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Comment la loi de la classe capitaliste frappe la classe ouvrière

dimanche 20 août 2023, par Robert Paris

Dans La Nouvelle Gazette Rhénane

K. Marx

Un document bourgeois

n°187, 5 janvier 1849

Cologne, 4 janvier.

On sait qu’en Angleterre où le pouvoir de la bourgeoisie est le plus étendu, la charité publique a pris les formes les plus nobles et les plus généreuses. Les workhouses anglais - établissements publics où la population ouvrière en surnombre continue à végéter aux frais de la société bourgeoise - réunissent de façon vraiment raffinée la charité et la vengeance que la bourgeoisie exerce envers les malheureux contraints de faire appel à sa charité. Non seulement on nourrit les pauvres diables avec des rations alimentaires des plus misérables et des plus maigres, suffisant à peine à la reproduction de leur force physique, mais encore on limite leur activité à un semblant de travail improductif écœurant, abrutissant le corps et l’esprit - comme par exemple s’atteler aux treuils à tambours. Afin qu’apparaisse clairement aux yeux de ces malheureux toute l’étendue de leur crime, qui consiste pour eux à se transformer en une matière coûteuse pour leurs exploiteurs-nés, au lieu d’être, comme dans le cours ordinaire de la vie, exploitables et rentables pour la bourgeoisie - à peu près comme des tonneaux d’alcool stockés dans un entrepôt deviennent coûteux pour le négociant - afin qu’ils apprennent à sentir toute l’étendue de leur crime, on leur retire tout ce qu’on laisse au plus vulgaire des criminels : l’autorisation de voir sa femme et ses enfants, de se distraire, de parler - tout, en un mot. Et cette « cruelle charité » de la bourgeoisie anglaise n’est nullement basée sur la sentimentalité, mais sur des motifs pratiques que l’on peut évaluer avec précision. Si tous les pauvres de Grande-Bretagne étaient brusquement jetés à la rue, l’ordre bourgeois et l’activité commerciale pourraient en souffrir de façon inquiétante. D’autre part, l’industrie anglaise se débat tantôt dans des périodes de surproduction fiévreuse où il est à peine possible de répondre à la demande de main-d’œuvre et où il faut pourtant se la procurer au prix le plus avantageux, tantôt dans des périodes de ralentissement commercial où la production dépasse de beaucoup la consommation et où il est difficile d’occuper utilement et à demi-salaire la moitié de l’armée des ouvriers. Quel moyen plus astucieux que les workhouses destinés à tenir prête une armée de réserve pour les périodes favorables, et du même coup pendant les périodes défavorables, à former dans ces institutions charitables une machine sans volonté, sans résistance, sans prétentions et sans besoins ?

La bourgeoisie prussienne se distingue avantageusement de la bourgeoisie anglaise : elle oppose à l’orgueil politique britannique qui rappelle la manière païenne des Romains, l’aplatissement le plus servile, empreint d’humilité et de mélancolie chrétiennes devant le trône, l’autel, l’armée, la bureaucratie et le féodalisme ; dans la mesure où, au lieu de l’énergie commerciale qui soumet des continents entiers, elle pratique le petit commerce à la chinoise du bourgeois d’Empire et éclipse l’esprit inventif, gigantesque et remuant par une vertueuse fidélité à une routine traditionnelle datant en partie des corporations. Mais sur un point, la bourgeoisie prussienne se rapproche de son idéal britannique, dans son exploitation éhontée de la classe ouvrière. Si en tant que corps constitué, et considérée dans son ensemble, elle reste dans ce domaine aussi en deça des Britanniques, cela s’explique simplement par le fait que dans l’ensemble, en tant que classe nationale, son manque d’intelligence et d’énergie l’a en somme toujours empêchée d’arriver à quoi que ce fût et l’empêchera d’arriver à quoi que ce soit d’important. Elle n’existe pas sur le plan national, elle n’existe que sur le plan de la province, de la cité, sur le plan local et privé, et sous ces formes elle affronte la classe ouvrière avec encore moins d’égards que la bourgeoisie anglaise. Pourquoi depuis la Restauration les peuples avaient-ils la nostalgie de Napoléon qui avait été rivé à un roc solitaire dans l’Atlantique ? Parce que le despotisme d’un génie est plus supportable que le despotisme d’un imbécile. C’est ainsi que l’ouvrier anglais peut encore se targuer d’une certaine fierté nationale vis-à-vis de l’ouvrier allemand, car le maître qui le bâillonne, bâillonne le monde entier, tandis que le maître de l’ouvrier allemand, le bourgeois allemand, est le valet du monde entier et rien n’est plus funeste, plus humiliant que d’être le valet d’un valet.

Nous publions intégralement la « Carte ouvrière » que doivent signer les prolétaires employés à des travaux municipaux dans la bonne ville de Cologne ; c’est un document historique témoignant du cynisme de notre bourgeoisie vis-à-vis de la classe ouvrière.
Carte Ouvrière

Article 1.
Tout travailleur doit obéir en tous points aux indications et aux ordres du personnel municipal de surveillance, assermenté en même temps comme personnel policier. Insubordination et rébellion entraîneront le renvoi immédiat.

Article 2.
Aucun ouvrier ne doit passer d’une division à une autre ou quitter le chantier sans une autorisation spéciale de l’inspecteur des travaux.

