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Amedeo Bordiga en 1925-1926 et l’offensive stalinienne contre Trotsky

lundi 20 février 2017, par Robert Paris

Bordiga au IIIème congrès du PCI, à Lyon, en 1926 : « Y a-t-il un exemple historique prouvant qu’un camarade ait formé une fraction pour s’amuser ? Cela n’est jamais arrivé. L’expérience nous démontre que l’opportunisme pénètre parmi nous, toujours sous l’aspect de l’unité. Au reste, l’histoire des fractions nous prouve que si les fractions ne font pas honneur aux partis dans lesquels elles se sont formées, elles font honneur à ceux qui les ont formées. L’histoire des fractions, c’est l’histoire de Lénine. »

« On ne peut pas résoudre la question de l’organisation et de la discipline au sein du mouvement communiste si on ne les relie pas étroitement aux questions de théorie, de programme et de tactique... ».

Amedeo Bordiga en 1925-1926 et l’offensive stalinienne contre Trotsky

La question Trotsky
Amadeo Bordiga

18 février 1925

La discussion, qui s’est dernièrement conclue avec les mesures adoptées par la CE et la Commission de contrôle du Parti communiste russe contre le camarade Trotsky, s’est exclusivement basée sur la préface écrite par Trotsky au troisième volume de son livre "1917" (publié en russe il y a quelques mois), préface datée du 15 septembre 1924.

La discussion sur la politique économique russe et sur la vie interne du parti, qui avait précédemment opposé Trotsky au CC, s’était conclue par les décisions du XIII° Congrès du parti et du V° Congrès de l’Internationale, et Trotsky ne l’avait pas réouverte. On pointe d’autres textes dans la polémique actuelle, comme le discours au congrès des vétérinaires et la brochure "Sur Lénine", mais le premier date du 28 juillet, époque où il n’a soulevé aucune objection parmi les délégués du V° Congrès ; le deuxième a été écrit encore avant et largement cité dans la presse communiste de tous les pays, sans rencontrer la moindre objection du parti.

Le texte de la préface sur laquelle on reprend le débat n’a pas été présenté aux camarades italiens. La presse communiste internationale ne l’a pas reçu, et par conséquent, n’ayant aucun écrit ultérieur de Trotsky à l’appui de ces thèses, on a seulement publié des documents réfutant cette préface. Ce qui a ouvert la polémique contre Trotsky, un article de la rédaction de la Pravda de la fin octobre, a été publié en appendice par L´Unità . Quant à la préface elle-même, il en est paru un résumé en italien dans Critica Fascista, n° 2 et 3 des 15 janvier et 1er février de cette année, et les premières pages ont été reproduites dans Avanti ! du 30 janvier. La préface complète a été publiée en français dans les Cahiers du bolchevisme, la revue du Parti communiste français, N° 5 et 6 des 19 et 26 décembre 1924.

La préface à "1917" traite des enseignements de la révolution russe d’Octobre du point de vue de l’adéquation du parti révolutionnaire à la mission historique de la lutte finale pour la conquête du pouvoir. Des événements récents de politique internationale ont posé ce problème : une fois réalisées les conditions objectives historiques pour la conquête du pouvoir par le prolétariat, c’est-à-dire : instabilité du régime et de l’appareil étatique bourgeois, poussée des masses vers la lutte, orientation de vastes couches prolétariennes vers le parti communiste ; comment garantissons-nous que c’est suffisant pour livrer bataille, comme quand le parti russe y a répondu en octobre 1917, sous la direction de Lénine.

Trotsky présente cette question de la manière suivante. L’expérience nous enseigne qu’au moment de la lutte suprême deux courants apparaissent généralement au sein du parti communiste : un qui considère la possibilité de l’insurrection armée ou la nécessité de ne pas la retarder, et l’autre qui, au dernier moment, prétextant que la situation n’est pas mûre et que le rapport de forces est défavorable, propose l’ajournement de l’action, prenant de fait une position non révolutionnaire et menchevique. En 1923 cette tendance a prédominé en Bulgarie, à l’époque du coup de Zankoff, et en Allemagne en octobre, déterminant le renoncement à une lutte qui pouvait y réussir. En 1917 ce courant s’est manifesté au sein du parti bolchevique lui-même, et s’il fut vaincu cela fut du fait de Lénine, dont la formidable énergie imposa à ceux qui doutaient la reconnaissance d’une situation révolutionnaire et la priorité absolue de déclencher l’action insurrectionnelle. Il faut étudier l’attitude, en 1917, de l’opposition de droite contre Lénine dans le parti bolchevique, la confronter à celle des adversaires de la lutte apparus dans nos rangs en Allemagne en 1923, et avec les cas analogues. Le discours des responsables de l’ajournement de la lutte et leur attitude politique concordent à tel point dans les deux cas, qu’il est nécessaire de définir les mesures à prendre dans l’Internationale pour qu’aux moments décisifs la méthode léniniste authentique prévale et que les possibilités historiques de la révolution ne soient pas esquivées.

La conclusion majeure qui à notre avis émerge de l’analyse efficace que Trotsky porte sur la préparation et le déroulement de la bataille d’Octobre en Russie, c’est que les réticences de la droite ne se présentent pas seulement comme une erreur dans l’évaluation des forces et dans le choix du moment de l’action, mais comme une véritable incompréhension du principe du processus historique révolutionnaire, et comme la proposition qu’il puisse déboucher sur quelque chose de différent de la dictature du prolétariat pour la construction du socialisme, dans laquelle se situe le contenu vital du marxisme révolutionnaire revendiqué et effectué dans l’histoire par l’œuvre du gigantesque Lénine.

Et en effet, le groupe de camarades dirigeants du parti bolchevique qui s’opposa alors à Lénine ne soutenait pas seulement qu’on devait attendre, mais opposait aux mots d’ordre léninistes : dictature socialiste du prolétariat, tout le pouvoir aux soviets, dissolution de l’Assemblée Constituante ; autres formules, comme une combinaison des Soviets et d’un Parlement démocratique, le gouvernement de tous les partis soviétiques, c’est-à-dire d’une coalition de communistes et social-démocrates, et cela non comme une tactique de transition mais comme formes permanentes de la révolution russe. Deux conceptions de principe s’opposaient donc : la dictature soviétique dirigée par le parti communiste, à savoir, la révolution prolétarienne avec toute son originalité puissante comme fait historique dialectiquement opposé à la révolution démocratique bourgeoise de Kerenski, qui est un concept léniniste ; et la l’achèvement sur la gauche de la révolution du peuple contre le tsarisme, à savoir, le triomphe de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie.

Trotsky, connu comme un magnifique esprit synthétique parmi ceux qui ont vécu les expériences révolutionnaires, souligne subtilement que dans la période révolutionnaire les réformistes abandonnent le terrain du socialisme formel, c’est-à-dire, de la victoire de la classe prolétarienne obtenue avec des méthodes démocratiques et légales bourgeoises sur le pur terrain de la démocratie bourgeoise, en devenant les paladins et agents directs du capitalisme. Parallèlement une aile droite du parti révolutionnaire occupe de fait le lieu que ceux-ci laissent libre, en réduisant ses fonctions propres à l’invocation d’une véritable démocratie prolétarienne ou de quelque chose de semblable, quand est déjà arrivé le moment de proclamer la faillite de toutes les démocraties et de passer à la lutte armée.

Cette évaluation de l’attitude de ceux des bolcheviques qui ne furent pas alors avec Lénine est indubitablement grave, mais elle émerge de l’expérience de Trotsky à travers des citations - non démenties - des déclarations des droitiers eux-mêmes et des réponses que leur donna Lénine. La nécessité de poser ce problème résulte aussi du fait que nous n’avons plus Lénine ; et que sans lui nous avons déjà perdu notre Octobre de Berlin : fait de portée historique internationale qui détruit toute possibilité de vie interne tranquille. Trotsky a vu ce problème d’une manière analogue à celle soutenue par la délégation italienne au V° Congrès : l’erreur allemande ne peut pas être attribuée pour solde de tout compte aux droitiers qui dirigeaient alors le parti allemand, mais exige qu’on révise la tactique internationale de l’Internationale et qu’on revoit son mode d’organisation interne, sa façon de travailler et de se préparer pour les tâches de la révolution.

On peut suivre la mollesse dans le parti bolchevique à la veille de la révolution à travers la série de vives interventions de Lénine pour rectifier la ligne et éliminer les doutes. Par sa lettre de Suisse Lénine avait déjà commencé ce travail. À son arrivée il se place avec détermination contre le défaitisme, c’est-à-dire, contre l’attitude soutenue, entre autres, par la "Pravda" qui arrimait les travailleurs à la guerre contre les allemands pour sauver la révolution. Lénine affirma que nous n’aurions une révolution qui défendre quand lorsque le gouvernement ne serait plus celui des agents opportunistes de la bourgeoisie, mais celui du prolétariat.

