mardi 7 mars 2023, par
La division du travail implique du même coup la contradiction entre l’intérêt de l’individu privé ou de la famille singulière et l’intérêt commun de tous les individus liés par des relations mutuelles. Or, cet intérêt collectif ne peut exister seulement dans la représentation comme « intérêt universel », mais il existe d’abord dans la réalité sous forme de dépendance réciproque des individus qui se partagent le travail...
C’est justement cette contradiction entre l’intérêt particulier et l’intérêt collectif qui amène l’intérêt collectif à prendre, en tant qu’État, une forme indépendante, séparée des intérêts réels de l’individu et de l’ensemble et à faire en même temps figure de communauté illusoire, mais toujours sur la base concrète des liens existants dans chaque conglomérat de familles et de tribus, tels que liens de la chair et du sang, langage, division du travail à une plus grande échelle et autres intérêts - et parmi ces intérêts nous trouvons en particulier les intérêts des classes déjà conditionnées par la division du travail, qui se dégagent dans tout groupement de ce genre et dont l’une domine toutes les autres.
Il s’ensuit que toutes les luttes à l’INTÉRIEUR de l’État – la lutte entre la démocratie, l’aristocratie et la monarchie, la lutte pour le droit de vote, etc., etc. – ne sont que des formes illusoires sous lesquelles sont menées les luttes réelles des différentes classes entre elles ; et il s’ensuit également que toute classe qui se bat pour la domination – comme c’est le cas du prolétariat, même si sa domination a en vue d’abolir toute la forme sociale surannée et le pouvoir en général – doit commencer par conquérir d’abord le pouvoir politique pour faire valoir ses intérêts comme étant l’intérêt universel – ce à quoi il est contraint dans une première phase.
Le socialisme utopique n’est l’expression théorique du prolétariat qu’aussi longtemps que celui-ci n’est pas encore assez mûr pour développer son propre mouvement historique par lui-même 45. L’utopisme, le socialisme des doctrinaires, subordonnait l’ensemble du mouvement à l’un de ses moments particuliers et posait à la place de la production sociale communautaire l’activité cérébrale du penseur individuel, dont l’imagination éliminait la lutte révolutionnaire des classes avec ses exigences au moyen de petits artifices ou de grosses sentimentalités.
Au fond, le socialisme doctrinaire idéalise les conditions de la société, dont il reproduit une image sans ombre, en cherchant à faire triompher son idéal contre la réalité de cette société. Aujourd’hui le prolétariat abandonne ce socialisme à la petite bourgeoisie, tandis que la lutte des différents chefs socialistes entre eux fait ressortir clairement que la revendication obstinée de telle ou telle mesure particulière qu’ils prônent avec obstination n’est qu’un point de transition entre autres du révolutionnement de la société.
Dans l’intervalle, le prolétariat se regroupe de plus en plus autour du socialisme révolutionnaire, autour du communisme pour lequel la bourgeoisie elle-même a inventé le nom de Blanqui. Ce socialisme est la déclaration de la révolution permanente avec la dictature révolutionnaire de classe du prolétariat en tant que point nécessaire de transition pour parvenir à l’abolition de toutes les différences de classe en général, à l’abolition de tous les rapports de production sur lesquels se fondent les classes, à l’abolition de tous les rapports sociaux qui correspondent à ce mode de production, au révolutionnement de toutes les idées qui émanent de ces rapports sociaux.
Depuis 1845, Marx et moi, nous avons pensé que l’une des conséquences finales de la future révolution prolétarienne sera l’extinction progressive des organisations politiques appelées du nom d’État. De tout temps, le but essentiel de cet organisme a été de maintenir et de garantir par la violence armée l’assujettissement économique de la majorité ouvrière par la minorité fortunée. Avec la disparition de cette minorité fortunée disparaît aussi la nécessité d’un pouvoir armé d’oppression ou État. Mais en même temps, nous avons toujours pensé que, pour parvenir à ce résultat et à d’autres, bien plus importants encore pour la future révolution sociale, la classe ouvrière devait d’abord s’emparer du pouvoir politique de l’État, afin d’écraser grâce à lui la résistance de la classe capitaliste et de réorganiser les structures sociales. C’est ce que l’on peut lire déjà dans le Manifeste communiste de 1847.
