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Le faux socialisme de Nasser

dimanche 14 mars 2021, par Robert Paris

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La fermentation sociale et le coup d’Etat militaire en Egypte, par Gabriel Baer

Août 1952

I. — LES CAUSES DU COUP D’ÉTAT MILITAIRE

Dans la nuit du 23 juillet, le général Naguib occupa Le Caire à l’aide d’un groupe de jeunes officiers. Le même jour, la gouvernement égyptien de Hillali Pacha démissionna, n’ayant été au pouvoir que 24 heures. Quatre jours plus tard, le 26 juillet, le roi Farouk fut démis de son trône et chassé d’Egypte. A une vitesse vertigineuse, se succédèrent en Egypte des événements qui n’ont été prévus ni par les diplomates ni par les journalistes ni par les politiciens égyptiens eux-mêmes. Que se cache-t-il derrière le coup d’Etat militaire ? Quelles forces sociales ont provoqué celui-ci ? A quelles forces devra-t-il faire face ? Quel est son programme ? Qu’a-t-il réalisé et que pourra-t-il réaliser ?

La crise qui a abouti au coup d’Etat militaire possède trois causes profondes : 1) la situation économique difficile qui a accentué la tension sociale ; 2) les relations anglo-égyptiennes qui étaient arrivées à une impasse ; 3) la fermentation dans l’armée, pilier le plus important et le plus puissant de l’ancien régime.

A) La crise du coton

Depuis près d’un an, l’économie égyptienne traverse une crise grave provoquée par la situation du marché international du coton. Plus de 80 % des exportations égyptiennes consistent en coton ; toute la situation de l’économie égyptienne dépend du cours de cette matière première. Quand les prix sont bas et la demande du coton égyptien limitée, l’Egypte ne peut pas payer ses importations de première nécessité ; les revenus du gouvernement provenant de l’impôt foncier, des taxes à l’exportation, etc., déclinent ; le pouvoir d’achat de la population tombe encore plus bas qu’il ne l’est de toute façon et l’ensemble de la machine économique est déréglé.

C’est exactement la situation qui sévit en Egypte depuis un an. Le prix du coton sur le marché international est tombé de plus de 25 %. Les exportations de coton d’Egypte ont diminué de près de 50 %. Le principal client de l’Egypte, la Grande-Bretagne, n"acheta au cours de la saison 1951-52 que 48.000 balles au lieu des 284.000 balles achetées la saison précédente. La balance commerciale égyptienne pour 1951 indique un déficit de 40 millions de livres égyptiennes, la balance des comptes un déficit de 20 millions1. Pour 1952, on escompte un déficit encore plus grand. Malgré les demandes croissantes de la part du département de l’éducation et de l’hygiène, des travaux d’irrigation et de transport, le gouvernement égyptien fut obligé de réduire son budget de près de 20 %. En même temps, une grave crise s’est produite dans l’industrie la plus importante d’Egypte, l’industrie textile. Son marché était depuis toujours fort restreint, en raison du très bas pouvoir d’achat des masses. A cela est venu s’ajouter récemment la concurrence étrangère qui a abaissé les prix. Des milliers d’ouvriers ont été licenciés. Les salaires ont été réduits dans toute la mesure du possible pour des salaires de famine comme ceux des travailleurs égyptiens. Tout « l’équilibre social » de l’Egypte a été violemment ébranlé par l’ensemble de cette évolution économique. Les classes dominantes égyptiennes étaient alors prêtes à appuyer toute force qui offrirait des chances quelconques de rétablir cet équilibre. Après l’échec de nombreuses tentatives — cinq gouvernements différents au cours des six derniers mois — elles ont accepté presque sans résistance la dictature militaire du général Naguib.

