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Karl Marx et la propriété privée

samedi 30 avril 2022, par Robert Paris

Marx, Manifeste du parti communiste :

La propriété privée d’aujourd’hui, la propriété bourgeoise, est la dernière et la plus parfaite expression du mode production et d’appropriation basé sur des antagonismes de classes, sur l’exploitation des uns par les autres.

En ce sens, les communistes peuvent résumer leur théorie dans cette formule unique : abolition de la propriété privée.

On nous a reproché, à nous autres communistes, de vouloir abolir la propriété personnellement acquise, fruit du travail de l’individu, propriété que l’on déclare être la base de toute liberté, de toute activité, de toute indépendance individuelle.

La propriété personnelle, fruit du travail et du mérite ! Veut-on parler de cette forme de propriété antérieure à la propriété bourgeoise qu’est la propriété du petit bourgeois du petit paysan ? Nous n’avons que faire de l’abolir, le progrès de l’industrie l’a abolie et continue à l’abolir chaque jour.

Ou bien veut-on parler de la propriété privée d’aujourd’hui, de la propriété bourgeoise ?

Marx, Manuscrits de 1844 :

Propriété privée et travail

Points de vue des mercantilistes, des physiocrates, d’Adam Smith, de Ricardo et de son école.

L’essence subjective de la propriété privée, la propriété privée, comme activité étant pour soi, comme sujet, comme personne, est le travail. On comprend donc parfaitement que seule l’économie politique, qui a reconnu le travail pour principe - Adam Smith -, qui ne connais­sait donc plus la propriété privée seulement comme un état en dehors de l’homme, que cette économie politique doit être considérée d’une part comme un produit de l’énergie et du mou­ve­ment réels de la propriété privée, comme un produit de l’industrie moderne, et que, d’au­tre part, elle a accéléré, célébré l’énergie et le développement de cette industrie et en a fait une puissance de la conscience. C’est donc comme des fétichistes, des catholiques qu’ap­pa­rais­­­sent aux yeux de cette économie politique éclairée, qui a découvert l’essence subjec­tive de la richesse - dans les limites de la propriété privée - les partisans du système moné­taire et du mercantilisme qui connaissent la propriété privée comme une essence seulement objective pour l’homme. Engels a donc eu raison d’appeler Adam Smith le Luther de l’économie politique. De même que Luther re­con­nais­sait la religion, la foi comme l’essence du monde réel et s’opposait donc au paganisme catholique, de même qu’il abolissait la religiosité extérieure en faisant de la religiosité l’es­sence intérieure de l’homme, de même qu’il niait les prêtres existant en dehors du laïque, parce qu’il transférait le prêtre dans le cœur du laïque, de même la richesse qui se trouve en dehors de l’homme et indépendante de lui - qui ne peut donc être conservée et affirmée que d’une manière extérieure - est abolie ; en d’autres termes cette objectivité extérieure absurde qui est la sienne est supprimée du fait que la propriété privée s’incorpore dans l’homme lui-même et que celui-ci est reconnu comme son essence ; mais, en conséquence, il est lui-même placé dans la détermination de la propriété privée, comme chez Luther il était placé dans celle de la religion. Sous couleur de reconnaître l’hom­me, l’économie politique, dont le prin­ci­pe est le travail, ne fait donc au contraire qu’accomplir avec conséquence le reniement de l’homme, car il n’est plus lui-même dans un rapport de tension externe avec l’essence extérieure de la propriété privée, mais il est devenu lui-même cette essence tendue de la pro­priété privée. Ce qui était autrefois l’être-extérieur-à-soi, l’aliénation réelle de l’homme, n’est devenu que l’acte d’aliénation, l’aliénation de soi. Si donc cette économie politique débute en paraissant reconnaître l’homme, son indépendance, son activité propre, etc., et si, quand elle transfère la propriété privée dans l’essence même de l’homme, elle ne peut plus être condi­tion­née par les déterminations locales, nationales, etc. de la propriété privée en tant qu’essen­ce existant en dehors d’elle ; si donc elle développe une énergie cosmopolite, univer­selle, qui renverse toute barrière et tout lien pour se poser elle-même à la place comme la seule poli­tique, la seule universalité, la seule barrière et le seul lien, il faudra en continuant à se déve­lop­per qu’elle rejette cette hypocrisie et apparaisse dans tout son cynisme ; et eue le fait - sans se soucier de toutes les contradictions apparentes où l’entraî­ne cette doctrine - en déve­lop­pant le travail d’une façon beaucoup plus exclusive, donc plus nette et plus consé­quente, comme l’essence unique de la richesse ; à l’opposé de cette conception primitive, elle démontre au con­traire que les conséquences de cette doctrine sont hostiles à l’homme et elle donne, en fin de compte, le coup de grâce à la dernière existence individuelle, naturelle, indépendante du mouvement du travail, de la propriété privée et à la source de la richesse - la rente foncière - cette expression de la propriété féodale qui est déjà devenue tout à fait économique et qui est donc incapable de résister à l’économie (école de Ricardo). Non seulement le cynisme de l’économie politique grandit relativement de Smith en passant par Say pour aboutir à Ricardo, Mill, etc., dans la mesure où les conséquences de l’industrie appa­rais­sent aux derniers nommés plus développées et plus remplies de contradic­tions, mais encore, sur le plan positif, ceux-ci vont toujours et consciemment plus loin que celui qui les a précédés dans l’aliénation par rapport à l’homme, et ceci seulement parce que leur science se développe avec plus de conséquence et de vérité. Du fait qu’ils font de la pro­priété privée sous sa forme active le sujet, que du même coup ils font donc de l’homme l’essence (de cet homme qu’ils réduisent à un monstre), la contradiction de la réalité correspond pleinement à l’essence emplie de contradictions qu’ils ont reconnue pour principe. La réalité déchirée de l’industrie, loin de le réfuter, confirme leur principe déchiré en soi. Leur principe est en effet le principe de ce déchirement.

La doctrine physiocratique du docteur Quesnay constitue le passage du mercantilisme à Adam Smith. La physiocratie est directement la décomposition économique de la propriété féodale, mais elle est de ce fait tout aussi immédiatement la transformation économique, la restauration de celle-ci, à ceci près que son langage n’est plus maintenant féodal, mais écono­mi­que. Toute richesse se résout en terre et en agriculture. La terre n’est pas encore le capital, elle en est encore un mode d’existence particulier, qui doit être valable dans sa particularité naturelle et à cause d’elle ; mais la terre est cependant un élément naturel, général, tandis que le mercantilisme ne reconnaissait que le métal précieux comme existence de la richesse. L’objet de la richesse, sa matière, a donc aussitôt reçu son universalité la plus haute dans le cadre des limites naturelles - dans la mesure où, en tant que nature, elle est aussi la richesse immédiatement objective. Et la terre n’est pour l’homme que par le travail, l’agriculture. Donc l’essence subjective de la richesse est déjà transférée dans le travail. Mais en même temps l’agriculture est le seul travail productif. Donc, le travail n’est pas encore saisi dans son universalité et son abstraction ; il est encore lié à un élément naturel particulier, à sa matière, il n’est donc encore reconnu que sous un mode d’existence particulier déterminé par la nature. Il est donc seulement une aliénation déterminée, particulière de l’homme, de même que son produit n’est encore conçu que comme une richesse déterminée - qui échoit plus en­co­re à la nature qu’à lui-même. La terre est encore reconnue ici comme existence naturelle, indépendante de l’homme, et ne l’est pas encore comme capital, c’est-à-dire comme un mo­ment du travail lui-même. C’est plutôt le travail qui apparaît comme son moment. Mais du fait que le fétichisme de la vieille richesse extérieure existant seulement comme objet est réduit à un élément naturel très simple et que son essence est déjà reconnue d’une manière particulière, si elle ne l’est que partiellement, dans son existence subjective, le progrès néces­saire sera que l’essence générale de la richesse sera reconnue et que, par conséquent, le travail, dans son absolu achevé, c’est-à-dire son abstraction, sera érigé en principe. Il sera démontré à la physiocratie que l’agriculture, du point de vue économique, donc le seul fondé en droit, n’est différente d’aucune autre indus. trie ; que donc ce n’est pas un travail déterminé, une extériorisation particulière du travail, hé à un élément particulier, mais le travail en général qui est l’essence de la richesse.

La physiocratie nie la richesse particulière extérieure seulement objective, en déclarant que le travail en est l’essence. Mais tout d’abord le travail n’est pour elle que l’essence subjec­tive de la propriété foncière (elle part de l’espèce de propriété qui apparaît historiquement comme l’espèce dominante et reconnue) ; elle fait seulement de la propriété foncière l’homme aliéné. Elle abolit son caractère féodal en déclarant que l’industrie (l’agriculture) est son essence ; mais elle a une attitude négative à l’égard du monde de l’industrie, elle reconnaît la féodalité en déclarant que l’agriculture est la seule industrie.

Il est évident que dès que l’on saisit l’essence subjective de l’industrie qui se constitue en opposition avec la propriété privée, c’est-à-dire comme industrie, cette essence implique ce contraire qui lui est propre. Car de même que l’industrie englobe la propriété foncière abolie, de même son essence subjective englobe également l’essence subjective de celle-ci.

De même que la propriété foncière est la première forme de la propriété privée, que l’industrie ne l’affronte tout d’abord histo­riquement que comme une espèce particulière de propriété - elle est plutôt l’esclave affran­chi de la propriété foncière -, de même ce processus se répète lorsque l’on saisit d’une ma­nière scientifique l’essence subjective de la propriété privée, le travail ; et celui-ci n’apparaît d’abord que comme travail agricole, mais il est ensuite reconnu comme travail en général.

Toute richesse s’est transformée en richesse industrielle, en richesse du travail, et l’industrie est le travail achevé, comme le régime de fabrique est l’essence développée de l’industrie, c’est-à-dire du travail, et le capital industriel la forme objective achevée de la propriété privée.

Nous voyons comment la propriété privée peut achever maintenant seulement sa domi­nation sur l’homme et, sous sa forme la plus universelle, devenir une puissance historique mondiale.
[Propriété privée et communisme, stades de développement des conceptions communistes. Le communisme grossier et égalitaire. Le communisme en tant que socialisme.

Mais l’opposition entre la non-propriété et la propriété est une opposition encore indif­fé­rente, qui n’est pas saisie dans sa relation active, dans son rapport interne, qui n’est pas enco­re saisie comme contradiction, tant qu’elle n’est pas comprise comme l’opposition du travail et du capital. Même sans le mouvement développé de la propriété privée dans la Rome antique, en Turquie, etc., cette opposition peut s’exprimer sous la première forme. Ainsi elle n’apparaît pas encore comme posée par la propriété privée elle-même. Mais le travail, essen­ce subjec­tive de la propriété privée comme exclusion de la propriété, et le capital, le travail objectif comme exclusion du travail, c’est la propriété privée, forme de cette opposition pous­sée jusqu’à la contradiction, donc forme énergique qui pousse à la solution de cette contra­diction.