Les anarchistes mettent les choses sens dessus dessous. Ils déclarent que la révolution prolétarienne doit commencer en abolissant l’organisation politique de l’État. Or, la seule organisation dont le prolétariat dispose après sa victoire, c’est précisément l’État. Certes, cet État doit subir des changements très considérables avant de pouvoir remplir ses nouvelles fonctions, mais le détruire à ce moment-là, ce serait détruire le seul organe grâce auquel le prolétariat victorieux puisse précisément faire valoir la domination qu’il vient de conquérir pour écraser ses adversaires capitalistes et entreprendre le révolutionnement économique de la société, faute de quoi toute victoire devra s’achever par une nouvelle défaite et par un massacre général des ouvriers, comme ce fut le cas de la Commune de Paris.
Pourquoi les antiautoritaires ne se bornent-ils pas à crier contre l’autorité politique, l’État ? Tous les socialistes sont d’accord sur le fait que l’État politique et, avec lui, l’autorité politique disparaîtront à la suite de la révolution sociale future, autrement dit que les fonctions publiques perdront leur caractère politique et se transformeront en simples administrations veillant aux véritables intérêts sociaux. Mais les antiautoritaires demandent que l’État politique autoritaire soit aboli d’un seul coup, avant même que ne soient supprimées les conditions sociales qui l’ont fait naître. Ils réclament que le premier acte de la révolution sociale soit l’abolition de l’autorité.
Ont-ils jamais vu une révolution, ces messieurs ?
Une révolution est certainement la chose la plus autoritaire qui soit, c’est l’acte par lequel une fraction de la population impose sa volonté à l’autre au moyen de fusils, de baïonnettes et de canons, moyens autoritaires s’il en est ; et le parti victorieux, s’il ne veut pas avoir combattu en vain, doit continuer à dominer avec la terreur que ses armes inspirent aux réactionnaires. La Commune de Paris eût-elle pu se maintenir un seul jour si elle n’avait pas usé de l’autorité d’un peuple en ar- mes contre la bourgeoisie ? Ne faut-il pas, au contraire, la critiquer de ce qu’elle ait fait trop peu usage de son autorité ?
Donc, de deux choses l’une : ou bien les antiautoritaires ne savent pas ce qu’ils disent et, dans ce cas, ils ne font que semer la confusion, ou bien ils le savent et, dans ce cas, ils trahissent la cause du prolétariat. De toute façon, ils servent la réaction.
Toute cette affaire n’était ni préparée, ni organisée, ni dirigée. On n’avait pas fixé de but aux grèves, et on ne s’était pas concerté sur l’action à mener. C’est ce qui explique que les grévistes hésitèrent dès que les autorités firent preuve de la moindre résistance, et que les ouvriers furent incapables de surmonter leur respect de la loi...
C’est pourquoi une force militaire et policière minime suffit à tenir les masses en échec. On a vu à Manchester comment des milliers d’ouvriers furent encadrés et cernés sur une place par quatre ou cinq dragons qui tenaient les issues ! Le principe de la « révolution légale » avait tout paralysé. C’est ainsi que l’entreprise échoua. Tous les ouvriers reprirent le travail lorsque leurs maigres économies furent dépensées et qu’il ne leur resta plus rien à manger.
La seule chose qui fut et reste utile dans tout cela pour les sans-réserves, c’est la conscience qu’une révolution par des voies légales est impossible, et que seule une révolution violente des rapports aberrants de la présente société – c’est-à-dire un renversement radical de l’aristocratie foncière et industrielle – peuvent améliorer la situation matérielle des prolétaires.
Déjà la bourgeoisie centralise considérablement. Loin d’en être désavantagé, le prolétariat se trouve mis en état par cette centralisation de s’unifier, de se sentir comme classe, de s’approprier dans la démocratie une conception politique adéquate et, pour finir, de vaincre la bourgeoisie. Le prolétariat démocrate n’a pas seulement besoin de la centralisation amorcée par la bourgeoisie, il devra la pousser bien plus avant.
Pendant le court moment où le prolétariat a été à la tête de l’État durant la Révolution française – lors du règne de la Montagne – il a réalisé la centralisation par tous les moyens, avec la grenaille et la guillotine. S’il revient maintenant au pouvoir, le prolétariat démocratique devra centraliser non seulement chaque pays pour lui-même, mais encore tous les pays civilisés dans leur ensemble, et ce, aussi rapidement que possible.
