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Révolte ou Révolution ?

mercredi 18 novembre 2015, par Robert Paris

Révolte ou Révolution ?

« Révoltez-vous », « Indignez-vous », « Résistez », « Contestez », « Manifestez vous… », « Protestez », « N’acceptez pas », « Ne vous résignez pas », « Ne vous taisez pas », « Manifestez votre colère », ceux qui disent cela se retrouvent dans les rues, mais aussi dans les élections, dans les affrontements avec les forces de l’ordre mais aussi dans la politique politicienne (Syriza ou Podemos, par exemple). Ils sont souvent indifférents aux anciens modes d’organisation sociale et politique, aux partis et aux syndicats classiques. La nouveauté leur semble un gage sûr de succès. Ils pensent avoir ainsi rompu avec le passé des débats des révolutionnaires, avec les « vieilles » questions du stalinisme, de la social-démocratie et du syndicalisme. De nouvelles formes de démocratie, de nouvelles formes d’organisation et de mobilisation leur semblent avoir répondu aux impasses des mouvements passés. Ils ne fondent pas leur action sur une étude approfondie de l’histoire des révolutions et des contre-révolutions, sur une analyse des anciens programmes des révolutionnaires et des réformistes, mais sur un pragmatisme de l’action et sur les problèmes politiques et sociaux de l’heure, sur une capacité de se regrouper rapidement sans intermédiaires. En un sens, ce sont de nouveaux anarchistes. En un autre sens, ce sont de nouveaux réformistes. En effet, ce qui fait d’eux des révoltés et des indignés, c’est que certains effets de la domination capitaliste sur le monde leur déplaisent violemment et ils les dénoncent ouvertement.

Cela ne signifie pas qu’ils veuillent s’attaquer aux bases même du système, ni qu’ils veuillent organiser la lutte autour de la lutte des classes, ni même qu’ils veuillent en finir définitivement avec l’Etat au service des classes dirigeantes.

Réforme ou Révolution ? Pourquoi dire « ou » ? Pourquoi pas « et » ? Les révolutionnaires ne sont-ils pas personnellement aussi des révoltés ? Et les révoltés, quand les circonstances se présentent, ne deviennent-ils pas eux-mêmes les participants de la révolution ? Et cependant, il y a de nombreuses différences non seulement entre une révolte et une révolution, entre un individu révolté et un militant révolutionnaire. La révolution peut être limitée par ses adversaires, cantonnée et même battue, elle n’en est pas moins une révolution, ce que n’est jamais la révolte. La révolte peut être violente, se heurter brutalement aux forces de l’ordre et cependant elle ne sera jamais une menace pour l’Etat et les classes dirigeantes que l’est la révolution. Le programme des révoltés ne peut pas être le programme d’une révolution. Les bases de la révolte ne sont pas celles d’une révolution. La révolte fait partie des mouvements populaires, interclassistes. La révolution se fonde sur la lutte des classes. Bien entendu, comme toutes les oppositions dialectiques, il de l’un dans l’autre et de l’autre dans l’un : révolution et révolte ne sont pas séparés par un mur hérissé de barbelés. Il y a des révoltes au sein d’une révolution et des élans révolutionnaires partiels au sein d’une révolte. Le révolté peut devenir révolutionnaire ou l’inverse. C’est pourtant d’une grande importance de distinguer les deux car les révolutions et les révoltes n’ont pas les mêmes perspectives. Les révolutions sociales visent au renversement de l’Etat, au renversement des classes dirigeantes, au changement de système, à la transformation radicale de toute la société, fondée sur le fait que les classes dirigeantes ont atteint leurs limites, ne sont plus capables de faire fonctionner l’ancienne société, que les classes exploitées et opprimées ne supportent plus d’être commandées ainsi, que les explosions qui minent la société tiennent aux fondements même du système social, à ses principes fondamentaux. Au contraire, la révolte, pour violente qu’elle puisse être, n’a pas besoin de s’attaquer fondamentalement au mode de production, aux bases même des rapports sociaux, mais seulement à des exagérations du système, à des politiques particulières, à des équipes gouvernementales d’un type donné. En somme, la révolte, lorsqu’elle s’oppose à la révolution, vise la réforme du système et non sa destruction.