On connaissait alors le mot d’ordre du parti bolchevique qui était celui de "dictature démocratique du prolétariat et des paysans". Dans ce qu’il écrit, Trotsky ne prétend pas en vérité que cette formule était erronée, qu’elle a historiquement failli et que Lénine l’a remplacée par une formule équivalente à celle de la Révolution permanente soutenue par Trotsky et ses amis en d’autres temps. Au contraire, Trotsky revendique la justesse de cette formule telle que la concevait et l’utilisait le génie révolutionnaire de Lénine, c’est-à-dire, comme mot d’ordre tactique et d’agitation applicable avant la chute du tsarisme, ce qui fut fait, puisque après le tsarisme on n’eût pas en Russie une pure démocratie parlementaire bourgeoise, mais une dualité entre un État bourgeois parlementaire faible et les organes naissants du pouvoir ouvrier et paysan, les Soviets. Mais cette étape à peine ouverte, pour laquelle l’histoire a confirmé combien le schéma léniniste de la révolution était juste, Lénine se place rapidement - non seulement comme orientation de la politique du parti mais aussi comme changement à l’externe des mots d’ordre de propagande - sur les positions les plus avancées de préparation de la seconde et authentique révolution, de marche vers l’insurrection armée, vers la dictature socialiste et soviétique du prolétariat, menant les paysans en lutte pour leur émancipation du régime agricole féodal.

Trotsky s’attaque au problème de l’incompréhension du vrai génie stratégique de Lénine par ceux-là même qui, comme tant de nos maximalistes italiens, invoquent constamment sa théorie et sa pratique du compromis et de l’élasticité de sa manœuvre. Lénine manœuvre, mais la manœuvre ne perd jamais de vue l’objectif suprême. Pour d’autres, la manœuvre se transforme trop souvent en une fin en soi, et paralyse la possibilité d’une transformation révolutionnaire, tandis qu’avec Lénine nous voyons comment la souplesse cède le pas à la rigidité la plus implacable quand ce qui est en jeu c’est la révolution et l’extermination des ennemis et des saboteurs. Lénine lui-même, avec des citations extraites de Trotsky, stigmatise cette incapacité à s’adapter aux nouvelles situations révolutionnaires, et à changer un mot d’ordre indispensable à l’époque précédente aux bolcheviques, qui resterait nec plus ultra pour leur politique ultérieure. C’est là toute la vaste problématique de la tactique communiste et de ses périls que nous examinons depuis des années, et de plus des conclusions à atteindre pour éviter ces nuisibles escamotages du véritable contenu révolutionnaire des enseignements de Lénine.

Trotsky explique comment il a toujours été clair pour Lénine que la révolution russe, avant l’implantation du socialisme en Occident, passerait par la phase transitoire de la dictature démocratique, à savoir, par une phase petite-bourgeoise, pour arriver à la phase de la dictature communiste intégrale. Les droitiers, en préconisant un gouvernement de coalition ouvrière et en dédaignant la lutte insurrectionnelle, montraient qu’ils faisaient leur la position menchevique, selon laquelle la Russie, même libérée du tsarisme, devait attendre que la révolution socialiste triomphe dans les autres pays, avant de renverser aussi les formes de la démocratie bourgeoise. La préface de Trotsky stigmatise énergiquement cette erreur, très caractéristique de l’anti-léninisme.

Ces problèmes ont été énergiquement débattus par le parti lors de la conférence d’avril 1917. Lénine ne cesse alors de réaffirmer avec force l’idée de la prise du pouvoir. Il démonte la supercherie parlementaire, plus tard qualifie de honteuse la décision du parti de participer au pré-Parlement, assemblée démocratique provisoire convoquée dans l’attente des élections à la Constituante. Fin juillet, Lénine, en suivant avec la plus grande attention l’évolution de l’orientation des masses, et tout en sachant imposer un répit après l’insurrection ratée du mois, met en garde les camarades contre les mêmes tromperies de la légalité soviétique. Il leur dit que ne faut ne pas se lier les mains en reportant la bataille à la convocation de la Constituante, ni même au second Congrès des Soviets et à l’attente des décisions majoritaires qui sortiraient de ce congrès, qui pourraient encore être entre les mains d’opportunistes, de sorte qu’on laisserait passer l’heure propice au soulèvement armé. On sait que Lénine en est arrivé à dire à un certain moment qu’il emmènerait le parti au pouvant même sans les Soviets, ce pourquoi certains l’ont qualifié de blanquiste. Et Trotsky (sur lequel voudraient s’appuyer les champions imbéciles de la démocratie contre les thèses dictatoriales) a signalé une fois de plus aux camarades européens que pas même à propos des Soviets nous devrions faire du fétichisme majoritaire, parce que notre grand électeur c’est le canon dans les mains de l’ouvrier insurgé, qui ne pense pas à déposer des bulletins de votes de vote mais à frapper l’ennemi. Cela n’exclut en rien la conception léniniste d’une nécessité que les masses soient avec nous, et l’impossibilité de remplacer son action révolutionnaire par celle d’une poignée d’hommes déterminés. Mais, une fois les masses gagnées, et c’est là qu’est la discussion, est nécessaire d’avoir un parti qui n’interpose pas de tergiversations entre les masses et la lutte. Nous pouvons et nous devons attendre les masses, mais le parti ne pourra pas, sous peine de défaite, les faire attendre : voilà comment formuler le terrible problème énorme qui pèse sur nous tous, tandis que la bourgeoisie reste encore debout au milieu de sa crise.

Le 10 octobre 1917 le Comité Central du parti bolchevique décide l’insurrection. Lénine a vaincu.

Mais la décision n’est pas unanime. Les dissidents, le jour suivant, envoient aux principales organisations du parti une lettre sur le moment présent qui stigmatise les décisions de la majorité, déclare impossible l’insurrection et assure de la défaite. Le 18 octobre les nôtres continuent encore d’écrire contre la décision du parti. Mais le 25 octobre l’insurrection a réussi et le gouvernement soviétique est installé à Petrograd. Le 4 novembre, après la victoire, les dissidents vis-à-vis de Lénine démissionnent du Comité Central pour pouvoir défendre librement leurs thèses dans le parti : il ne faut pas, comme le soutient Lénine, constituer un gouvernement du parti, mais se servir du pouvoir conquis pour former un gouvernement partagé avec tous les partis soviétiques, les mencheviks et socialistes-révolutionnaires de droite représentés dans les Soviets. On doit aussi convoquer la Constituante et la laisser fonctionner : de telles thèses continuent d’être défendues au sein du Comité Central lui-même, la ligne de Lénine ne prévaut pas jusqu’à ce que la Constituante soit dissoute par les gardes rouges.

L’histoire de cette dissidence est somme toute brève. Les camarades dont il s’agit ont reconnu leur erreur. C’est correct et il ne s’agit pas ici de disqualifier ces camarades. Mais qu’ils reconnaissent leur erreur, devant la révolution victorieuse et consolidée, c’était quelque chose d’inévitable, sauf à passer dans le camp de la contre-révolution. Reste le problème qui se dégage dans toute sa gravité de l’observation la plus simple : si Lénine était resté minoritaire au Comité Central et si l’insurrection avait échoué en raison de la méfiance dont elle aurait été l’objet de la part d’une partie de ses chefs, ceux-ci auraient parlé dans les termes dans lesquels le font les camarades responsables de la direction du parti allemand pendant la crise de l’Octobre 1923. Ce que Lénine a évité en Russie, l’Internationale n’a pu l’éviter en Allemagne. Dans ces conditions, si l’ Internationale veut réellement vivre dans la tradition de Lénine, elle doit agir de façon à ne plus se retrouver dans cette situation : l’histoire n’offre pas généreusement de situations révolutionnaires à répétition, et ne pas en profiter nous laisse dans la douloureuse situation actuelle.

Les camarades devront considérer que tout le contenu du débat n’est pas ici, s’ils se réfèrent aux motifs pour lesquels Trotsky a été réprouvé dans la motion publiée, et aux arguments de la polémique, comme les répète en les résumant l’auteur des articles signés A.P. En ce qui concerne le camarade Trotsky, les problèmes posés se ramènent à ce que j’ai dit : mais l’autre camp a répondu en engageant un procès contre l’activité politique du camarade Trotsky sur toute sa vie. On a parlé d’un trotskisme qui, opposé au léninisme, s’est développé de 1903 à aujourd’hui avec continuité, et qui se présente toujours comme une lutte de droite contre les directives du parti bolchevique. C’est ainsi qu’on creuse la polémique, mais surtout qu’on dévie la discussion en éludant le problème vital posé par Trotsky dans les termes que nous avons examinés.

Je ne signalerai que brièvement les accusations lancées contre Trotsky en dehors des questions traitées dans sa préface.