A propos de la même page. La suppression de l’aliénation de soi suit la même voie que l’aliénation de soi. Tout d’abord la propriété privée n’est considérée que sous son côté objectif -avec cependant le travail pour essence. Sa forme d’existence est donc le capital, qui doit être supprimé “ en tant que tel ” (Proudhon). Ou bien le mode particulier du travail, le travail nivelé, morcelé et par suite non libre, est saisi comme la source de la nocivité de la propriété privée et de son existence aliénée à l’homme - Fourier, qui, tout comme les physiocrates, conçoit aussi à son tour le travail agricole tout au moins comme le travail par excellence, tandis que chez Saint-Simon, au contraire, l’essentiel est le travail industriel en tant que tel et qu’il réclame de surcroît la domination exclusive des industriels et l’amélioration de la situation des ouvriers. Le communisme, enfin, est l’expression positive de la propriété privée abolie, et en premier lieu la propriété privée générale. En saisissant ce rapport dans son universalité, le communisme...

...n’est sous sa première forme qu’une généralisation et un achèvement de ce rapport ; en tant que rapport achevé, il apparaît sous un double aspect : d’une part la domination de la pro­priété matérielle est si grande vis-à-vis de lui qu’il veut anéantir tout ce qui n’est pas suscep­tible d’être possédé par tous comme propriété privée ; il veut faire de force abstraction du talent, etc. La possession physique directe est pour lui l’unique but de la vie et de l’exis­tence ; la catégorie d’ouvrier n’est pas supprimée, mais étendue à tous les hommes ; le rapport de la propriété privée reste le rapport de la communauté au monde des choses. Enfin, ce mouve­ment qui consiste à opposer à la propriété privée la propriété privée générale s’exprime sous cette forme bestiale qu’au mariage (qui est certes une forme de la propriété privée exclusive) on oppose la communauté des femmes, dans laquelle la femme devient donc une propriété collective et commune. On peut dire que cette idée de la communauté des femmes constitue le secret révélé de ce communisme encore très grossier et très irréfléchi. De même que la femme passe du mariage à la prostitution générale, de même tout le monde de la richesse, c’est-à-dire de l’essence objective de l’homme, passe du rapport du mariage exclusif avec le propriétaire privé à celui de la prostitution universelle avec la communauté. Ce communisme - en niant partout la personnalité de l’homme - n’est précisément que l’expression conséquente de la propriété privée, qui est cette négation. L’envie générale et qui se constitue comme puissance est la forme dissimulée que prend la soif de richesse et sous laquelle elle ne fait que se satisfaire d’une autre manière. L’idée de toute propriété privée en tant que telle est tournée tout au moins contre la propriété privée plus riche, sous forme d’envie et de goût de l’égalisation, de sorte que ces derniers constituent me l’essence de la concur­rence. Le commu­nisme grossier n’est que l’achèvement de cette envie et de ce nivellement en partant de la repré­sen­tation d’un minimum. Il a une mesure précise, limitée. A quel point cette abolition de la propriété privée est peu une appropriation réelle, la preuve en est précisément faite par la négation abstraite de tout le monde de la culture et de la civilisation, par le retour à la simpli­cité contraire à la nature de l’homme pauvre et sans besoin, qui non seulement n’a pas dépassé le stade de la propriété privée, mais qui n’y est même pas encore parvenu.

Cette communauté ne signifie que communauté du travail et égalité du salaire que paie le capital collectif, la communauté en tant que capitaliste général. Les deux aspects du rapport sont élevés à une généralité figurée, le travail devient la détermination dans laquelle chacun est placé, le capital l’universalité et la puissance reconnues de la communauté.

Dans le rapport à l’égard de la femme, proie et servante de la volupté collective, s’exprime l’infinie dégradation dans laquelle l’homme existe pour soi-même, car le secret de ce rapport trouve son expression non-équivoque, décisive, manifeste, dévoilée dans le .rapport de l’hom­me à la femme et dans la manière dont est saisi le rapport générique [134] naturel et immédiat. Le rapport immédiat, naturel, nécessaire de l’homme à l’homme est le rapport de l’homme à la femme. Dans ce rapport générique naturel, le rapport de l’homme à la nature est immédiate­ment son rapport à l’homme, de même que le rapport à l’homme est directement son rapport à la nature, sa propre détermination naturelle. Dans ce rapport apparaît donc de façon sensible, réduite à un fait concret la mesure dans laquelle, pour l’homme, l’essence humaine est devenue la nature, ou celle dans laquelle la nature est devenue l’essence humaine de l’homme. En partant de ce rapport, on peut donc juger tout le niveau de culture de l’homme. Du carac­tère de ce rapport résulte la mesure dans laquelle l’homme est devenu pour lui-même être générique, homme, et s’est saisi comme tel ; le rapport de l’homme à la femme est le rapport le plus naturel de l’homme à l’homme. En celui-ci apparaît donc dans quelle mesure le compor­tement naturel de l’homme est devenu humain ou dans quelle mesure l’essence humaine est devenue pour lui l’essence naturelle, dans quelle mesure sa nature humaine est devenue pour lui la nature. Dans ce rapport apparaît aussi dans quelle mesure le besoin de l’homme est devenu un besoin humain, donc dans quelle mesure l’homme autre en tant qu’homme est devenu pour lui un besoin, dans quelle mesure, dans son existence la plus individuelle, il est en même temps un être social.

La première abolition positive de la propriété privée, le communisme grossier, n’est donc qu’une forme sous laquelle apparaît l’ignominie de la propriété privée qui veut se poser comme la communauté Positive.

Le communisme

a) encore de nature politique, démocratique ou despotique ;

b) avec suppression de l’État, mais en même temps encore inachevé et restant sous l’emprise de la propriété privée, c’est-à-dire de l’aliénation de l’homme. Sous ces deux formes, le communisme se connaît déjà comme réintégration ou retour de l’homme en soi, comme abolition de l’aliénation humaine de soi ; mais du fait qu’il n’a pas encore saisi l’essence positive de la propriété privée et qu’il a tout aussi peu compris la nature humaine du besoin, il est encore entravé et contaminé par la propriété privée. Il a certes saisi son concept, mais non encore son essence.

Le communisme, abolition positive de la propriété privée (elle-même aliénation humaine de soi) et par conséquent appropriation réelle de l’essence humaine par l’homme et pour l’homme ; donc retour total de l’homme pour soi en tant qu’homme social, c’est-à-dire humain, retour conscient et qui s’est opéré en conservant toute la richesse du développement antérieur. Ce communisme en tant que naturalisme achevé = humanisme, en tant qu’huma­nis­me achevé = naturalisme ; il est la vraie solution de l’antagonisme entre l’homme et la nature, entre l’homme et l’homme, la vraie solution de la lutte entre existence et essence, entre objectivation et affirmation de soi, entre liberté et nécessité, entre individu et genre. Il est l’énigme résolue de l’histoire et il se connaît comme cette solution.

Le mouvement entier de l’histoire est donc, d’une part, l’acte de procréation réel de ce communisme - l’acte de naissance de son existence empirique - et, d’autre part, il est pour sa conscience pensante, le mouvement compris et connu de son devenir. Par contre, cet autre communisme encore non achevé cherche pour lui une preuve historique dans des formations historiques isolées qui s’opposent à la propriété privée, il cherche une preuve dans ce qui existe, en détachant des moments pris à part du mouvement (Cabet, Villegardelle, etc., ont en particulier enfourché ce dada) et en les fixant pour prouver que, au point de vue historique, il est pur sang ; par là il fait précisément apparaître que la partie in­com­pa­rablement la plus grande de ce mouvement contredit ses affirmations et que s’il a jamais existé, son Être passé réfute précisément sa prétention à l’essence.

Si tout le mouvement révolutionnaire trouve sa base tant empirique que théorique dans le mouvement de la propriété privée, de l’économie, on en comprend aisément la nécessité.

Cette propriété privée matérielle, immédiatement sensible, est l’expression matérielle sensible de la vie humaine aliénée. Son mouvement - la production et la consommation - est la révélation sensible du mouvement de toute la production passée, c’est-à-dire qu’il est la réa­li­sation ou la réalité de l’homme. La religion, la famille, l’État, le droit, la morale, la scien­ce, l’art, etc., ne sont que des modes particuliers de la production et tombent sous sa loi géné­rale. L’abolition positive de la propriété privée, l’appropriation de la vie humaine, signifie donc la suppression positive de toute aliénation, par conséquent le retour de l’homme hors de la religion, de la famille, de l’État, etc., à son existence humaine, c’est-à-dire sociale. L’aliéna­tion religieuse en tant que telle ne se passe que dans le domaine de la conscience, du for intérieur de l’homme, mais l’aliénation économique est celle de la vie réelle - sa sup. pression embrasse donc l’un et l’autre aspects. Il est évident que chez les différents peuples le mouve­ment prend sa première origine selon que la véritable vie reconnue du peuple se déroule plus dans la conscience ou dans le monde extérieur, qu’elle est plus la vie idéale ou réelle. Le communisme commence immédiatement (Owen) avec l’athéisme. L’athéisme est au début encore bien loin d’être le communisme, de même que cet athéisme est plutôt encore une abs­trac­tion. La philanthropie de l’athéisme n’est donc au début qu’une philanthropie philoso­phi­que abstraite, celle du communisme est immédiatement réelle et directement tendue vers l’action (Wirkung).

Nous avons vu comment dans l’hypothèse de la propriété privée positivement abolie, l’homme produit l’homme, se produit soi-même et produit l’autre homme ; comment l’objet, qui est le produit de l’activité immédiate de son individualité, est en même temps se propre existence pour l’autre homme, l’existence de celui-ci et l’existence de ce dernier pour lui. Mais, de même, le matériel du travail aussi bien que l’homme en tant que sujet sont tout autant le résultat que le point de départ du mouvement (et la nécessité historique de la pro­priété privée réside précisément dans le fait qu’ils doivent être ce point de départ). Donc le caractère social est le caractère général de tout le mouvement ; de même que la société [137] elle-même produit l’homme en tant qu’homme, elle est produite par lui. L’activité et la jouissance tant par leur contenu que par leur genre d’origine sont sociales ; elles sont activité sociale et jouissance sociale. L’essence humaine de la nature n’est là que pour l’homme social ; car c’est seulement dans la société que la nature est pour lui comme lien avec l’homme, comme existence de lui-même pour l’autre et de l’autre pour lui, ainsi que comme élément vital de la réalité humaine ; ce n’est que là qu’elle est pour lui le fondement de sa propre existence hu­mai­ne. Ce West que là que son existence naturelle est pour lui son existence humaine et que la nature est devenue pour lui l’homme. Donc, la société est l’achèvement de l’unité essen­tielle de l’homme avec la nature, la vraie résurrection de la nature, le naturalisme accompli de l’homme et l’humanisme accompli de la nature.

L’activité sociale et la jouissance sociale n’existent nullement sous la seule forme d’une activité immédiatement collective et d’une jouissance immédiatement collective, bien que l’activité collective et la jouissance collective, c’est-à-dire l’activité et la jouissance qui s’expriment et se vérifient directement en société réelle avec d’autres hommes, se rencontrent partout où cette expression immédiate de la sociabilité est fondée dans l’essence de leur contenu et appropriée à la nature de celui-ci.

Mais même si mon activité est scientifique, etc., et que je puisse rarement m’y livrer en communauté directe avec d’autres, je suis social parce que j’agis en tant qu’homme. Non seulement le matériel de mon activité - comme le langage lui-même grâce auquel le penseur exerce la sienne -m’est donné comme produit social, mais ma propre existence est activité sociale ; l’est en conséquence ce que je fais de moi, ce que je fais de moi pour la société et avec la conscience de moi en tant qu’être social.