Pour ce qui est de l’État, toute la situation fluctuante après une révolution exige une dictature, et même une dictature énergique 53. Depuis le début, nous avons reproché à Camphausen de ne pas agir de façon dictatoriale, de ne pas briser et extirper immédiatement les vestiges des institutions surannées. Et tandis qu’il se berçait d’illusions constitutionnelles, le parti vaincu de la réaction renforçait ses positions au sein de la bureaucratie et de l’armée et se risquait même, çà et là, à reprendre la lutte.
À supposer que la contre-révolution tiendrait dans toute l’Europe par les armes, elle mourrait dans toute l’Europe par l’argent 54. La fatalité qui annulerait la victoire serait la faillite européenne – la faillite de l’État. Les pointes des baïonnettes se brisent aux piques de l’« économie » comme de l’amadou qui s’effrite.
Mais l’évolution n’attend pas l’échéance de ces traites que les États européens ont tirées sur la nouvelle société.
À Paris sera donnée la réplique décisive aux journées de juin. Lorsque la République rouge vaincra à Paris, les armées des différents pays seront projetées de l’intérieur vers les frontières et se déverseront à l’extérieur : la puissance réelle des partis en lutte se révélera, dès lors, dans toute sa pureté. Nous nous souviendrons alors de Juin et d’Octobre 1848 – et nous crierons à notre tour : Malheur aux vaincus !
Les vains massacres depuis les journées de Juin et d’Octobre, les longs sacrifices depuis Février et Mars, le cannibalisme même de la contre-révolution forgeront chez les peuples la conviction qu’il n’existe qu’un seul moyen de concentrer, d’abréger et de simplifier les souffrances d’une vieille société agonisante et les douleurs sanglantes de l’accouchement d’une société nouvelle : le terrorisme révolutionnaire.
Dans ces conditions, à quoi bon vos phrases hypocrites en vue de trouver l’impossible prétexte pour nous condamner ?
Nous sommes sans pitié, et nous ne vous demandons pas de nous ménager. Lorsque ce sera notre tour, nous ne chercherons pas d’excuses à notre terrorisme. Mais, les terroristes royalistes, les terroristes par la grâce de Dieu et du Droit, s’ils sont brutaux, méprisables et vulgaires dans la pratique, sont lâches, sournois et hypocrites en théorie ; bref, dans les deux cas, ils n’ont pas d’honneur.
Statuts de la Ligue des communistes
Article 1. - Le but de la Ligue est le renversement de la bourgeoisie, la domination du prolétariat, l’abolition de la vieille société bourgeoise, fondée sur les antagonismes de classe, et l’instauration d’une société nouvelle, sans classes et sans propriété privée.
Article 2. - Les conditions d’adhésion sont :
a) un mode de vie et une activité conformes à ce but ;
b) une énergie révolutionnaire et un zèle propagandiste ;
c) faire profession de communisme ;
d) s’abstenir de participer à toute société politique ou nationale anti-communiste, et informer le Comité supérieur de l’inscription à une société quelconque..
Déclaration de principe de la Société universelle des communistes révolutionnaires
Article 1. - Le but de l’association est la déchéance de toutes les classes privilégiées, de soumettre ces classes à la dictature des prolétaires, en maintenant la révolution en permanence jusqu’à la réalisation du communisme, qui doit être la dernière forme de constitution de la famille humaine.
Article 2. - Pour contribuer à la réalisation de ce but, l’association formera des liens de solidarité entre toutes les fractions du parti communiste révolutionnaire en faisant disparaître, conformément au principe de la fraternité républicaine, les divisions en nationalités.
Article 3. - Le comité fondateur de l’association est constitué en Comité central, et établira, partout où ce sera nécessaire à la réalisation de l’œuvre, des comités qui correspondront avec le Comité central...
Dans sa lutte contre le pouvoir collectif des classes possédantes, le prolétariat ne peut agir comme classe qu’en se constituant lui-même en parti politique distinct, opposé à tous les anciens partis formés par les classes possédantes. Cette constitution du prolétariat en parti politique est indispensable pour assurer le triomphe de la révolution sociale et de son but suprême, l’abolition des classes. La coalition des forces ouvrières déjà obtenue par les luttes économiques doit aussi servir de levier aux mains de cette classe, dans sa lutte contre le pouvoir politique de ses exploiteurs. Les seigneurs de la terre et les seigneurs du capital se serviront toujours de leurs privilèges politiques pour défendre et perpétuer leurs monopoles économiques, et asservir le travail. La conquête du pouvoir politique devient donc le premier devoir du prolétariat.
