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La grève générale, panacée universelle ?
mercredi 3 novembre 2010
Article d’Alex, le 3 novembre 2010
La grève générale, panacée universelle ?
La grève générale compte certainement parmi les mots d’ordre les plus vieux du mouvement ouvrier moderne : des luttes extrêmement violentes et fréquentes se sont déroulées dans les milieux socialistes autour de cette question. Mais si on ne se laisse pas aveugler par le mot, par le son, si, au contraire, on va jusqu’au fond de la chose, il faut reconnaître que dans des cas différents on conçoit, sous le nom de grève générale, des choses tout à fait différentes et, par conséquent, différemment appréciées.
Il est évident qu’en cas de guerre, la fameuse grève générale de Nieuwenhuis est autre chose que la grève générale internationale des mineurs, projetée dans la dernière décennie du siècle passé en Angleterre, et en faveur de laquelle Eléonore Marx fit adopter une proposition au congrès des socialistes français à Lille (octobre 1890) ; il est certain qu’il existe une différence aussi profonde entre la grève générale d’octobre 1898 en France, proclamée par toutes les branches pour soutenir le mouvement des cheminots, et qui échoua piteusement, et la grève des chemins de fer du Nord-Est de la Suisse ; de même que la grève générale victorieuse de Carmaux en 1893, pour protester contre la révocation du mineur Calvinhac, élu maire, n’a rien de commun avec le « mois sacré » fixé déjà par la convention chartiste en février 1839, etc. En un mot, la première condition pour apprécier sérieusement la grève générale, c’est de distinguer entre grèves générales nationales et grèves internationales, grèves politiques et grèves syndicales, grèves industrielles en général et grèves provoquées par un événement déterminé, grèves découlant des efforts d’ensemble du prolétariat, etc. Il suffit de se rappeler toute la variété des phénomènes concrets de la grève générale, les multiples expériences dues à ce moyen de combat, pour montrer que toute tentative de schématiser, de rejeter ou de glorifier sommairement cette arme est une étourderie.
Faisant abstraction de la grève générale industrielle, purement syndicale, devenue déjà, dans la plupart des pays, un phénomène quotidien et qui rend toute considération théorique superflue, pour nous occuper spécialement de la grève générale politique, il faut, à notre avis, selon la nature de cette méthode de lutte, distinguer deux choses : la grève générale anarchiste et la grève politique accidentelle de masse, que nous pourrions appeler la grève ad hoc. Dans la première catégorie, il faut classer notamment la grève générale nationale pour l’introduction du régime socialiste, qui, depuis longtemps est l’idée fixe des syndicats français, des broussistes et des allemanistes. Cette conception fut exprimée le plus clairement dans la feuille l’Internationale du 27 mai 1869, qui dit :
« Si les grèves s’étendent et se lient entre elles, elles sont près de devenir une grève générale ; et une grève générale, avec les idées d’émancipation qui règnent actuellement, ne peut aboutir qu’à une grande catastrophe, qui réaliserait la révolution sociale ».
Une décision du congrès syndical français de Bordeaux, en 1888, est conçue dans le même sens :
« Seule la grève générale ou la révolution pourra réaliser l’émancipation de la classe ouvrière ».
Un équivalent caractéristique de cette décision, c’est une autre résolution votée par le même congrès, qui invite les ouvriers à « se séparer des politiciens qui les trompent ».
Une autre proposition française, soutenue par Briand et combattu par Legien, au dernier congrès socialiste internationale à Paris, en été 1900, se fonde sur les mêmes considérations : elle
« invite les ouvriers du monde entier à s’organiser pour la grève générale, soit que cette organisation doive être entre leurs mains un simple moyen, un levier pour exercer sur la société capitaliste la pression indispensable à la réalisation des réformes nécessaires, politiques et économiques, soit que les circonstances deviennent si favorables que la grève générale puisse être mise au service de la révolution sociale. »
Nous pouvons classer dans la même catégorie l’idée de recourir à la grève générale contre les guerres capitalistes. Cette idée fut déjà exprimée au congrès de l’Internationale, à Bruxelles, en 1868, dans une résolution reprise et défendue au cours de la dernière décennie du siècle passé par Nieuwenhuis, aux congrès socialistes de Bruxelles, de Zurich et de Londres.