Ma conscience universelle n’est que la forme théorique de ce dont la communauté réelle, l’organisation sociale est la forme vivante, tandis que de nos jours la conscience universelle est une abstraction de la vie réelle et, à ce titre, s’oppose à elle en ennemie. Donc L’activité de ma conscience universelle - en tant que telle - est aussi mon existence théorique en tant qu’être social.

Il faut surtout éviter de fixer de nouveau la “ société ” comme une abstraction en face de l’individu. L’individu est l’être social. La manifestation de sa vie - même si elle n’apparaît pas sous la forme immédiate d’une manifestation collective de la vie, accomplie avec d’autres et en même temps qu’eux - est donc une manifestation et une affirmation de la vie sociale. La vie individuelle et la vie générique de l’homme ne sont pas différentes, malgré que - et ceci néces­sairement - le mode d’existence de la vie individuelle soit un mode plus particulier ou plus général de la vie générique ou que la vie du genre soit une vie individuelle plus parti­culière ou plus générale.

En tant que conscience générique l’homme affirme sa vie sociale réelle et ne fait que répé­ter dans la pensée son existence réelle ; de même qu’inversement l’être générique s’affir­me dans la conscience générique et qu’il est pour soi, dans son universalité, en tant qu’être pensant.

L’homme - à quelque degré qu’il soit donc un individu particulier et sa particularité en fait précisément un individu et un être social individuel réel - est donc tout autant la totalité, la totalité idéale, l’existence subjective pour soi de la société pensée et sentie, que dans la réalité il existe soit comme contemplation et jouissance réelle de l’existence sociale soit comme totalité de manifestations humaines de la vie.

La pensée et l’Être sont donc certes distincts, mais en même temps ils forment ensemble une unité.

La mort apparaît comme une dure victoire du genre sur l’individu déterminé et semble contredire leur unité ; mais l’individu déterminé n’est qu’un être générique déterminé, et à ce titre mortel.

De même que la propriété privée n’est que l’expression sensible du fait que l’homme devient à la fois objectif pour lui. même et en même temps au contraire un objet étranger pour lui-même et non-humain, que la manifestation de sa vie est l’aliénation de sa vie, que sa réalisation est sa privation de réalité, une réalité étrangère, de même l’abolition positive de la propriété privée, c’est-à-dire l’appropriation sensible pour les hom­mes et par les hommes de la vie et de l’être humains, des hommes objectifs, des oeuvres humai­nes, ne doit pas être saisie seulement dans le sens de la jouissance immédiate, exclu­sive, dans le sens de la possession, de l’avoir. L’homme s’approprie son être universel d’une manière universelle, donc en tant qu’homme total. Chacun de ses rapports humains avec le monde, la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher, la pensée, la contemplation, le sentiment, la volonté, l’activité, l’amour, bref tous les organes de son individualité, comme les organes qui, dans leur forme, sont immédiatement des organes sociaux, [VII] sont dans leur compor­te­ment objectif ou dans leur rapport à l’objet l’appropriation de celui-ci, l’appropri­ation de la réalité humaine ; leur rapport à l’objet est la manifestation de la réalité humaine [138] ; c’est l’activité humaine et la souffrance humaine car, comprise au sens humain, la souffrance est une jouissance que l’homme a de soi.

La propriété privée nous a rendus si sots et si bornés qu’un objet n’est nôtre que lorsque nous l’avons, qu’ [il] existe donc pour nous comme capital ou qu’il est immédiatement possé­dé, mangé, bu, porté sur notre corps, habité par nous, etc., bref qu’il est utilisé par nous, bien que la propriété privée ne saisisse à son tour toutes ces réalisations directes de la possession elle-même que comme des moyens de subsistance, et la vie, à laquelle elles servent de moyens, est la vie de la propriété privée, le travail et la capitalisation.

A la place de tous les sens physiques et intellectuels est donc apparue la simple aliénation de tous ces sens, le sens de l’avoir. L’être humain devait être réduit à cette pauvreté absolue, afin d’engendrer sa richesse intérieure en partant de lui-même. (Sur la catégorie de l’Avoir cf. Hess dans les 21 Feuilles [139] .)

L’abolition de la propriété privée est donc l’émancipation totale de tous les sens et de toutes les qualités humaines ; mais elle est cette émancipation précisément parce que ces sens et ces qualités sont devenus humains, tant subjectivement qu’objectivement. L’œil est devenu l’œil humain de la même façon que son objet est devenu un objet social, humain, venant de l’homme et destiné à l’homme. Les sens sont donc devenus directement dans leur praxis des théoriciens. Ils se rapportent à la chose pour la chose, mais la chose elle-même cet un rapport humain objectif à elle-même et à l’homme [140] et inversement. Le besoin on la jouissance ont perdu de ce fait leur nature égoïste et la nature a perdu sa simple utilité, car l’utilité est devenue l’utilité humaine.

De même les sens et la jouissance des autres hommes sont devenus mon appropriation à moi. En dehors de ces organes immédiats se constituent donc des organes sociaux sous la forme de la société ; ainsi, par exemple, l’activité directement en société avec d’autres, etc. est devenue un organe de la manifestation de ma vie et un mode d’appropriation de la vie humaine.

Il va de soi que l’œil humain jouit autrement que l’œil grossier non-humain ; l’oreille humaine autrement que l’oreille grossière, etc.

Ainsi que nous l’avons vu, l’homme ne se perd pas dans son objet à la seule condition que celui-ci devienne pour lui objet humain ou homme objectif. Cela n’est possible que lorsque l’objet devient pour lui un objet social, que s’il devient lui-même pour soi un être social, comme la société devient pour lui être dans cet objet.

Donc, d’une part, à mesure que partout dans la société la réalité objective devient pour l’homme la réalité des forces humaines essentielles, la réalité humaine et par conséquent la réalité de ses propres forces essentielles, tous les objets deviennent pour lui l’objectivation de lui-même, les objets qui confirment et réalisent son individualité, ses objets, c’est-à-dire qu’il devient lui-même objet. De quelle manière ils deviennent siens, cela dépend de la nature de l’objet et de la nature de la force essentielle qui correspond à celle-ci ; car c’est précisément la détermination de ce rapport qui constitue le mode particulier, réel, d’affirmation. Pour l’œil un objet est perçu autrement que pour l’oreille et l’objet de ]’œil est un autre que celui de l’oreille. La particularité de chaque force essentielle est précisément son essence particulière, donc aussi le mode particulier de son objectivation, de son Être objectif, réel, vivant. Non seulement dans la pensée mais avec tous les sens, l’homme s’affirme donc dans le monde objectif.

D’autre part, en prenant les choses subjectivement c’est d’abord la musique qui éveille le sens musical de l’homme pour l’oreille qui n’est pas musicienne, la musique la plus belle n’a aucun sens [n’] est [pas] un objet, car mon objet ne peut être que la confirmation d’une de mes forces essentielles, il ne peut donc être pour moi que tel que ma force essentielle est pour soi en tant que faculté subjective, car le sens d’un objet pour moi (il n’a de signification que pour un sens qui lui correspond) s’étend exactement aussi loin que s’étend mon sens. Voilà pourquoi les sens de l’homme social sont autres que ceux de l’homme non-social ; c’est seu­le­ment grâce à la richesse déployée objectivement de l’essence humaine que la richesse de la faculté subjective de sentir de l’homme est tout d’abord soit développée, soit produite, qu’une oreille devient musicienne, qu’un oeil perçoit la beauté de la forme, bref que les sens devien­nent capables de jouissance humaine, deviennent des sens qui s’affirment comme des forces essentielles de l’homme. Car non seulement les cinq sens, mais aussi les sens dits spirituels, les sens pratiques (volonté, amour, etc.), en un mot le sens humain, l’humanité des sens, ne se forment que grâce à l’existence de leur objet, à la nature humanisée. La formation des cinq sens est le travail de toute l’histoire passée.

Le sens qui est encore prisonnier du besoin pratique grossier n’a qu’une signification limitée.

Pour l’homme qui meurt de faim, la forme humaine de l’aliment n’existe pas, mais seulement son existence abstraite en tant qu’aliment ; il pourrait tout aussi bien se trouver sous sa forme la plus grossière et on ne peut dire en quoi cette activité nutritive se distinguerait de l’activité nutritive animale. L’homme qui est dans le souci et le besoin n’a pas de sens pour le plus beau spectacle ; celui qui fait commerce de minéraux ne voit que la valeur mercantile, mais non la beauté ou la nature propre du minéral ; il n’a pas le sens minéralogique. Donc l’objectivation de l’essence humaine, tant au point de vue théorique que pratique, est nécessaire aussi bien pour rendre humain le sens de l’homme que pour créer le sens humain qui correspond à toute la richesse de l’essence de l’homme et de la nature.

De même que par le mouvement de la propriété privée et de sa richesse comme de sa misère - de la richesse et de la misère matérielles et spirituelles - la société qui prend naissan­ce trouve tout le matériel nécessaire à cette formation, de même la société constituée produit comme sa réalité constante l’homme avec toute cette richesse de son être, l’homme riche, l’homme doué de sens universels et profondément développés.

On voit comment le subjectivisme et l’objectivisme, le spiritualisme et le matérialisme, l’activité et la passivité ne perdent leur opposition, et par suite leur existence en tant que contraires de ce genre, que dans l’état de société ;

on voit comment la solution des opposi­tions théoriques elles-mêmes n’est possible que d’une manière pratique, par l’énergie pratique des hommes, et que leur solution n’est donc aucunement la tâche de la seule connaissance, mais une tâche vitale réelle que la philosophie n’a pu résoudre parce qu’elle l’a précisément conçue comme une tâche seulement théorique...

On voit comment l’histoire de l’industrie et l’existence objective constituée de l’industrie sont le livre ouvert des forces humaines essentielles, la psychologie de l’homme concrète­ment présente, que jusqu’à présent on ne concevait pas dans sa connexion avec l’essence de l’homme, mais toujours uniquement du point de vue de quelque relation extérieure d’utilité, parce que - comme on se mouvait à l’intérieur de l’aliénation - on ne pouvait concevoir, comme réalité de ses for­ces essentielles et comme activité générique humaine, que l’existence universelle de l’hom­me, la religion, ou l’histoire dans son essence abstraite universelle (politique, art, littéra­ture, etc.). [IX] Dans l’industrie matérielle courante (- on peut tout aussi bien la concevoir comme une partie du mouvement général en question, que l’on peut concevoir ce mouvement lui-même comme une partie particulière de l’industrie, puisque toute activité humaine a été jusqu’ici travail, donc industrie, activité aliénée à soi-même -), nous avons devant nous, sous forme d’objets concrets, étrangers, utiles, sous la forme de l’aliénation, les forces essentielles de l’homme objectivées. Une psychologie pour laquelle reste fermé ce livre, c’est-à-dire précisément la partie la plus concrètement présente, la plus accessible de l’histoire, ne peut devenir une science réelle et vraiment riche de contenu.

Que penser somme toute d’une science qui en se donnant de grands airs fait abstraction de cette grande partie du travail humain et qui n’a pas le sentiment de ses lacunes tant que toute cette richesse déployée de l’activité humaine ne lui dit rien, sinon peut-être ce que l’on peut dire d’un mot : “ besoin ”, “ besoin vulgaire” ?