B) Les relations anglo-égyptiennes

La montée extraordinaire du mouvement anti-impérialiste en fin 1951 et au début 1952 commença par prendre un caractère nettement prolétarien. Le mouvement déborda le Wafd qui l’avait déclenché. Il fut alors conduit dans une impasse et supprimé par les troupes impérialistes. L’abrogation du traité anglo-égyptien en octobre 1951 et les déclarations antibritanniques du Wafd qui suivirent ne permirent cependant pas à ce parti de reprendre les négociations avec la Grande-Bretagne sans se discréditer complètement aux yeux des masses. Les classes dominantes, dirigées par le roi Farouk, décidèrent alors de se débarrasser du Wafd. L’occasion se présenta le 26 janvier quand l’énorme indignation des masses du Caire fut déviée par des agents provocateurs du roi vers l’incendie et le pillage de propriétés d’étrangers. Nahas fut chassé du pouvoir et Ali Maher le remplaça. Il devait s’efforcer de constituer un front commun des partis royalistes et du Wafd pour reprendre les négociations avec la Grande-Bretagne. Quand cette tentative échoua, Hilali prit le pouvoir afin de réprimer le Wafd et de se mettre d’accord avec les impérialistes dans le cadre du Middle East Pact (Pacte du Moyen-Orient). Mais Hilali échoua à son tour ; il ne put ni briser la popularité du Wafd ni construire son propre parti de masse. En même temps, le Wafd fit savoir aux Américains qu’il n’était nullement hostile à la participation à un Pacte du Moyen-Orient (au cas où il reviendrait au pouvoir), surtout si le partenaire principal en était non la Grande-Bretagne mais les Etats-Unis. Hilali devait donc s’en aller ; mais le roi ainsi que le Wafd préférèrent que le pouvoir ne soit pas immédiatement retransmis à Nahas Pacha mais à Sirri Pacha, qui ferait la transition à un retour au pouvoir du Wafd et organiserait de nouvelles élections. Mais en tant que gouvernement de transition, le cabinet Sirre Pacha ne pouvait négocier sérieusement avec les Occidentaux. Quand Hilali lui succéda, après trois semaines, pour des raisons intérieures, toutes les chances d’accord s’étaient à nouveau évanouies. Hilali avait déjà prouvé une fois qu’il ne pouvait pas écraser le Wafd, et tout accord avec la Grande-Bretagne qui n’était pas appuyé par le Wafd était sans signification. De cette impasse, Naguib promit de sortir en faisant miroiter la perspective d’un accord avec les puissances occidentales conclu sous la pression de sa dictature militaire, soit avec le consentement du Wafd soit en passant par son écrasement.

C) L’armée

Le mécontentement des jeunes officiers date de la guerre de Palestine. Ils avaient alors acquis le sentiment que la corruption dans les couches dominantes était en partie responsable de l’approvisionnement défectueux du front, donc de la défaite. Les procès d’armement ont révélé publiquement ces scandales. En décembre 1951, le général Naguib fut élu président du club des officiers du Caire, contre le candidat du roi Farouk, qui désirait donner ce poste à un haut officier de la vieille garde corrompue. Plus tard, on ferma le club d’officiers. Lorsque les troubles du Caire éclatèrent, le 26 janvier dernier, l’impuissance des classes dominantes et de la Cour se révéla de façon impressionnante. Seule l’armée fut capable de sauver la situation. L’amertume de l’armée envers l’aristocratie et sa confiance dans ses propres forces ne pouvaient que grandir dans ces événements. Naguib réclama pour lui le ministère de la Guerre dans le cabinet Sirri Pacha. Le roi y opposa son veto. Lorsque Hilali nomma Ismail Sherik, beau-frère du roi, comme ministre de la Guerre, l’indignation des officiers fut à son comble. Les jeunes officiers se posèrent la question : si les classes dominantes corrompues d’Egypte sont incapables de gouverner sans s’appuyer sur l’armée, pourquoi cette armée ne pourrait-elle pas prendre elle-même le pouvoir ? Voilà la troisième cause du coup d’Etat du 23 juillet.

II. — NAGUIB ET L’ANCIEN REGIME

Pour mesurer la profondeur de l’intervention de Naguib et de ses officiers dans la société égyptienne et analyser les possibilités révolutionnaires ainsi ouvertes, il faut examiner l’évolution qui s’est produite depuis le coup d’Etat dans les domaines suivants : a) la cour et le clergé ; b) les relations avec le capital étranger et l’impérialisme ; c) la question agraire ; d) la question ouvrière.