Un trotskisme a réellement existé de 1903 à 1917, et c’était une attitude de centrisme entre mencheviks et bolcheviks, plutôt confuse et théoriquement douteuse, qui dans la pratique oscillait de droite à gauche, et qui a été justement combattue par Lénine sans trop d’égards, comme c’était habituel chez Lénine avec ses opposants. Dans aucun de ses écrits de 1917 et ultérieurs, c’est-à-dire depuis son entrée dans le parti bolchevik, Trotsky n’a revendiqué ses opinions de l’époque, mais il les a reconnu comme erronées, et dans sa dernière lettre au Comité Central il dit qu’"il considère le trotskisme comme une tendance disparue depuis longtemps ". On l’ accuse de n’avoir parlé que d’"erreurs d’organisation". Mais la rupture de Trotsky avec son passé anti-léniniste ne doit pas être cherchée dans un acte légal d’abjuration, mais dans ses œuvres et documents postérieurs à 1917. Dans la préface, Trotsky tient à montrer son accord complet avec Lénine avant et pendant Octobre, mais il se réfère explicitement à la période suivant la révolution de Février, et observe qu’avant de rentrer en Russie, dans des articles écrits en Amérique, il a exprimé des opinions opposées à celles de Lénine dans ses lettres de Suisse. Il ne prétend pas dissimuler que c’est face aux enseignements de l’histoire qu’il s’est situé sur le même terrain que Lénine, après l’avoir précédemment combattu de façon erronée.

Trotsky discute, c’est son droit, avec sa position de membre du parti bolchevique qui reproche à la droite de son parti un contenu qui souffre des mêmes erreurs mencheviques dans la période de la révolution. Le fait d’avoir été, dans la période précédent la révolution et à la lutte suprême, éloigné de telles erreurs, et aux côtés de Lénine, membre de sa précieuse école, n’accordait que de plus grands devoirs à ses lieutenants pour soutenir valablement l’action sans glisser sur les erreurs de droite.

Pour cette raison, attribuer à Trotsky la thèse sur l’impossibilité de la révolution prolétarienne en Russie avant qu’elle ait eut lieu dans d’autres pays, thèse que la préface à "1917" critique comme une erreur propre de la droite du parti, c’est inverser les termes authentiques du débat et manipuler une information unilatérale.

Si nous devions admettre l’existence d’un nouveau trotskisme, ce qui n’est pas le cas, aucun lien ne le rattacherait à l’ancien. En tout cas ce qui est nouveau est à gauche, tandis que ce qui est ancien était à droite. Et entre les deux il y a une période de magnifique activité communiste de Trotsky contre les opportunistes social-démocrates, incontestablement reconnue par le reste des collaborateurs de Lénine comme rigoureusement bolchevique.

Où trouve-t-on mieux exposée la polémique de Lénine contre les opportunistes social-démocrates que dans les documents de Trotsky, en mentionnant avant tout Terrorisme et communisme ? Dans tous les congrès du parti russe, des Soviets, de l’Internationale, Trotsky a produit des rapports et des discours qui définissent les fondements de la politique du communisme des dernières années, et jamais en opposition aux vues de Lénine dans les questions centrales, et en rien si nous parlons des Congrès internationaux, dans lesquels Trotsky a toujours défendu les positions officielles, où il a partagé, pas à pas, avec Lénine l’œuvre de consolidation de la nouvelle Internationale et l’élimination des restes opportunistes. Aucun autre interprète de Lénine n’a atteint dans cette période la solidité conceptuelle de Trotsky sur les questions fondamentales de doctrine et de politique révolutionnaire, tandis qu’il est passé maître dans l’art de l’explication didactique dans la discussion et la propagande.

Je ne m’étendrai pas sur le rôle joué par Trotsky comme dirigeant dans la lutte révolutionnaire et dans la défense politique et militaire de la révolution, parce que je n’ai ni l’intention ni la nécessité de faire une apologie de Trotsky ; mais je crois que pour le moins on peut invoquer ce passé pour faire la part d’injustice de cette exhumation d’une ancien mot de Lénine sur l’amour de Trotsky pour la phraséologie révolutionnaire et de gauche, insinuation qu’il vaudrait mieux réserver à ceux qui ne savent voir les révolutions que de loin et aux nombreux prétendus ultrabolcheviques occidentaux.

On dit que dans cette polémique Trotsky a représenté les éléments petit-bourgeois. On ne peut pas reprendre ici l’ensemble de cette discussion mais n’oublions pas : d’abord, qu’en ce qui concerne la politique économique de la république, la majorité du parti et du Comité Central ont fait leurs les propositions de l’opposition et de Trotsky ; ensuite, que l’opposition s’est avéré hétérogène et on ne saurait attribuer à Trotsky les opinions de Radek sur la question allemande, de la même façon qu’ il est inexact de lui attribuer celles de Krassine et d’autres en faveur de plus grandes concessions au capital étranger ; troisièmement, que dans la question de l’organisation interne du parti Trotsky ne soutenait pas le fractionnisme systématique et la décentralisation, mais un concept marxiste, non mécanique ni étouffant, de discipline. La nécessaire clarté dans cette grave question se fait chaque jour plus urgente, mais devra nécessairement être traitée ailleurs. Mais l’accusation selon laquelle Trotsky est exprime des tendances petites bourgeoises s’écroule devant celle selon laquelle Trotsky sous-estime le rôle des paysans dans la révolution face à celui du prolétariat industriel, autre rouage gratuit de la polémique, puisque Trotsky illustre fidèlement la thèse paysanne de Lénine (et dans cette affaire Lénine lui-même ne s’opposait pas à ce qu’on dise qu’il avait volé le programme aux socialistes-révolutionnaires). Toutes ces tentatives pour envelopper Trotsky de connotations anti-bolcheviques ne nous convainquent absolument pas.

Après la révolution, Trotsky a été en désaccord avec Lénine sur la question de la paix de Brest-Litovsk et dans celle du syndicalisme d’État. Ce sont des questions certes importantes, mais qui ne suffisent à étiqueter comme anti-léninistes d’autres chefs qui ont alors été dans la tendance de Trotsky. Ce n’est pas sur de telles erreurs partielles qu’on peut asseoir l’échafaudage complexe qui veut faire de Trotsky notre antéchrist avec une myriade de références dans lesquelles la chronologie et la logique brillent par leur absence.

On en arrive à dire que Trotsky est en désaccord avec l’Internationale dans l’évaluation de la situation mondiale, qu’il considère avec pessimisme, les faits ayant réfuté sa prévision sur la phase démocratique-pacifiste. Ce qui est sûr c’est qu’on lui a confié l’élaboration du manifeste du V° Congrès précisément sur ce sujet, qui fut adopté avec de très légères modifications. Trotsky parle de la phase démocratique pacifiste comme d’un danger contre lequel les communistes doivent réagir en soulignant l’inévitabilité de l’issue en guerre civile et l’opposition des deux dictatures. Quant au pessimisme, c’est plutôt lui qui dénonce le pessimisme des autres, en affirmant, comme le disait Lénine en octobre, que lorsqu’on laisse passer le moment favorable à l’insurrection il s’en suit une période défavorable : la situation en Allemagne a tout à fait confirmé ce jugement. Le schéma de Trotsky sur la situation mondiale ne se limite pas à voir des gouvernements bourgeois de gauche installés de toutes parts, c’est une analyse profonde des forces en jeu dans le monde capitaliste, analyse absente des déclarations de l’Internationale, et qui adhère à la thèse fondamentale selon laquelle la crise capitaliste actuelle ne peut pas être surmontée.

Il paraît que les éléments anti-bolcheviques soutiendraient Trotsky. Naturellement, ils doivent s’incliner devant l’affirmation officielle selon laquelle un de nos grands dirigeants aurait abandonné les principes de notre politique, serait contre la dictature, voudrait revenir à des formules petites bourgeoises, etc. Mais quelques journaux bourgeois ont déjà clarifié les choses en disant qu’il n’y avait rien à en attendre : Trotsky plus que tout autre est contre la démocratie et pour l’implacable violence des révolutionnaires contre leurs ennemis. Si des bourgeois et des social-traîtres espèrent réellement que Trotsky engage une révision du léninisme ou du communisme à sa convenance, ils sont complètement dans l’erreur. Seuls le silence et la passivité de Trotsky pourraient laisser supposer cette légende, cette spéculation de nos ennemis. Par exemple, la préface dont il est question a été publiée, c’est certain, par une revue fasciste, mais la rédaction, arrivant à la fin du texte, a été contrainte de signaler que personne ne devait croire que l’opinion de la revue puisse s’approcher de celle de Trotsky. Et "Avanti !" fait simplement rire quand il fait l’éloge de Trotsky, en même temps qu’il publie l’extrait dans lequel, pour soutenir sa thèse, on cite aussi le cas italien comme preuve de la banqueroute révolutionnaire en raison de l’insuffisance des partis, se référant en l’occurrence au parti socialiste. Les communistes allemands de l’aile droite accusés de trotskysme ont protesté que ce n’était pas vrai, parce qu’ils soutiennent précisément le contraire de ce que Trotsky a écrit : l’impossibilité de la révolution d’Octobre 1923 en Allemagne. D’autre part, ces solidarités douteuses de l’autre bord ne peuvent jamais servir d’argument pour définir nos orientations politiques, l’expérience nous l’a déjà montré.

