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Marx et la dictature du prolétariat

vendredi 12 décembre 2008, par Robert Paris

Au rédacteur de la Neue Deutsche Zeitung !

Dans le feuilleton de votre journal du 22 juin courant, vous m’avez reproché de soutenir publiquement la domination et la dictature de la classe ouvrière, tandis que vous mettez en avant contre moi l’abolition des différences de classes en bloc. J’avoue ne pas comprendre cette mise au point.

Vous saviez parfaitement que dans le Manifeste du Parti communiste (publié à la veille de la révolution de Février 1848), il est dit à la page 16 :

« Si, dans sa lutte contre la bourgeoisie, le prolétariat est forcé de s’unir en une classe ; si, par une révolution, il se constitue en classe dominante et, comme telle, abolit violemment les anciens rapports de production — c’est alors qu’il abolit en même temps que ce système de production les conditions d’existence de l’antagonisme des classes ; c’est alors qu’il abolit les classes en général et, par là même, sa propre domination en tant que classes ! »

Vous savez qu’avant février 1848 j’ai défendu contre Proudhon la même conception dans Misère de la philosophie.

Enfin, on peut lire à la page 32 de ce même article que vous critiquez, n° 3 de la Neue Rheinische Zeitung :

« ce socialisme » (c’est à dire le communisme) « est la déclaration de la révolution en permanence, la dictature de classe du prolétariat comme point de transition nécessaire vers l’abolition des différences de classes tout court, vers l’abolition de tous les rapports de production sur lesquels elles reposent, vers l’abolition de toutes les relations sociales qui correspondent à ces rapports de production, vers le bouleversement de toutes les idées qui naissent de ces relations sociales. »

Karl Marx, juin 1850

“Mais, avant de réaliser un changement socialiste, il faut une dictature du prolétariat, dont une condition première est l’armée prolétarienne. Les classes ouvrières devront conquérir sur le champ de bataille le droit à leur propre émancipation. La tâche de l’Internationale est d’organiser et de coordonner les forces ouvrières dans le combat qui les attend.”

• « Discours de commémoration du septième anniversaire de l’Association internationale des travailleurs, le 25 septembre 1871 à Londres », Karl Marx, dans La commune de 1871 (1871), Marx, Engels, éd. 10/18, 1971, partie Prolongements historiques et théoriques de la Commune, chap. Enseignement de la commune, p. 207

“Entre la société capitaliste et la société communiste, se place la période de transformation révolutionnaire de l’une en l’autre. A cette période correspond également une phase de transition politique où l’Etat ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat.”

• « Critique du programme ouvrier Allemand (Programme de Gotha) », dans Oeuvres (1875), Karl Marx (trad. Maximilien Rubel, avec la collaboration de Louis Janover), éd. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1963, t. I - Economie I, partie IV, p. 1429

“Toute situation politique provisoire qui succède à une révolution réclame une dictature, voir une dictature énergique. Nous avons, dès l’abord, reproché à Camphausen de n’avoir pas adopté une attitude dictatoriale, de n’avoir pas détruit et aboli immédiatement les résidus des anciennes institutions.”

• « Neue Rheinische Zeitung, n° 102 », dans Oeuvres (14 septembre 1848), Marx (trad. Maximilien Rubel, avec la collaboration de Louis Janover), éd. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1994, t. IV - Politique I, p. 51

“Les revendications, excessives par la forme, mesquines et même bourgeoises par le contenu, dont il voulait arracher la concession à la république de Février, furent supplantées par l’audacieuse devise révolutionnaire : Renversement de la bourgeoisie ! Dictature de la classe ouvrière !”

• « Les luttes de classes en France - 1848 à 1850 », dans Oeuvres (1850), Karl Marx (trad. Maximilien Rubel, avec la collaboration de Louis Janover), éd. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1994, t. IV - Politique I, chap. De février à juin 1848, p. 261

« En ce qui me concerne, ce n’est pas à moi que revient le mérite d’avoir découvert ni l’existence des classes dans la société moderne, ni leur lutte entre elles. Bien longtemps avant moi, des historiens bourgeois avaient décrit l’évolution historique de cette lutte des classes, et des économistes bourgeois en avaient analysé l’anatomie économique. Ce que j’ai apporté de nouveau, c’est la preuve : 1°) que l’existence des classes n’est liée qu’à des phases déterminées du développement historique de la production ; 2°) que la lutte des classes aboutit nécessairement à la dictature du prolétariat ; 3°) que cette dictature elle-même ne constitue que la transition vers l’abolition de toutes les classes et vers une société sans classes. »

Lettre de Karl Marx à Joseph Weydemeyer (5 mars 1852)

« La société est historiquement forcée de passer par la dictature ouvrière. »

Lettre de Karl Marx à Eugène Vermeersch (1871)

« Le mouvement politique de la classe ouvrière a naturellement pour objectif la conquête, pour elle, du pouvoir politique. Il va sans dire que, pour y parvenir, il faut une organisation préalable, suffisamment développée, de la classe ouvrière, organisation qui surgit des luttes économiques mêmes des ouvriers. En outre, tout mouvement dans lequel la classe ouvrière s’oppose, en tant que classe, aux classes dominantes, et s’efforce d’exercer sur celles-ci une pression du dehors, est un mouvement politique. (…) Là où le prolétariat n’est pas encore suffisamment organisé pour tenter une campagne contre le pouvoir politique de la classe dominante, il a besoin d’être éduqué à cette fin par une agitation incessante contre l’attitude politique hostile des classes dominantes. Sans quoi le prolétariat reste un jouet entre les mains de cette classe. »