La confusion des termes est grande en politique et ce n’est pas un hasard. Il n’y aurait plus besoin d’étudier la politique si chacun disait en clair ce qu’il veut vraiment, si chacun savait ce que veut vraiment et ce dont est capable le mouvement auquel il appartient. Il existe des contre-révolutionnaires qui se qualifient de révolutionnaires comme cela a été le cas des fascistes. Il existe des révoltés qui sont des révolutionnaires qui s’ignorent et que les circonstances révèleront. Il existe des révolutionnaires qui ont rejoint de groupes qui se disent tels mais qui n’ont pas conscience que les bases politiques de leurs organisations ne les mènent pas à développer véritablement un programme révolutionnaire. Ceux-là se voudraient révolutionnaires et essaient de s’en persuader, même s’ils ne le sont pas en réalité.

Il existe des « révoltés » et des « révolutionnaires », ou auto-proclamés tels, qui ne font que discréditer la révolte ou la révolution à laquelle ils participent. Les mots de « révolte » et de « révolution » ne suffisent pas à définir un programme, des perspectives, des bases sociales et politiques mais, au contraire, à rassembler le plus de monde possible sur les bases les plus floues possibles, surtout de la part de ceux qui se contentent d’agiter ces mots comme des drapeaux d’un rassemblement.

Certains terroristes, certains fascistes, certains assassins, eux-mêmes se sont dits révolutionnaires ou révoltés. Cela signifie une indignation aigüe qui peut les mener à un affrontement individuel ou collectif qui peut se tourner contre l’ordre établi ou contre des groupes de population, des races, des religions ou des classes sociales.

Se dire révolté est un style de réaction, pas un programme d’action, pas une perspective sociale ou politique. Certains se disent révoltés par l’Islam, par le bruit, par la pub, par la libéralisation outrancière des mœurs, par la propagande officielle, par le racisme comme par l’antiracisme ! C’est dire que le drapeau de la révolte n’est pas du tout un seul type de réaction. C’est le symbole d’une réaction bien plus que d’une action bien déterminée.

Se dire révolutionnaire n’est pas non plus un programme. Même si cela implique le renversement d’un ordre, cela n’implique pas dans quel sens doit se faire ce changement radical. La révolution communiste prolétarienne est un programme car cela indique que le but est le renversement du capitalisme.

Nombre de révoltés se donnent comme adversaire le « libéralisme » et pas le capitalisme. Nombre d’entre eux ne veulent rien avoir à faire avec la lutte des classes et ne savent pas qu’il existe un prolétariat. Ils ne posent pas la question des producteurs mais celle des consommateurs. Ils ne posent pas la question de la propriété privée des moyens de production. Ils ne posent pas la question de la nature de l’Etat ni d’un avenir sans Etat.

Révoltés, les jeunes qui rejoignent le djihad en Syrie le sont, les jeunes qui jeunes qui se solidarisent avec les migrants le sont, les décroissants le sont aussi. Les uns se révoltent aux côtés de l’Islam et les autres se mobilisent contre. Les uns contre les Palestiniens, les autres luttent en leur faveur. La révolte n’est pas une boussole, n’est pas un programme, n’est pas une perspective. C’est même le contraire. C’est l’absence de perspectives réelles qui marque la révolte. Même les révoltes de la jeunesse et de la petite bourgeoisie au sein de la révolution du Maghreb et du monde arabe n’avait pas de réelle perspective, à part le renversement du chef de l’Etat, à part le mythe de la démocratie, du changement politique au sommet.

Ceux qui veulent avoir de véritables perspectives ne se contentent pas de dénoncer un chef d’Etat, ni de le flanquer dehors. Ils savent que l’Etat n’est pas un appareil neutre dans les luttes. Ils savent même qu’il va falloir le renverser lui aussi, unir les petits soldats et la base même de la lutte. Ils savent que la démocratie n’est pas neutre : il y a la démocratie bourgeoise et la démocratie des opprimés et des exploités et ils ne les confondent pas. Les révoltés peuvent basculer dans le camp du prolétariat, ou du moins une grande partie d’entre eux, mais la condition pour cela est que le prolétariat s’exprime de manière indépendante, qu’il ne soit pas à la remorque des initiatives et des préjugés des révoltés, des limites que ceux-ci se mettent, du radicalisme apparent qu’ils arborent.

