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Conscience ouvrière syndicaliste et conscience communiste
samedi 31 octobre 2009, par
Lénine dans "Que faire ?"
LA SPONTANEITE DES MASSES ET LA CONSCIENCE DE LA SOCIAL-DEMOCRATIE
a) DEBUT DE L’ESSOR SPONTANE
Dans le chapitre précédent nous avons marqué l’engouement général de la jeunesse instruite russe pour la théorie marxiste vers 1895. C’est vers la même époque que les grèves ouvrières, après la fameuse guerre industrielle de 1896 à Pétersbourg, revêtirent aussi un caractère général. Leur extension dans toute la Russie attestait clairement combien profond était le mouvement populaire qui montait à nouveau, et si l’on veut parler de l’"élément spontané", c’est assurément dans ce mouvement de grèves qu’il faut le voir avant tout. Mais il y a spontanéité et spontanéité. Il y eut en Russie des grèves et dans les années 70 et dans les années 60 (et même dans la première moitié du XIX° siècle), grèves accompagnées de destruction "spontanée" de machines, etc. Comparées à ces "émeutes", les grèves après 1890 pourraient être qualifiées même de "conscientes", tant le mouvement ouvrier avait progressé dans l’intervalle. Ceci nous montre que l’"élément spontané" n’est au fond que la forme embryonnaire du conscient. Les émeutes primitives exprimaient déjà un certain éveil de conscience : les ouvriers perdaient leur foi séculaire dans l’inébranlabilité du régime qui les accablait ; ils commençaient... je ne dirai pas à comprendre, mais a sentir la nécessité d’une résistance collective, et ils rompaient résolument avec la soumission servile aux autorités. Pourtant, c’était bien plus une manifestation de désespoir et de vengeance qu’une lutte. Les grèves d’après 1890 nous offrent bien plus d’éclairs de conscience : on formule des revendications précises, on tâche de prévoir le moment favorable, on discute certains cas et exemples des autres localités etc. Si les émeutes étaient simplement la révolte de gens opprimés, les grèves systématiques étaient déjà des embryons - mais rien que des embryons - de la lutte de classe. Prises en elles-mêmes, ces grèves étaient une lutte trade-unioniste, mais non encore social-démocrates ; elles marquaient l’éveil de l’antagonisme entre ouvriers et patrons ; mais les ouvriers n’avaient pas et ne pouvaient avoir conscience de l’opposition irréductible de leurs intérêts avec tout l’ordre politique et social existant, c’est à dire la conscience social-démocrate. Dans ce sens les grèves d’après 1890, malgré l’immense progrès qu’elles représentaient par rapport aux "émeutes", demeuraient un mouvement purement spontané.
Les ouvriers, avons-nous dit, ne pouvaient pas avoir encore la conscience social-démocrate. Celle-ci ne pouvait leur venir que du dehors. L’histoire de tous les pays atteste que, par ses seules forces, la classe ouvrière ne peut arriver qu’à la conscience trade-unioniste, c’est-à-dire à la conviction qu’il faut s’unir en syndicats, mener la lutte contre le patronat, réclamer du gouvernement telles ou telles lois nécessaires aux ouvriers, etc [1]. Quant à la doctrine socialiste, elle est née des théories philosophiques, historiques, économiques élaborées par les représentants instruits des classes possédantes, par les intellectuels. Les fondateurs du socialisme scientifique contemporain, Marx et Engels, étaient eux-mêmes, par leur situation sociale, des intellectuels bourgeois. De même en Russie, la doctrine théorique de la social-démocratie surgit d’une façon tout à fait indépendante de la croissance spontanée du mouvement ouvrier ; elle y fut le résultat naturel, inéluctable du développement de la pensée chez les intellectuels révolutionnaires socialistes. A l’époque dont nous parlons, c’est-à-dire vers 1895, cette doctrine était non seulement le programme parfaitement établi du groupe "Libération du Travail", mais elle avait gagné à soi la majorité de la jeunesse révolutionnaire de Russie.