Les sciences de la nature ont déployé une énorme activité et ont fait leur un matériel qui va grandissant. Cependant, la philosophie leur est restée tout aussi étrangère qu’elles sont restées étrangères à la philosophie. Leur union momentanée n’était qu’une illusion de l’imagination. La volonté était là, mais les capacités manquaient. Les historiens eux-mêmes ne se réfèrent aux sciences de la nature qu’en passant, comme à un moment du développe­ment des lumières, d’utilité, qu’illustrent quelques grandes découvertes. Mais par le moyen de l’industrie, les sciences de la nature sont intervenues d’autant plus pratiquement dans la vie humaine et l’ont transformée et ont préparé l’émancipation humaine, bien qu’elles aient dû parachever directement la déshumanisation. L’industrie est le rapport historique réel de la nature, et par suite des sciences de la nature, avec l’homme ; si donc on la saisit comme une révé­la­tion exotérique des forces essentielles de l’homme, on comprend aussi l’essence hu­maine de la nature ou l’essence naturelle de l’homme ; en conséquence les sciences de la nature perdront leur orientation abstraitement matérielle ou plutôt idéaliste et deviendront la base de la science humaine, comme elles sont déjà devenues - quoique sous une forme aliénée - la base de la vie réellement humaine ; dire qu’il y a une base pour la vie et une autre pour la science est de prime abord un mensonge.

La nature en devenir dans l’histoire hu­mai­ne - acte de naissance de la société humaine - est la naturelle réelle de l’homme, donc la na­tu­­re telle que l’industrie la fait, quoique sous une forme aliénée, est la nature anthropolo­gique véritable.

Le monde sensible (cf. Feuerbach) doit être la base de toute science. Ce n’est que s’il part de celle-ci sous la double forme et de la conscience sens­ible et du besoin concret - donc si la science part de la nature - qu’elle est science réelle, L’histoire entière a servi à préparer (à développer) la transformation de “ l’homme ” en objet de la conscience sensible et du besoin de “ l’homme en tant qu’homme ” en besoin [naturel concret]. L’histoire elle-même est une partie réelle de l’histoire de la nature, de la transfor­ma­tion de la nature en homme. Les sciences de la nature comprendront plus tard aussi bien la science de l’homme, que la science de l’homme englobera les sciences de la nature : il y aura une seule science.

L’homme est l’objet immédiat des sciences de la nature [147] ; car la nature sensible immé­diate pour l’homme est directement le monde sensible humain (expression identique) ; elle est immédiatement l’homme autre qui existe concrètement pour lui ; car son propre mon­de sensi­ble n’est que grâce à l’autre homme monde sensible humain pour lui-même. Mais la nature est l’objet immédiat de la science de l’homme. Le premier objet de l’homme - l’homme - est nature, monde sensible, et les forces essentielles particulières et concrètes de l’hom­me, ne trouvant leur réalisation objective que dans les objets naturels, ne peuvent parvenir à la connaissance de soi que dans la science de la nature en général. L’élément de la pensée elle-même, l’élément de la manifestation vitale de la pensée, le langage est de nature con­crète. La réalité sociale de la nature et les sciences naturelles humaines ou les sciences naturelles de l’homme sont des expressions identiques.

On voit comment l’homme riche et le besoin humain riche prennent la place de la richesse et de la misère de l’économie politique. L’homme riche est en même temps l’homme qui a besoin d’une totalité de manifestation vitale humaine. L’homme chez qui sa propre réali­sa­tion existe comme nécessité intérieure, comme besoin. Non seulement la richesse, mais aussi la pauvreté de l’homme reçoivent également - sous le socialisme - une significa­tion humaine et par conséquent sociale. Elle est le lien passif qui fait ressentir aux hommes com­me un besoin la richesse la plus grande, l’autre homme. La dénomination de l’essence objective en moi, l’explosion sensible de mon activité essentielle est la passion, qui devient par là l’activité de mon être.

5º Un être ne commence à se tenir pour indépendant que dès qu’il est son propre maître, et il n’est son propre maître que lorsqu’il doit son existence à soi-même. Un homme qui vit de la grâce d’un autre se considère comme un être dépendant. Mais je vis entièrement de la grâce d’un autre, si non seulement je lui dois l’entretien de ma vie, mais encore si en outre il a créé ma vie, s’il en est la source, et ma vie a nécessairement un semblable fondement en dehors d’elle si elle n’est pas ma propre création. C’est pourquoi la création est une idée très difficile à chasser de la conscience populaire. Le fait que la nature et l’homme sont par eux-mêmes lui est incompréhensible, parce qu’il contredit toutes les évidences de la vie pratique.

La création de la terre a été puissamment ébranlée par la géognosie, c’est-à-dire par la science qui représente la formation du globe, le devenir de la terre, comme un processus, un auto-engendrement. La génération spontanée est la seule réfutation pratique de la théorie de la création.

Or, il est certes facile de dire à l’individu isolé ce qu’Aristote dit déjà : “ Tu es engendré par ton père et ta mère, c’est donc l’accouplement de deux hommes, c’est donc un acte généri­que des hommes qui a produit en toi l’homme. Tu vois donc que même physiquement l’hom­me doit sa vie à l’homme. Tu ne dois par conséquent pas garder la vue fixée sur un aspect seulement, sur la progression à l’infini à propos de laquelle tu continues à poser des questions : qui a engendré mon père, qui a engendré son grand-père ?..., etc. Tu dois aussi garder la vue fixée sur le mouvement cyclique qui est concrètement visible dans cette progression et qui fait que l’homme dans la procréation se répète lui-même, donc que l’homme reste toujours sujet. Mais tu répondras : si je t’accorde ce mouvement cyclique, accorde-moi la progression qui me fait remonter de plus en plus haut jusqu’à ce que je pose la question : qui a engendré le premier homme et la nature en général ? Je ne puis que te répondre : ta question est elle-même un produit de l’abstraction. Demande-toi comment tu en arrives à cette question ; demande-toi si ta question n’est pas posée en partant d’un point de vue auquel je ne puis ré­pon­­dre parce qu’il est absurde ? Demande-toi si cette progression existe en tant que telle pour une pensée raisonnable ? Si tu poses la question de la création de la nature et de l’homme, tu fais donc abstraction de l’homme et de la nature. Tu les poses comme n’existant pas et tu veux pourtant que je te démontre qu’ils existent. Je te dis alors : abandonne ton abstraction et tu abandonneras aussi ta question, ou bien si tu veux t’en tenir à ton abstraction, sois consé­quent, et si, bien que tu penses l’homme et la nature comme n’étant pas [XII tu penses tout de même, alors pense-toi toi-même comme n’étant pas, puisqu’aussi bien tu es nature et homme. Ne pense pas, ne m’interroge pas, car dès que tu penses et que tu m’interroges, ta façon de faire abstraction de l’être de la nature et de l’homme n’a aucun sens. Ou bien es-tu à ce point égoïste que tu poses tout comme néant et que tu veuilles être toi-même ?

Tu peux me répliquer : je ne veux pas poser le néant de la nature, etc. ; je te pose la ques­tion de l’acte de sa naissance comme j’interroge l’anatomiste sur les formations osseuses, etc.

Mais, pour l’homme socialiste, tout ce qu’on appelle l’histoire universelle n’est rien d’autre que l’engendrement de l’homme par le travail humain, que le devenir de la nature pour l’hom­me ; il a donc la preuve évidente et irréfutable de son engendrement par lui-même, du proces­sus de sa naissance. Si la réalité essentielle de l’homme et de la nature, si l’homme qui est pour l’homme l’existence, de la nature et la nature qui est pour l’homme l’existence de l’hom­me sont devenus un fait, quelque chose de concret, d’évident, la question d’un être étranger, d’un être placé au-dessus de la nature et de l’homme est devenue pratiquement impossible - cette question impliquant l’aveu de l’inessentialité de la nature et de l’homme. L’athéisme, dans la mesure où il nie cette, chose secondaire, n’a plus de sens, car l’athéisme est une néga­tion de Dieu et par cette négation il pose l’existence de l’homme ; mais le socialisme en tant que socialisme n’a plus besoin de ce moyen terme. Il part de la conscience théoriquement et pratiquement sensible de l’homme et de la nature comme de l’essence. Il est la conscience de soi positive de l’homme, qui n’est plus par le moyen terme de l’abolition de la religion, comme la vie réelle est la réalité positive de l’homme qui n’est plus par le moyen terme de l’abolition de la propriété privée, le communisme. Le communisme pose le positif comme néga­tion de la négation, il est donc le moment réel de l’émancipation et de la reprise de soi de l’homme, le moment nécessaire pour le développement à venir de l’histoire. Le communisme est la forme nécessaire et le principe énergétique du futur prochain, mais le communisme n’est pas en tant que tel le but du développement humain, - la forme de la société humaine.

[Signification des besoins humains dans le régime de la propriété privée et sous le socialisme. Différence entre la richesse dissipatrice et la richesse industrielle, division du travail dans la société bourgeoise.]

Nous avons vu quelle signification prend sous le socialisme la richesse des besoins humains et, par suite, quelle signification prennent un nouveau mode de production et un nouvel objet de la production : c’est une manifestation nouvelle de la force essentielle de l’homme et un enrichissement nouveau de l’essence humaine. Dans le cadre de la propriété privée, les choses prennent une signification inverse. Tout homme s’applique à créer pour l’autre un besoin nouveau pour le contraindre à un nouveau sacrifice, le placer dans une nou­velle dépendance et le pousser à un nouveau mode de jouissance et, par suite, de ruine écono­mique. Chacun cherche à créer une force essentielle étrangère dominant les autres hommes pour y trouver la satisfaction de son propre besoin égoïste. Avec la masse des objets augmen­te donc l’empire des êtres étrangers auquel l’homme est soumis et tout produit nouveau renforce encore la tromperie réciproque et le pillage mutuel. L’homme devient d’autant plus pauvre en tant qu’homme, il a d’autant plus besoin d’argent pour se rendre maître de l’être hostile, et la puissance de son argent tombe exactement en raison inverse du volume de la production, c’est-à-dire que son indigence augmente à mesure que croît la puissance de l’argent. - Le besoin d’argent est donc le vrai besoin produit par l’économie politique et l’unique besoin qu’elle produit. La quantité de l’argent devient de plus en plus l’unique et puissante propriété de celui-ci ; de même qu’il réduit tout être à son abstraction, il se réduit lui-même dans son propre mouvement à un être quantitatif. L’absence de mesure et la démesure deviennent sa véritable mesure.

 Sur le plan subjectif même cela se manifeste d’une part en ceci, que l’extension des produits et des besoins devient l’esclave inventif et toujours en train de calculer d’appétits inhumains, raffinés, contre nature et imaginaires - la propriété privée ne sait pas transformer le besoin grossier en besoin humain ; son idéalisme est l’imagination, l’arbitraire, le caprice et un eunuque ne flatte pas avec plus de bassesse son despote et ne cherche pas à exciter ses facultés émoussées de jouissance pour capter une faveur avec des moyens plus infâmes que l’eunuque industriel, le producteur, pour capter les pièces blanches et tirer les picaillons de la poche de son voisin très chrétiennement aimé. - (Tout produit est un appât avec lequel on tâche d’attirer à soi l’être de l’autre, son argent ; tout besoin réel ou possible est une faiblesse qui attirera la mouche dans la glu ; - exploitation universelle de l’essen­ce sociale de l’homme, de même que chacune de ses imperfections est un lien avec le ciel, un côté par lequel son cœur est accessible au prêtre ; tout besoin est une occasion pour s’approcher du voisin avec l’air le plus aimable et lui dire : cher ami, je te donnerai ce qui t’est nécessaire ; mais tu con­nais la condition sine qua non ; tu sais de quelle encre tu dois signer le pacte qui te lie à moi ; je t’étrille en te procurant une jouissance). L’eunuque industriel se plie aux caprices les plus infâmes de l’homme, joue l’entremetteur entre son besoin et lui, excite en lui des appétits morbides, guette chacune de ses faiblesses pour lui demander ensuite le salaire de ces bons offices.