Lettre de Karl Marx à F.Bolte (23 novembre 1871)

« Attendu que des traductions infidèles des Statuts originaux ont donné lieu à des interprétations fausses qui ont été nuisibles au développement et à l’action de l’AIT. ;

En présence d’une réaction sans frein qui étouffe violemment tout effort d’émancipation de la part des travailleurs, et prétend maintenir par la force brutale la distinction des classes et la domination politique des classes possédantes qui en résulte ;

Considérant en outre :

Que, contre ce pouvoir collectif des classes possédantes, le prolétariat ne peut agir comme classe qu’en se constituant lui-même comme parti politique distinct, opposé à tous les anciens partis constitués par les classes possédantes ;

Que cette constitution du prolétariat en parti politique est indispensable pour assurer le triomphe de la révolution sociale et de son but suprême : l’abolition des classes ;

Que la coalition des forces ouvrières, déjà obtenu par les luttes économiques, doit aussi servir de levier aux mains de cette classe dans sa lutte contre le pouvoir politique de ses exploiteurs ;

La conférence rappelle aux membres de l’Internationale :

Que dans l’état militant de la classe ouvrière, son mouvement économique et son action politique sont indissolublement liés. »

Résolutions de 1871 de l’Association Internationale des travailleurs

« Le prolétariat a compris qu’il était de son devoir impérieux et de son droit absolu de prendre en mains ses destinées, et d’en assurer le triomphe en s’emparant du pouvoir. »

Le Comité central durant la Commune de Paris (1871), cité par Karl Marx dans « La guerre civile en France »

« Quand la Commune de Paris prit la direction de la révolution entre ses propres mains, quand de simples ouvriers osèrent, pour la première fois, empiéter sur le privilège gouvernemental de leurs « supérieurs naturels » et accomplirent, dans des circonstances d’une difficulté sans exemple, leur œuvre modestement, consciencieusement et efficacement, et pour des salaires dont le plus élevé atteignait à peine le cinquième de ce qui, à en croire une haute autorité scientifique (le professeur Huxley) est le minimum requis pour le secrétaire du conseil des écoles de Londres, le vieux monde se tordit de rage à la vue du drapeau rouge, symbole de la république du travail, flottant sur l’Hôtel de ville. »

« La guerre civile en France » de Karl Marx

« Grâce au combat livré par Paris, la lutte de la classe ouvrière contre la classe capitaliste et son Etat est entrée dans une phase nouvelle. Quelqu’en soit l’issue immédiate, un nouveau point de départ d’une importance historique universelle a été acquis. »

Lettre de Karl Marx à Kugelman du 17 avril 1871

« La Commune ne fut pas une révolution contre une forme quelconque de pouvoir d’Etat, légitimiste, constitutionnelle, républicaine ou impériale. Elle fut une révolution contre l’Etat comme tel, contre cet avorton monstrueux de la société (…) Elle ne fut pas une révolution ayant pour but de transférer le pouvoir d’Etat d’une fraction des classes dominantes à une autre mais une révolution tendant à détruire cette machine abjecte de la domination de classe. (…) Seule la classe ouvrière pouvait exprimer par le mot « Commune » ces nouvelles aspirations dont elle inaugura la réalisation par la Commune militante. (…) Seuls les prolétaires, enflammés par la nouvelle tâche sociale qu’ils doivent accomplir pour la société tout entière, à savoir la suppression de toutes les classes et de la domination de classe, étaient capables de briser l’instrument de cette domination – l’Etat – ce pouvoir gouvernemental centralisé et organisé qui se prend pour le maître de la société au lieu d’en être le serviteur. (…) Le caractère vraiment social de leur République, c’est le simple fait que les travailleurs gouvernent la Commune de Paris. »

Brouillon de Karl Marx sur la Commune

« La social-démocratie allemande est-elle réellement infectée de la maladie parlementaire et croit-elle que, grâce au suffrage universel, le Saint-Esprit se déverse sur ses élus, transformant les séances des fractions parlementaire en conciles infaillibles et les résolutions des fractions en dogmes inviolables ? (…)

A en croire ces Messieurs, le parti social-démocrate ne doit pas être un parti exclusivement ouvrier mais un parti universel, ouvert à « tous les hommes remplis d’un véritable amour pour l’humanité ». Il le démontrera avant tout en abandonnant les vulgaires passions prolétariennes et en se plaçant sous la direction de bourgeois instruits et philanthropes « pour répandre le bon goût » et « apprendre le bon ton ». (…) Bref, la classe ouvrière par elle-même, est incapable de s’affranchir. Elle doit donc passer sous la direction de bourgeois « instruits et cultivés » qui seuls « ont l’occasion et le temps » de se familiariser avec les intérêts des ouvriers. (…) Le programme ne sera pas abandonné mais seulement ajourné – pour un temps indéterminé. (…)

Ce sont les représentants de la petite-bourgeoisie qui s’annoncent ainsi, de crainte que le prolétariat, entraîné par la situation révolutionnaire, « n’aille trop loin ». (…)

C’est un phénomène inévitable, inhérent à la marche de l’évolution, que des individus issus de la classe dominante se joignent au prolétariat en lutte et lui apportent des éléments constitutifs. Nous l’avons dit dans « Le Manifeste communiste », mais ici deux observations s’imposent :

1°) Ces individus, pour être utiles au mouvement prolétarien, doivent vraiment lui fournir des éléments constitutifs d’une valeur réelle (…)

2°) Lorsque ces individus venant d’autres classes se joignent au mouvement prolétarien, la première chose à exiger est qu’ils n’y fassent pas entrer les résidus de leurs préjugés bourgeois, petits-bourgeois, etc, mais qu’ils fassent leurs, sans réserve, les conceptions prolétariennes. (…)