Ainsi donc, il y avait à la fois éveil spontané des masses ouvrières, éveil à la vie consciente et à la lutte consciente, et une jeunesse révolutionnaire qui, armée de la théorie social-démocrate brûlait de se rapprocher des ouvriers. A ce propos, il importe particulièrement d’établir ce fait souvent oublié (et relativement peu connu), que les premiers social-démocrates de cette période, qui se livraient avec ardeur à l’agitation économique (en tenant strictement compte, à cet égard, des indications vraiment utiles de la brochure De l’agitation, encore manuscrite en ce temps-là), loin de considérer cette agitation comme leur tâche unique, assignaient dès le début à la social-démocratie russe les plus grandes tâches historiques en général et la tâche du renversement de l’autocratie, en particulier. Ainsi, par exemple, le groupe des social-démocrates de Pétersbourg, qui fonda "l’Union de lutte pour la libération de la classe ouvrière", rédigea, dès la fin de 1895, le premier numéro d’un journal intitulé Rabotchéïé Diélo. Prêt à être imprimé, ce numéro fut saisi par les gendarmes au cours d’une descente effectuée dans la nuit du 8 au 9 décembre 1895, chez un des membres du groupe, Anat. Alex. Vanéev [2], de sorte que le Rabotchéïé Diélo de la première formation ne put voir le jour. L’éditorial de ce journal (que peut-être dans une trentaine d’années une revue comme la Rousskaïa Starina exhumera des archives du département de la police) exposait les tâches historiques de la classe ouvrière en Russie, parmi lesquelles il mettait au premier plan la conquête de la liberté politique. Suivaient un article "A quoi pensent nos ministres ? [3] " sur le sac des comités d’instruction élémentaire par la police, ainsi qu’une série de correspondances, non seulement de Pétersbourg, mais aussi d’autres localités de la Russie (par exemple, sur un massacre d’ouvriers dans la province de Iaroslavl). Ainsi, ce "premier essai", si je ne m’abuse, des social-démocrates des années 1890-1900 n’était pas un journal étroitement local, encore moins de caractère "économique" ; il s’efforçait d’unir la lutte gréviste au mouvement révolutionnaire dirigé contre l’autocratie et d’amener tous les opprimés, victimes de la politique d’obscurantisme réactionnaire, à soutenir la social-démocratie. Et pour quiconque connaît tant soit peu l’état du mouvement à cette époque, il est hors de doute qu’un tel journal eût rencontré toute la sympathie des ouvriers de la capitale et des intellectuels révolutionnaires, et aurait eu la plus large diffusion. L’insuccès de l’entreprise prouva simplement que les social-démocrates d’alors étaient incapables de répondre aux exigences de l’heure par manque d’expérience révolutionnaire et de préparation pratique. De même pour le Rabotchi Listok [4] de Saint-Pétersbourg et surtout pour la Rabotchaïa Gazéta et le Manifeste du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie, fondé au printemps de 1898. Il va de soi que l’idée ne nous vient même pas à l’esprit de reprocher aux militants d’alors leur manque de préparation. Mais pour profiter de l’expérience du mouvement et en tirer des leçons pratiques, il faut se rendre compte, jusqu’au bout, des causes et de l’importance de tel ou tel défaut. C’est pourquoi il importe éminemment d’établir qu’une partie (peut-être même la majorité) des social-démocrates militants de 1895-1898 considéraient avec juste raison comme possible à cette époque-là, au début même du mouvement "spontané", de préconiser un programme et une tactique des plus étendus [5]. Or, le manque de préparation chez la plupart des révolutionnaires, étant un phénomène parfaitement naturel, ne pouvait susciter aucune appréhension particulière. Du moment que les tâches étaient bien posées ; du moment qu’on avait assez d’énergie pour essayer à nouveau de les accomplir, les insuccès momentanés n’étaient que demi-mal. L’expérience révolutionnaire et l’habileté organisatrice sont choses qui s’acquièrent. Il suffit qu’on veuille développer en soi les qualités nécessaires ! Il suffit qu’on prenne conscience de ses défauts, ce qui, en matière révolutionnaire, est plus que corriger à moitié !
Mais le demi-mal devint un mal véritable quand cette conscience commença à s’obscurcir (elle était pourtant très vive chez les militants des groupes mentionnés plus haut), quand apparurent des gens - et même des organes social-démocrates - prêts à ériger les défauts en vertus et tentant même de justifier théoriquement leur soumission servile au spontané, leur culte du spontané. Il est temps de faire le bilan de cette tendance, très inexactement caractérisée par le terme d’"économisme", trop étroit pour en exprimer le contenu.