Le départ de Farouk constitue sans aucun doute un énorme ébranlement révolutionnaire de la société égyptienne, Farouk était le symbole de l’aristocratie corrompue qui domina l’Egypte. Les démonstrations de masse spontanées qui, au Caire et à Alexandrie, accompagnèrent son départ, sont des indices très nets de la haine populaire envers cette classe dominante pillarde. Elles indiquèrent en même temps à quel point les masses, si elles avaient possédé une direction révolutionnaire, étaient prêtes à renverser avec enthousiasme et dynamisme toute la structure sociale surannée du pays. Pas de doute que Naguib et ses officiers ne représentent nullement une talle direction. Naguib lui-même n’avait pensé tout au plus qu’à limiter les prérogatives royales. Quand Farouk organisa la riposte, il fallut bien le chasser. La constitution monarchique fut maintenue et les portes du Palais Abdin furent ouvertes à trois régents, dont un de la famille royale. La liste civile a bien été réduite de 1,3 million à 800.000 livres, et on parle d’une réforme constitutionnelle prudente par une assemblée constituante qu’il reste à convoquer. Elle aurait à réduire les droits du roi quant à la dissolution du Parlement et à la révocation des gouvernements. Mais tout cela, c’est de la musique de l’avenir ; ce qui est certain, c’est que les fondements ne doivent pas être modifiés. Ali Maher, premier ministre de Naguib, déclara : « une révision ne changera nullement ses principes fondamentaux (de la Constitution) qui non seulement sont intangibles, mais immortels (!) », et Naguib lui-même se prononça en ces termes : « Nous n’avons aucune intention de transformer l’Egypte en une république. La forme d’Etat restera exactement la même que par le passé : une monarchie constitutionnelle. » (Al Misri, 31 juillet).

Naguib n’a pas non plus d’intentions révolutionnaires envers le clergé. Cela se montre clairement dans ses relations avec l’Université d’Azhar, bastion de !a réaction cléricale en Égypte et dans tout le Proche-Orient. Lors d’une visite à cette institution, il déclara : « La tâche la plus importante, c’est de relever le niveau moral. Cela ne peut être atteint qu’en se tenant strictement à la religion. Dans ce but, il faut appuyer Azhar dans sa mission. L’Armée et Azhar ne possèdent qu’un seul but vers lequel ils s’orientent en un commun effort. » (Al-Misri, 10 août).

Le coup d’Etat de l’armée égyptienne ne représente donc nullement une révolution. Si Naguib restreint ici ou là leurs fonctions, c’est qu’elles n’étaient plus aptes à conserver la structure sociale existante. Naguib a l’intention de démontrer aux classes dominantes, aux propriétaires fonciers, aux gros commerçants et aux capitalistes que la dictature militaire est apte à conserver cette structure. Son degré de coopération avec les institutions traditionnelles dépend donc uniquement de leur volonté de s’adapter à ses plans. Farouk ne le voulait pas, il dut partir. Ali Maher, jadis prototype du politicien fidèle à la Cour, était jusqu’à présent2 prêt à tenter l’expérience. Les partis politiques traditionnels d’Égypte n’ont pas encore pris à ce sujet une décision définitive.

III. — LE CAPITAL ETRANGER ET L’IMPERIALISME

Dans tous les pays coloniaux et semi-coloniaux, la pierre de touche de tout mouvement révolutionnaire, ce sont ses relations avec le capital étranger qui exploite le pays et son attitude envers la puissance ou les puissances impérialistes qui dominent politiquement, directement ou indirectement, l’Etat. L’exploitation par le capital étranger est particulièrement frappante en Egypte. 40 à 50 % de toute la fortune privée égyptienne est entre les mains de capitalistes étrangers ; si l’on en déduit la fortune foncière, ce pourcentage monte à 75 %. Les positions-clés dans les banques, les compagnies d’assurance, le crédit hypothécaire et l’industrie sont dominées par le capital étranger. Dans le passé, la bourgeoisie égyptienne n’a entrepris que des efforts timides pour se mettre elle-même à la place du capital étranger. Une de ces tentatives fut constituée par la fameuse « loi sur les sociétés » de 1947 selon laquelle 51 % des actions de toutes les nouvelles sociétés par actions doivent se trouver entre les mains de citoyens égyptiens. Plusieurs gouvernements, depuis !ors, ont déjà cherché à modifier cette loi. Les négociations dans ce but ont été tirées en longueur. Mais Naguib trancha le nœud gordien et transforma les pourcentages : dorénavant seulement 49 % des actions doivent se trouver entre les mains de citoyens égyptiens. Une autre loi facilite les conditions de séjour en Egypte des « étrangers utiles à l’économie égyptienne » et leur permet d’y devenir des résidents permanents. Plusieurs déclarations ont été faites dans le sens qu’on voulait faciliter un afflux d’investissements étrangers et leur donner les garanties nécessaires. Le ministre des affaires municipales, Abd el-Aziz Salem, a énergiquement démenti le bruit selon lequel le gouvernement Ali Maher ou l’armée auraient des intentions quelconques de nationaliser des entreprises ou des sociétés privées (Al Misri, 10 août). Ces déclarations eurent beaucoup d’échos aux Etats-Unis ; on espère qu’une ère nouvelle d’investissements américains pourra s’ouvrir en Egypte (dépêche d’Associated Press, 1er août).