Quant à nous, eu égard à tout notre passé, une seule voie nous reste ouverte. Nous avons, depuis presque quarante ans, signalé la lutte des classes comme le moteur de l’histoire le plus décisif et nous avons notamment montré que la lutte sociale entre la bourgeoisie et le prolétariat était le grand levier de la révolution sociale moderne. Nous ne pouvons donc, en aucune manière, nous associer à des gens qui voudraient retrancher du mouvement cette lutte de classes. Nous avons formulé, lors de la création de l’Internationale, la devise de notre combat : l’émancipation de la classe ouvrière sera l’œuvre de la classe ouvrière elle-même. Nous ne pouvons, par conséquent, faire route commune avec des gens qui déclarent ouvertement que les ouvriers sont trop incultes pour se libérer eux-mêmes. (…) »

Lettre circulaire de Karl Marx (1879)

"Pour nous, le communisme n’est pas un état de choses qu’il convient d’établir, un idéal auquel la réalité devra se conformer. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses. Les conditions de ce mouvement résultent des données préalables telles qu’elles existent actuellement."

"L’Idéologie allemande", de Karl Marx

« Il conviendrait d’abandonner tout ce bavardage (de la social-démocratie allemande) sur l’État, surtout après la Commune, qui n’était plus un État, au sens propre. Les anarchistes nous ont assez jeté à la tête l’État populaire, bien que déjà le livre de Marx contre Proudhon, et puis le Manifeste communiste, disent explicitement qu’avec l’instauration du régime social socialiste, l’État se dissout de lui-même et disparaît. L’État n’étant qu’une institution temporaire dont on est obligé de se servir dans la lutte, dans la révolution, pour réprimer par la force ses adversaires, il est parfaitement absurde de parler d’un État populaire libre : tant que le prolétariat a encore besoin de l’État, ce n’est point pour la liberté, mais pour réprimer ses adversaires. Et le jour où il devient possible de parler de liberté, l’État cesse d’exister comme tel. »

Engels, Lettre à August Bebel, 1875

"Entre la société capitaliste et la société communiste, se place la période de transformation révolutionnaire de celle-là en celle-ci. A quoi correspond une période de transition politique où l’Etat ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat"

"Critique du programme de Gotha", de Karl Marx

"Leçon de la révolution de 1848 : l’indépendance indispensable du prolétariat « (...) Tandis que les petits bourgeois démocratiques veulent terminer la révolution au plus vite (...), il est de notre intérêt et de notre devoir de rendre la révolution permanente, jusqu’à ce que toutes les classes plus ou moins possédantes aient été écartées du pouvoir, que le prolétariat ait conquis le pouvoir et que non seulement dans un pays, mais dans tous les pays régnants du monde l’association des prolétaires ait fait assez de progrès pour faire cesser dans ces pays la concurrence des prolétaires et concentrer dans leurs mains au moins les forces productives décisives. Il ne peut s’agir pour nous de transformer la propriété privée, mais Seulement de 1’anéantir ; ni de masquer les antagonismes de classes, mais d’abolir les classes ; ni d’améliorer la société existante, mais d’en fonder une nouvelle. (...) « Leurs efforts doivent tendre à ce que l’effervescence révolutionnaire directe ne soit pas une nouvelle fois réprimée aussitôt après la victoire. Il faut, au contraire, qu’ils la maintiennent le plus longtemps possible. Bien loin de s’opposer aux prétendus excès, aux exemples de vengeance populaire contre des individus haïs ou des édifices publics auxquels ne se rattachent que des souvenirs odieux, il faut non seulement tolérer ces exemples, mais encore en assumer soi-même la direction. Pendant et après la lutte, les ouvriers doivent en toute occasion formuler leurs propres revendications à côté de celles des démocrates bourgeois. Ils doivent exiger des garanties pour les ouvriers, dès que les bourgeois démocratiques se disposent à prendre le gouvernement en main. Il faut au besoin qu’ils obtiennent ces garanties de haute lutte et s’arrangent en somme pour obliger les nouveaux gouvernants à toutes les concessions et promesses possibles ; c’est le plus sûr moyen de les compromettre. Il faut qu’ils s’efforcent, par tous les moyens et autant que faire se peut, de contenir la jubilation suscitée par le nouvel état de choses et l’état d’ivresse, conséquence de toute victoire remportée dans une bataille de rue, en jugeant avec calme et sang-froid la situation et en affectant à l’égard du nouveau gouvernement une méfiance non déguisée. Il faut qu’à côté des nouveaux gouvernements officiels ils établissent aussitôt leurs propres gouvernements ouvriers révolutionnaires, soit sous forme d’autonomies administratives locales ou de conseils municipaux, soit sous forme de clubs ou comités ouvriers, de façon que les gouvernements démocratiques bourgeois non seulement s’aliènent aussitôt l’appui des ouvriers, mais se voient, dès le début, surveillés et menacés par des autorités qui ont derrière elles toute la masse des ouvriers. En un mot, dès les premiers instants de la victoire, on ne doit plus tant se défier des partis réactionnaires vaincus que des anciens alliés des ouvriers, que du parti qui cherche à exploiter la victoire pour lui seul. (...) » « Les ouvriers doivent se placer non sous la tutelle de l’autorité de l’Etat mais sous celle des conseils révolutionnaires de communautés que les ouvriers auront pu faire adopter. Les armes et les munitions ne devront être rendues sous aucun prétexte. (...) » « Ils doivent pousser à l’extrême les propositions des démocrates qui, en tout cas, ne se montreront pas révolutionnaires, mais simplement réformistes, et transformer ces propositions en attaques directes contre la propriété privée. Si, par exemple, les petits bourgeois proposent de racheter les chemins de fer et les usines, les ouvriers doivent exiger que ces chemins de fer et ces usines soient simplement et sans indemnité confisqués par l’Etat en tant que propriété de réactionnaires. Si les démocrates proposent l’impôt proportionnel, les ouvriers réclament l’impôt progressif. Si les démocrates proposent eux-mêmes un impôt progressif modéré, les ouvriers exigent un impôt dont les échelons montent assez vite pour que le gros capital s’en trouve compromis. Si les démocrates réclament la régularisation de la dette publique, les ouvriers réclament la faillite de l’Etat. Les revendications des ouvriers devront donc se régler partout sur les concessions et les mesures des démocrates. » « Ils (les ouvriers) contribueront eux-mêmes à leur victoire définitive bien plus par le fait qu’ils prendront conscience de leurs intérêts de classe, se poseront dès que possible en parti indépendant et ne se laisseront pas un instant détourner—par les phrases hypocrites des petits bourgeois démocratiques—de l’organisation autonome du parti du prolétariat. Leur cri de guerre doit être : La révolution en permanence ! »