 Cette aliénation apparaît d’autre part en produisant, d’un côté, le raffinement des besoins et des moyens de les satisfaire, de l’autre le retour à une sauvagerie bestiale, la simplicité complète, grossière et abstraite du besoin ; ou plutôt elle ne fait que s’engendrer à nouveau elle-même avec sa signification opposée. Même le besoin de grand air cesse d’être un besoin pour l’ouvrier ; l’homme retourne à sa tanière, mais elle est maintenant empestée par le souffle pestilentiel et méphitique de la civilisation et il ne l’habite plus que d’une façon précaire, com­me une puissance étrangère qui peut chaque jour se dérober à lui, dont il peut chaque jour être [XV]. expulsé s’il ne paie pas. Cette maison de mort, il faut qu’il la paie. La maison de lumière, que, dans Eschyle, Prométhée désigne comme l’un des plus grands cadeaux qui lui ait permis de transformer le sauvage en homme, cesse d’être pour l’ouvrier. La lumière, l’air, etc., ou la propreté animale la plus élémentaire cessent d’être un besoin pour l’homme. La saleté, cette stagnation, cette putréfaction de l’homme, ce cloaque (au sens littéral) de la civilisation devient son élément de vie. L’incurie complète et contre nature, la nature putride devient l’élément de sa vie. Aucun de ses sens n’existe plus, non seulement sous son aspect humain, mais aussi sous son aspect inhumain, c’est-à-dire pire qu’animal. On voit revenir les modes (et instruments) les plus grossiers du travail humain : la meule [149] des esclaves romains est devenue le mode de production, le mode d’existence pour beaucoup d’ouvriers anglais. Il n’est pas assez que l’homme n’ait pas de besoins humains, même les besoins animaux cessent. L’Irlandais ne connaît plus que le besoin de manger, et, qui plus est, seulement de manger des pommes de terre, et même des pommes de terre à cochon, celle de la pire espèce. Mais l’Angle­terre et la France ont déjà dans chaque ville industrielle une petite Irlande. Le sauva­ge, l’animal ressentent pourtant le besoin de la chasse, du mouvement, etc., de la société. - La simplification de la machine, du travail est utilisée pour transformer en ouvrier l’homme qui en est encore au stade de la formation, l’homme qui n’est encore absolument pas développé - l’enfant -, tandis que l’ouvrier est devenu un enfant laissé à l’abandon. La machine s’adapte à la faiblesse de l’homme pour transformer l’homme faible en machine. -

De quelle manière l’augmentation des besoins et des moyens de les satisfaire engendre-t-elle l’absence de besoins et de moyens ? L’économiste (et le capitaliste : en général nous par­lons toujours des hommes d’affaires empiriques lorsque nous recourons aux économistes... qui sont leur mea culpa et leur existence scientifiques) le prouve ainsi : 1º il réduit le besoin de l’ouvrier à l’entretien le plus indispensable et le plus misérable de la vie physique et son activité au mouvement mécanique le plus abstrait, et dit en conséquence l’homme n’a pas d’au­tre besoin ni d’activité, ni de jouissance car même cette vie-là, il la proclame vie et existence humaines 2º il calcule la vie (l’existence) la plus indigente possible comme norme et, qui plus est, comme norme universelle : universelle parce que valable pour la masse des hommes ; il fait de l’ouvrier un être privé de sens et de besoins, comme il fait de son activité une pure abstraction de toute activité ; tout luxe de l’ouvrier lui apparaît donc condamnable et tout ce qui dépasse le besoin le plus abstrait - fût-ce comme jouissance passive ou manifesta­tion d’activité - lui semble un luxe. L’économie politique, cette science de la richesse, est donc en même temps la science du renoncement, des privations, de l’épargne, et elle en arrive réellement à épargner à l’homme même le besoin d’air pur ou de mouvement physique. Cette science de la merveilleuse industrie est aussi la science de l’ascétisme et son véritable idéal est l’avare ascétique, mais usurier, et l’esclave ascétique, mais produc­teur. Son idéal moral est l’ouvrier qui porte à la Caisse d’Épargne une partie de son salaire et, pour cette lubie favorite qui est la sienne, elle a même trouvé un art servile. On a porté cela avec beau­coup de sentiment au théâtre. Elle est donc - malgré son aspect profane et volup­tueux - une science morale réelle, la plus morale des sciences. Le renoncement à soi-même, le renonce­ment à la vie et à tous les besoins humains est sa thèse principale. Moins tu man­ges, tu bois, tu achètes des livres, moins tu vas au théâtre, au bal, au cabaret, moins tu penses, tu aimes, tu fais de la théorie, moins tu chantes, tu parles, tu fais de l’escrime, etc., plus tu épargnes, plus tu augmentes ton trésor que ne mangeront ni les mites ni la poussière, ton capital. Moins tu es, moins tu manifestes ta vie, plus tu possèdes, plus ta vie aliénée grandit, plus tu accumules de ton être aliéné. Tout ce que l’économiste te prend de vie et d’hu­ma­nité, il te le rem­pla­ce en argent et en richesse et tout ce que tu ne peux pas, ton argent le peut : il peut man­ger, boire, aller au bal, au théâtre ; il connaît l’art, l’érudition, les curiosités his­to­ri­ques, la puis­san­ce politique ; il peut voyager ; il peut t’attribuer tout cela ; il peut ache­ter tout cela ; il est la vraie capacité. Mais lui qui est tout cela, il n’a d’autre possibilité que de se créer lui-même, de s’acheter lui-même, car tout le reste est son valet et si je possède l’homme, je possède aussi le valet et je n’ai pas besoin de son valet. Toutes les passions et toute activité doivent donc sombrer dans la soif de richesse. L’ouvrier doit avoir juste assez pour vouloir vivre et ne doit vouloir vivre que pour posséder.

Certes il s’élève maintenant une controverse sur le terrain économique. Les uns (Lauder­dale, Malthus, etc.) recommandent le luxe et maudissent l’épargne ; les autres (Say, Ricardo, etc.) recommandent l’épargne et maudissent le luxe. Mais les premiers avouent qu’ils veulent le luxe pour produire le travail (c’est-à-dire l’épargne absolue) ; les autres avouent qu’ils recom­mandent l’épargne pour, produire la richesse, c’est-à-dire le luxe. Les premiers ont l’illusion romantique que ce n’est pas la seule soif du gain qui doit déterminer la consomma­tion des riches et ils contredisent leurs propres lois en donnant directement la prodigalité com­me moyen d’enrichissement ; et les autres leur démontrent en conséquence, avec beau­coup de gravité et un grand luxe de détails que, par la prodigalité, je diminue mon avoir et ne l’augmente pas ; les seconds commettent l’hypocrisie de ne pas avouer que la production est précisément déterminée par le caprice et l’inspiration ; ils oublient les “ besoins raffinés ”, ils oublient que sans consommation on ne produirait pas ; ils oublient que la production ne peut devenir que plus universelle et plus luxueuse par la concurrence ; ils oublient que l’usage détermine pour eux la valeur de la chose et que la mode détermine l’usa­ge. Ils souhaitent ne voir produire que de l’ “ utile ”, mais ils oublient qu’à force de produire de l’utile, la produc­tion produit un excès de population inutile. Les uns et les autres oublient que le gaspillage et l’épargne, le luxe et le dénuement, la richesse et la pauvreté s’équivalent.

Et non seulement tu dois être économe de tes sens immédiats comme le manger, etc., mais tu dois aussi t’épargner de prendre part aux intérêts généraux, d’avoir pitié, confiance, etc., si tu veux te conformer aux enseignements de l’économie, si tu ne veux pas périr d’illusions.

Tout ce qui t’appartient, tu dois le rendre vénal, c’est-à-dire utile. Si je demande à l’écono­miste : est-ce que j’obéis aux lois économiques si je tire de l’argent de l’abandon, de la vente de mon corps à la volupté d’autrui (en France les ouvriers d’usines appellent la prostitution de leurs femmes et de leurs filles l’heure de travail supplémentaire, ce qui est littéralement exact), ou bien est-ce que je n’agis pas conformément à l’économie lorsque je vends mon ami aux Marocains (et la vente directe des hommes sous la forme du commerce des recrues, etc., a lieu dans tous les pays civilisés). celui-ci me répond : tu n’agis pas à ren­contre de mes lois ; mais prends garde à ce que disent mes cousines, la morale et la religion ; ma morale et ma religion économiques n’ont rien à t’objecter, mais... Mais qui dois-je plutôt croire alors de l’économie politique ou de la morale ? La morale de l’économie politique est le gain, le travail et l’épargne, la sobriété... mais l’économie politique me promet de satisfaire mes besoins. L’économie politique de la morale est la richesse en bonne conscience, en vertu, etc., mais com­ment puis-je être vertueux si je ne suis pas, comment puis-je avoir une bonne conscience si je ne sais rien ? Tout ceci est fondé dans l’essence de l’aliénation : chaque sphère m’appli­que une norme différente et contraire, la morale m’en applique une et l’économie une autre, car chacune est une aliénation déterminée de l’homme et chacune [XVII] retient une sphère particulière de l’activité essentielle aliénée, chacune est dans un rapport d’aliénation à l’autre aliénation. Ainsi M. Michel Chevalier reproche à Ricardo de faire abstraction de a morale. Mais Ricardo laisse l’économie parler son propre langage. Si celui-ci n’est pas moral, Ricardo n’y peut rien. M. Chevalier fait abstraction de l’économie dans la mesure où il moralise, mais il fait nécessairement et réellement abstraction de la morale dans la mesure où il fait de l’économie politique. La relation de l’économie à la morale, si par ailleurs elle West pas arbitraire, contingente, et par suite sans fondement et sans caractère scientifique, si on n’en fait pas état pour la frime, mais qu’on la considère comme essentielle, ne peut être que la relation des lois économiques à la morale : si celle-ci n’apparaît pas, ou plutôt que le contraire se produit, en quoi Ricardo en est-il responsable ? D’ailleurs l’opposition entre l’économie et la morale West qu’une appa­rence et s’il y a une opposition, ce n’en est pas une. L’économie politique ne fait qu’exprimer à sa manière les lois morales.

L’absence de besoins comme principe de l’économie se manifeste de la façon la plus éclatante dans sa théorie de la population. Il y a trop d’hommes. Même l’existence des hom­mes est un pur luxe et si l’ouvrier est “ moral ” (Mill propose des félicitations publiques pour ceux qui se montrent abstinents au point de vue sexuel, et un blâme public pour ceux qui pèchent contre cette stérilité [idéale] du mariage [150] ... N’est-ce pas moral, n’est-ce pas la doctrine de l’ascétisme ?), il sera économe sur le plan de la génération. La production de l’homme apparaît comme une calamité publique.

Le sens qu’a la production en ce qui concerne les riches apparaît ouvertement dans le sens qu’elle a pour les pauvres ; par rapport à ceux qui sont en haut, il s’exprime toujours d’une manière subtile, déguisée, ambiguë, il est l’apparence, par rapport à ceux qui sont en bas, il s’exprime d’une manière grossière, directe, sincère, il est l’essence. Le besoin grossier de l’ouvrier est une source bien plus grande de profit que le besoin raffiné du riche. Les sous-sols de Londres rapportent à leurs loueurs plus que les palais, c’est-à-dire que par rapport au propriétaire, ils sont une richesse plus grande, donc pour parler comme l’économiste une plus grande richesse sociale.