La boussole de la lutte, ce n’est pas seulement l’expression des souffrances, des besoins, des oppressions, des exploitations, ce ne sont pas des revendications, des aspirations, des dénonciations, ce ne sont pas des programmes sans contenu de classe. La boussole, ce sont des classes sociales, celles qui ont des perspectives historiques à donner à toute la société humaine.

Les révoltés, s’ils ne sont pas gagnés par le camp prolétarien, peuvent basculer en partie ou en totalité dans le camp adverse. Nombre de révoltés rejoignent les islamistes radicaux comme ils avaient rejoint parfois les nazis, faute d’une perspective révolutionnaire communiste. Les révoltés peuvent se retrouver chez les khmers rouges, chez les hutus génocidaires, chez les corps francs, chez les terroristes d’extrême droite. Ils ont perdu la boussole bourgeoise mais n’ont pas acquis la boussole prolétarienne, et souvent cela provient du fait que le prolétariat lui-même n’a pas assumé son propre rôle ou n’était pas organisé pour le mettre en œuvre.

Pour le prolétariat communiste révolutionnaire, et pour les militants qui veulent se ranger consciemment à ses côtés, il ne s’agit pas de choisir entre suivre la révolte en l’épousant ou en dénoncer les limites et l’absence de perspectives.

L’un des rôles primordiaux de l’avant-garde ouvrière consiste, en période de crise de la domination bourgeoise, à rappeler qu’il ne faut pas laisser les groupes et couches sociales révoltées entre les mains de forces et de politiques bourgeoises, qu’il ne faut pas que les travailleurs s’en tiennent à revendiquer sur le terrain purement syndical, qu’il faut qu’ils développent un programme politique pour toute la société, qu’ils prennent la tête de toutes les révoltes ou, au moins, qu’ils postulent ouvertement à en prendre la tête.

L’un des principaux crimes des forces, politiques et syndicales réformistes consiste à empêcher la classe ouvrière de devenir une direction de toutes les couches sociales révoltées, y compris des couches petites bourgeoises, de la jeunesse, des petits soldats, etc. Il consiste à désarmer politiquement la classe ouvrière en la transformant en simple classe incapable au plan politique, en classe qui ne peut que revendiquer économiquement et qui ne peut, au plan politique, que se contenter de soutenir la démocratie bourgeoise.

Tant que le prolétariat reste sous la coupe des bureaucraties syndicales réformistes, il reste sous la coupe de sa propre bourgeoisie, de ses perspectives politiques et sociales, il ne peut pas jouer son rôle historique, il renonce à ses perspectives de transformation révolutionnaire de la société, il abandonne son rôle de direction de la société, sa revendication de dirigeant de toutes les couches sociales révoltées et laisse les révoltés sans boussole, sans réelle perspective sociale et politique. Parce que les couches petites bourgeoises et jeunes n’ont pas une telle perspective, c’est-à-dire la perspective d’une autre société fondée sur d’autres bases que la propriété privée des capitaux.

Et c’est justement quand le prolétariat, devant une situation où la domination de la bourgeoisie est déstabilisée, ne joue pas son rôle révolutionnaire que se produisent toutes les pires catastrophes : les fascismes, les dictatures militaires, les guerres et les génocides. C’est ce qui vient de se produire dans la révolution arabe. C’est ce qui s’était déjà produit dans la révolution allemande. C’est aussi ce qui s’est produit au Rwanda ou en Yougoslavie avant les grands massacres.

Si le prolétariat passe à côté de son rôle révolutionnaire, celui de diriger toutes les couches sociales révoltées et de lancer cette force contre le grand capital et l’Etat bourgeois, alors la bourgeoisie et son Etat savent parfaitement, eux, organiser ces couches sociales de mille manière, les militariser, les dresser contre les travailleurs et les libertés, et retourner cette révolte contre le prolétariat potentiellement révolutionnaire.