Karl Marx et Friedrich Engels dans « Adresse du Comité Central à la Ligue des communistes » (1850)

Marx et le problème de la dictature du prolétariat
Julius Martov


Dans la polémique qu’elle a soutenue contre Edouarnd Bernstein, Rosa Luxemburg a écrit avec juste raison : « la nécessité de la conquête du pouvoir politique par le prolétariat n’a soulevé chez Marx et Engels aucun doute à aucun moment de leur activité » (Réforme ou Révolution).

Pourtant, les conditions dans lesquelles devrait s’effectuer cette conquête n’ont pas apparu à Marx et à Engels de façon tout à fait identique dans les différentes périodes de leur vie.

« A leurs débuts, écrit Kautsky dans son article « Démocratie et Dictature », Marx et Engels ont subi une forte influence du blanquisme, tout en adoptant, dès l’abord, à son égard, une attitude critique. La dictature du prolétariat, à laquelle ils aspiraient dans leurs premiers ouvrages, conservait encore bien des traits blanquistes. »

Cette affirmation pêche par une certaine inexactitude. Si tant est que Marx considérait les blanquistes de 1848 comme un parti représentant le prolétariat révolutionnaire français - ce en quoi il faisait abstraction de l’apport du révolutionnisme petit-bourgeois qui teintait sensiblement l’idéologie et la politique du blanquisme - il n’en est pas moins vrai qu’il n’existe pas suffisamment de données pour affirmer que Marx et Engels se trouvaient sous l’influence des idées de Blanqui et de ses partisans : Kautsky a raison lorsqu’il signale qu’ils avaient envers ceux-ci une attitude critique. Leur conception initiale de la dictature du prolétariat se plaçait, indéniablement sous l’influence de la tradition jacobine de 1793, dont les blanquistes étaient également pénétrés pour leur part. Le puissant exemple historique de la dictature politique exercée, à l’époque de la terreur, par les classes inférieures de la population parisienne a servi de point de départ à Marx et Engels dans leurs développements sur la future conquête du pouvoir politique par le prolétariat. En 1895 (dans la préface de La guerre civile en France), Engels a établi le bilan de l’expérience que son ami et lui-même ont puisée dans les révolutions de 1848 et de 1871 : « Le temps est passé des révolutions accomplies par la prise soudaine du pouvoir par de petites minorités conscientes à la tête des masses inconscientes. » Lorsqu’il parle ainsi, Engels reconnaissait que, dans la première période de leur activité, il s’agissait pour lui et pour Marx, justement de la conquête du pouvoir politique « par une minorité consciente à la tête des masses inconscientes ».

En d’autres mots, il s’agissait justement de refaire au XIX° siècle, l’expérience de la dictature jacobine, où le rôle des jacobins et des cordeliers serait tenu par les éléments révolutionnaires conscients du prolétariat, lesquels s’appuieraient sur la fermentation sociale confuse des masses populaires. Par la politique adroite, que, par sa science de la pratique et de la théorie du socialisme scientifique, elle saurait mener après la prise du pouvoir, cette avant-garde devrait associer les larges masses prolétariennes aux problèmes historiques du lendemain de la révolution et les élever au rang d’auteurs conscients de l’action historique. Seule, une telle conception de la dictature du prolétariat pouvait permettre à Marx et Engels d’envisager que, après une accalmie plus ou moins prolongée, la révolution de 1848 - commencée par un dernier corps à corps entre la société féodale et la bourgeoisie et par des conflits internes entre les différentes couches de cette dernière - trouverait sa conclusion dans la victoire historique du prolétariat sur la société bourgeoise.