Il est clair que Naguib désire obtenir, par cette politique, l’aide économique et militaire américaine qui lui faciliterait la solution de la crise actuelle. C’est pourquoi il a été prudent dans ses déclarations politiques. Il n’a pas fait de déclarations au sujet des troupes britanniques dans la zone du Canal de Suez, du Soudan et du Pacte du Moyen-Orient, qui pourraient le lier dans un sens ou dans l’autre. Mais il a laissé entendre qu’il est plutôt favorable au pacte entrevu. Il est donc logique que jusqu’à présent la Grande-Bretagne et les Etats-Unis lui aient accordé leur soutien complet. Le New-York Times du 4 août dernier compara l’Egypte à l’Iran et souligna élogieusement que le gouvernement égyptien « n’a pas besoin de gagner l’opinion populaire ». L’impérialisme américain est arrivé de toute façon à la conclusion que la démocratie ne représente pas une bonne marchandise d’exportation et que les mouvements nationaux et sociaux de masse dans le Moyen-Orient ne peuvent être réprimés qu’à l’aide d’une dictature. L’impérialisme britannique lui-même s’efforce de sauver en Egypte tout ce qui est encore à sauver et de gagner Naguib par quelques gestes dramatiques. Le 24 août, les troupes britanniques rendirent à l’armée égyptienne le pont de Firdan dans la zone du Canal de Suez, pont qu’elles avaient occupé pendant les troubles d’octobre 1951 ; - et fin août le gouvernement britannique déclara que dorénavant il était prêt à reprendre ses livraisons de matériel de guerre à l’Egypte. Naguib pense par conséquent pouvoir assurer aux classes possédantes égyptiennes sous sa domination l’accord avec le capital étranger espéré depuis longtemps sans, devoir craindre les sentiments anti-impérialistes du peuple. Les impérialismes américain et britannique, chacun à sa façon, font tout leur possible pour le renforcer dans cette intention.

IV. — LA « REFORME AGRAIRE » DE NAGUIB

Une des raisons principales qui ont amené les classes dominantes égyptiennes à accorder leur soutien à Naguib, c’était la tension sociale croissante dans les villes et à la campagne. Elles espèrent que Naguib réussira à dominer la fermentation révolutionnaire des masses égyptiennes par un dosage savant de « réformes » d’une part et d’usage de la « main forte » de l’autre. Elles avaient en effet toute raison de s’inquiéter. Dernièrement, il n’était pas rare que des fellahin (paysans pauvres) refusent de payer leur loyer. Ils commençaient même à attaquer les domaines des propriétaires fonciers et à en brûler les maisons.. Il n’est donc pas surprenant qu’un des premiers points du programme de Naguib fut la réforme agraire. Quelle en est la portée véritable ?

D’après les dernières statistiques, 2 millions de fellahin possèdent moins de 0,4 ha. de terres ; la dimension moyenne de leur propriété est de 0,16 ha., alors qu’il faut au moins 0,8 à 1,2 ha. en Egypte pour nourrir une famille. Ces 2 millions de paysans pauvres représentent 72 % de tous les propriétaires de terre. A ces pauvres paysans propriétaires s’ajoutent 1,5 à 2 millions de paysans pauvres sans terre aucune ! Ces 3,5 à 4 millions de familles pauvres représentent ensemble plus de 80 % de la population agricole égyptienne. 72 % des propriétaires de terre mentionnés ci-dessus possédant les propriétés les plus petites, n’occupent au total que 13 % de l’ensemble du domaine agricole. De l’autre côté de la pyramide sociale se trouvent 12.000 grands propriétaires fonciers possédant chacun plus de 20 ha. Ils représentent en tout 0,4 % de tous les propriétaires mais occupent 35 % de l’ensemble du domaine agricole. Parmi eux il y a le groupe le plus riche : 200 gros propriétaires possédant chacun plus de 400 ha. — en moyenne chacun d’eux possède 880 ha.