Ce qui caractérise, dans ces deux cas, cette conception, c’est la foi en la grève générale comme en une panacée contre la société capitaliste dans son tout, ou bien, ce qui revient au même, contre certaines de ses fonctions vitales, la foi en une catégorie abstraite, absolue, de la grève générale, considérée comme le moyen de la lutte de classes qui, à chaque instant et dans tous les pays, est également applicable et efficace. Les boulangers ne fournissent pas de brioches, les lanternes restent éteintes, les chemins de fer et les tramways ne circulent plus – voilà l’écroulement. Ce schéma tracé sur le papier, à l’image d’une baguette qui tournoie dans le vide, était évidemment applicable à tous les temps et à tous les pays. Cette abstraction du lieu et du temps, des conditions politiques concrètes de la lutte de classes dans chaque pays, en même temps que de la liaison organique de la lutte socialiste décisive avec les luttes prolétariennes de chaque jour, avec le travail progressif d’éducation et d’organisation marque l’empreinte anarchiste type de cette conception. Mais le caractère anarchiste révélait aussi le caractère utopique de cette théorie et aboutissait à nouveau à la nécessité de combattre par tous les moyens l’idée de la grève générale.
Voilà pourquoi nous voyons la social-démocratie se dresser depuis des dizaines d’années contre la grève générale. Les critiques infatigables du Parti Ouvrier Français contre les syndicats français portaient sur le même fonds que les duels de la délégation allemande avec Nieuwenhuis aux congrès internationaux. La social-démocratie allemande y acquit un mérite particulier, non seulement en opposant à la théorie utopique des arguments scientifiques, mais notamment en répondant aux spéculations sur une bataille unique et définitive des « bras croisés » contre l’Etat bourgeois, par la pratique de la lutte quotidienne sur le terrain du parlementarisme.
Mais c’est jusque-là, et pas plus loin, que vont les arguments si souvent avancés par la social-démocratie contre la grève générale. La critique du socialisme scientifique se dirigeait uniquement contre la théorie absolue, anarchiste, de la grève générale, et ce n’est en effet que contre elle qu’elle pouvait se diriger.
La grève générale politique accidentelle, telle que les ouvriers français l’employèrent à diverses reprises pour certains buts politiques, par exemple dans le cas signalé de Carmaux, et telle que l’appliquèrent notamment les ouvriers belges à plusieurs reprises dans la lutte pour le suffrage universel, n’a rien de commun avec l’idée anarchiste de la grève générale, sinon le nom et la forme technique. Mais, politiquement, ce sont deux conceptions diamétralement opposées. Tandis qu’il y a, à la base du mot d’ordre anarchiste de la grève générale, une théorie générale et abstraite, les grèves politiques de la dernière catégorie ne sont, dans certains pays ou même dans certaines villes et contrées, que le produit d’une situation politique particulière, le moyen d’obtenir un certain effet politique. L’efficacité de cette arme ne peut être contesté ni en général, ni a priori, parce que les faits, les victoires remportées en France et en Belgique prouvent le contraire. Mais toute l’argumentation qui fut si efficace contre Nieuwenhuis et contre les anarchistes français, est impuissante contre les grèves générales politiques locales. L’affirmation que la réalisation d’une grève générale a pour condition préalable un certain niveau d’organisation et d’éducation du prolétariat rendant la grève générale elle-même superflue, et la prise du pouvoir politique par la classe ouvrière indiscutable et inévitable, ce brillant coup de fleuret du vieux Liebknecht contre Nieuwenhuis, ne peut s’appliquer à des grèves générales politiques locales et accidentelles, car, pour ces dernières, la seule condition préalable nécessaire, c’est un mot d’ordre politique populaire et une situation matériellement favorable. Au contraire, il n’y a pas de doute que les grèves générales belges, comme moyens de lutte pour le suffrage universel, entraînent régulièrement dans le mouvement des masses populaires plus grandes que celles qui sont douées de la conscience socialiste au sens véritable du mot. La grève politique de Carmaux eut également un effet d’éducation si fort et si rapide que même un député de la droite déclara aux socialistes à la fin de la campagne :
« Réalisez encore quelque succès comme celui de Carmaux, et vous aurez conquis les campagnes, car les paysans sont toujours du côté du plus fort, et vous avez prouvé que vous êtes plus forts que la Compagnie des Mines, que le Gouvernement et que la Chambre » (Almanach du Parti ouvrier, 1893).