En 1895, Engels a reconnu l’inconsistance de cette conception :

« Du moment que la situation appelle la transformation totale de l’ordre social, les masses doivent y participer directement, et elles doivent avoir la compréhension de ce qui est en jeu et de ce qu’il faut conquérir. Voilà ce que nous a enseigné l’histoire du dernier demi-siècle. »
Cela ne veut pas dire pourtant qu’en 1848 Marx et Engels ne tenaient pas entièrement compte des nécessaires prémices historiques de la révolution socialiste. Non seulement ils reconnaissaient qu’il était nécessaire d’être arrivé à un niveau assez élevé du capitalisme pour rendre la transformation socialiste possible, mais ils niaient encore la possibilité de conserver le pouvoir politique aux mains du prolétariat au cas où cette condition préalable n’aurait pas été réalisée. En 1846, dans une lettre à M. Hess, W. Weitling relatait ainsi sa rupture avec Marx :

« Nous sommes arrivés à la conclusion qu’il ne peut être question actuellement de la réalisation du communisme en Allemagne ; que c’est, d’abord à la bourgeoisie de s’emparer du pouvoir. »
Le mot « nous » se rapportait à Marx et Engels puisque Weitling disait plus loin :

« Sur cette question Marx et Engels ont très violemment discuté avec moi. »
En octobre-novembre 1847 dans son article : La critique moralisante, Marx écrivait à ce sujet avec une entière netteté :

« S’il est exact que, politiquement, c’est-à-dire, à l’aide de son pouvoir d’Etat, la bourgeoisie « maintient l’injustice des rapports de propriété » [expression d’Heinzen], il n’en est pas moins vrai qu’elle ne les crée pas. L’injustice des rapports de propriété ... ne doit en rien son origine à la domination politique des classes bourgeoises, mais c’est au contraire, la domination de la bourgeoisie qui découle des rapports actuels de la production ... Pour cette raison, si le prolétariat renverse la domination politique de la bourgeoisie, sa victoire sera seulement un moment dans le processus de la révolution bourgeoise elle-même et servira la cause de celle-ci dont elle favorise le développement ultérieur, ainsi que cela fut en 1794 et que sera encore, tant que la marche, le « mouvement » de l’histoire n’aura pas élaboré les facteurs matériels qui créeront la nécessité de mettre fin aux méthodes bourgeoises de la production et, par voie de conséquence, à la domination politique de la bourgeoisie » (Legs littéraire, tome II, p. 512-513 ; souligné par nous).
Il en résulte que Marx admettait la possibilité d’une victoire politique du prolétariat sur la bourgeoisie à un moment du développement historique où les conditions préalables de la révolution socialiste ne seraient pas encore mûres. Mais il affirme qu’une telle victoire serait passagère et il prédit, avec une prescience géniale, qu’une conquête prématurée, au point de vue historique, du pouvoir politique par le prolétariat serait « seulement un moment dans le processus de la révolution bourgeoise elle-même ». Il convient de conclure que - dans le cas d’une telle conquête notoirement « prématurée » du pouvoir - Marx considérait comme obligatoire, pour les éléments conscients du prolétariat, d’avoir une politique qui tienne compte de ce que cette conquête représente, objectivement, « seulement un moment dans le processus de la révolution bourgeoise elle-même » et qu’elle « servira la cause de celle-ci dont elle favorisera le développement ultérieur » : politique qui amènerait le prolétariat à limiter volontairement la position et la solution des problèmes révolutionnaires. Car le prolétariat pourra remporter une véritable victoire sur la bourgeoisie - et non seulement pour la bourgeoisie - seulement lorsque « la marche de l’histoire aura élaboré les facteurs matériels qui créeront la nécessité (même pas seulement la possibilité objective. J.M.) de mettre fin aux méthodes bourgeoises de la production ».

Les paroles suivantes de Marx expliquent dans quel sens une victoire passagère du prolétariat pourrait devenir un moment dans le processus de la révolution bourgeoise :

« Le règne de la terreur en France a pu servir seulement à effacer, comme par miracle, sous ses terribles coups de massue, toutes les ruines de la féodalité de la surface de la France. Avec sa circonspection timorée, la bourgeoisie n’aurait pas pu venir à bout de ce travail en plusieurs décades. Par conséquent, les actes sanglants du peuple ont servi seulement à niveler la route de la bourgeoisie. »
Le règne de la terreur en France a été une domination momentanée de la petite bourgeoisie démocratique et du prolétariat sur l’ensemble des classes possédantes, y compris la bourgeoisie authentique. Marx affirme ici avec la plus grande netteté qu’une telle domination momentanée ne peut servir de point de départ à une transformation socialiste, à moins que ne se soient élaborés, préalablement, les facteurs matériels qui rendent celle-ci indispensable. On dirait que Marx a écrit spécialement à l’intention de ceux qui considèrent le simple fait de l’éventuelle conquête du pouvoir par la petite bourgeoisie démocratique et par le prolétariat comme une preuve de la maturité de la société pour la révolution sociale. Mais on dirait aussi qu’il a écrit spécialement à l’intention de ceux parmi les socialistes, aux yeux desquels une révolution, bourgeoisie quant à ses objectifs, ne saurait admettre qu’au cours de son développement le pouvoir échapper (momentanément) aux mains de la bourgeoisie pour passer aux masses démocratiques ; à l’intention des socialistes qui considèrent comme utopique la seule idée d’un tel déplacement du pouvoir et qui ne se rendent pas compte que ce phénomène est « seulement un moment dans le processus de la révolution bourgeoise elle-même », un facteur assurant, sous certaines conditions, la suppression plus complète, plus radicale des obstacles qui se dressent sur le chemin de cette révolution.

La révolution européenne de 1848 n’a pas abouti à la conquête du pouvoir politique par le prolétariat. Peu de temps après les journées de juin, Marx et Engels ont commencé à se rendre compte que les conditions historiques de cette conquête n’étaient pas encore mûres. Pourtant ils ont surestimé le rythme du développement historique en envisageant, comme on le sait, un nouvel assaut révolutionnaire dès les plus proches années à venir, avant même que meure la dernière vague de la tempête de 1848. Et les nouveaux facteurs à la faveur desquels le pouvoir était, désormais, susceptibles de passer aux mains du prolétariat, ils ne les voyaient pas seulement dans la fructueuse expérience que celui-ci avait récoltée dans les combats de classe de « l’année démente », mais encore dans l’évolution subie par la petite bourgeoisie et qui leur semblait devoir la pousser irrésistiblement vers une union solide avec le prolétariat.

