourgeoisie, contre l’exploitation capitaliste (…), que chaque action révolutionnaire de masses en Allemagne prendra, non pas la ferme parlementaire du libéralisme ou la forme de lutte ancienne de la petite bourgeoisie révolutionnaire (…), mais la forme prolétarienne classique, celle de la grève de masses. »
Et la rude polémiste se faisait toujours plus âpre : « Si encore ç’avaient été seulement les chefs syndicaux qui, dans la campagne la plus récente pour le droit électoral, avaient pris parti ouvertement contre le mot d’ordre de la grève de masses, cela n’aurait fait que clarifier la situation et contribué à fortifier la critique au sein des masses. Mais qu’ils [ces bonzes] n’eurent même pas eu besoin d’intervenir, que ce fut bien plutôt par l’intermédiaire du parti et avec l’aide de son appareil qu’ils purent jeter dans la balance toute l’autorité de la social-démocratie pour freiner l’action des masses, voilà ce qui a brisé net la campagne pour le suffrage universel. — De cette opération le camarade Kautsky n’a fait que composer la musique théorique (16). »
Les cercles dirigeants du parti et surtout des syndicats allèrent jusqu’à empêcher que la question de la grève de masses ne fît l’objet de discussions publiques au cours de la campagne légaliste pour le suffrage universel en Prusse. Us redoutaient, en effet, qu’il suffît de parler de grève de masses dans les meetings et dans la presse pour qu’une grève de masses « éclatât la nuit même ». Rien qu’évoquer la question, c’était, pour eux, « jouer avec le feu » (17). A la veille de la guerre mondiale, dont elle pressentait l’approche, Rosa Luxemburg renouvela ses appels, cette fois pathétiques, en faveur de la grève de masses. En plus de la lutte toujours à poursuivre pour le suffrage universel en Prusse et la défense des intérêts ouvriers, la nouvelle époque de l’impérialisme et du militarisme, les progrès redoutables des forces bellicistes, le danger de guerre permanent, écrivait-elle, « nous placent devant de nouvelles tâches, que l’on ne peut affronter avec le seul parlementarisme, avec le vieil appareil et la vieille routine. Notre parti doit apprendre à mettre en train des actions de masses le moment venu et à les diriger. » Kautsky ne convenait-il pas lui-même que l’on vivait en quelque sorte « sur un volcan » ? « Et dans une telle situation, s’écrie-t-elle, Kautsky ne voit pour lui qu’un devoir : traiter de putschistes ceux qui veulent conférer à la social-démocratie plus de poids et de tranchant, qui veulent l’arracher à la routine ! » Au congrès de la social-démocratie à Iéna, en 1913, où Rosa avait, une fois de plus, plaidé en faveur de la grève de masses, cette fois contre Scheidemann, l’odieux personnage lui jeta à la tête son « irresponsabilité » et son « manque de scrupules », tandis qu’Ebert, qui présidait, rappela grossièrement à l’ordre la courageuse oratrice (18). Ainsi elle était déjà la cible des deux traîtres qui, après avoir accaparé le pouvoir en mettant à profit la Révolution allemande de 1918, la laisseront, ou feront, assassiner.

Notes :
1) Eduard Bernstein, « Der Strike als politisches Kampfmittel », Die Neue Zeit, 1893-1894, 689-695.
2) Parvus (pseudonyme d’Alexandre Israël Helphand), Staatsstreich und politischer Massenstrike », Neue Zeit, -« 95-1896, II, 362-392.
3) Jean Jaurès, La Petite République, 29 août au Ier septembre 1901, ds Hubert Lagardelle, La Grève générale et le socialisme. Enquête internationale, 1905, 102-112.
4) G. S., 31-32, 36-37, 41.
5) Ce fut en vain qu’au congrès socialiste international de 1904, un socialiste libertaire, le Dr R. Friedeberg, suggéra que, justement pour cette raison, les syndicats donnent à leurs membres une formation antimilitariste, comme le lisait la C.G.T. française : Dr R. Friedeberg, Parlementarismus und Generalstreik, Berlin, août 1904, 29-30.
6) Lagardelle, cit. 217, 235-252, 282-283, 292, 302, 306.
7) Dr R. Friedeberg, cit. ; — Robert Brécy, La Grève générale en France, 1969, 72 ; — Sixième Congrès international tenu à Amsterdam du 14 au 20 août 1904, compte rendu analytique, Bruxelles, 1904, 45-58.
8) Trotsky, Avant le 9 janvier, brochure, début 1905, préfacée par Parvus, ds Sochineniya (Œuvres de Trotsky en russe), vol., II, livre I, Moscou, 1926-1927 ; — Zeman et Scharlau, The Merchant of Revolution (vie de Parvus), Londres, 1965, 66-68, 76-78, 87, 89.
9) « Die Debatten in Köln », 30-31 mai 1908, G. W., IV, 395 ; v. Document n° 5, p. 106.
10) Discours au congrès d’Iéna de la social-démocratie, 1905, G. W., TV, 396-397 ; — Protokoll… (du congrès d’Iéna), 1905 ; — article du 7 novembre 1905, G. W., IV, 398-402 ; — lettres de R. L., fin septembre et 2 octobre 1905, ds J.-P. Nettl, Rosa Luxemburg, 1966, I, 307 (la lettre du 2 octobre 1905 est reproduite, en français, dans l’introduction de Paul Frölich à Grève de masses…, éd. Maspero, 1964).
11) Gegen das Abwiegeln », discours au congrès de la social-démocratie à Mannheim, 1906, G. W., IV, 480-481.
12) Résumé par Rosa d’une page d’une brochure d’Engels de 1873. Beaucoup plus tard, dans l’extrême vieillesse, Engels devait écrire une préface à La Lutte de classes en France de Marx baptisée par les social-démocrates comme son « testament » où il écrivait idylliquement : « Nous prospérons beaucoup mieux par les moyens légaux que par les moyens illégaux et le chambardement (…). Avec cette légalité, nous nous faisons des muscles fermes et des joues rosés et nous respirons la jeunesse éternelle. » G. M., 93 ; — Friedrich Engels, Die Bakunisten an der Arbeit, 1873 ; — Préface d’Engels du 6 mars 1895 à La Lutte de classes en France de Karl Marx.
13) G. M., passim.
14) Lettre à Konrad Haenisch, 8 novembre 1910, ds Briefe an Freunde, cit., 27 ; — « Ermattung oder Kampf », G. W., IV, 546.
15) Esquisse biographique de Benedikt Kautsky, ds Briefe an Freunde, cit., 218-220.
16) « Die Théorie und die Praxis », cit., G. W., IV, 556-593.
17) « Wahlrechtskampf… », G. W., IV, 609-611.
18) « Taktische Fragen », ibid., 643 ; — « Der Politische Massenstreik », discours du 21 juillet 1913, 650 ; — « Die Massenstreiksresolution des Parteivorstandes », 11 septembre 1913, 670-671 ; — « Das Offiziösentum der Theorie », 661 ; — « Sien nient von den Massen schleifen lassen ! », discours au congrès de la social-démocratie
d’Iéna en 1913, 679-681.

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