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De la révolte à la révolution silencieuse : La longue marche des algériennes pour la conquête de leurs droits

samedi 23 août 2008, par Robert Paris

De la révolte à la révolution silencieuse : La longue marche des algériennes pour la conquête de leurs droits
le 07 Mars, 2008

Opprimées, discriminées, violentées, voilées, répudiées, insoumises, rebelles : les mots pour parler des Algériennes puisent souvent dans un lexique sémantique suggérant tantôt l’image d’une victime soumise à une législation machiste, tantôt celle d’une héroïque résistante à la domination patriarcale. Quelle réalité se cache derrière ces clichés ?
Rétrospective sur les démarches et les stratégies de libération des femmes algériennes…
Quand la loi coranique investit le droit. Profitant de l’euphorie postindépendance, sans éclats mais non sans oppositions, les femmes d’Algérie ont investi au cours des années 60-70, de nouveaux espaces sociaux et professionnels. Mais le retour en force du discours religieux et les concessions accordées à ses partisans par un pouvoir politique en manque de légitimité, va, dés le début des années 80, amorcer la dégradation de leur situation.
Ainsi le 9 juin 1984 l’Assemblée nationale, constituée essentiellement d’hommes issus exclusivement du parti unique, le FLN, au pouvoir depuis l’indépendance, offrait un premier cadeau royal aux islamistes, en adoptant à l’unanimité et à huis clos le premier texte de droit algérien inspiré directement de la charia, la loi coranique. La loi portant Code du statut personnel, communément appelé « Code de la famille », consacrait l’inégalité des droits entre les femmes et les hommes du pays. Elle scellait la convergence idéologique entre les fondamentalistes religieux, qui commençaient à se manifester au grand jour, et des conservateurs du FLN autour de la question du statut de la femme. Unis dans une offensive contre ce qu’ils considéraient être le groupe de la population le plus vulnérable, la catégorie dont les droits, obligations et conduite sociale devaient impérativement se conformer au dogme musulman, nationalistes du FLN et islamistes, réussissaient leur plus beau coup de force contre les principes de sécularisation du droit.
Les conséquences du nouveau texte sont humiliantes pour les femmes. Assujetties entièrement à un rôle de reproductrice et d’éducatrice, elles deviennent dès la naissance la propriété du père ou, à défaut, du tuteur matrimonial (frère, oncle). Puis, par le mariage, elles passent sous l’autorité du mari qui doit subvenir à ses besoins mais dispose en contrepartie de sa vie. Celui-ci peut à tout moment les répudier et contracter jusqu’à quatre mariages, selon ses moyens financiers. La dissolution du mariage, si aisée pour lui, devient excessivement difficile elle. Pour voir aboutir sa demande de divorce, il lui est demandé de fournir des preuves précises sur l’infidélité et les fautes du conjoint, ou de racheter sa liberté en versant une somme d’argent, le khol. Désormais, elle se trouve reléguée dans un état d’infériorité, privée de certains de ses droits constitutionnels et enfermée dans sa famille par filiation.
La contestation féminine descend dans la rue. Avant même son adoption et plus encore après, le Code de la famille joue le rôle de catalyseur dans les luttes féminines auxquelles il impulse une nouvelle dynamique. Son rejet par tous ceux et celles acquis aux principes d’égalité des droits entre les sexes entraîne l’émergence sur la scène publique d’un mouvement féminin autonome — c’est-à-dire émancipé de la tutelle du FLN et de ses « organisations de masse ». Les luttes, jusque-là phagocytées par la très officielle Union nationale des femmes algériennes, vont s’amplifier puis déborder cette dernière.
Dans les années 80, la société algérienne fonctionne selon un double schéma : d’un côté, elle aspire à la modernité sur le plan économique par le biais du développement et son passage vers une société de consommation ; de l’autre, la prégnance d’un système de type patriarcal et religieux et les résistances mentales traditionnelles à l’autonomisation des femmes la fragilisent et paralysent les efforts faits en amont pour arrimer le pays à la modernité. Le Code de la famille est une illustration éclatante de cette schizophrénie. Dans ce contexte de domination patriarcale, la prise de parole publique devient une prérogative masculine et la rue le domaine réservé des hommes.
Qui sont donc ces rebelles qui osent enfreindre les normes traditionnelles et prétendent renverser l’ordre coutumier ? Pour l’essentiel, la fronde part du monde du travail et de l’université, c’est-à-dire des secteurs les plus éduqués et les plus émancipés de la société : les protestataires occupent un emploi, souvent salarié, qui les sort de la sphère domestique, ou bien étudient ; elles ont leur indépendance économique acquise par le travail, assument des responsabilités professionnelles, familiales, sociales, politiques, voyagent sans l’autorisation d’un tuteur et ont goûté au plaisir de disposer de leur propre vie, de leur propre corps. Étudiantes et lycéennes, nombreuses à s’engager dans ce combat, apprécient l’action émancipatrice de l’école et de l’université ; elles réalisent qu’au lieu de soutenir cette action le Code de la famille la contrarie. Toutes ces femmes ont conscience des effets régressifs de la nouvelle loi et refusent de brader leurs libertés et droits acquis.