Dans La lutte de classes en France et, plus tard, dans le Dix-huit brumaire, Marx a constaté le reflux de la petite bourgeoisie démocratique des villes vers le prolétariat, reflux qui a pris forme vers la fin de 1848 ; et, dans le deuxième des ouvrages indiqués, il a annoncé la probabilité d’un prochain reflux analogue de la part des petits paysans parcellaires, déçus par la dictature de Napoléon III dont ils auront été les principaux créateurs et le plus fort soutien.

« Les intérêts des paysans, écrivait-il, ne se confondent plus avec ceux de la bourgeoisie et du capital, comme c’était le cas sous Napoléon Ier ; au contraire, ils s’y opposent. C’est pourquoi ils trouvent un allié naturel et un guide dans le prolétariat des villes, dont la destinée est de renverser l’ordre bourgeois » (Le 18 brumaire, cité d’après l’édition allemande, p. 102).

Ainsi, le prolétariat n’avait plus à « patienter » d’être devenu la majorité absolue pour conquérir le pouvoir politique. Grandi lui-même grâce au développement du capitalisme, il bénéficiait, de plus, de l’appoint des petits propriétaires de la ville et des campagnes, que l’effritement des assises de la propriété privée éloignait de la bourgeoisie capitaliste.

C’est dans ce fait nouveau que - lorsque, après une interruption de vingt ans, le processus révolutionnaire s’est ranimé pour aboutir à la Commune de Paris - Marx a cru voir une chance en faveur du dénouement de cette insurrection par la dictature du prolétariat, effective et solide.

Marx a écrit dans La guerre civile :

« C’était la première révolution où la classe ouvrière eût été reconnue seule capable d’une initiative sociale : elle a été reconnue comme telle par le Tiers Etat de Paris - petits marchands, artisans, commerçants - par tous, à l’exception des riches capitalistes ... Cette masse, appartenant au Tiers Etat, avait participé, en 1848, à l’écrasement de l’insurrection ouvrière et, aussitôt après, sans le moindre scrupule, l’assemblée constituante l’avait jetée en pâture à ses créanciers ... Cette masse avait l’intuition qu’il lui fallait maintenant choisir entre la Commune et l’Empire ... Après que la bande errante des anciens courtisans bonapartistes et des capitalistes eut fui de Paris, le véritable « parti de l’ordre » du Tiers Etat, qui se nomma « Union républicaine », se rangea sous le drapeau de la Commune et défendit celle-ci contre les calomnies de Thiers » (La guerre civile en France, édition russe de Bouréviestnik, pp. 36-37).
En 1845 déjà, alors qu’il s’orientait seulement vers le socialisme, Marx déterminait dans L’Introduction à la critique de la philosophie du droit d’Hegel, les conditions nécessaires pour permettre à une classe révolutionnaire de prétendre à une situation dominante dans la société. Pour cela, elle doit paraître aux yeux de toutes les masses opprimés par le régime existant comme « la classe libératrice par excellence », éventualité possible dès que la classe, contre laquelle est mené le combat, est devenue aux yeux des masses en question « la classe d’oppression par excellence ». En 1848, cette éventualité n’existait certainement pas : la décomposition de la petite propriété n’était pas encore assez avancée.

En 1871, la situation paraissait être tout autre. A cette époque, Marx et Engels s’étaient, sans aucun doute, affranchis de l’influence de la tradition jacobine d’une « minorité consciente » à la tête des masses inconscientes (c’est-à-dire : simplement révoltées. J. M.). C’est donc justement sur le fait que les petits propriétaires entraînés à la ruine se groupaient sciemment autour du prolétariat socialiste que les deux grands théoriciens du socialisme scientifique ont basé leur pronostic favorable quant à l’issue de l’insurrection parisienne, commencée, on le sait, contrairement à leurs souhaits. Ils avaient certainement raison en ce qui concerne la petite bourgeoisie citadine (tout au moins, la parisienne). Contrairement à ce qui s’était passé après les journées de juin, le massacre des communards du mois de mai n’a pas été l’œuvre de toute la société bourgeoise, mais celle, uniquement, des classes capitalistes ; la petite bourgeoisie n’a pas participé en rien à l’écrasement de la Commune, ni à l’orgie réactionnaire qui en a été le prolongement. Marx et Engels ont vu beaucoup moins juste en ce qui concerne les paysans. Dans La guerre civile, Marx croyait que l’isolement de Paris et la brève durée de la Commune ont seul empêché les paysans de se joindre à la révolution prolétarienne. Et il poursuivait ainsi le fil des raisonnements dont Le 18 brumaire a fourni le début :

« Le paysan a été bonapartiste parce qu’il confondait la grande révolution et les avantages apportés par elle avec le nom de Napoléon. Sous le Second Empire, cette erreur avait presque complètement disparu. Ce préjugé de l’ancien temps n’aurait pas pu résister à l’appel de la Commune qui touchait aux intérêts vitaux, aux besoins immédiats des paysans. Messieurs les ruraux comprenaient parfaitement que si le Paris de la Commune communiquait librement avec les départements, l’ensemble de la paysannerie s’insurgerait au bout de quelque trois mois » (p. 38).
L’histoire de la Troisième République a démontré que sur ce point, Marx s’était trompé. Dans les années 1870, les paysans (comme, du reste, une grande partie de la petite bourgeoise citadine de la province française) étaient encore très loin de rompre avec le capital et la bourgeoisie, de reconnaître en celle-ci « la classe d’oppression », de considérer le prolétariat comme la « classe libératrice » et de confier à ce dernier la direction de leur mouvement. En 1895, toujours dans la préface de La lutte des classes, Engels devait dire : « Il s’est avéré une fois de plus, vingt ans après les événements de 1848-1851, que le pouvoir de la classe ouvrière n’était pas possible », car « la France n’a pas soutenu Paris ». (D’autre part, Engels désignait, comme cause de la défaite, l’absence d’unité au sein même du prolétariat insurgé, ce qui témoignait de son insuffisante maturité révolutionnaire et le poussait à gaspiller ses forces dans une « lutte stérile entre blanquistes et proudhoniens »).