Comme tout parti politique tend à s’assurer la domination de l’État, le Parti ouvrier social-démocrate allemand s’efforce nécessairement d’instaurer sa domination qui est celle de la classe ouvrière, soit une « domination de classe ». Qui plus est, depuis les chartistes anglais, tout véritable parti prolétarien prône une politique de classe, l’organisation du prolétariat comme parti politique indépendant en tant que condition première de sa lutte, et la dictature du prolétariat en tant que but immédiat de sa lutte. En déclarant cela « absurde », Mülberger s’est placé lui-même hors du mouvement prolétarien et a pris rang dans la sphère du socialisme petit-bourgeois.
Etant donné les conditions actuelles, le grand devoir de la classe ouvrière est de conquérir le pouvoir politique . Il semble que les ouvriers en prennent conscience. On assiste, en effet, à une reprise du mouvement aussi bien ici en Allemagne, qu’en France et en Italie, où l’on tente pareillement de restaurer le parti ouvrier. Un élément de son succès, c’est le nombre. Toutefois, le nombre ne pèse dans la balance que s’il est uni par l’association et guidé par une claire conscience commune. L’expérience du passé a amplement démontré que si l’on dédaigne de nouer ce lien fraternel entre les travailleurs des différents pays pour les entraîner à faire front ensemble dans leurs luttes pour l’émancipation, la sanction en sera l’échec commun de ces assauts désordonnés. C’est cette conviction qui A POUSSÉ LES TRAVAILLEURS DES DIFFERENTS PAYS À FONDER l’Association internationale à l’occasion de l’assemblée publique tenue le 28 septembre 1864 à St. Martin’s Hall.
A propos de l’Internationale, Marx dit que le grand succès qui a couronné jusqu’alors ses efforts, est dû à des circonstances qui dépassent le pouvoir de ses membres eux-mêmes. La fondation de l’Internationale elle-même a été le résultat de telles circonstances et n’est pas due aux efforts des hommes qui se sont attachés à cette œuvre. Ce n’est donc pas le fruit d’une poignée de politiciens habiles : tous les politiciens du monde réunis n’auraient pu créer les conditions et les circonstances qui furent nécessaires pour assurer le succès de l’Internationale... Le dernier mouvement a été le plus grand de tous ceux qui se sont produits jusqu’ici, et il ne peut y avoir deux opinions à son égard : la Commune a été la conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière. Il y a eu de nombreux malentendus sur la Commune. Celle-ci ne devait pas asseoir une nouvelle forme de domination de classe. Lorsque les présentes conditions d’oppression seront éliminées grâce au transfert des moyens de production aux travailleurs productifs et à l’obligation faite à tous les individus physiquement aptes de travailler pour vivre, on aura détruit l’unique raison d’être d’une quelconque domination de classe et d’oppression.
Mais avant de réaliser un changement socialiste, il faut une dictature du prolétariat, dont une condition première est l’armée prolétarienne. Les classes ouvrières devront conquérir sur le champ de bataille le droit à leur propre émancipation. La tâche de l’Internationale est d’organiser et de concerter les forces ouvrières dans le combat qui les attend.
Dès sa naissance, la bourgeoisie est bâtée de son antagoniste : les capitalistes ne peuvent exister sans travailleurs salariés, et à mesure que le bourgeois des cor- porations médiévales devenait le bourgeois moderne, le compagnon des corporations et le journalier délié des liens féodaux devenaient le prolétaire, même si, dans l’ensemble, la bourgeoisie pouvait prétendre représenter également, dans la lutte contre la noblesse, les intérêts des diverses classes laborieuses de ce temps-là, on vit cependant, à chaque grande révolution bourgeoise, éclater des soulèvements autonomes de la classe qui était la devancière plus ou moins développée du prolétariat moderne. Ainsi vit-on se dresser, durant la Réforme allemande et la Guerre des paysans, Thomas Münzer ; durant la grande révolution anglaise, les niveleurs ; durant la grande révolution française, Babeuf. A ces levées de boucliers révolutionnaires d’une classe encore embryonnaire, correspondaient des formulations théoriques : aux XVIème et XVIIème siècles, des peintures utopiques d’une société idéale ; au XVIIIème siècle, des théories déjà franchement communistes (Morelly et Mably). La revendication de l’égalité ne se limitait pas seulement aux droits politiques, elle devait s’étendre encore à la condition sociale de chacun. Ce n’était plus seulement les privilèges de classe qui devaient être abolis, mais les différences de classe elles-mêmes...