Et tout comme l’industrie spécule sur le raffinement des besoins, elle spécule sur leur grossièreté, mais sur leur grossièreté provoquée artificiellement. La véritable joie que procu­rent ces besoins grossiers consiste donc à s’étourdir, elle est donc cette satisfaction apparente du besoin, cette civilisation à l’intérieur de la grossière barbarie du besoin. Les estaminets anglais sont par conséquent des illustrations symboliques de la propriété privée. Leur luxe montre le véritable rapport à l’homme du luxe et de la richesse industriels. Ils sont donc aussi avec rai­son les seules réjouissances dominicales du peuple qui soient tout au moins traitée$ avec douceur par la police anglaise.

Nous avons déjà vu comment l’économiste pose de façon variée l’unité du travail et du capital. 1º Le capital est du travail accumulé ; 2º La détermination du capital à l’intérieur de la production, soit la reproduction du capital avec profit, soit le capital comme matière première (matière du travail), soit comme instrument travaillant lui-même (l a machine est le capital qui est posé immédiatement comme identique avec le travail), est le travail productif ; 3º L’ouvrier est un capital ; 4º Le salaire fait partie des frais du capital ; 5º En ce qui concerne l’ouvrier, le travail est la reproduction de son capital vital ; 6º En ce qui concerne le capitaliste, il est un facteur d’activité de son capital ; enfin 7º L’économiste suppose l’unité primitive de l’un et de l’autre, comme l’unité du capitaliste et de l’ouvrier ; c’est l’état primitif paradisiaque. Comme ces deux aspects qu’incarnent deux personnes se sautent à la gorge l’un de l’autre, cela est pour l’économiste un événement contingent et par suite qui ne peut s’expliquer que de l’extérieur (cf. Mill).

Les nations qui sont encore aveuglées par l’éclat sensible des métaux précieux et qui sont donc encore des fétichistes de l’argent métal - ne sont pas encore les nations d’argent ache­vées. Opposition entre la France et l’Angleterre. - Combien la solution des énigmes thé­ori­ques est une tâche de la praxis et se fait par son entremise, combien la praxis vraie est la condition d’une théorie réelle et positive apparaît par exemple à propos du fétichisme. La conscience sensible du fétichiste est différente de celle du grec, parce que son existence sensible est aussi différente. L’hostilité abstraite entre sensibilité et esprit est nécessaire tant que le sens de l’homme pour la nature, le sens humain de la nature, donc aussi le sens naturel de l’homme n’est pas encore produit par le travail propre de l’homme. -

L’égalité n’est rien d’autre que le moi = moi de l’allemand traduit en français, c’est-à-dire dans le langage politique. L’égalité comme raison du communisme est son fondement politi­que et la même chose se passe lorsque l’Allemand se donne le fondement du communisme en concevant l’homme comme conscience de soi universelle. Il va de soi que l’abolition de l’aliénation part toujours de la forme de l’aliénation qui est la puissance dominante, en Allemagne la conscience de soi, en France l’égalité à cause de la politique, en Angleterre le besoin réel matériel pratique qui ne se mesure qu’à soi-même. C’est de là qu’il faut partir pour critiquer et apprécier Proudhon.

Si nous caractérisons encore le communisme lui-même - parce qu’il est la négation de la négation, l’appropriation de l’essence humaine qui a pour moyen terme avec elle-même la négation de la propriété privée parce qu’il ne pose donc pas encore le positif de façon vraie, en partant de lui-même, mais en partant au contraire de la propriété privée [153] , -

... de la ... ainsi à la manière vieille allemande - à la manière de la Phénoménologie de Hegel...

... soit maintenant liquidé comme un mouvement dépassé et qu’on ...

... et que l’on puisse se tranquilliser parce que dans sa conscience...

... de l’essence humaine seulement par là réelle...

... abolition de sa pensée tout comme avant...

comme demeurent donc avec lui l’aliénation réelle de la vie humaine et une aliénation d’autant plus grande que l’on en a plus conscience en tant que telle - peut être réalisé (e), elle (il) ne peut donc se réaliser que par le communisme rais en oeuvre.

Pour abolir l’idée de la propriété privée, le communisme pensé suffit entièrement. Pour abolir la propriété privée réelle, il faut une action communiste réelle. L’histoire l’apportera et ce mouvement, dont nous savons déjà en pensée qu’il s’abolit lui-même, passera dans la réalité par un processus très rude et très étendu. Mais nous devons considérer comme un progrès réel que, de prime abord, nous ayons acquis une conscience tant de la limitation que du but du mouvement historique, et une conscience qui le dépasse. -

Lorsque les ouvriers communistes se réunissent, c’est d’abord la doctrine, la propagande, etc., qui est leur but. Mais en même temps ils s’approprient par là un besoin nouveau, le besoin de la société, et ce qui semble être le moyen est devenu le but. On peut observer les plus brillants résultats de ce mouvement pratique, lorsque l’on voit réunis des ouvriers socialistes français. Fumer, boire, manger, etc., ne sont plus là comme des prétextes à réunion ou des moyens d’union. L’assemblée, l’association la conversation qui à son tour a la société pour but leur suffisent, la fraternité humaine n’est pas chez eux une phrase vide, mais une vérité, et la noblesse de l’humanité brille sur ces figures endurcies par le travail.

Si l’économie politique affirme que la demande et l’offre se couvrent toujours l’une l’autre, elle oublie aussitôt que, d’après ses propres affirmations, l’offre en hommes (thé­orie de la Population) dépasse toujours la demande, que le résultat essentiel de toute la production -l’existence de l’homme - fait donc apparaître de la façon la plus éclatante la disproportion entre la demande et l’offre. -

quel point l’argent, qui à l’origine est moyen, est la puissance vraie et le but unique, - combien en général le moyen qui fait de moi un être, qui fait mien l’être objectif, étranger, est un but en soi... on peut le voix à la façon dont la propriété foncière, là où la terre est la source de la vie, dont le cheval et l’épée, là où ils sont les vrais moyens de subsistance, sont aussi reconnus comme les vraies puissantes politiques de la vie. Au Moyen Age une classe est émancipée dès qu’elle a le droit de porter l’épée. Dans les Populations nomades, le cheval est ce qui fait de moi un homme libre, un participant à la communauté,-

Nous avons dit plus haut que l’homme retourne à sa tanière, etc., mais la retrouve sous une forme aliénée et hostile. Le sauvage dans sa caverne - cet élément de la nature qui s’offre spontanément à lui pour qu’il en jouisse et qu’il y trouve abri - ne se sent pas plus étranger, nu plus exactement tout aussi a l’aise que le poisson dans l’eau. Mais la cave où loge le pauvre est quelque chose d’hostile, elle est “ un domicile qui contient en soi une puissance étrangère, qui ne se donne à lui que dans la mesure où il lui donne sa sueur ”, ’il ne peut considérer comme sa propre maison, - où il pourrait enfin dire : ici je suis chez où il se trouve plutôt dans la maison d’un autre, dans la maison d’un étranger qui chaque jour le guette et l’expulse s’il ne paie pas le loyer. De même au point de vue de la qualité, il connaît son logement comme le contraire du logement humain situé dom l’au-delà, au ciel de la richesse.

L’aliénation apparaît tout autant dans le fait que mes moyens de subsistance appartien­nent à un autre, que ce qui est mon désir est la possession inaccessible d’un autre, que dans le fait que toute chose est elle-même autre qu’elle-même, que mon activité est autre chose, qu’enfin - et ceci est vrai aussi pour le capitalisme - c’est somme toute la puissance inhumaine qui règne.

Définition de la richesse inactive, dissipatrice adonnée seulement à la jouissance : d’une part, celui qui en jouit se conduit, certes, comme un individu seulement éphémère, se pas­sant des lubies inconsistantes, et il considère également le travail d’esclave d’autrui, la sueur de sang de l’homme, comme la proie de son désir ; c’est pourquoi il connaît l’homme lui-même, donc se connaît lui-même, comme un être sacrifié et nul (cependant son mépris des hommes apparaît comme superbe, comme gaspillage de tout ce qui peut prolonger cent vies humaines ou bien comme l’illusion infâme que sa prodigalité effrénée et sa consomma­tion impétueuse et improductive conditionnent le travail et par suite la subsistance d’autrui) ; la réalisation des forces essentielles de l’homme, il ne la connaît que comme la réalisation de sa monstruosité, de son caprice et de ses lubies arbitraires et bizarres. Mais cette richesse-là, d’autre part, connaît la richesse comme un simple moyen et comme une chose qui mérite elle est donc à la fois son esclave et son. maître, à la fois généreuse et abjecte, capricieuse, infa­tuée, orgueilleuse et raffinée, cultivée, spirituelle ; elle n’a pas encore fait l’expérience de la richesse comme d’une puissance totalement étrangère qui la domine ; elle voit bien plutôt en elle sa propre puissance et [ce n’est pas] la richesse, mais la jouissance (qui est pour elle]... fin dernière. Cette... et à l’illusion brillante, aveuglée par l’apparence sensible, l’essence de la richesse, s’oppose l’industriel travailleur, sobre, pensant selon l’économie, prosaïque - qui est éclairé sur l’essence même de la richesse - et tout en procurant à la soif de jouissance du dissipateur un champ plus vaste, en ne lui disant que de belles flatteries par ses produc­tions, - ses produits sont précisément tout autant de bas complimenta aux appétits de celui-ci, - il sait s’approprier pour lui-même de la 4eule manière utile la puissance qui échappe à l’autre. Si donc la richesse industrielle apparaît tout d’abord comme le résultat de la richesse dissipatrice, fantaisiste, - le mouvement de la première la supplante aussi activement, par un mouvement qui lui est propre. La baisse du taux de l’intérêt est, en effet, une conséquence et un résultat nécessaire du mouvement industriel. Les moyens du dissipateur vivant de ses rentes diminuent donc chaque jour, exactement en raison inverse de l’augmentation des moyens de jouissance et de leurs pièges. Il doit donc ou bien manger lui-même son capital, donc périr, ou bien se transformer lui-même en capitaliste industriel... D’autre part, la rente foncière monte certes directement d’une façon continue grâce à la marche du mouvement industriel, mais - nous l’avons déjà vu - il vient nécessairement un moment où la propriété foncière doit tomber comme toute autre propriété dans la catégorie du capital qui se reproduit avec profit - et, qui plus est, c’est là le résultat de ce même mouvement industriel. Donc, le propriétaire foncier dissipateur doit, lui aussi, ou bien manger son capital, donc périr... ou bien devenir lui-même le fermier de sa propre terre -l’industriel pratiquant l’agriculture.