Trotsky doit être jugé pour ce qu’il dit et ce qu’il écrit. Les communistes ne doivent pas être personalisti, et si un jour Trotsky trahissait il faudrait le brûler sans égard. Mais ne lui prêtons pas une trahison de par les abus de ses adversaires et leur position privilégiée dans le débat. Toutes les accusations relatives à son passé s’écroulent rien qu’à la lecture de la préface à "1917".

La polémique contre Trotsky a laissé parmi les travailleurs un sentiment de peine et a provoqué un sourire triomphal chez les ennemis. Nous voulons désormais qu’amis et ennemis sachent par ailleurs qu’avec ou sans Trotsky le parti prolétarien saura vivre et vaincre. Mais tant qu’on en est au stade actuel du débat, Trotsky n’est pas homme à passer à l’ennemi. Dans ses déclarations, Trotsky n’a pas renoncé à une ligne de ce qu’il a écrit, et cela n’est pas contraire à la discipline bolchevique, mais il a aussi déclaré n’avoir jamais voulu fonder une base politique personnel et fractionnelle, et qu’il est plus uni que jamais au parti. On ne pouvait s’attendre à autre chose d’un homme qui compte parmi les plus dignes d’être à la tête du parti révolutionnaire. Mais au-delà de sa personnalité, les problèmes doivent être traités et non éludés.


Août 1925

Déclaration du Comité d’Entente

Amadeo Bordiga
Présentation : La « bolchevisation » du Parti communiste italien

On ne s’est pas pressé de « bolcheviser » le Parti communiste italien. La tâche n’était pas commode : il fallait éliminer l’influence de Bordiga. Or, Bordiga étant en désaccord avec la politique suivie par l’I.C., avait renoncé volontairement à la direction du Parti. Il demeurait à Naples, simple membre de sa section. Pourtant son influence demeurait et chaque consultation du Parti montrait que cette influence était intacte. Bordiga et ses amis constituaient vraiment une gauche et l’immense majorité du Parti était groupée autour d’eux. Telle était la situation qu’il fallait d’abord détruire pour que la « bolchevisation » pût passer.

Les moyens qu’on a employés pour atteindre ce but, nous les connaissons bien : ce sont ceux qu’on a employés ici. L’Internationale forme une direction d’hommes serviles qui constitue une véritable fraction au sein du Parti et, appuyée sur cette fraction, elle met les ouvriers en demeure de se prononcer pour cette direction ; sinon, ils sont contre l’Internationale.

Pour se défendre contre l’action malfaisante et malhonnête de cette fraction, les amis de Bordiga avaient aussitôt constitué un Comité d’entente. L’I.C. déclara aussitôt : Ou le Comité sera dissous sans délai, ou tous ses membres seront expulsés du Parti. Il est vrai qu’en même temps, elle donne l’assurance d’une pleine liberté de discussion précèdera le Congrès. Mais il faut voir ce que devient cette promesse à l’application. Le journal du Parti, L’Unità publie la déclaration du Comité d’entente. Seulement il y met un titre : « Un document indigne de communistes » ; il l’encadre d’articles et de lettres de représentants de la fraction dirigeante et il met le tout sous cette manchette : « Les membres du Comité d’entente contre l’Internationale. » C’est la « bolchevisation » telle que nous l’avons déjà vue et cela donne la nausée.

Nous reproduisons ci-dessous la déclaration du Comité d’entente. Les camarades qui l’ont rédigée ne sont pas et n’ont jamais été syndicalistes. ; ils ont été, à l’occasion, en désaccord avec nous ; ils sont de sincères communistes qui ont la confiance de la masse de leur Parti. Et ils sont amenés à critiquer les nouvelles méthodes de l’I.C. comme nous l’avons fait nous-mêmes.

L’artisan de ce chambardement de la section italienne de l’I.C. a été Humbert-Droz [1], le même que les « bolchevisés » de France et d’Allemagne dénoncent comme un droitier et à qui ils dénient le droit de parler au nom de l’Internationale !

La bolchevisation à la Zinoviev continue. L’incohérence et la malfaisance aussi.

Alfred Rosmer
La déclaration du Comité d’entente

Intervenant dans la situation créée dans notre Parti, le Présidium de l’Internationale communiste voyant dans le Comité d’entente l’embryon d’une fraction au sein du Parti, nous a intimé l’ordre de le dissoudre sous peine d’exclusion.

Le Présidium annonce en même temps qu’il y aura dans le Parti, pleine liberté de discussion avant le Congrès. Mais il ne dit rien des accusations formelles de fractionnisme et de sectarisme portées par nous contre la Centrale du Parti italien, ni d’aucune mesure destinée à éliminer les causes véritables de la crise du Parti.

On ne sera donc pas surpris si nous sommes dans l’obligation de constater avec peine que nous nous trouvons devant une nouvelle application typique des méthodes de direction de l’Internationale que nous avons combattues et que nous combattrons. La disposition à soutenir dans les Congrès et dans les discussions, le point de vue des camarades qui font partie des organes dirigeants internationaux suffit à absoudre chaque erreur et chaque faute commises dans la lutte contre l’adversaire bourgeois, et transforme chaque insuffisance, même la plus scandaleuse, en un brevet de pur bolchevisme révolutionnaire et de léninisme. Les méthodes de la Centrale, qui mènent à la désagrégation du Parti, sont couvertes par les dirigeants de l’Internationale parce que nous sommes en opposition sur divers points de leur politique.

Les remèdes qu’exigerait la situation difficile du Parti et la tension intérieure qui résulte de la campagne déloyale menée par la centrale contre le Comité d’entente, se réduisent au formalisme mécanique d’une discipline qui ne convainc pas et ne se fait pas respecter.

Le grave problème des tendances et fractions dans le Parti qui se pose historiquement, à la fois comme une conséquence de la tactique politique suivie et comme une réprobation de cette tactique, comme un symptôme de ses insuffisances qu’il faudrait étudier avec la plus grande attention, on prétend le résoudre par des ordres et par des menaces, en soumettant quelques camarades à de rudes pressions disciplinaires, laissant croire ainsi que de leur conduite personnelle dépend l’entier développement favorable du Parti.

Selon cette méthode, antimarxiste en sa substance, stérile dans ses résultats, nous pourrions, imitant en cela tant d’éléments infidèles et opportunistes qui manœuvrent en marge de notre glorieuse Internationale, commencer à négocier et à marchander avec le centre dirigeant, à poser des conditions, faire à notre tour des menaces, arriver à un compromis et à une transaction semblables à ceux qui sont le produit de la méprisable tactique parlementaire bourgeoise. Avec de tels compromis plus ou moins laborieux et pénibles, entre personnages et « hommes politiques » plus ou moins influents, on peut, pour un temps, dissimuler les graves problèmes de la vie de l’Internationale et de son action, qui, inévitablement, se représentent par la suite, plus difficiles et plus graves. Nous pourrions, à notre tour, faire peser la menace d’une scission et de la formation d’un nouveau parti en cas d’exclusion, et sur la balance de la « politique » soi-disant communiste seraient éprouvées nos possibilités d’avoir d’autant plus satisfaction que nous nous montrerions en mesure de faire plus de mal au Parti et à l’Internationale.

Mais nous n’agirons pas ainsi. Notre conception de la discipline est toute différente. De même que nous n’avons pas hésité à renoncer à la direction du Parti, nous ne nous laisserons pas pousser par les provocations répétées de la Centrale à la misérable riposte de fabriquer un parti dissident à l’usage d’un groupe de dirigeants. Devant une contrainte matérielle, nous nous souviendrons que nous tenons avant tout à notre poste de membres du Parti communiste et de l’Internationale que nous conserverons avec une volonté de fer, sans renoncer jamais à nous opposer, par une critique infatigable, à ces méthodes que nous considérons néfastes à l’intérêt et à l’avenir de notre cause.

Accusés de fractionnisme et de scissionnisme devant l’éventualité d’une rupture avec le Parti, nous sacrifierons à l’unité nos opinions, selon un ordre que nous considérons injuste et dommageable au parti. Nous montrerons ainsi comment nous, de la gauche italienne, sommes peut-être les seuls pour qui la discipline est une chose sérieuse et non commerciale.

Nous réaffirmons toutes les précédentes manifestations de notre pensée et tous nos actes. Nous nions que le Comité d’entente ait été une manœuvre visant à la scission du Parti et à la constitution d’une fraction dans son sein, et nous protestons à nouveau contre la campagne menée sur cette base sans que nous ayons eu le droit de dénoncer cette duperie scandaleuse du Parti. Toutefois, puisque le Présidium croit que l’ordre de dissolution du Comité d’entente sera un pas qui éloignera le fractionnisme, nous obéirons ; mais en même temps nous devons laisser au Présidium la responsabilité des développements que prendra la situation intérieure du parti et des manifestations que fera surgir la manière dont la Centrale a administré la vie intérieure du Parti, manifestations que le Comité d’entente a canalisées et disciplinées en une voie utile au Parti et à son avenir. Nous croyons que la suppression prônée du Comité d’entente ne fera que fomenter dans le Parti le fractionnisme que nous n’avons pas voulu et qui pourra prendre, malgré nous, sa revanche.