10 % environ du domaine agricole égyptien est représenté par les terres dites waqf (terres de dotation à but déterminé). Un des plus grands propriétaires fonciers de l’Egypte est le trône lui-même. Le roi Fouad, le père de Farouk, possédait quand il mourut 11.200 ha. de terres et gérait en outre 18.000 ha. de terres waqf. Le roi Farouk lui-même put porter la propriété de la dynastie à plus de 40.000 ha., et prendre en gestion 52.000 ha. de terres waqf, Le ministère des terres waqf a maintenant annoncé que les institutions religieuses, culturelles et de bienfaisance, auxquelles ces terres furent données en usufruit, n’ont pas reçu un centime de leurs revenus durant toute la gestion du roi. Le roi « usa de ces terres comme de sa propriété à lui » (Al-Ahram, 11 août). Comme la rente foncière s’élève aujourd’hui en Egypte en moyenne à 50 livres par ha., le roi obtenait, rien que de sa propriété foncière et des terres qu’il gérait, un revenu annuel da 4,5 à 5 millions de livres, soit le budget annuel de 70.000 familles de paysans pauvres !

Que promettent donc les réformes annoncées par Naguib ? Le 12 août, Al-Misri publia le texte du projet de réforme agraire élaboré par l’armée (des sources officielles ont depuis lors confirmé cette nouvelle). Selon ce projet, personne ne pourra dorénavant posséder en Egypte plus de 80 ha. L’Etat achètera les terres au delà de cette limite. Les anciens propriétaires recevront des obligations d’Etat, remboursables au cours de 30 années et rapportant un intérêt annuel de 3,5 %. Les terres ainsi détachées de leurs anciens propriétaires seront réparties entre les paysans sans terre et ceux qui possèdent moins de 0,8 ha. Ils devront payer l’achat de la terre en annuités pendant 30 ans. En outre, la fragmentation des propriétés inférieures à 0,8 ha. sera interdite. Les héritiers du sol devront à l’avenir compenser d’une façon ou d’une autre les autres héritiers. Finalement la part du propriétaire dans le produit d’un champ loué ne pourra excéder un tiers de la récolte.

Si une telle réforme est effectivement appliquée, pourra-t-elle résoudre la question agraire en Egypte ? Pas du tout. Tout d’abord, la reprise de toutes les propriétés au delà de 80 ha. ne donnera en tout et pour tout que 290.000 ha., de quoi satisfaire 360.000 familles à 0,8 ha. par famille. 360.000 familles, cela représente 10 % des familles n’ayant pas 0,8 ha, ou moins de 0,8 ha. ! Il faut remarquer que si on avait limité la propriété à 20 ha., ce qui, vu le rendement du sol en Egypte, représente déjà une propriété considérable, on aurait pu satisfaire 720.000 familles. Ensuite : les paysans n’ont pas seulement besoin de terres mais encore de capitaux pour travailler ces terres. Où prendront-ils ces capitaux, s’ils sont en plus chargés de 30 annuités de remboursement ? L’indivisibilité des propriétés inférieures à 0,8 ha. est illusoire ; où les héritiers devront-ils prendre les moyens pour compenser leurs co-héritiers qui ne recevraient pas une partie du sol ? Quant à la limitation du loyer de la terre, elle n’empêchera pas les propriétaires fonciers de dicter leurs conditions aux fellahin pauvres et analphabètes, dont la « demande » de terre est bien supérieure à l’ « offre ». Aussi longtemps que les paysans pauvres ne seront pas organisés et qu’il n’existera pas un contrôle des masses laborieuses sur toute la vie économique, les propriétaires fonciers trouveront le moyen de circonvenir la loi par des « arrangements » de toute nature.

La prétendue « réforme agraire » de Naguib ne pourra donc pas atténuer la question agraire en Egypte, sans parler de la résoudre. Mais Naguib se trouve devant un dilemme : d’une part, les contradictions sociales se sont exacerbées à la campagne et risquent de prendre des formes dangereuses pour tout le système social ; d’autre part, il ne veut ni ne peut entreprendre des mesures qui toucheraient effectivement les grands propriétaires fonciers. Voilà pourquoi il n’y a pas pour lui de solution au dilemme. D’une part il se trouve devant l’indignation des fellahin, et il est bien obligé de prendre des mesures qui donnent une apparence de réforme, afin d’essayer d’empêcher le développement d’actions autonomes des paysans pauvres, telles qu’elles se sont développées dernièrement. D’autre part il y a le danger que tout ébranlement de l’édifice social provoquera un écroulement qu’on ne pourra plus arrêter. C’est pourquoi les classes possédantes égyptiennes, outre qu’elles ne veulent pas perdre 290.000 hectares, cherchent à retarder par tous les moyens la réforme agraire de Naguib et à en limiter l’étendue parce qu’elles craignent de violentes secousses sociales. Le Wafd maintient son programme de vente des terres gouvernementales aux paysans pauvres et s’oppose à la fixation d’une limite à la propriété foncière (Al-Misri, 1er août). Le Dr Hussein Haikal, dirigeant du parti libéral-constitutionnel, a déclaré expressément que la limitation de la propriété serait une question délicate qui provoque la lutte de classe (Al-Ahram, 7 août). Ali Maher a déclaré qu’il était théoriquement en faveur d’une limitation de la propriété foncière, mais a ajouté : « Mais je ne désirerais pas exposer l’Egypte à des secousses économiques trop fortes actuellement » (Al-Misri, 8 août). La station de T.S.F. britannique en langue arabe « Ash-Sharq al-Adna » a communiqué, le 24 août, que le gouvernement britannique conseilla à Ali Maher de ne pas trop se hâter avec la réforme agraire, afin d’éviter des troubles. Il paraît que l’exemple de l’Iran a fortement inquiété les maîtres de l’Egypte et leurs patrons impérialistes. Voici un extrait d’une correspondance de Rawle Know, représentant de l’agence O.F.N.S. à Téhéran :