Alors déjà, il était impossible à la fraction plébéienne de s’en tenir à une simple lutte contre le féodalisme et la bourgeoisie privilégiée. Car elle – la fraction absolument sans propriété – devait déjà mettre en question des institutions, des idées et des conceptions communes à toutes les formes de société qui reposaient sur des antagonismes de classe... Dans ces conditions, tout parti bourgeois placé à la tête de la révolution se voit débordé dans ce mouvement même par le parti plébéien ou prolétariat qu’il a derrière lui. De même que la philosophie religieuse de Münzer frisait l’athéisme, son programme politique frisait le communisme, et plus d’une secte communiste moderne, encore à la veille de la révolution de mars (1848), ne disposait pas d’un arsenal théorique plus riche que celui des « Münzériens » du XVIe siècle. Ce pro- gramme, qui était moins la synthèse des revendications des plébéiens de l’époque que l’anticipation géniale des conditions d’émancipation des éléments prolétariens en germe parmi ces plébéiens, exigeait l’instauration immédiate du royaume de Dieu, du royaume millénaire sur terre prophétisé, par le retour de l’Eglise à son origine et par la suppression de toutes les institutions en contradiction avec cette Eglise soi-disant primitive, mais en réalité toute nouvelle. Pour Münzer, le royaume de Dieu n’était pas autre chose qu’un état de société où il n’y aurait plus aucune différence de classe, aucune propriété privée, aucun pouvoir d’État autonome et étranger faisant face aux membres de la société. Toutes les autorités existantes, si elles refusaient de se soumettre et d’adhérer à la révolution, devaient être renversées ; tous les travaux et les biens devaient être mis en commun et l’égalité la plus complète régner. Une Ligue devait être fondée pour réaliser ce programme non seulement dans toute l’Allemagne, mais dans l’ensemble de la chrétienté. Les princes et les nobles seraient conviés à se joindre à elle ; s’ils s’y refusaient, la Ligue, à la première occasion, les renverserait les armes à la main ou les tuerait. Au soir de la victoire contre les puissances féodales, il est de règle que la minorité victorieuse se scinde en deux : une des deux moitiés est contente du résultat obtenu, l’autre veut encore aller plus loin et pose de nouvelles revendications qui correspondent aux intérêts véritables, ou apparents des grandes masses populaires. Ces revendications plus radicales furent aussi réalisées dans certains cas, mais souvent elles ne le furent qu’un instant car le parti le plus modéré reprenait le dessus, ce qui venait d’être acquis était alors perdu à nouveau en totalité ou en partie ; les vaincus criaient à la trahison ou rejetaient la défaite sur le hasard. Mais, en réalité, les choses étaient le plus souvent ainsi : les conquêtes de la première victoire n’étaient assurées que par la deuxième victoire du parti le plus radical ; une fois ceci acquis, c’est-à-dire ce qui était MOMENTANEMENT nécessaire, les éléments radicaux disparaissaient à nouveau du théâtre d’opérations et leur succès aussi...
L’émancipation politique constitue, assurément, un grand progrès. Elle n’est pas, il est vrai, la dernière forme de l’émancipation humaine, mais elle est la dernière forme de l’émancipation humaine dans l’ordre du monde actuel... Evidemment, au temps où l’État politique, en tant que tel, naît violemment de la société bourgeoise, où l’émancipation humaine tend à s’accomplir sous une forme politique individuelle, l’État peut et doit aller jusqu’à l’abolition et la suppression de la religion, au Maximum, à la confiscation, à l’impôt progressif, comme il va jusqu’à supprimer des vies et ne recule pas devant la guillotine. Au temps où l’État prend conscience de son existence propre, la vie politique cherche à étouffer ses prémisses – la société bourgeoise et ses éléments constitutifs – pour s’ériger en communauté réelle et harmonieuse de l’homme. Cependant, elle ne peut atteindre ce but qu’en se mettant en contradiction violente avec ses propres conditions d’existence, en déclarant la révolution à l’état permanent. Aussi le drame politique s’achève-t-il tout aussi nécessairement par la restauration de la religion, de la propriété privée et de tous les éléments de la société bourgeoise, que la guerre se termine par la paix...