Il est vrai que nous avons reçu l’assurance que toutes les sanctions disciplinaires prises contre les camarades adhérant au Comité d’entente , parmi lesquelles l’expulsion du camarade Girone et toute une série de destituions de charges, seront annulées et que la liberté de discussion pour le Congrès sera absolue. Mais liberté de discussion signifie égalité de droits et de moyens et nous n’avons aucune garantie sérieuse que si les propositions faites par nous, en leur temps, à la Centrale, et dont on ne parle plus, sont acceptées.

Il ne devrait pas être permis de tenir les Congrès fédéraux avant un débat dans la presse et la publication des thèses et motions des diverses tendances, d’envoyer aux Congrès des représentants du courant lié à la Centrale pour répéter, sur le compte de la gauche, tout ce qui a déjà été imprimé, sans qu’un camarade, également au courant des éléments du débat, puisse riposter. Il ne serait pas non plus admissible de présenter dans le journal du Parti, c’est-à-dire de tous les camarades, certains articles et déclarations avec des notes et commentaires plus ou moins tendancieux et une mise en scène journalistique, tandis que nous ne pourrions, ni ne voudrions faire de même avec les articles des autres courants. Mais nous ne pouvons transiger sur la défense de ces garanties et nous devons renoncer à l’assurer au moyen de notre travail de contrôle, seul but du Comité d’entente. Les camarades jugeront si ces demandes étaient ou non opportunes et défendront comme ils pourront le Parti contre l’emploi des méthodes que nous avons dû qualifier de « giolittisme », tendant à fausser les résultats de la consultation présente.

Après cette dernière manifestation, le Comité d’entente est dissous. Nous renonçons à tout travail de diffusion de nos textes parmi les membres du Parti et à toutes réunions en dehors de celles convoquées par les organismes du Parti. Bien entendu, cela ne veut pas dire renoncer au droit banal du groupe de camarades qui peuvent se considérer comme les représentants de la gauche, à se concerter pour le travail purement théorique de la discussion et la préparation des thèses, travail dont les résultats sont destinés à paraître exclusivement dans la presse du Parti.

Malgré la virulence où en est arrivée la Centrale, nous nous efforcerons de porter le débat à la hauteur des tâches du Parti et de donner aux camarades la notion complète et juste de l’orientation de la gauche sur les diverses questions, évitant tout ce qui peut être d’ordre personnel ou commérage. Nous souhaitons de ne pas devoir continuer indéfiniment à rectifier les assertions inexactes répandues sur notre compte et réduire le débat sur la politique de la Centrale dans la situation à la chronique peu édifiante de son activité intérieure ; mais si nous y sommes contraints nous espérons que cessera le boycottage des lettres de rectification et de protestation que nous avons dû renoncer à communiquer aux camarades par une autre voie que celle de la presse du Parti. L’abus ultérieur de tels procédés aboutirait fatalement à des conséquences dont nous avons déjà nettement décliné la responsabilité.

Les camarades nous jugeront. Pour nous, il ne nous importe pas de recueillir une adhésion ou une sympathie superficielle et d’accumuler des voix pour le Congrès ; nous voudrions porter le débat et la conscience du parti au-delà des attitudes superficielles et mesquines sur lesquelles on spécule quand on veut s’épargner l’ennui d’étudier les questions et de critiquer. Si on veut continuer à organiser la duperie démagogique et à industrialiser le confusionnisme et le trouble, on le peut, mais qu’on ne croit pas construire ainsi rien de durable ; le malaise dont souffre le Parti subsistera et on ne sauvera pas la position des groupes et sous-groupes artisans d’une méthode aussi politicienne, mise en scène vulgaire destinée à tomber rapidement, mettant à nu les périls de l’opportunisme et de la dégénérescence du Parti. Contre ceux-ci nous mènerons toujours une lutte impitoyable, sûrs que l’immense majorité des communistes italiens se lèvera comme nu seul homme quand la menace et le danger apparaîtront comme des réalités, balayant le misérable jeu des brouillons et des confusionnistes, non pour diviser le Parti, mais pour le conduire intact et compact, sur la voie qui lui est assignée.

Juillet 1925. Signé :

A. BORDIGA
B. FORTICHIARI [2]
O. DAMEN [3]
F. GROSSI
U. GIRONE
RAG. LA CAMERA
M. LANFRANCHI
M. MANFREDI
O. PERRONE [4]
L. REPOSSI
C. VENEGONI

Notes MIA

[1] Représentant de l’I.C. en France en 1922-23 et en Italie en 1924-1925, puis responsable de la direction du secrétariat des pays latins de l’Internationale communiste.

[2] Bruno Fortichiari (1892-1980) sera arr�t� en 1926 et exclu du Parti en 1929. Il r�adh�rera au P.C.I. en 1945 et le quittera lors des �v�nements de Hongrie en 1956, publiant la revue Iniziativa comunista.

[3] Onorato Damen (1899-1979) m�nera la r�volte des prisonniers de Civitavecchia en 1933 et rompra avec Bordiga en 1952, dirigeant le groupe et la revue Battaglia comunista.

[4] Ottorino Perrone (1897-1957) sera, en exil en Belgique, le principal responsable de la " Fraction " bordiguiste jusqu’en 1939.


Discours à l’Exécutif de l’Internationale Communiste
A. Bordiga

23 février 1926

Camarades, nous avons affaire ici à un projet de thèses et à un rapport, mais je crois qu’il est absolument impossible de limiter nos débats à ce projet de thèses et à ce rapport.

J’ai eu l’occasion les années précédentes, aux divers congrès de l’Internationale, de donner mon appui à des thèses et des déclarations qui étaient parfois très bonnes et très satisfaisantes, mais, dans le développement de l’Internationale, les faits n’ont pas toujours été à la hauteur des espérances que ces déclarations avaient éveillées en nous. C’est pourquoi il faut discuter et critiquer le développement de l’Internationale au regard des événements qui se sont produits depuis le dernier congrès ainsi que des perspectives de l’Internationale et des tâches qu’elle doit se fixer.

Il me faut affirmer que la situation que nous connaissons dans l’Internationale ne peut être considérée comme satisfaisante. En un certain sens nous avons affaire à une crise. Cette crise n’est pas née d’aujourd’hui, elle existe depuis longtemps. C’est là une affirmation qui n’est pas seulement avancée par moi et quelques groupes de camarades de l’ultra-gauche. Les faits prouvent que tous reconnaissent l’existence de cette crise. On lance très fréquemment de nouveaux mots d’ordre qui renferment au fond l’aveu qu’il est indispensable de changer radicalement nos méthodes de travail. On a lancé ici à bien des reprises, aux tournants de notre activité, de nouveaux mots d’ordre à travers lesquels on reconnaissait au fond que le travail était sur une mauvaise voie. Il est vrai qu’on explique en ce moment même qu’il n’est pas question de révision, qu’aucun changement ne s’impose. C’est une contradiction flagrante. Pour prouver que l’existence de déviations et d’une crise dans l’Internationale est admise par tous et pas seulement par les ultra-gauches mécontents, nous nous proposons de survoler très rapidement l’histoire de notre Internationale et de ses différentes étapes.

La fondation de l’Internationale Communiste après l’effondrement de la II° Internationale se fit sur le mot d’ordre selon lequel le prolétariat devait travailler à la formation de partis communistes. Tous étaient d’accord pour penser que les conditions objectives étaient favorables au combat final révolutionnaire, mais qu’il nous manquait l’organe de ce combat. On disait alors : les conditions préalables objectives de la révolution existent, et si nous avions des partis communistes vraiment capables de mener une activité révolutionnaire, toutes les conditions préalables nécessaires seraient alors réunies pour une victoire complète.

Au III° Congrès, l’Internationale - tirant les leçons d’événements nombreux mais surtout celles de l’action de mars 1921 en Allemagne - fut obligée de constater que la formation de partis communistes n’était pas à elle seule suffisante. Des sections suffisamment fortes de l’ Internationale Communiste étaient apparues dans presque tous les pays importants, et pourtant le problème de l’action révolutionnaire n’avait pas été résolu. Le parti allemand avait jugé possible de marcher au combat et de lancer une offensive contre l’adversaire, mais il essuya une défaite. Le III° Congrès dut débattre de ce problème et fut obligé de constater que l’existence de partis communistes n’est pas suffisante lorsque les conditions objectives de la lutte font défaut. On n’avait pas tenu compte du fait que si on passe à une offensive de ce genre il faut au préalable s’assurer l’appui de larges masses. Le parti communiste le plus puissant n’est pas capable, dans une situation généralement révolutionnaire, de créer par un acte de pure volonté les conditions préalables et les facteurs indispensables à une insurrection, s’il n’a pas réussi à rassembler des masses importantes autour de lui.