Très vite, ce mouvement de refus s’organise et se structure en une multitude d’associations, différentes par leur composante sociale, mais unies par une revendication commune : mettre fin à l’inégalité des droits consignée dans ce qu’elles appellent le « Code de l’infamie ». Les nouveaux collectifs, stimulés par la conjoncture politique engendrée par la révolte d’octobre 1988, descendent dans la rue. Le 8 mars 1989, pour la première fois depuis l’indépendance, des milliers de femmes prennent possession de la ville pour quelques heures. Elles revendiquent haut et fort la reconnaissance d’une citoyenneté totale et l’égalité devant la loi.
Pour contrecarrer cette vague d’une ampleur inattendue, les islamistes, soutenus par le pouvoir, lancent leurs troupes dans la bataille : en décembre 1989, des milliers de manifestantes en hijab défilent à Alger… pour demander le maintien du détestable statut personnel ! La manœuvre ne réussit pourtant ni à affaiblir, ni à disperser la contestation. La mobilisation anti-Code fait encore les beaux jours du mouvement féminin. Rassemblements publics, manifestations de rue, délégations auprès des autorités, sont les méthodes d’action utilisées. En dépit de leurs divergences — certains réclamant l’abrogation du texte et d’autres sa révision —, le 1er décembre 1989, une trentaine de collectifs venus des quatre coins du pays créent la Coordination nationale et élaborent une plate-forme commune, à l’issu d’un débat sur les problèmes auxquels les femmes sont confrontées.
Il faut souligner qu’au cours de la décennie leur situation n’a cessé de se détériorer et leurs problèmes de s’aggraver. Des agressions physiques d’une rare brutalité émaillent l’année 89 : en juin, à Ouargla, la maison d’une femme divorcée est brûlée et son fils de trois ans périt dans l’incendie ; à Blida, des étudiantes sont agressées par des islamistes qui veulent les empêcher de sortir le soir ; à Bou-Saada, les maisons de cinq femmes qui vivent seules sont incendiées… La décennie s’achève ainsi sur une montée spectaculaire des violences. Les associations tirent la sonnette d’alarme, dénoncent ces actes ainsi que la passivité du gouvernement. Le 23 novembre 1989, des rassemblements sont organisés à Alger, Oran et Annaba pour protester contre « l’escalade de la violence et de l’intolérance à l’égard des femmes ».
La Coordination, qui se réunit régulièrement, ne cesse de dénoncer les modalités de conclusion du mariage, du divorce, les restrictions au droit au travail, la légalisation de la polygamie, qu’elle considère être les dispositions les plus discriminatoires.
Le résultat du premier tour des élections législatives du 25 décembre 1991, qui voit le FIS remporter plus de 47 % des sièges de la future Assemblée, est le point de départ d’une divergence entre les collectifs qui soutiennent l’arrêt des élections par peur de voir les intégristes réaliser leur projet de République islamiste et ceux qui le condamnent par crainte d’être utilisées en tant que masse de manœuvre par le pouvoir. La montée crescendo de la violence au cours des années suivantes a pour conséquence de ralentir l’avancée du mouvement féministe, d’une part parce que celui-ci perd son unité — la Coordination est démantelée et cesse de se réunir — et, d’autre part, parce que les conditions de l’action politique sont rédhibitoires — la proclamation de l’état d’urgence rend impossible toute manifestation publique. La lutte pour la survie relègue au second plan la revendication d’égalité devant la loi. Comme l’ensemble des luttes sociales, le combat anti-Code ne résiste pas à l’épreuve du terrorisme.
D’ailleurs, les gouvernements successifs, accaparés par les questions sécuritaires, ignorent les revendications de celles qui prétendent poursuivre la bataille sur ce terrain, et les vagues engagements de révision pris par des ministres sensibilisés à ces préoccupations restent lettre morte. Il faudra attendre les années 2000 pour voir les quelques groupes ayant survécu au raz de marée, essoufflés et vidés de leur force, revenir à leurs exigences initiales. Mais rien n’est plus comme avant : l’époque où les rues d’Alger vibraient des cris de colère des milliers de manifestantes est révolue, la joute a perdu son mordant et son envergure d’antan. Les pétitionnaires ont beau clamer « 20 ans, barakat ! » , cela n’empêche pas Bouteflika, fraîchement élu pour un second mandat présidentiel, de trahir ses engagements de campagne. La révision promise en avril 2004 débouche en février 2005 sur des amendements quasi insignifiants : les principales dispositions discriminatoires demeurent entières. L’offense faite aux Algériennes est maintenue…