Le geste du Shah,, distribuant une partie de ses terres (la partie la plus pauvre, déclaraient tout de suite les communistes) à des pauvres sélectionnés, geste qui a reçu tant de publicité généreuse, ne lui ai pas fait beaucoup de bien. Il y a des troubles sur ses riches pâturages de Levasan, dans lesquels des paysans sont entrés sans autorisation, et également dans sa propriété à Farhazad. Le nouveau décret de Mossadegh établissant un contrôle sur la rente des terres en faveur des fermiers, représente une affaire administrative compliquée ; entre temps, il parait bien que les paysans vont instaurer un genre de contrôle par eux-mêmes !

V. — LA CLASSE OUVRIERE ET LE NOUVEAU RÉGIME

Mais ce n’est pas seulement au village qu’il y a fermentation sociale en Egypte. Plus dangereux encore pour la société actuelle sont les événements qui se déroulent ces derniers temps dans la classe ouvrière. Depuis la grande vague de grèves de 1950, la lutte des travailleurs égyptiens pour un niveau de vie humain n’a plus été interrompue. Le gouvernement du Wafd avait été obligé en 1950 d’accorder, sous la pression de la grève, une augmentation de 50 % de la prime de vie chère, promulguée par une loi spéciale « pour des raisons de sécurité publique », comme le déclara le ministre de l’Intérieur Serag-en-Din. Mais cette concession accentua la lutte ouvrière. Une grève après l’autre fut proclamée afin d’obliger les patrons à appliquer effectivement cette loi. En effet, le patronat égyptien fait tout son possible pour ne pas l’appliquer, et il n’en est pas autrement aujourd’hui. Il y a eu la grève de milliers d’ouvriers des faubourgs de textile du Caire, Shouba al-Kheima ; la grève de 2.000 ouvriers d’électricité à Alexandrie ; la grève de 2.500 dockers de Port-Saïd ; la grève de 7.000 dockers d’Alexandrie. De nombreuses autres entreprises ont été temporairement paralysées par des grèves. Progressivement, d’autres revendications furent jointes à celle réclamant le payement de la prime de vie chère établie par la loi : contrôle des livres de compte des grandes entreprises par le ministère du Travail ; punition de toutes les firmes qui n’avaient pas appliqué la loi ; interdiction de licencier les ouvriers, etc. En mai 1951, les ouvriers de Shoubra al-Kheima ont formulé leurs revendications de la façon suivante :

réembauchage des ouvriers et employés licenciés et paiement intégral de la prime de vie chère à ces licenciés ;

semaine de travail de 40 heures, sans diminution de salaires ;

assurance sociale contre le chômage ;

interdiction des licenciements sans raisons valables ;

exécution de travaux publics industriels et agricoles afin de résorber la chômage ;

salaire égal pour travail égal de l’ouvrier et de l’ouvrière ;

non-intervention de la police dans l’organisation syndicale.

Depuis lors, la situation s’est encore aggravée au cours de l’année 1952. Par suite de la crise dans l’industrie textile, un pourcentage élevé d’ouvriers a été licencié. 24.000 ouvriers qui avaient cessé le travail pour les autorités britanniques dans la zone du Canal de Suez au cours des troubles d’octobre 1951, restent en chômage malgré les promesses du gouvernement égyptien de s’occuper d’eux. 6.000 ouvriers, employés par l’armée égyptienne, ont été licenciés parce qu’ils réclamaient un statut égal à celui des ouvriers des services publics. De nombreuses firmes continuent à refuser de payer la prime de vie chère, notamment la compagnie des chemins de fer du Delta, qui fut paralysée pendant un mois par la grève des cheminots. Dans les provinces, 20.000 ouvriers des transports ont menacé d’arrêter le travail, le 27 juillet, parce que les patrons essayaient de faire baisser les salaires au moyen de licenciements massifs (la grève a été remise par suite du coup d’Etat). Voilà quelques-uns des conflits de travail les plus importants qui ont éclaté au cours des dernières semaines.