Mais de quelque nature que pût être l’erreur de Marx dans l’évaluation réelle des forces en présence, il traçait en 1871, très clairement le problème de la dictature du prolétariat. « La Commune, disait-il, a été la représentation authentique de tous les éléments sains de la société française ; pour cette raison, elle a été réellement un gouvernement national. » (La guerre civile, p. 38, souligné par nous).

Par conséquent, selon Marx, la dictature du prolétariat ne trouve pas son expression dans l’écrasement, par le prolétariat, de toutes les classes non-prolétariennes de la société, mais, au contraire, dans la soudure, autour du prolétariat, de tous les « éléments sains de la société » - tous, sauf les « riches capitalistes », sauf la classe contre laquelle est dirigée la lutte historique du prolétariat. D’après sa composition et d’après ses tendances, le gouvernement de la Commune a été un gouvernement ouvrier. Pourtant ce n’est pas pour avoir été imposé par la violence à une majorité de masses non-prolétariennes que ce gouvernement a été l’expression de la dictature du prolétariat, mais, au contraire, parce que ces ouvriers et ces « défenseurs notoires de la classe ouvrière » avaient reçu le pouvoir de cette majorité même. Marx soulignait que « la Commune était formée de conseillers municipaux élus dans les circonscriptions parisiennes au suffrage universel ... En supprimant ceux des organes de l’ancien pouvoir gouvernemental qui servaient seulement à opprimer le peuple, la Commune a dépouillé de ses fonctions légales le pouvoir qui prétendait se tenir au-dessus de la société et les a transmis aux serviteurs responsables de celle-ci ... Le peuple organisé en communes était, désormais, appelé à se servir du suffrage universel exactement comme n’importe quel employeur qui se sert de son droit individuel de choisir les ouvriers, les surveillants, les comptables pour ses entreprises » .

L’organisation entièrement démocratique de la Commune, basée sur le suffrage universel, sur la révocabilité immédiate de tout mandataire par simple décision de ses électeurs, sur la suppression du fonctionnariat et de la force armée opposée au peuple, sur l’électivité de toutes les fonctions : voilà ce qui forme, selon l’exposé de Marx, l’essence de la dictature de classe du prolétariat. Il n’est question chez lui d’aucune opposition de la dictature à la démocratie.

Déjà en 1847, dans son projet initial du Manifeste communiste, Engels écrivait :

« Elle (la révolution du prolétariat) établira en tout premier lieu l’administration démocratique de l’Etat et instaurera ainsi, directement ou indirectement, la domination politique du prolétariat. Directement : en Angleterre ou les prolétaires forment la majorité du peuple ; indirectement : en France et en Allemagne où la majorité du peuple n’est pas composée seulement de prolétaires, mais encore de petits paysans et de petits bourgeois, qui commencent seulement de passer au sein du prolétariat et dont les intérêts politiques tombent, de plus en plus, sous la dépendance du prolétariat » (Les principes du communisme, traduction russe sous la rédaction de Zinoviev, p. 22).
« Le premier pas de révolution, déclare le Manifeste, consiste dans l’élévation du prolétariat au rang de classe dominante, dans la conquête de la démocratie. »

Entre l’élévation du prolétariat au rang de classe dominante et la conquête de la démocratie, Marx et Engels posaient le signe d’égalité. Ils comprenaient l’utilisation du pouvoir politique par le prolétariat seulement dans les formes d’une démocratie totale.

Au fur et à mesure que Marx et Engels acquéraient la certitude que le socialisme pourra vaincre uniquement s’il s’appuie sur la majorité du peuple acceptant sciemment son programme positif, leur conception de la dictature de classe se vidait de toute substance jacobine. Mais du moment que la notion de la dictature s’est modifiée de la sorte, quelle est donc la substance positive qu’elle contient encore ? Exactement celle qui se trouve formulée avec une précision suffisante dans le programme de notre parti, programme rédigé à une époque où les discussions théoriques provoquées par le « bernsteinianisme » ont incité les marxistes à polir et à déterminer avec soin certaines expressions qu’un long usage courant dans la lutte politique quotidienne avait sensiblement vidée de sens précis.

Le programme du Parti Social-Démocrate Ouvrier de Russie a été le seul programme officiel d’un parti ouvrier, qui définit l’idée de la conquête du pouvoir politique par le prolétariat dans les termes de « dictature de classe ».

Puisque Bernstein, Jaurès et d’autres critiques du marxisme s’obstinaient à donner à l’expression : « dictature du prolétariat » le sens blanquiste du pouvoir détenu par une minorité organisée et reposant sur la violence que celle-ci exerce sur la majorité, les auteurs du programme russe ont été obligés de délimiter le plus étroitement possible le sens de cette idée politique. Ils l’ont fait en affirmant que la dictature du prolétariat est le pouvoir de ce dernier pouvoir tel qu’il est capable d’écraser toute résistance que les classes exploitrices pourraient opposer à la réalisation de transformation d’ordre socialiste et révolutionnaire.