Les nouvelles voies de l’émancipation. A l’aube du nouveau millénaire, l’opposition au Code de la famille, écartelée par des divergences purement politiques, trahie par ses leaders — certains sont récupérés par le pouvoir, d’autres instrumentalisés par des partis —, dispersée par la barbarie terroriste, s’est étiolée et vidée de ses forces vives. Les militantes réchappées de l’hécatombe se ressaisissent et s’obligent à recentrer leurs interventions sur des préoccupations inédites. Elles n’ont pas d’autre choix que cette nouvelle stratégie, intimement liée à une conjoncture nationale chaotique, marquée par une violence extrême — au cours de la décennie qui vient de s’achever, l’Algérie a été souvent au bord de l’effondrement. Le terrorisme a semé la désolation — 200 000 morts et des millions de personnes déplacées à travers tout le pays —, laissant derrière lui la population en état de choc, une économie exsangue et une société en décomposition. Banalisée, la violence s’est répandue jusqu’à gangrener tout le tissu social. Et les femmes, qui continuent de subir les traditions, les coutumes et les attitudes stéréotypées, obstacles considérables à l’égalité et à la jouissance de leurs droits, en sont les cibles privilégiées. Quant au Code, qui autorise leur discrimination en matière de mariage, de divorce, d’héritage et de nationalité, il reste en vigueur. A lui seul, il est comme un appel et une incitation légale aux autres violences.
Pour autant, est-ce à dire que le projet d’enfermement des Algériennes porté par l’islamisme s’est imposé ? Paradoxalement — mais est-ce vraiment un paradoxe ? —, le drame vécu par le pays a sensiblement modifié la place et les tâches assumés par ces dernières. Ainsi, la crise économique qui a suivi la chute de la rente pétrolière au milieu des années 90 et son corollaire le chômage n’ont pas réalisé le vœu du Front islamique du salut (FIS) de les renvoyer à leurs fourneaux. Au contraire, la dépression, qui a paupérisé les couches moyennes et laminé le monde ouvrier, leur a permis d’ouvrir de nouvelles brèches dans l’espace public. Leur présence de plus en plus affirmée dans le système éducatif et dans le travail ne pourrait qu’ébranler, voire saper, l’image d’une communauté condamnée par la loi à la stagnation, à l’avenir plombé par le droit, sans perspective d’émancipation. Une révolution silencieuse est en marche, qui modifie déjà les pratiques et représentations sociales.
L’accès au système éducatif est sans conteste le paramètre ayant marqué le plus les changements intervenus dans la condition féminine depuis l’indépendance. Et pour cause : la scolarisation des filles en Algérie figure parmi des plus importantes du monde arabe. Mais ce n’est pas tout : à l’école, les filles réussissent mieux que les garçons. La preuve par les chiffres : en juin 2000, leur taux de réussite à l’épreuve du BEF (brevet d’enseignement fondamental) a été supérieur à celui des garçons au niveau national, soit 43,82 % contre 39,20%. En juin 2002, le même phénomène se produit. Leur place dans le cycle secondaire est supérieure à celle des garçons. En 2002, elles représentaient environ 56,6 % de l’ensemble des diplômés, et, en 2004, 65 % des candidats au baccalauréat étaient de sexe féminin. À l’université, elles occupent aujourd’hui 52 % des effectifs — les sciences médicales sont leur bastion —, et leur nombre y a été multiplié par plus de quatre de 1990 à 2003, soit deux fois celui des garçons !
Même phénomène constaté sur le marché de l’emploi. Entrées comme par effraction dans l’univers ségrégué du travail salarié, elles représentent aujourd’hui 15 % de la population active nationale, soit 1,42 million d’individus, et exercent sur ce marché une pression deux fois plus élevée que celle des hommes — 2,5% pour eux et 4,95% pour elles ! Leur nombre a connu une hausse de 7,4 % au cours de la période 2001/2005. Ces nouvelles arrivées sont souvent plus diplômées et plus qualifiées que les garçons. Dans le secteur de la santé et de l’éducation, elles représentent plus de 80% des effectifs. Si la tendance se poursuit dans le même sens, bientôt tous les secteurs d’activité professionnelle seront investis.
Alors l’école et le travail, voie royale de l’émancipation féminine ? Les chiffres de l’emploi traduisent sans aucun doute d’importantes avancées socioculturelles sur la perception du travail féminin par la société en Algérie. Mais malgré cette croissante spectaculaire, la subalternité de la femme dans la nation continue a être donnée en modèle à d’autres inégalités et injustices, lesquelles une fois « légitimées » par une sorte de consensus général, vont à leur tour servir le projet d’assujettissement des femmes.
Comment rompre cette dialectique infernale ?… Unir les luttes démocratiques, jusqu’à présent dispersées, dans un front commun en vue de faire avancer toutes les libertés — individuelle, publique, d’opinion, d’expression, politique —, qui constituent un bloc inaliénable et indissociable, et dont font partie les droits et libertés des femmes, serait peut-être un moyen de briser le cercle vicieux. Encore faudrait-il trouver aujourd’hui les hommes et les femmes capables de réaliser ce rassemblement…
Ghania Hammadou.

(1) « 20 ans, ça suffit ! », mot d’ordre lancé par les associations féminines contre le Code de la famille à l’occasion du 20e anniversaire de son adoption.

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