Mais l’événement le plus important, ce fut le conflit dans la ville du textile de Kafr el-Dawar, près d’Alexandrie, où 8.000 ouvriers travaillent dans les filatures et tissages de la compagnie Misr. Le 13 août les travailleurs cessèrent le travail et déposèrent notamment les revendications suivantes :

éloignement de quelques directeurs influents de la compagnie ;

élections libres de la direction du syndicat ouvrier, dont le siège doit être transposé en dehors de l’usine ;

adaptation de la prime de vie chère des ouvriers sur celle des fonctionnaires ;

augmentation des salaires ;

pas de licenciements.

Une partie de ces revendications n’est pas nouvelle, mais l’éclatement de la grève fut étroitement lié à l’abdication du roi, avec lequel deux des propriétaires de l’entreprise étaient fort intimes : Hafez Afifi, chef du cabinet du roi, et Elias Andraus, gérant des investissements du roi (un paquet d’actions étrangères d’une valeur d’un million de livres que Farouk avait achetées devait être trouvé plus tard dans un coffre-fort du bureau des usines à Kafr el-Dawar).

Immédiatement, 6.000 ouvriers de la Filature Nationale à Moharram Bey, autre faubourg d’Alexandrie, se solidarisèrent avec les ouvriers de Kafr el-Dawar. Ils avaient déjà réclamé auparavant le paiement de la prime de vie chère, le réembauchage des ouvriers licenciés et la dissolution de la direction syndicale nommée par le patron. Mais la grève des ouvriers exaspérés de Kafr el-Dawar fut bientôt conduite par des provocateurs dans des voies dangereuses pour le mouvement ouvrier égyptien : quelques incendies donnèrent à l’armée un prétexte pour intervenir. Il en résulta une bataille sanglante entre les ouvriers et l’armée qui coûta plusieurs morts et de nombreux blessés. Les provocations permirent également à l’armée d’écraser dans le sang la grève de solidarité des ouvriers de Moharram Bey.

De tous les coins de l’Egypte et du Soudan arrivèrent des télégrammes de solidarité des syndicats ouvriers, qui condamnèrent les provocations et exigèrent le droit pour les ouvriers de constituer des syndicats libres et autonomes. Mais beaucoup d’ouvriers conservent encore des illusions que Naguib prendra leurs intérêts à cœur et permettra la constitution de syndicats libres — de même qu’ils avaient nourri dans le passé des illusions du même genre envers le Wafd. Mais Naguib montra déjà pendant le premier mois de sa dictature que, si la pression croissante de la lutte de classe l’oblige à faire des promesses et même occasionnellement à appeler son gouvernement « gouvernement ouvrier et paysan », il se distingue des gouvernements qui l’ont précédé par le lait qu’il prend des mesures plus rigoureuses et qu’il agit de façon plus rapide et plus énergique. Il a augmenté les impôts sur les revenus élevés, mais en même temps, une des premières actions de son gouvernement fut d’augmenter les impôts indirects (tous les droits douaniers ad valorem, et l’impôt sur le tabac). Afin d’opérer un simulacre ds « progrès social », tous les mendiants du Caire ont été éloignés de la capitale et enfermés dans un camp de concentration. La seule loi accordée aux ouvriers jusqu’à maintenant, ce ne fut ni la liberté d’association ni l’augmentation des salaires, mais la constitution de commissions d’arbitrage obligatoire entre ouvriers et patrons, et la création d’un nouveau bureau de lutte contre le communisme, qui remplaça immédiatement la police politique dissoute lors du coup d’État.

Il est pourtant douteux que Naguib puisse honorer la traite qu’il a émise à l’impérialisme contre l’avance d’aide militaire et économique ; à savoir la répression du « communisme », c’est-à-dire de la force croissante de la classe ouvrière égyptienne. Au moment où nous écrivons ces lignes, les ouvriers des transports du Caire et de la province menacent de proclamer dans les jours qui viennent la grève qu’ils avaient reculée lors du coup d’État. Comme Naguib n’a pas modifié les fondements de la structure sociale de l’Égypte et n’a aucune intention de le faire, il ne lui reste aucun autre moyen pour éviter les grèves que l’emploi de la force militaire. Et les ouvriers égyptiens ont montré dans le passé qu’ils ont su souvent défier cette force de l’armée.
VI. — OÙ VA L’EGYPTE ?