Tout simplement.

Une force effective concentrée aux mains du pouvoir d’Etat et capable de réaliser la volonté consciente de la majorité en dépit de la résistance d’une minorité économiquement puissante - c’est cela la dictature du prolétariat et elle ne peut être autre chose en accord avec l’enseignement de Marx. Non contente de s’accommoder du régime de la démocratie, une telle dictature peut exister uniquement dans le cadre de la démocratie, dans le plein exercice de l’égalité politique absolue de tous les citoyens. Une telle dictature peut être envisagée seulement dans la mesure où le prolétariat aura effectivement soudé autour de lui « tous les éléments sains de la nation », c’est-à-dire : tous ceux qui ne peuvent que gagner aux transformations révolutionnaires inscrites dans le programme du prolétariat, dans la mesure où le développement historique aura amené ces éléments à reconnaître le bénéfice qu’ils retireront de ces transformations. Le gouvernement, qui incarnera une telle dictature, sera, dans toute l’acception du terme, un « gouvernement national ».

Messages

  • Au rédacteur de la Neue Deutsche Zeitung !

    Dans le feuilleton de votre journal du 22 juin courant, vous m’avez reproché de soutenir publiquement la domination et la dictature de la classe ouvrière, tandis que vous mettez en avant contre moi l’abolition des différences de classes en bloc. J’avoue ne pas comprendre cette mise au point.

    Vous saviez parfaitement que dans le Manifeste du Parti communiste (publié à la veille de la révolution de Février 1848), il est dit à la page 16 :

    « Si, dans sa lutte contre la bourgeoisie, le prolétariat est forcé de s’unir en une classe ; si, par une révolution, il se constitue en classe dominante et, comme telle, abolit violemment les anciens rapports de production — c’est alors qu’il abolit en même temps que ce système de production les conditions d’existence de l’antagonisme des classes ; c’est alors qu’il abolit les classes en général et, par là même, sa propre domination en tant que classes ! »

    Vous savez qu’avant février 1848 j’ai défendu contre Proudhon la même conception dans Misère de la philosophie.

    Enfin, on peut lire à la page 32 de ce même article que vous critiquez, n° 3 de la Neue Rheinische Zeitung :

    « ce socialisme » (c’est à dire le communisme) « est la déclaration de la révolution en permanence, la dictature de classe du prolétariat comme point de transition nécessaire vers l’abolition des différences de classes tout court, vers l’abolition de tous les rapports de production sur lesquels elles reposent, vers l’abolition de toutes les relations sociales qui correspondent à ces rapports de production, vers le bouleversement de toutes les idées qui naissent de ces relations sociales. »

    Karl Marx, juin 1850

  • « Mais, avant de réaliser un changement socialiste, il faut une dictature du prolétariat, dont une condition première est l’armée prolétarienne. Les classes ouvrières devront conquérir sur le champ de bataille le droit à leur propre émancipation. La tâche de l’Internationale est d’organiser et de coordonner les forces ouvrières dans le combat qui les attend. »

    • « Discours de commémoration du septième anniversaire de l’Association internationale des travailleurs, le 25 septembre 1871 à Londres », Karl Marx, dans La commune de 1871 (1871), Marx, Engels, éd. 10/18, 1971, partie Prolongements historiques et théoriques de la Commune, chap. Enseignement de la commune, p. 207

    « Entre la société capitaliste et la société communiste, se place la période de transformation révolutionnaire de l’une en l’autre. A cette période correspond également une phase de transition politique où l’Etat ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat. »

    • « Critique du programme ouvrier Allemand (Programme de Gotha) », dans Oeuvres (1875), Karl Marx (trad. Maximilien Rubel, avec la collaboration de Louis Janover), éd. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1963, t. I - Economie I, partie IV, p. 1429

    « Toute situation politique provisoire qui succède à une révolution réclame une dictature, voir une dictature énergique. Nous avons, dès l’abord, reproché à Camphausen de n’avoir pas adopté une attitude dictatoriale, de n’avoir pas détruit et aboli immédiatement les résidus des anciennes institutions. »

    • « Neue Rheinische Zeitung, n° 102 », dans Oeuvres (14 septembre 1848), Marx (trad. Maximilien Rubel, avec la collaboration de Louis Janover), éd. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1994, t. IV - Politique I, p. 51

  • « Entre la société capitaliste et la société communiste, se place la période de transformation révolutionnaire de celle-là en celle-ci. A quoi correspond une période de transition politique où l’Etat ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat.’

    Gloses marginales au programme du Parti Ouvrier allemand, Karl Marx

  • Karl Marx dans le Manifeste du parti communiste :

    "Le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher peu à peu à la bourgeoisie tout capital, pour centraliser tous les moyens de production entre les mains de l’Etat ouvrier, c’est-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante..."

    Mais Engels, en accord avec Marx, précise :

    "Aussi longtemps que les classes dominantes tiennent les rênes, toute étatisation n’est pas l’abolition mais un changement dans la forme de l’exploitation."

  • Le Manifeste Communiste de Marx et Engels :

    « Le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher peu à peu toute espèce de capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production dans les mains de l’Etat – du prolétariat organisé en classe dominante – et pour accroitre le plus rapidement possible la masse des forces productives.

    Naturellement, tout cela ne peut se faire dès l’abord sans attenter despotiquement au droit de propriété et aux rapports de production bourgeois, donc sans prendre des mesures apparemment insuffisantes et inconsistantes du point de vue économique. Mais au cours du mouvement, ces mesures se dépassent elles-mêmes et sont indispensables comme moyens de bouleverser le mode de production tout entier. »

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