Ce fut donc une étape à l’occasion de laquelle l’Internationale constata de nouveau que bien des choses devaient être changées. On affirme toujours que l’idée de la tactique du front unique est contenue dans les discours du III° congrès et qu’elle a ensuite été formulée lors des sessions de l’Exécutif élargi après le Illème congrès, à la lumière de l’analyse de la situation politique qu’avait faite Lénine au III° congrès. Cela n’est pas tout à fait exact, car la situation avait évolué. Au cours de la période où la situation objective était favorable, nous n’avons pas su utiliser correctement la bonne méthode de l’offensive contre le capitalisme. Après le III° congrès il ne s’agit plus de lancer tout simplement une deuxième offensive après avoir préalablement conquis les masses. La bourgeoisie nous avait gagné de vitesse, c’était elle qui, dans les principaux pays, lançait l’offensive contre les organisations ouvrières et les partis communistes, et cette tactique de la conquête des masses en vue de l’offensive dont il était question au III° congrès se transforma en une tactique de défensive contre l’action entreprise par la bourgeoisie capitaliste. On élabore cette tactique en même temps que le programme que l’on veut réaliser, en étudiant le caractère de l’offensive de l’adversaire et en menant à bien la concentration du prolétariat qui doit nous permettre la conquête des masses par nos partis et le passage à la contre-offensive dans un proche avenir. C’est en ce sens que la tactique du Front Unique a été conçue alors.

Je n’ai pas besoin de dire que je n’ai rien à objecter aux conceptions du III° congrès relatives à la nécessité de la solidarité des masses ; j’évoque ici cette question pour montrer que l’Internationale a été obligée une fois de plus de reconnaître qu’elle n’était pas encore assez mûre pour la direction de la lutte du prolétariat mondial.

L’utilisation de la tactique du Front Unique a conduit à des erreurs droitières, et ces erreurs sont apparues de plus en plus clairement après le III° et plus encore après le IV° congrès ; cette tactique, qui ne peut être utilisée qu’en période de défensive, c’est-à-dire dans une période où la crise de décomposition du capitalisme n’est plus si aiguë, cette tactique que nous avons utilisée a fortement dégénéré. A notre avis cette tactique a été acceptée sans qu’on ait cherché à déterminer son sens précis. On n’a pas su sauvegarder le caractère spécifique du parti communiste. Je n’ai pas l’intention de répéter ici notre critique concernant la manière dont la majorité de l’Internationale Communiste a appliqué la tactique du Front Unique. Nous n’avions rien à objecter lorsqu’il s’agissait de faire des revendications matérielles immédiates du prolétariat, et même des revendications les plus élémentaires découlant de l’offensive de l’ennemi, la base de notre action. Mais lorsque, sous le prétexte qu’il ne s’agissait que d’une passerelle nous permettant de poursuivre notre chemin vers la dictature du prolétariat, on a voulu donner au Front Unique de nouveaux principes, touchant le pouvoir central de l’Etat et le gouvernement ouvrier, nous avons protesté et nous avons dit : nous dépassons ici les limites de la bonne tactique révolutionnaire.

Nous communistes, nous savons très bien que le développement historique de la classe ouvrière doit conduire à la dictature du prolétariat, mais il s’agit d’une action qui doit influencer de larges masses, et ces masses ne peuvent être conquises par notre simple propagande idéologique. Dans toute la mesure où nous pouvons contribuer à la formation de la conscience révolutionnaire des masses, nous le ferons par la force de notre position et de notre attitude à chaque phase du déroulement des événements. C’est pourquoi cette attitude ne peut et ne doit pas être en contradiction avec notre position concernant la lutte finale, c’est-à-dire le but pour lequel notre parti a été spécialement formé. L’agitation sur un mot d’ordre comme par exemple celui du gouvernement ouvrier ne peut que semer le désarroi dans la conscience des masses et même dans celle du Parti et de son état-major.

Nous avons critiqué tout cela depuis le début, et je me borne ici à rappeler dans ses grandes lignes le jugement que nous avons porté à l’époque. Lorsque nous avons été confrontés aux erreurs que cette tactique a provoquées, et, surtout, lorsque se produisit la défaite d’octobre 1923 en Allemagne, l’Internationale reconnut s’être trompée. Ce n’était pas un accident secondaire, c’était une erreur que nous devions payer de l’espoir de conquérir un nouveau grand pays à côté du premier pays qu’avait conquis la révolution prolétarienne, ce qui aurait été pour la révolution mondiale d’une importance énorme.

Malheureusement, on se contenta de dire : il n’est pas question de réviser de façon radicale les décisions du IV° congrès mondial, il est seulement nécessaire d’écarter certains camarades qui se sont trompés dans l’application de la tactique du Front Unique ; il est nécessaire de trouver les responsables. On les a trouvés dans l’aile droite du parti allemand, on n’a pas voulu reconnaître que c’est l’Internationale dans son ensemble qui porte la responsabilité. Cependant, on a soumis les thèses à une révision et on a donné une toute autre formulation au gouvernement ouvrier.

Pourquoi n’avons-nous pas été d’accord avec les thèses du V° congrès ? A notre avis la révision ne suffisait pas ; les différentes formules auraient dû mieux être mises en lumière, mais surtout nous étions opposés aux mesures du V° congrès parce qu’elles ne supprimaient pas les erreurs graves et parce que nous pensions qu’il n’est pas bon de limiter la question à une procédure contre des individus, qu’un changement s’imposait dans l’Internationale elle-même. On se refusa à suivre cette voie saine et courageuse. Nous avons à maintes reprises critiqué le fait que parmi nous, dans le milieu dans lequel nous travaillons, on développe un état d’esprit parlementariste et diplomatique. Les thèses sont très à gauche, les discours sont très à gauche, et ceux mêmes contre qui ils sont dirigés les approuvent parce qu’ils pensent être ainsi immunisés. Mais nous, nous ne nous sommes pas seulement tenus à la lettre, nous avons prévu ce qui arriverait après le V° congrès, et c’est pourquoi nous ne pouvions pas nous déclarer satisfaits.

Je voudrais établir ici ceci : on a été plus d’une fois obligé de reconnaître qu’il fallait radicalement changer la ligne. La première fois on n’avait pas compris la question de la conquête des masses, la deuxième fois il s’agissait de la tactique du Front Unique, on entreprit au III° congrès une révision complète de la ligne suivie jusqu’alors. Mais ce n’est pas tout : au V° congrès et à l’Exécutif élargi de mars 1925 on constate une fois de plus que tout va mal. On dit : six ans ont passé depuis la fondation de l’Internationale, mais aucun de ses partis n’a réussi à faire la révolution. Certes la situation s’est dégradée ; nous avons affaire maintenant à une certaine stabilisation du capitalisme, mais pourtant on explique que bien des choses devraient être changées dans l’activité de l’Internationale. On n’a pas encore compris ce qu’il faut faire, et on lance le mot d’ordre de la bolchévisation. C’est incompréhensible ; comment, huit ans se sont passés depuis la victoire des bolchéviks russes, et nous voilà obligés maintenant de constater que les autres partis ne sont pas bolchéviks ? Qu’une transformation profonde est nécessaire pour les élever à la hauteur de partis bolchéviks ? Personne n’avait remarqué cela auparavant ?

Pourquoi nous n’avons pas dès le V° congrès élevé une protestation contre ce mot d’ordre de la bolchévisation ? Parce que personne n’a pu s’opposer à l’affirmation selon laquelle les autres partis devaient atteindre la capacité révolutionnaire qui a rendu possible la victoire du parti bolchévik.

Mais maintenant il ne s’agit pas que d’un simple mot d’ordre, d’un simple slogan. Nous avons affaire à des faits et à des expériences. Maintenant il est nécessaire de tirer le bilan de la bolchévisation et de voir en quoi elle a consisté.

Je prétends que ce bilan est défavorable à plusieurs points de vue. On n’a pas résolu le problème qu’il s’agissait de résoudre ; la méthode de la bolchévisation appliquée à tous les partis ne les a pas fait progresser. Je dois examiner le problème de différents points de vue. Tout d’abord du point de vue historique.