Nous ne devons pas manquer la révolution qui vient. Nous ne devons pas renoncer au rôle révolutionnaire du prolétariat. Nous ne devons pas laisser sans direction les couches révoltées.

Certes, les travailleurs ne disposent pas actuellement d’organisations défendant une perspective sociale révolutionnaire. Cela ne suffit pas à rassurer les classes dirigeantes. Cela signifie qu’elles savent très bien que le prolétariat est toujours la force révolutionnaire qu’il affichait lors de la Commune de Paris ou lors des soviets de Russie, de Finlande, d’Allemagne, de Hongrie et d’Italie.

Le pire, c’est quand les révolutionnaires se mettent à la remorque des révoltés au lieu de continuer à postuler que la seule classe révolutionnaire, le prolétariat, prenne la tête de tous les révoltés. C’est alors qu’on peut se retrouver avec des révoltés qui sont manipulés par des fascistes, par des intégristes, par des corps francs, par des dictatures...

La révolte ne peut pas offrir cette perspective sociale indispensable parce qu’elle se révolte contre la forme de la démocratie bourgeoise ou de la dictature bourgeoise et pas contre le fond : pas contre son caractère de classe, pas contre les liens entre Etat et classes dirigeantes, pas contre le soutien de l’Etat aux propriétaires de capitaux. La révolte dénonce la répartition des richesses et, ainsi, elle en reste au niveau de la consommation sans atteindre la critique du mode de production et des rapports de production. La révolte dénonce parfois les trusts et les banques ainsi que leur mainmise internationale sur le monde mais elle ne va pas jusqu’à vouloir la suppression de la domination des capitalistes car elle ne la voit même pas. La révolte se fonde sur le « peuple » au lieu de se fonder sur le prolétariat mais le peuple n’est pas un tout homogène dans ses perspectives sociales. Il ne dispose pas d’un rôle historique propre. Il ne dispose pas des moyens de mettre en place un pouvoir radicalement différent de la dictature de classe du grand capital.

Seul le prolétariat, par son rôle économique et social, par ses capacités à s’organiser en soviets, dispose d’un tel rôle. Il peut bâtir un Etat en rupture complète avec l’Etat bourgeois. Il peut bâtir un monde nouveau qui ne soit pas la copîe du monde capitaliste. Il peut faire sortir l’humanité de l’exploitation de l’homme par l’homme, en supprimant la propriété capitaliste, et aller vers la société sans classes et sans Etat.

La révolution sociale, prolétarienne et communiste, n’est pas une utopie. C’est de rester sous le capitalisme en espérant qu’il ne nous détruira pas qui en est une.

Messages

  • « Il vient une heure où protester ne suffit plus ; après la philosophie il faut l’ action ; la vive force achève ce que l’ idée a ébauché. »

    Les Misérables (1862), Victor Hugo

  • « Quiconque se prononce en faveur de la réforme légale, au lieu et à l’encontre de la conquête du pouvoir politique et de la révolution sociale, ne choisit pas en réalité une voie plus paisible, plus sûre et plus lente conduisant au même but ; il a en vue un but différent : au lieu de l’instauration d’une société nouvelle, il se contente de modifications superficielles apportées à l’ancienne société. Ainsi les thèses politiques du révisionnisme conduisent-elles à la même conclusion que ses théories économiques. Elles ne visent pas, au fond, à réaliser l’ordre socialiste, mais à réformer l’ordre capitaliste, elles ne cherchent pas à abolir le système du salariat, mais à doser ou à atténuer l’exploitation, en un mot elles veulent supprimer les abus du capitalisme et non le capitalisme lui-même. »

    R. Luxemburg, Réforme sociale ou révolution ? (1898)

  • « Depuis la fondation de l’Internationale, notre cri de guerre a été : l’émancipation des travailleurs ne peut être que l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. Nous ne pouvons tout simplement pas collaborer avec des gens qui disent ouvertement que les travailleurs ne sont pas suffisamment instruits pour être capables de se libérer eux-mêmes et que, pour cette raison, ils doivent être libérés par en haut, par une bourgeoisie philanthropique. »

    F. Engels, Lettre à Bebel (1879)

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