Si, en conséquence, le prolétariat renverse la domination politique de la bourgeoisie, sa victoire ne sera que passagère : elle sera un simple élément au service de la révolution bourgeoise elle-même, comme ce fut le cas en 1794. Il en sera ainsi tant que les conditions matérielles ne sont pas créées au cours de l’histoire, du « mouvement », qui rendent nécessaire l’abolition du mode de production bourgeois, c’est-à-dire rendent nécessaire le renversement définitif de la domination politique de la bourgeoisie. La question difficile à résoudre pour nous est la suivante : sur le continent, la révolution est imminente et prendra un caractère socialiste, mais ne sera-t-elle pas étouffée dans ce petit coin du monde ? En effet, sur un terrain beaucoup plus vaste, le mouvement de la société bourgeoise est encore ascendant.
Nous avons vu que bourgeoisie et prolétariat sont enfants d’une époque nouvelle, que tous deux tendent dans leur action sociale à éliminer le fatras hérité de l’ancien régime. Ils ont, il est vrai, à mener entre eux une lutte très sérieuse, mais cette lutte ne peut être livrée à fond qu’à partir du moment où ils se trouvent seuls en face l’un de l’autre. Le vieux bataclan doit être jeté par dessus bord pour que le navire soit « paré pour le combat », à cela près que le combat ne se livre pas cette fois entre deux navires, mais à bord du même bâtiment, entre officiers et équipage.
La bourgeoisie ne peut conquérir le pouvoir politique, le traduire en Constitution et lois, sans mettre en même temps des armes entre les mains du prolétariat. Quelles sont les réformes à introduire ? Ce sont celles que les communistes proposent en vue de préparer l’abolition de la propriété privée. Les mesures pour limiter la concurrence, l’accumulation de vastes capitaux entre les mains d’individus privés, toute limitation ou abolition du droit d’héritage, toute organisation du travail par l’État, etc. - toutes ces mesures ne sont pas seulement possibles en tant que mesures révolutionnaires, mais encore nécessaires. Elles seront possibles parce que tout le prolétariat insurgé se tiendra derrière elles et les soutiendra par la force des armes. Elles sont réalisables, en dépit de toutes les objections et inconvénients que leur adressent les économistes et précisément en raison des maux et inconvénients qui forceront le prolétariat à procéder toujours plus à fond, jusqu’à ce que la propriété privée soit totalement abolie, s’il ne veut pas perdre de nouveau ce qu’il a déjà conquis. Elles sont possibles en tant que pas préparatoires, étapes intermédiaires de transition vers l’abolition de la propriété privée, mais en aucun cas autre chose. Monsieur Heinzen voudrait que ces mesures soient des mesures fixes, ultimes. Elles ne doivent rien préparer, mais être définitives. Pour lui, ce ne sont pas des moyens, mais un but. Elles ne sont pas ajustées à une situation révolutionnaire, mais à de paisibles conditions bourgeoises. Or, de cette façon, il les rend inefficaces et en même temps réactionnaires. Les économistes bourgeois ont même parfaitement raison quand ils opposent à M. Heinzen que ses mesures retardent sur la libre concurrence, car celle-ci est la forme d’existence ultime, la plus haute et la plus élevée de la propriété privée. Toutes les mesures qui partent de la base de la propriété privée tout en étant dirigées contre la libre concurrence sont réactionnaires, s’efforcent de restaurer des degrés de développement inférieurs de la propriété, et doivent donc finalement aussi succomber de nouveau devant la libre concurrence – ce qui rétablit la situation présente. Or, ces objections des bourgeois perdent leur force dès que l’on traite les réformes sociales mentionnées ci-dessus comme des interventions révolutionnaires de transition, alors qu’elles balaient de fond en comble la vision de M. Heinzen d’une république agraro-socialiste tricolore...
En somme, chez les communistes, ces mesures ont un sens et une raison parce qu’elles ne sont pas conçues comme des mesures arbitraires, mais dérivent nécessairement comme objectifs du développement de l’industrie, de l’agriculture, des rapports de distribution et de communication, ainsi que de la lutte de classe entre bourgeoisie et prolétariat qui y est liée. Ce ne sont jamais des mesures stables mais des mesures de salut public surgissant des hauts et des bas de la lutte des classes.