Nous n’avons qu’un parti qui ait arraché la victoire, c’est le parti bolchévik russe. L’essentiel pour nous est de suivre la même voie que celle qu’a adoptée le parti russe pour arriver à la victoire ; c’est très juste, mais cela ne suffit pas. Il est indéniable que la voie historique suivie par le parti russe ne peut présenter tous les traits du développement historique qui attend les autres partis. Le parti russe a lutté dans un pays où la révolution libérale bourgeoise n’était pas encore accomplie ; le parti russe - c’est un fait - a lutté dans des conditions particulières, c’est-à-dire dans un pays où l’autocratie féodale n’avait pas encore été abattue par la bourgeoisie capitaliste. Entre la chute de l’autocratie féodale et la conquête du pouvoir par le prolétariat s’est étendue une période trop courte pour qu’on puisse comparer ce développement avec celui que la révolution prolétarienne devra accomplir dans les autres pays. Le temps a manqué pour que puisse s’édifier un appareil d’Etat bourgeois sur les ruines de l’appareil d’Etat tsariste et féodal. Le déroulement des événements en Russie ne nous fournit pas les expériences fondamentales dont nous avons besoin pour savoir comment le prolétariat devra abattre l’Etat capitaliste moderne, libéral, parlementaire, qui existe depuis de nombreuses années et qui a une grande capacité défensive. Ces différences posées, le fait que la révolution russe ait confirmé notre doctrine, notre programme, notre conception du rôle de la classe ouvrière dans le processus historique, est d’une importance théorique d’autant plus grande que la révolution russe, même dans ces conditions particulières, a amené la conquête du pouvoir et la dictature du prolétariat réalisée par le parti communiste. La théorie du marxisme révolutionnaire y a trouvé sa plus grandiose confirmation historique. Du point de vue idéologique, c’est d’une importance historique décisive, mais pour ce qui est de la tactique, cela n’est pas suffisant. Il est indispensable que nous sachions comment on attaque l’Etat bourgeois moderne, qui se défend dans la lutte armée plus efficacement encore que ne le faisait l’autocratie tsariste, mais qui en outre se défend à l’aide de la mobilisation idéologique et de l’éducation défaitiste de la classe ouvrière par la bourgeoisie. Ce problème n’apparaît pas dans l’histoire du parti communiste russe, et si on comprend la bolchévisation dans le sens que l’on peut attendre de la révolution accomplie par le parti russe la solution de tous les problèmes stratégiques de la lutte révolutionnaire, alors cette conception de la bolchévisation est insuffisante. L’Internationale doit se former une conception plus large, elle doit trouver aux problèmes stratégiques des solutions en dehors de l’expérience russe. Celle-ci doit être exploitée à fond, on ne doit repousser aucune de ses caractéristiques, on doit l’avoir constamment sous les yeux, mais nous avons aussi besoin d’éléments complémentaires provenant de l’expérience que fait la classe ouvrière en Occident. Voilà ce qu’il faut dire du point de vue historique et tactique sur la bolchévisation. L’expérience de la tactique en Russie ne nous a pas montré comment nous devons mener la lutte contre la démocratie bourgeoise ; elle ne nous donne aucune idée des difficultés et des tâches que nous réserve le développement de la lutte prolétarienne.

Un autre aspect du problème de la bolchévisation est la question de la réorganisation du parti. En 1925 on nous explique soudain : toute l’organisation des sections de l’Internationale n’est pas correcte. On n’a pas encore appliqué le b-a-ba de l’organisation. On s’est déjà posé l’ensemble des problèmes, mais l’essentiel n’est pas encore fait. C’est-à-dire, on n’a pas résolu le problème de notre organisation interne. On reconnaît ainsi que nous avons marché dans une direction totalement fausse. Je sais fort bien que l’on ne prétend pas limiter le mot d’ordre de la bolchévisation à un problème d’organisation. Mais ce problème a un aspect organisatif et on a insisté sur le fait qu’il est le plus important. Les partis ne sont pas organisés comme l’était et l’est le parti bolchévik russe, parce que leur organisation ne repose pas sur le principe du lieu de travail, parce qu’ils sont encore du type de l’organisation territoriale, qui serait absolument incompatible avec les tâches révolutionnaires, qui relèverait du type caractéristique du parti social-démocrate parlementaire. Si on juge nécessaire de modifier l’organisation de nos partis en ce sens, et si on présente cette modification non comme une mesure pratique propre, dans des conditions particulières, à certains pays, mais bien comme une mesure fondamentale valable pour l’Internationale tout entière, destinée à remédier à une erreur essentielle, à créer les conditions préalables indispensables à la transformation de nos partis en véritables partis communistes - alors nous ne pouvons pas être d’accord. Il est vraiment très surprenant qu’on ne se soit pas avisé de cela plus tôt. On prétend que la transformation en cellules d’entreprises était déjà contenue dans les thèses du III° congrès. Il est alors vraiment très surprenant qu’on ait attendu de 1921 à 1924 pour passer à la réalisation. La thèse selon laquelle un parti communiste doit être absolument formé sur la base des lieux de travail est théoriquement fausse. D’après Marx et Lénine et suivant une thèse de principe connue, formulée avec précision, la révolution n’est pas une question de forme d’organisation. Pour résoudre le problème de la révolution, il ne suffit pas de trouver une formule organisative. Les problèmes qui se dressent devant nous sont des problèmes de pouvoir et non des problèmes de forme. Les marxistes ont toujours combattu les écoles syndicalistes et semi-utopistes qui disent : rassemblez les masses dans telle ou telle organisation, syndicat, association, etc., et la révolution sera faite. Maintenant on dit, ou du moins on mène la campagne dans ce sens : il faut reconstruire l’organisation sur la base de la cellule d’entreprise, et tous les problèmes de la révolution seront résolus. On ajoute : le parti russe a réussi à faire la révolution parce que c’est sur cette base qu’il était construit.

On dira certainement que j’exagère, mais plusieurs camarades pourront confirmer que la campagne a été menée sur des thèses de ce genre. Ce qui nous intéresse, c’est l’impression que ces mots d’ordre produisent dans la classe ouvrière et parmi les membres de notre parti. Pour ce qui est du travail de cellule, on a donné l’impression que c’était là la recette infaillible du véritable communisme et de la révolution. Pour ma part je conteste que le parti communiste doive être absolument formé sur la base des cellules d’entreprise. Dans les thèses organisatives que Lénine a présentées au III° congrès, on a insisté précisément à plusieurs reprises sur le fait qu’il ne peut y avoir en matière d’organisation une solution de principe valable pour tous les pays et pour tous les temps. Nous ne contestons pas que le principe de la cellule d’entreprise comme base de l’organisation du parti a été bon étant donné la situation en Russie. Je ne veux pas m’étendre trop longtemps sur cette question ; dans l’abondante discussion au congrès du parti italien nous avons dit qu’il y avait eu en Russie des raisons diverses en faveur de cette organisation.

Pourquoi pensons-nous que les cellules d’entreprise comportent des inconvénients dans d’autres pays, si on compare leur situation à celle de la Russie ? Avant tout, parce que les ouvriers organisés dans la cellule ne sont jamais à même de discuter toutes les questions politiques. On établit précisément dans le rapport du Comité exécutif de l’Internationale Communiste à ce plénum que dans presque aucun pays les cellules d’entreprise ne sont arrivées à s’occuper de problèmes politiques. Il y a eu, dit-on, exagération, on avait réorganisé très rapidement les partis, mais il ne s’agissait là que d’erreurs pratiques secondaires. On peut cependant contester qu’il s’agisse d’un simple détail si on a privé les partis de leur organisation fondamentale qui permettait de débattre de questions politiques, et si la nouvelle organisation ne s’acquitte toujours pas, après une année d’existence de cette fonction vitale ; si on aboutit à un tel résultat, c’est bien qu’il ne s’agit pas d’erreurs isolées, mais que la position du problème dans son entier est erronée. Ce n’est pas quelque chose que l’on peut prendre à la légère. La question est très grave. Nous pensons que ce n’est pas par accident que la cellule d’entreprise ne permet pas la discussion des problèmes politiques ; car les ouvriers des pays capitalistes, qui sont rassemblés dans le petit cercle étroit de leur entreprise, n’ont pas la possibilité de se poser des problèmes généraux et de relier les revendications immédiates au but final du communisme. Dans une assemblée d’ouvriers qui s’intéressent aux mêmes petits problèmes immédiats et n’appartiennent pas à des catégories professionnelles différentes, ces questions de revendications immédiates peuvent fort bien être débattues, mais il n’y a dans cette assemblée aucune base pour une discussion des problèmes généraux, des problèmes qui concernent l’ensemble de la classe ouvrière, c’est-à-dire qu’il n’est pas possible d’y développer un travail politique de classe, comme ç’est le rôle du parti communiste.