La raison principale Au succès relativement aisé du coup d’État de Naguib réside donc dans le fait que les difficultés économiques et sociales croissantes en Égypte, ainsi que l’impasse où se trouvait le conflit avec l’impérialisme, avaient amené les classes possédantes désireuses de maintenir leur domination à appuyer une dictature militaire qui promettait de surmonter les contradictions sociales et d’arriver à un accord avec l’impérialisme. Mais Naguib et ses patrons ont fait leur calcul en sous-estimant l’adversaire. La lutte anti-impérialiste des masses égyptiennes a des racines trop profondes et est trop liée à la structure de l’économie égyptienne, dominée en grande partie par le capital étranger, pour pouvoir être arrêtée du jour au lendemain. La question agraire en Égypte a une ampleur trop vaste pour pouvoir être « résolue » par une « réforme » du genre de celle de Naguib. La lutte de classe des ouvriers a pris des formes trop violentes, et abouti à des revendications trop clairement formulées pour pouvoir être satisfaite par quelques maigres gestes que Naguib a accordés au prolétariat. La loi sur la prime de vie chère de 1950, accordée sous la pression ouvrière et considérée à ce moment-là par le gouvernement comme un geste d’apaisement, a provoqué une des vagues de grèves les plus importantes que l’Égypte ait connue depuis des années. Les classes possédantes égyptiennes craignent même, avec raison, qu’une réforme agraire « libérale » n’aboutirait, comme l’a montré l’exemple de l’Iran, qu’à des actions plus puissantes et plus militantes des paysans pauvres. Il est donc à prévoir que le régime de Naguib ne sera nullement le « régime stable » sur lequel l’impérialisme américain fonde tant d’espoirs ; de violentes secousses sociales l’ébranleront au contraire. En chassant Farouk et en entamant sa réforme agraire, Naguib a touché à ce qu’il y avait de sacro-saint dans la société égyptienne. Contre sa volonté il a déclenché une avalanche qu’il ne pourra arrêter qu’avec les plus grandes difficultés.

Cette situation exige de la part de l’avant-garde du mouvement ouvrier égyptien un programme d’action très clair, afin de pouvoir se placer à la tête des luttes qui éclateront prochainement dans le pays et conduire ces luttes dans une voie révolutionnaire. La tâche principale d’aujourd’hui, c’est de participer activement à la réorganisation des syndicats ouvriers, afin de donner des revendications unifiées et un but commun aux luttes militantes des travailleurs. Le prolétariat égyptien souffre toujours encore d’un fractionnement de ses luttes qui ont souvent pris les formes suprêmes de la lutte ouvrière, y compris l’occupation d’usines. Seule une organisation syndicale unifiée sous une direction révolutionnaire peut donner un programme commun et une direction commune à ces luttes. Qu’il soit possible d’atteindre cette unité, voilà ce que démontre l’action de solidarité des ouvriers de la Filature Nationale lors de la grève de Kafr el-Dawar.

Les actions spontanées des paysans pauvres qui se sont produites ces derniers temps ont une profonde signification pour le mouvement ouvrier révolutionnaire. Celui-ci doit entreprendre des efforts conscients afin d’organiser, d’activiser et de rendre conscientes les énormes masses de paysans, jusqu’à maintenant atomisées. Les ouvriers licenciés qui rentrent au village qu’ils quittèrent jadis pour se rendre dans les villes, représentent le lien naturel entre prolétariat et paysans pauvres. Il y a en outre des millions d’ouvriers agricoles salariés sans terre, employés sur des fermes capitalistes qui se trouvent souvent à proximité de grandes entreprises industrielles (par exemple les fermes de canne à sucre de la Société Générale des Sucreries). A la réforme agraire fictive de Naguib doivent être opposées les revendications de la révolution agraire : expropriation sans indemnisation de tous les propriétaires fonciers possédant plus de 20 ha. ; culture collective des fermes capitalistes par les paysans sans terre à l’aide de crédits d’État bon marché à long terme ; partage gratuit des terres expropriées aux propriétaires de moins de 1,2 ha.

Fin août 1952.

Note

1 La livre égyptienne vaut environ les 4/5e de la livre sterling britannique.

2 Depuis que cet, article a été écrit, Ali Maher a démissionné, confirmant l’analyse donnée par cet article. (Note du traducteur.)

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