Article 3.
Les ouvriers qui détournent d’une autre division voitures, planches ou autres ustensiles, pour s’en servir dans leur travail, seront renvoyés.

Article 4.
Ivrognerie, perturbation de l’ordre, incitation aux querelles, aux disputes ou aux rixes auront pour conséquence le renvoi. En outre, dans les cas susceptibles de s’y prêter, des poursuites judiciaires contre les ouvriers seront engagées par les tribunaux compétents.

Article 5.
Quiconque arrivera dix minutes en retard sur le chantier n’aura pas de travail pour la demi-journée correspondante ; à la troisième récidive, l’exclusion complète pourra être prononcée.

Article 6.
Quand les ouvriers sont licenciés, soit sur leur demande, soit à titre de sanction, ils seront payés au prochain jour de paie, en proportion du travail fourni.

Article 7.
Le licenciement de l’ouvrier sera inscrit sur la carte de travail. Si le licenciement résulte d’une sanction, il sera interdit à l’ouvrier, suivant les circonstances, de se faire réembaucher sur le même chantier ou sur tous les chantiers municipaux.

Article 8.
Le renvoi à titre de sanction et ses causes seront chaque fois portés à la connaissance de la police.

Article 9.
Si les ouvriers ont des griefs contre le personnel de surveillance des chantiers, une délégation élue de trois ouvriers les exposera à l’architecte de la ville. Celui-ci mènera sur place l’enquête concernant l’objet de la plainte et prendra une décision à ce sujet.

Article 10.
La journée de travail est fixée comme suit : de 6 heures 30 à 12 heures et de 1 heure de l’après-midi jusqu’à ce qu’il fasse sombre. (Joli style !)

Article 11.
C’est à ces conditions que l’ouvrier obtiendra du travail.

Article 12.
La paie sera effectuée le samedi après-midi sur le chantier.
Le Surveillant de chantier assermenté [...] dont les ordres doivent être suivis.
Cologne
Signature ou signe distinctif de l’ouvrier Sera mis à la division de... et doit, etc.
Signature du Surveillant de chantier.

Les édits de l’autocrate de toutes les Russies à ses sujets peuvent-ils être rédigés sur un ton plus asiatique ?

Il faut obéir en tous points aux surveillants municipaux et même « à tous les surveillants municipaux assermentés en même temps comme policiers ». Insubordination et rébellion entraîneront un renvoi immédiat. Donc, avant tout, obéissance passive ! Après quoi les ouvriers ont, selon l’article 9, le droit « d’exposer leurs « griefs » à « l’architecte de la ville ». Ce pacha tranche sans appel - naturellement contre les ouvriers, et bien sûr d’abord dans l’intérêt de la hiérarchie. Et quand il a tranché, quand les ouvriers encourent l’interdit municipal - malheur à eux, ils seront ensuite placés sous surveillance policière. Le dernier semblant de liberté civique disparaît car, suivant l’article 8 : « le licenciement à titre de sanction et son motif seront chaque fois portés à la connaissance de la police. »

Mais Messieurs, quand vous licenciez l’ouvrier, quand vous dénoncez le contrat par lequel il engage son travail contre votre salaire, en quoi la dénonciation d’un contrat civil regarde-t-elle la police ? L’ouvrier municipal est-il le détenu d’une maison d’arrêt, est-il dénoncé à la police parce qu’il a manqué au respect qu’il vous doit à vous, Messieurs, autorité héréditaire, sage et noble ? Ne ririez-vous pas d’un citoyen qui vous dénoncerait à la police pour avoir rompu un contrat de livraison ou n’avoir pas réglé une traite au jour de l’échéance, ou avoir trop bu en fêtant l’an neuf ? Mais soit ! Vous n’êtes pas, vis-à-vis de l’ouvrier, dans le rapport d’un contrat civil ; vous trônez au-dessus de lui avec toute l’irritabilité des Seigneurs de droit divin ! Sur lui pour vous servir, la police doit tenir à jour un dossier secret !

Selon l’article 5, quiconque arrive dix minutes trop tard sera sanctionné d’une demi-journée de travail. Quel rapport entre le délit et la peine ! Vous avez des siècles de retard et l’ouvrier n’a pas le droit d’arriver dix minutes après 6 heures 30 sans perdre une demi-journée de travail ?

Enfin pour que cet arbitraire patriarcal ne soit diminué en aucune façon et que l’ouvrier soit livré purement et simplement à votre humeur, vous avez laissé la jurisprudence des sanctions au bon plaisir de votre serviteur en livrée. D’après l’article 4, dans « les cas susceptibles de s’y prêter », c’est-à-dire dans les cas qui vous paraissent s’y prêter, le licenciement et la dénonciation à la police sont suivis de « poursuites judiciaires contre les coupables auprès des tribunaux compétents. » Selon l’article 5, l’exclusion définitive de l’ouvrier « peut » être prononcée si pour la troisième fois il arrive dix minutes en retard après 6 heures 30. Lors d’un licenciement à titre de sanction, suivant les circonstances, « il sera interdit à l’ouvrier d’être réembauché sur le même chantier et sur tous les chantier municipaux », etc., etc.

Quelle latitude laisse aux caprices d’un bourgeois contrarié ce code de nos cantons municipaux, ces grands hommes qui rampent dans la poussière devant Berlin ! On peut déduire de cette loi modèle la charte que notre bourgeoisie, si elle était à la barre, octroierait au Peuple.

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