La diminution de l’intérêt de l’argent - que Proudhon considère comme la suppression du capital et comme la tendance à la socialisation du capital - n’est donc bien plutôt qu’un symptôme direct de la victoire complète du capital qui travaille sur la richesse dissipatrice, c’est-à-dire la transformation de toute propriété privée en capital industriel - la victoire com­plète de la propriété privée sur toutes ses qualités encore humaines en apparence et l’assujet­tis­se­ment total du propriétaire privé à l’essence de la propriété privée, - le travail. Certes le capitaliste industriel jouit lui aussi. Il ne revient nullement à la simplicité contre nature du besoin, niais sa jouissance n’est que chose secondaire, récréation, subordonnée à la produc­tion, et elle est avec cela jouissance calculée, donc même conforme à l’économie, car il l’ajou­te aux frais du capital et elle ne doit donc lui coûter que ce qu’il faut pour que ce qu’il a dissipé pour elle soit remplacé avec profit par la reproduction du capital. La jouissance est donc subordonnée au capital, l’individu qui jouit est subordonné à celui qui capitalise, tandis qu’autrefois c’était le contraire. La diminution de l’intérêt n’est donc un symptôme de l’abo­li­tion du capital que dans la mesure où elle est un symptôme de sa domination en voie d’ac­com­plissement, donc de l’aliénation qui s’achève et se hâte vers sa suppression. C’est somme toute l’unique manière dont ce qui existe confirme son contraire.

La querelle des économistes à propos du luxe et de l’épargne n’est par conséquent que la querelle de l’économie politique arrivée à une notion claire de l’essence de la richesse avec celle qui est encore entachée de souvenirs romantiques et anti-industriels. Mais les deux parties ne savent pas ramener l’objet de leur querelle à son expression simple et par suite n’arrivent pas à venir à bout l’une de l’autre.

La rente foncière fut en outre renversée parce que rente foncière - car à l’oppo­sé de l’argument des physiocrates qui faisaient du propriétaire foncier le seul vrai producteur, l’économie politique moderne a démontré au contraire qu’il était en tant que propriétaire foncier le seul rentier tout à fait improductif. L’agriculture serait l’affaire du capi­ta­liste qui donnerait cet emploi à son capital s’il avait à en attendre le profit habituel. Le principe posé par les physiocrates - que la propriété foncière étant la seule propriété produc­trice devrait seule payer l’impôt d’État, donc aussi seule l’accorder et prendre part à la gestion de l’État - se change donc en la définition inverse : l’impôt sur la rente foncière est le seul im­pôt sur un revenu improductif et par suite le seul qui ne soit pas nuisible pour la produc­tion nationale. Il est évident que, selon cette conception, le privilège politique des propriétai­res fonciers ne résulte plus non plus de ce qu’ils portent le poids principal de l’impôt. -

Tout ce que Proudhon saisit comme le mouvement du travail contre le capital n’est que le mouvement du travail dans sa détermination de capital, de capital industriel, contre le capital qui ne se consomme pas en tant que capital, c’est-à-dire d’une façon industrielle. Et ce mou­ve­ment suit sa voie victorieuse, c’est-à-dire la voie de la victoire du capital industriel. - On voit donc que ce West qu’une fois le travail saisi comme essence de la propriété privée que le mou­ve­ment de l’économie peut être lui aussi percé à jour en tant que tel dans sa détermi­na­tion réelle.

La société - telle qu’elle apparaît à l’économiste - est la société bourgeoise dans laquelle chaque individu est un ensemble de besoins et n’est là que pour l’autre, comme l’autre n’est là que pour lui dans la mesure où ils deviennent l’un pour l’autre un moyen. L’écono­miste - aussi bien que la politique dans ses droits de l’homme - réduit tout à l’homme, c’est-à-dire à l’individu qu’il dépouille de toute détermination pour le retenir comme capi­ta­liste ou comme ouvrier.

La division du travail est l’expression économique du caractère social du travail dans le cadre de l’aliénation. Ou bien, comme le travail n’est qu’une expression de l’activité de l’homme dans le cadre de l’aliénation, l’expression de la manifestation de la vie comme aliénation de la vie, la division du travail n’est elle-même pas autre chose que le fait de poser, d’une manière devenue étrangère, aliénée, l’activité humaine comme une activité générique réelle, ou comme l’activité de l’homme en tant qu’être générique.

Sur l’essence de la division du travail - qui devait naturellement être conçue comme un facteur essentiel de la production de la richesse dès l’instant où le travail était reconnu comme l’essence de la propriété privée - c’est-à-dire sur cette forme devenue étrangère et aliénée de l’activité humaine en tant qu’activité générique, les économistes sont très obscurs et se contredisent.

Adam Smith :

Cette division du travail, [de laquelle découlent tant d’avantages,] ne doit pas être regar­dée, dans son origine, comme l’effet d’une sagesse humaine... elle est la consé­quen­ce nécessaire, quoique lente et graduelle, de... ce penchant à trafiquer, à faire des trocs et des échanges d’une chose pour une autre. [Il n’est pas de mon sujet d’examiner si] ce pen­chant est [un de ces premiers principes de la nature humaine... ou bien,] comme il pa­raît plus probable, [s’il est] une conséquence nécessaire de l’usage du raisonnement et de la parole. Il est commun à tous les hommes, et on ne l’aperçoit dans aucune autre espè­ce d’animaux [157] ... Dans presque toutes les autres espèces d’animaux, chaque individu, quand il est parvenu à sa pleine croissance, est tout à fait indépendant... [Mais] l’homme a presque continuellement besoin du secours de ses semblables, et c’est en vain qu’il l’attendrait de leur seule bienveillance. Il sera bien plus sûr de son fait en s’adressant à leur intérêt personnel, et en leur persuadant qu’il y va de leur propre avantage de faire ce qu’il souhaite d’eux... Nous ne nous adressons pas à leur humanités, mais à leur égoïsme [158] ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage. Comme c’est ainsi par traité, par troc et par achat que nous obtenons des autres la plupart de ces bons offices qui nous sont mutuel­le­­ment nécessaires, c’est cette même disposition à trafiquer qui a, dans l’origine, don­né lieu à la division du travail * . Par exemple, dans une tribu de chasseurs ou de bergers, un particulier fait des arcs et des flèches avec plus de célérité et d’adresse qu’un autre. Il troque souvent avec ses compagnons ces sortes d’ouvrages contre du bétail ou du gibier, et il s’aperçoit bientôt que par ce moyen il peut se procurer plus de bétail et de gibier que s’il se met­tait lui-même en campagne pour en avoir. Par calcul d’int­é­rêt donc, il fait sa principale affaire de fabriquer des arcs et des flèches... Dans la réalité, la différence des talents naturels * entre les individus... n’est pas tant la cause * que l’effet * de la division du travail... Sans la disposition des hommes à trafi­quer et à échanger, chacun aurait été obligé de se procurer à soi-même toutes les néces­si­tés et commodités de la vie. Chacun aurait eu la même tâche à remplir et le même ou­vra­ge à faire, et il n’y aurait pas eu lieu à cette grande différence d’occupations * , qui seule peut donner naissance à une grande différence de talents. Comme c’est ce pen­chant à troquer qui donne lieu à cette diver­sité de talents, si remarquable entre hommes de dif­fé­rentes professions, c’est aussi ce même penchant qui rend cette diversité utile. Beau­coup de races d’animaux, qu’on recon­naît pour être de la même espèce, ont reçu de la natu­re des signes distinctifs, quant à leurs dispositions, beau. coup plus remarquables que ceux qu’on pourrait observer entre les hommes, antérieurement à l’effet des habi­tu­des et de l’éducation. Par nature, un philosophe n’est pas de moitié aussi différent d’un portefaix, en talent et en intelli­gence, qu’un mâtin l’est d’un lévrier, un lévrier d’un épagneul, et celui-ci d’un chien de berger. Toutefois, ces différentes races d’animaux, quoique de même espèce, ne sont presque d’aucune utilité les unes pour les autres. Le mâtin ne peut pas ajouter aux avantages de sa force en s’aidant de la légèreté du lévrier... Les effets de ces différents talents ou degrés d’intelligence, faute d’une faculté ou d’un penchant au com­­mer­ce ou à l’échange, ne peuvent être mis en commun, et ne peuvent le moins du monde contribuer à l’avantage ou à la commodité com­mune * de l’espèce. Chaque animal est toujours obligé de s’entretenir et de se défendre lui-même à part et indépendam­ment des autres, et il ne peut retirer la moindre utilité de cette variété de talents que la nature a répartis entre ses pareils. Parmi les hommes, au con­traire, les talents les plus disparates sont utiles les uns aux autres, parce que les différents produits * de chacune de leurs diverses sortes d’industrie respective, au moyen de ce penchant universel à troquer et à commercer se trouvent mis, pour ainsi dire, en une masse commune où chaque homme peut aller acheter, suivant ses besoins, une portion quelconque du produit de l’indus­trie des autres. Puisque c’est la faculté d’échanger * qui donne lieu à la division du tra­vail, l’ac­crois­sement * de cette division * doit par conséquent toujours être limité par l’éten­due de la faculté d’échanger, ou, en d’autres termes, par l’étendue du marché. Si le marché est très petit, personne ne sera encourage à s’adonner entièrement à une seule occupation, faute de pouvoir trouver à échanger tout ce surplus du produit de son travail qui excédera sa propre consommation, contre un pareil surplus du produit du travail d’autrui qu’il voudrait se procu­rer... ”. Dans l’état avancé : “ Ainsi chaque homme subsiste d’échanges ou devient une espè­ce de marchand et la société elle-même est proprement une société commerçante. (Cf. Destutt de Tracy : la société est... une série continuelle d’échanges, le commerce est toute la société)... L’accumulation des capitaux augmente avec la division du travail et récipro­que­ment.

Voilà pour Adam Smith.

Si chaque famille produisait la totalité des objets de sa consommation, la société pour­rait marcher ainsi, quoi qu’il ne s’y fît aucune espèce d’échanges ; je sais que, sans être fondamentaux, ils sont indispensables dans l’état avancé de nos sociétés. On peut dire que la séparation des travaux est un habile emploi des forces de l’homme, qu’elle accroît en conséquence les produits de la société, c’est-à-dire sa puis­sance et ses jouis­sances, mais qu’elle ôte quelque chose à la capacité de chaque hom­me pris individuelle­ment. La production ne peut avoir lieu sans échange.

Ainsi parle J.-B. Say.

Les forces inhérentes à l’homme sont : son intelligence et son aptitude physique au tra­­vail. Celles qui dérivent de l’état de société consistent - dans la faculté de diviser et de répartir parmi les hommes les divers travaux... et dans a faculté d’échanger les services mutuels et les produits qui constituent ces moyens... Les motifs pour lesquels il con­sent à vouer ses services à autrui... sont l’égoïsme, - l’homme exige... une récompense pour les services rendus à autrui ... L’existence du droit de propriété exclusive est donc indispensable pour que l’échange puisse s’établir parmi les hommes... Influence réci­proque de la division d’industrie sur l’échange et de l’échange sur cette division.

C’est ce que dit Skarbek.

Mill représente l’échange développé, le commerce, comme une conséquence de la divi­sion du travail.

L’action de l’homme peut être ramenée à de très simples éléments. Il ne peut, en effet, rien faire de plus que de produire du mouvement ; il peut mouvoir les choses pour les approcher [XXXVII] ou les éloigner les unes des autres ; les propriétés de la matière font tout le reste... Dans l’emploi du travail et des machines, on trouve souvent que les effets peuvent être augmentés... en séparant toutes les opérations qui ont une tendance à se contrarier, et en réunissant toutes celles qui peuvent, de quelque manière que ce soit, se faciliter les unes les autres. Comme en général les hommes ne peuvent exécuter beau­coup d’opérations différentes avec la même vitesse et la même dextérité qu’ils parviennent, par l’habitude, à en exécuter un petit nombre, il est toujours avantageux de limiter autant que possible le nombre d’opérations confiées à chaque individu. Pour diviser le travail et distribuer les forces des hommes et des machines de la manière la plus avantageuse, il est nécessaire, dans une foule de cas, d’opérer sur une grande échel­le, ou en d’autres ter­mes de produire les richesses par grandes masses. C’est cet avan­­tage qui donne nais­sance aux grandes manufactures. Un petit nombre de ces manu­factures placées dans les positions les plus convenables, approvisionnent quelquefois non pas un seul, mais plusieurs pays, de la quantité qu’on y désire de l’objet qu’elles produisent.