Notes
[1] Le trade-unionisme n’exclut pas le moins du monde toute "politique", comme on le pense parfois. Les trade-unions ont toujours mené une certaine agitation et une certaine lutte politiques (mais non social-démocrates). Dans le chapitre suivant, nous exposerons la différence entre la politique trade-unioniste et la politique social-démocrate.
[2] A. Vanéev est mort en 1899, en Sibérie orientale, d’une phtisie contractée pendant sa détention cellulaire en prison préventive. C’est pourquoi nous avons jugé possible de publier les renseignements cités dans le texte ci-dessus ; nous répondons de leur exactitude, car ils proviennent de gens ayant connu personnellement et intimement A. Vanéev.
[3] Voir Lénine oeuvres, 4° éd. russe, t. 2, pp. 71-76. (N.R.)
[4] Le Rabotchi Listok était le journal illégal de l’Union de lutte pour la libération de la classe ouvrière" de Pétersbourg. Il n’en parût que deux numéros en 1897 (février, septembre).
[5] "Critiquant l’activité des social-démocrates des dernières années du XIX° siècle, l’Iskra ne tient pas compte de l’absence à cette époque de conditions pour un travail autre que la lutte en faveur des petites revendications". Ainsi parlent les économistes dans leur Lettre aux organes social-démocrates russes (Iskra, n°12). Mais les faits cités dans le texte prouvent que cette affirmation sur "l’absence de conditions" est diamétralement opposée à la vérité. Non seulement vers 1900, mais aussi vers 1895, toutes les conditions étaient réunies pour permettre un travail autre que la lutte en faveur des petites revendications, toutes, sauf une préparation suffisante des dirigeants. Et voilà qu’au lieu de reconnaître ouvertement ce défaut de préparation chez nous, idéologues, dirigeants, les "économistes" veulent rejeter toute la faute sur l’"absence de conditions", sur l’influence du milieu matériel déterminant la voie dont aucun idéologue ne saurait faire dévier le mouvement. Qu’est-ce là, sinon une soumission servile au spontané, l’admiration des "idéologues" pour leurs propres défauts ?
Messages
1. Conscience ouvrière syndicaliste et conscience communiste, 28 novembre 2010, 06:34, par MAx
L’histoire de tous les pays atteste que, par ses seules forces, la classe ouvrière ne peut arriver qu’à la conscience trade-unioniste, c’est-à-dire à la conviction qu’il faut s’unir en syndicats, mener la lutte contre le patronat, réclamer du gouvernement telles ou telles lois nécessaires aux ouvriers, etc [1]. Quant à la doctrine socialiste, elle est née des théories philosophiques, historiques, économiques élaborées par les représentants instruits des classes possédantes, par les intellectuels. Les fondateurs du socialisme scientifique contemporain, Marx et Engels, étaient eux-mêmes, par leur situation sociale, des intellectuels bourgeois.
2. Conscience ouvrière syndicaliste et conscience communiste, 16 décembre 2010, 13:43, par Robert Paris
Marx écrit :
Le 8 mai 1852, le projet fut porté à la Chambre. Toute la presse social-démocrate se leva comme un seul homme pour prêcher au peuple un maintien digne, un calme majestueux , la passivité et la confiance en ses représentants. Chaque article de ses journaux était l’aveu qu’une révolution ne pouvait qu’anéantir avant tout la prétendue presse révolutionnaire et qu’il s’agissait donc maintenant de sa propre conservation. La presse pseudo-révolutionnaire dévoilait tout son secret. Elle signait son propre arrêt de mort.
3. Conscience ouvrière syndicaliste et conscience communiste, 4 septembre 2014, 09:05, par R.P.
« Pour créer cette conscience communiste parmi les masses comme pour faire triompher la cause elle-même, il faut une transformation en masse des hommes, qui ne peut se produire que dans un mouvement pratique, dans la révolution. La révolution est nécessaire non seulement parce qu’il n’est pas possible de renverser par un autre moyen la classe dominante, mais encore parce que c’est seulement dans une révolution que la classe destructrice peut réussir à se débarrasser de toute la vieille ordure et à devenir ainsi capable de donner à la société de nouveaux fondements… Dans l’activité révolutionnaire, l’homme se transforme lui-même en transformant les conditions sociales. »
Karl Marx dans L’Idéologie allemande (1846)