Ainsi, au lieu de se mouvoir dans le cercle fermé de l’éducation socialiste, prétendue condition indispensable, et du résultat espéré en faveur de cette éducation comme il en fut des grèves générales de Nieuwenhuis ou des grèves anarchistes en France, la grève générale politique accidentelle gravite uniquement autour des facteurs profonds et excitants de la vie politique quotidienne et sert en même temps de moyen efficace pour l’agitation socialiste.
De même, c’est manquer son but que d’imaginer une contradiction entre le travail politique de tous les jours, et notamment le parlementarisme, d’une part, et cette dernière catégorie de la grève générale d’autre part ; car, loin de vouloir se substituer aux petites besognes parlementaires et autres, la grève générale politique ne fait que s’ajouter, comme un nouvel anneau d’une chaîne, aux autres moyens d’agitation et de lutte ; bien plus, elle se met directement, comme instrument, au service du parlementarisme. Il est caractéristique de noter que toutes les grèves générales politiques ont servi jusqu’à présent à défendre ou à conquérir des droits parlementaires : celle de Carmaux fut menée pour le suffrage communal, celle de Belgique pour le suffrage universel.
Si des grèves générales politiques ne se sont pas encore produites en Allemagne et si elles n’ont été pratiquées qu’isolement dans un petit nombre de pays, cela ne provient nullement de ce qu’elles contrediraient une prétendue « méthode allemande » de la lutte socialiste, mais du simple fait que des conditions sociales et politiques tout à fait déterminées sont nécessaires pour rendre possible l’emploi de la grève générale comme instrument politique. En Belgique, c’est le développement industriel élevé, comparé à la superficie réduite du pays, qui favorise et accélère l’extension locale de la grève, de sorte qu’un nombre de grévistes qui, au point de vue absolue, n’est pas très considérable (environ 300.000) suffit à paralyser la vie économique du pays. Avec sa grande superficie, ses districts industriels, ses vastes régions agricoles séparant les centres industriels et son armée ouvrière nombreuse, l’Allemagne se trouve, à cet égard, dans une situation incomparablement plus défavorable. Il en est de même de la France, et en général des grands pays à centralisation industrielle moins forte.
Mais l’élément décisif qui s’ajoute à cela, c’est une certaine proportion de liberté de coalition et de mœurs démocratiques. Dans un pays où les ouvriers en grève sont menés au travail par la police et les gendarmes, comme en Haute-Silésie, où l’agitation des grévistes parmi ceux qui « consentent à travailler » conduit directement à la prison, sinon aux travaux forcés, il ne saurait naturellement être question d’une grève générale politique. L’emploi fait jusqu’à présent de la grève générale comme arme politique uniquement en Belgique, et en France en partie, ne doit donc point être considéré comme une supériorité imaginaire de la social-démocratie allemande et une déviation momentanée des pays latins. C’est au contraire – à côté du manque de certaines conditions sociales et géographiques – un témoignage de plus de notre infériorité politique semi-asiatique.
Enfin, l’exemple de l’Angleterre, où toutes les conditions économiques et politiques pour une grève générale victorieuse sont données dans une large mesure et où cette arme puissante n’est pourtant jamais appliquée dans la lutte politique, montre encore une autre condition importante pour son application : l’intime interpénétration du mouvement ouvrier syndical et politique. Tandis qu’en Belgique la lutte économique et la lutte politique fonctionnent comme un tout organique, les syndicats se joignant au parti dans toute action importante, la politique de chapelle des trade-unions, étroitement syndicale, et, pour cette raison divisée, ainsi que l’absence d’un fort parti socialiste en Angleterre, excluent l’union des deux mouvements dans la grève générale politique.
Un examen sérieux démontre ainsi que toute appréciation ou condamnation de la grève générale ne tenant pas compte des circonstances particulières de chaque pays, et se fondant notamment sur la pratique allemande, n’est que présomption nationale et schématisation irréfléchie. A cette occasion nous voyons une fois de plus que lorsqu’on nous vante, avec une telle éloquence, les avantages de la « main libre » dans la tactique socialiste de la « non-détermination », de l’adaptation à toute la variété des circonstances concrètes, il ne s’agit au fond que de la liberté de pactiser avec les partis bourgeois. Mais, dès qu’il s’agit d’une action de classe, d’une méthode de lutte ressemblant, ne fût-ce que de loin, à une tactique révolutionnaire, les enthousiastes de la « main libre » se présentent immédiatement comme des dogmatiques étroits, désireux d’enfermer la lutte de classes du monde entier dans les brodequins de la tactique prétendue allemande.