Voilà ce que dit Mill.

Mais toute l’économie moderne s’accorde sur le fait que division du travail et richesse de la production, division du travail et accumulation du capital se conditionnent réciproquement, ainsi que sur le fait que la propriété privée affranchie, laissée à elle-même, peut seule pro­duire la division du travail la plus utile et la plus vaste.

On peut résumer ainsi le développement dAdam Smith : la division du travail donne au travail une capacité infinie de production. Elle est fondée sur la disposition à l’échange et au trafic, disposition spécifiquement humaine qui n’est vraisemblablement pas fortuite, mais conditionnée par l’usage de la raison et du langage. Le mobile de celui qui pratique l’échange n’est pas l’humanité, mais l’égoïsme. La diversité des talents humains est plutôt l’effet que la cause de la division du travail, c’est-à-dire de l’échange. C’est aussi ce dernier seulement qui rend utile cette diversité. Les qualités particulières des diverses races d’une espèce animale sont par nature plus fortement marquées que la diversité des dons et de l’activité humaine. Mais comme les animaux ne peuvent pas échanger, la propriété différente d’un animal de la même espèce mais de race différente ne sert à aucun individu animal. Les animaux ne peuvent pas additionner les qualités différentes de leur espèce ; ils ne peuvent en rien contribuer à l’avantage ou à la commodité communes de leur espèce. Il en va différemment pour l’homme chez qui les talents et les modes d’activité les plus disparates sont utiles les uns aux autres parce qu’ils peuvent rassembler leurs divers produits en une masse commune où chacun peut acheter. De même que la division du travail naît de la disposition à l’échan­ge, elle grandit, elle est limitée par l’étendue de l’échange, du marché. Dans l’état avan­cé, chaque homme est commerçant, la société est une société de commerce. Say considère l’échange comme fortuit et non fondamental. La société pourrait subsister sans lui. Il devient indispen­sable dans l’état avancé de la société. Pourtant la production ne peut avoir lieu sans lui. La division du travail est un moyen commode et utile, une habile utilisation des forces humaines pour la richesse sociale, mais elle diminue la faculté de chaque homme pris individuellement. Cette dernière remarque est un progrès de Say.

Skarbek distingue les forces individuelles inhérentes à l’homme, l’intelligence et la disposition physique au travail, des forces dérivées de la société, l’échange et la division du travail qui se conditionnent réciproquement. Mais la condition nécessaire de l’échange est la propriété privée. Skarbek exprime ici, sous une forme objective, ce que Smith, Say, Ricardo, etc., disent lorsqu’ils font de l’égoïsme, de l’intérêt privé, le fondement de l’échange, ou du trafic la forme essentielle et adéquate de l’échange.

Mill représente le commerce comme la conséquence de la division du travail. L’activité humaine se réduit pour lui à un mouvement mécanique. La division du travail et l’utilisation des machines font progresse ; la richesse de la production. On doit confier à chaque homme un cercle aussi réduit que possible d’opérations. De leur côté, la division du travail et l’utili­sa­tion des machines conditionnent la production de la richesse en masse, donc du produit. C’est le fondement des grandes manufactures.

L’examen de la division du travail et de l’échange est du plus haut intérêt, parce qu’ils sont l’expression visiblement aliénée de l’activité et de la force essentielle de l’hom­me en tant qu’activité et force essentielle génériques.

Dire que la division du travail et l’échange reposent sur la propriété privée n’est pas autre chose qu’affirmer que le travail est l’essence de la propriété privée, affirmation que l’écono­miste ne peut pas prouver et que nous allons prouver pour lui. Dans le fait précisément que division du travail et échange sont des formes de la propriété privée, repose la double preuve que, d’une part, la vie humaine avait besoin de la propriété privée pour se réaliser, et que, d’autre part, elle a maintenant besoin de l’abolition de la propriété privée.

Division du travail et échange sont les deux phénomènes qui font que l’économiste tire vanité du caractère social de sa science et que, inconsciemment, il exprime d’une seule haleine la contradiction de sa science, la fondation de la société par l’intérêt privé asocial.

Les aspects que nous avons à examiner sont les suivants d’une part la disposition à l’échange -dont le motif est trouvé dans l’égoïsme - est considérée comme la raison ou l’effet en retour de la division du travail. Say estime que l’échange n’est pas fondamental pour l’essen­ce de la société. La richesse, la production est expliquée par la division du travail et l’échange. On admet que la division du travail provoque l’appauvrissement et la dégradation de l’activité individuelle. L’échange et la division du travail sont reconnus comme les produc­teurs de la grande diversité des talents humains, diversité qui retrouve son utilité grâce au premier. Skarbek divise les formes de production ou les forces essentielles productives de l’homme en deux parts, 1º les forces individuelles qui lui sont inhérentes, son intelligence et la faculté ou la disposition spéciale au travail ; 2º celles qui sont dérivées de la société, - non de l’individu réel, - la division du travail et l’échange. En outre la division du travail est limitée par le marché. - Le travail humain est un simple mouvement mécanique ; l’essentiel est fait par les propriétés matérielles des objets. Il faut attribuer à un individu le moins d’opérations possible. Séparation du travail et concentration du capital, insignifiance de la production individuelle et production de la richesse en masse. -Intelligence de la propriété privée libre dans la division du travail.

Marx, Le Capital, Livre premier :

La propriété privée, comme antithèse de la propriété collective, n’existe que là où les instruments et les autres conditions extérieures du travail appartiennent à des particuliers. Mais selon que ceux-ci sont les travailleurs ou les non-travailleurs, la propriété privée change de face. Les formes infiniment nuancées qu’elle affecte à première vue ne font que réfléchir les états intermédiaires entre ces deux extrêmes.

La propriété privée du travailleur sur les moyens de son activité productive est le corollaire de la petite industrie, agricole ou manufacturière, et celle-ci constitue la pépinière de la production sociale, l’école où s’élaborent l’habileté manuelle, l’adresse ingénieuse et la libre individualité du travailleur. Certes, ce mode de production se rencontre au milieu de l’esclavage, du servage et d’autres états de dépendance. Mais il ne prospère, il ne déploie toute son énergie, il ne revêt sa forme intégrale et classique que là où le travailleur est le propriétaire libre des conditions de travail qu’il met lui-même en œuvre, le paysan, du sol qu’il cultive, l’artisan, de l’outillage qu’il manie, comme le virtuose, de son instrument.

Ce régime industriel de petits producteurs indépendants, travaillant à leur compte, présuppose le morcellement du sol et l’éparpillement des autres moyens de production. Comme il en exclut la concentration, il exclut aussi la coopération sur une grande échelle, la subdivision de la besogne dans l’atelier et aux champs, le machinisme, la domination savante de l’homme sur la nature, le libre développement des puissances sociales du travail, le concert et l’unité dans les fins, les moyens et les efforts de l’activité collective. Il n’est compatible qu’avec un état de la production et de la société étroitement borné. L’éterniser, ce serait, comme le dit pertinemment Pecqueur, « décréter la médiocrité en tout ». Mais, arrivé à un certain degré, il engendre de lui-même les agents matériels de sa dissolution. A partir de ce moment, des forces et des passions qu’il comprime, commencent à s’agiter au sein de la société. Il doit être, il est anéanti. Son mouvement d’élimination transformant les moyens de production individuels et épars en moyens de production socialement concentrés, faisant de la propriété naine du grand nombre la propriété colossale de quelques-uns, cette douloureuse, cette épouvantable expropriation du peuple travailleur, voilà les origines, voilà la genèse du capital. Elle embrasse toute une série de procédés violents, dont nous n’avons passé en revue que les plus marquants sous le titre de méthodes d’accumulation primitive.

L’expropriation des producteurs immédiats s’exécute avec un vandalisme impitoyable qu’aiguillonnent les mobiles les plus infâmes, les passions les plus sordides et les plus haïssables dans leur petitesse. La propriété privée, fondée sur le travail personnel, cette propriété qui soude pour ainsi dire le travailleur isolé et autonome aux conditions extérieures du travail, va être supplantée par la propriété privée capitaliste, fondée sur l’exploitation du travail d’autrui, sur le salariat.

Dès que ce procès de transformation a décomposé suffisamment et de fond en comble la vieille société, que les producteurs sont changés en prolétaires, et leurs conditions de travail, en capital, qu’enfin le régime capitaliste se soutient par la seule force économique des choses, alors la socialisation ultérieure du travail, ainsi que la métamorphose progressive du sol et des autres moyens de production en instruments socialement exploités, communs, en un mot, l’élimination ultérieure des propriétés privées, va revêtir une nouvelle forme. Ce qui est maintenant à exproprier, ce n’est plus le travailleur indépendant, mais le capitaliste, le chef d’une armée ou d’une escouade de salariés.

Cette expropriation s’accomplit par le jeu des lois immanentes de la production capitaliste, lesquelles aboutissent à la concentration des capitaux. Corrélativement à cette centralisation, à l’expropriation du grand nombre des capitalistes par le petit, se développent sur une échelle toujours croissante l’application de la science à la technique, l’exploitation de la terre avec méthode et ensemble, la transformation de l’outil en instruments puissants seulement par l’usage commun, partant l’économie des moyens de production, l’entrelacement de tous les peuples dans le réseau du marché universel, d’où le caractère international imprimé au régime capitaliste. A mesure que diminue le nombre des potentats du capital qui usurpent et monopolisent tous les avantages de cette période d’évolution sociale, s’accroissent la misère, l’oppression, l’esclavage, la dégradation, l’exploitation, mais aussi la résistance de la classe ouvrière sans cesse grossissante et de plus en plus disciplinée, unie et organisée par le mécanisme même de la production capitaliste. Le monopole du capital devient une entrave pour le mode de production qui a grandi et prospéré avec lui et sous ses auspices. La socialisation du travail et la centralisation de ses ressorts matériels arrivent à un point où elles ne peuvent plus tenir dans leur enveloppe capitaliste. Cette enveloppe se brise en éclats. L’heure de la propriété capitaliste a sonné. Les expropriateurs sont à leur tour expropriés.

L’appropriation capitaliste, conforme au mode de production capitaliste, constitue la première négation de cette propriété privée qui n’est que le corollaire du travail indépendant et individuel. Mais la production capitaliste engendre elle-même sa propre négation avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature. C’est la négation de la négation. Elle rétablit non la propriété privée du travailleur, mais sa propriété individuelle, fondée sur les acquêts de, l’ère capitaliste, sur la coopération et la possession commune de tous les moyens de production, y compris le sol.

Pour transformer la propriété privée et morcelée, objet du travail individuel, en propriété capitaliste, il a naturellement fallu plus de temps, d’efforts et de peines que n’en exigera la métamorphose en propriété sociale de la propriété capitaliste, qui de fait repose déjà sur un mode de production collectif. Là, il s’agissait de l’expropriation de la masse par quelques usurpateurs ; ici, il s’agit de l’expropriation de quelques, usurpateurs par la masse.

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