Or, si la grève générale belge est restée sans résultat, ce fait est insuffisant à justifier une « revision » de la tactique belge, car il est évident que la grève générale n’a été ni préparée, ni réellement politique, mais qu’au contraire elle fut suspendue par les chefs avant d’avoir pu aboutir à quoi que ce soit. Comme la direction politique, ou, plus précisément, la direction parlementaire du mouvement n’avait point envisagé l’action de masse, les masses en grève restèrent indécises, à l’arrière-plan, sans aucune liaison avec l’action réelle menée sur l’avant-scène, jusqu’à ce qu’on leur ordonnât de se retirer totalement. L’insuccès de la récente campagne belge ne peut donc pas démontrer que la grève générale est impuissante, de même que la capitulation de Bazaine à Metz ne peut prouver l’inutilité des forteresses dans la guerre, de même que le déclin parlementaire des libéraux allemands ne constitue pas un argument en faveur de l’impuissance du parlementarisme.
Bien au contraire, l’échec de la dernière action du Parti Ouvrier Belge doit convaincre tous ceux qui connaissent les événements que, seule, la grève générale – si on s’en était vraiment servi – pouvait apporter des résultats. Et si une revision de la tactique des camarades belges est nécessaire, elle ne s’impose, à notre avis, que dans le sens où nous l’avons indiqué dans notre article précédent. La campagne d’avril a démontré clairement qu’une grève dirigée indirectement contre les cléricaux, mais directement contre la bourgeoisie, restera sans effet si le prolétariat en lutte est politiquement lié à la bourgeoisie. La bourgeoisie devient ainsi, au lieu d’être un moyen de pression politique sur le gouvernement, une entrave paralysant la classe ouvrière. L’enseignement le plus important de l’expérience belge ne condamne pas la grève générale comme telle ; il condamne au contraire l’alliance parlementaire avec le libéralisme, qui voue toute grève générale à l’échec.
Mais il faut combattre avec énergie l’habitude de réagir contre le simple mot « grève générale » au moyen des vieux mots d’ordre d’autrefois, qui ont servi et fini de servir pour lutter contre les élucubrations stupides des anarchistes et de Nieuwenhuis, ainsi que par les tentatives de « réviser » la tactique belge, uniquement en vertu de l’incompréhension absolue des événements de Belgique. Il faut combattre cette manie d’autant plus énergiquement que non seulement la classe ouvrière belge, mais aussi le prolétariat suédois, s’apprêtent à recourir, après comme avant, à l’arme de la grève générale dans la lutte du suffrage universel. Il serait bien triste qu’une partie des militants de ces pays, si insignifiante soit-elle, se laisse égarer dans leur stratégie par des phrases sur l’excellence des méthodes prétendues « allemandes ».
Rosa Luxemburg dans "Réponse à Vandervelde"
Messages
1. La grève générale, panacée universelle ?, 8 novembre 2010, 14:31, par Robert Paris
La grève générale n’a de valeur que si elle mène le prolétariat à la remise n cause du pouvoir bourgeois.
Léon Trotsky écrivait ainsi dans "1905" :
La méthode de lutte révolutionnaire propre au prolétariat, c’est la grève générale. Bien que relativement peu nombreux, le prolétariat russe tient sous sa dépendance l’appareil centralisé du pouvoir gouvernemental et la plupart des forces productives du pays. C’est pourquoi la grève du prolétariat est une force à laquelle l’absolutisme, en octobre 1905, a dû rendre les honneurs militaires. Mais on vit bientôt que la grève générale ne faisait que poser le problème de la révolution ; elle ne pouvait le résoudre.
La révolution est avant tout une lutte pour la conquête du pouvoir gouvernemental. Or, la grève, comme les événements l’ont bien montré, n’est qu’un moyen révolutionnaire de pression sur le pouvoir existant. Le libéralisme des cadets, qui n’a jamais réclamé autre chose que l’octroi d’une constitution, a précisément sanctionné – pour peu de temps, il est vrai – la grève générale en tant que moyen d’obtenir cette constitution ; encore n’a‑t‑il donné son approbation que trop tard, lorsque le prolétariat comprenait déjà à quel point la grève est une ressource limitée et se disait qu’il devenait nécessaire et inévitable d’aller plus loin.