On nous dira : ce que vous réclamez, c’est ce que réclament aussi tous les éléments droitiers ; vous voulez les organisations territoriales, dans lesquelles les intellectuels avec leurs longs discours dominent toute la discussion. Mais ce danger de démagogie et de tromperie de la part des dirigeants existera toujours, il existe depuis qu’existe un parti prolétarien, mais ni Marx ni Lénine, qui ont traité de ce problème de façon détaillée, n’ont jamais pensé un instant le résoudre à l’aide du boycott des intellectuels ou des non-prolétaires. Ils ont au contraire plus d’une fois souligné le rôle historiquement indispensable des déserteurs de la classe dominante dans la révolution. Il est notoire qu’opportunisme et trahison s’infiltrent en général dans le parti et dans les masses par l’entremise de certains dirigeants, mais la lutte contre ce danger doit être menée d’une autre manière. Même si la classe ouvrière pouvait se tirer d’affaire sans intellectuels d’origine bourgeoise, elle ne pourrait pour autant se passer de dirigeants, d’agitateurs, de journalistes, etc., et il ne lui resterait pas d’autre choix que de les chercher dans les rangs des ouvriers. Mais le danger de corruption et de démagogie de ces ouvriers devenus des dirigeants n’est pas différent de celui des intellectuels. Dans certains cas ce sont d’anciens ouvriers qui ont joué le rôle le plus sordide dans le mouvement ouvrier, chacun le sait. Et en définitive est-ce que les intellectuels ne jouent plus aucun rôle dans l’organisation en cellules d’entreprise telle qu’elle est pratiquée maintenant ? C’est le contraire qui se passe. Ce sont les intellectuels qui, conjointement avec d’anciens ouvriers, constituent l’appareil du parti. Le rôle de ces éléments ne s’est pas modifié, il est même plus dangereux maintenant. Si nous admettons que ces éléments peuvent être corrompus par leur situation de permanents, cette difficulté demeure, car nous leur avons donné maintenant des responsabilités plus grandes encore, étant donné que les ouvriers n’ont pratiquement pas de liberté de mouvement dans les petites assemblées des cellules d’entreprise, pas de base suffisante pour influencer le parti par leur instinct de classe. Le danger sur lequel nous attirons l’attention ne consiste pas dans un recul de l’influence des intellectuels, mais, au contraire, dans le fait que les ouvriers ne se préoccupent que des revendications immédiates de leur entreprise et qu’ils ne voient pas les grands problèmes du développement révolutionnaire général de la classe ouvrière. La nouvelle forme d’organisation est ainsi moins adaptée à la lutte de classe prolétarienne au sens le plus sérieux et le plus large du terme.

En Russie, les grands problèmes généraux du développement de la révolution, le problème de l’Etat, celui de la conquête du pouvoir, étaient inscrits à chaque instant à l’ordre du jour, parce que l’appareil d’Etat féodal tsariste était irrémédiablement miné et que chaque groupe d’ouvriers était placé à chaque instant devant ce problème du fait de sa position dans la vie sociale et de la pression administrative. Les déviations opportunistes ne représentaient pas en Russie de danger particulier, car il manquait une base à la corruption du mouvement ouvrier par l’Etat capitaliste qui manie parfaitement l’arme des concessions démocratiques et les illusions de l’intérêt commun.

Il y a aussi une différence d’ordre pratique. Nous devons naturellement donner à l’organisation de notre parti la forme la plus apte à résister à la répression. Nous devons nous protéger contre les tentatives de la police pour dissoudre notre parti. En Russie l’organisation en cellules d’entreprise était justement la forme la meilleure, car le mouvement ouvrier était rendu impossible dans les rues, dans les villes, dans la vie publique, par les mesures extrêmement sévères de la police. Il était ainsi matériellement impossible de s’organiser hors de l’entreprise. Ce n’est que dans l’entreprise que les ouvriers pouvaient se rassembler pour discuter de leurs problèmes sans être remarqués. En outre il n’y avait que l’entreprise pour poser les problèmes de classe sur la base de l’antagonisme entre le capital et le travail,

Les petites questions économiques touchant l’entreprise, par exemple la question des amendes soulevée par Lénine, étaient du point de vue historique progressistes en comparaison des revendications libérales que les ouvriers et la bourgeoisie adressaient ensemble à l’autocratie ; mais en comparaison de la question de la conquête du pouvoir dans la lutte contre la démocratie bourgeoise comme nouvelle forme d’Etat, les revendications prolétariennes immédiates sont des problèmes d’importance secondaire. Mais comme cette question de la conquête du pouvoir ne pouvait être posée qu’après la chute du tsarisme, il était nécessaire de déplacer le cœur de la lutte dans l’entreprise, parce que l’entreprise était l’unique base sur laquelle le parti autonome prolétarien pouvait développer pleinement son action.

Si la bourgeoisie et les capitalistes étaient en Russie les alliés du tsar, ils n’en étaient pas moins en même temps ceux qui devaient le renverser, ceux qui représentaient en puissance l’effondrement du pouvoir autocratique. C’est pourquoi il n’y a pas eu en Russie entre les industriels et l’Etat une solidarité aussi complète que dans les pays modernes. Dans ces pays règne une solidarité absolue entre l’appareil d’Etat et les patrons, c’est leur Etat, leur police. C’est l’appareil d’Etat qui apparaît historiquement comme l’instrument du capitalisme, c’est lui qui a créé les organes adaptés à cette fin et les met à la disposition des patrons. Si un ouvrier essaie dans l’entreprise d’organiser d’autres ouvriers, le patron appelle la police, il a recours à l’espionnage, etc. C’est pourquoi le travail de parti dans l’entreprise est beaucoup plus dangereux dans les pays capitalistes modernes. Il n’est pas difficile à la bourgeoisie de mettre à jour le travail de parti dans l’entreprise. C’est pourquoi nous proposons de ne pas former les organisations fondamentales du parti à l’intérieur de l’entreprise mais de les déplacer à l’extérieur.

Je ne voudrais rapporter ici qu’un petit fait. En Italie, la police enrôle maintenant un nouveau type d’agents. Les conditions de recrutement sont très sévères. Mais pour ceux qui exercent un métier et peuvent travailler dans une entreprise, l’entrée est facilitée. Cela prouve que la police recherche des gens capables de travailler dans les différentes industries, pour pouvoir les utiliser à détecter le travail révolutionnaire dans l’entreprise.

Par ailleurs nous avons appris qu’une association antibolchévique internationale a décidé de s’organiser en cellules pour faire contrepoids au mouvement ouvrier.

Un autre argument. On a dit ici qu’un nouveau danger a fait son apparition, le danger de l’aristocratie ouvrière. Il est clair que ce danger caractérise les périodes où nous sommes menacés par l’opportunisme, qui tend à jouer un certain rôle dans la corruption du mouvement ouvrier.

Mais le canal le plus aisé pour la pénétration de l’influence de l’aristocratie ouvrière dans nos rangs est sans aucun doute l’organisation fondée sur le principe de la cellule d’entreprise, car dans l’entreprise c’est l’influence de l’ouvrier qui occupe un rang élevé dans la hiérarchie technique du travail qui l’emporte inévitablement.

Pour toutes ces raisons, et sans en faire une question de principe, nous demandons que la base organisative du parti - pour des raisons politiques et techniques - reste l’organisation territoriale.

Est-ce à dire que nous voulons négliger pour autant le travail de parti dans l’entreprise ? Contestons-nous que le travail communiste dans l’entreprise soit une base importante pour établir la liaison avec les masses ? Absolument pas. Le parti doit avoir une organisation dans l’entreprise, mais cette organisation ne doit pas être la base du parti. Il doit y avoir dans les entreprises des organisations de parti qui soient sous la direction politique du parti. Il est impossible d’établir une liaison avec la classe ouvrière sans organisation dans l’entreprise, mais cette organisation doit être la fraction communiste.

Nous sommes donc pour un réseau d’organisations communistes dans les entreprises, mais à notre avis le travail politique doit être accompli dans les organisations territoriales.

Je ne peux pas ici entrer dans le détail des conclusions qui ont été tirées de notre attitude sur cette question au cours de la discussion en Italie. Au congrès et dans nos thèses nous avons développé en détail la question théorique de la nature du parti. On a affirmé que notre point de vue n’était pas un point de vue de classe : nous aurions réclamé que le parti favorise le développement de l’activité d’éléments hétérogènes, comme par exemple les intellectuels. Ce n’est pas vrai. Nous ne combattons pas l’organisation édifiée exclusivement sur la base des cellules d’entreprises parce que, ainsi, le parti se trouve constitué exclusivement d’ouvriers. Ce que nous craignons, c’est le danger de labourisme et d’ouvriérisme, qui est le pire danger antimarxiste. Le parti est prolétarien parce qu’il est placé sur le chemin historique de la révolution, du combat pour les buts finaux auxquels tend une seule et unique classe, la classe ouvrière. C’est cela qui fait que le parti est prolétarien, non le critère automatique de sa composition sociale. Le caractère du parti n’est pas compromis par la participation active à son travail de tous ceux qui acceptent sa doctrine et qui veulent lutter pour ses buts de classe.

Tout ce qu’on peut dire dans ce domaine en faveur des cellules d’entreprise est de la vulgaire démagogie, qui s’appuie sur le mot d’ordre de la bolchévisation, mais qui conduit directement à désavouer la lutte du marxisme et du léninisme contre les conceptions banalement mécanistes et défaitistes de l’opportunisme et du menchévisme.

Je passe à un autre aspect de la bolchévisation, celui du régime interne du parti et de l’Internationale Communiste.

On a fait là une nouvelle découverte : ce qui manque à toutes les sections, c’est la discipline de fer des bolchéviks, dont le parti russe nous donne l’exemple.

On prononce une interdiction absolue contre les fractions, et on décrète l’obligation pour tous les membres du parti de participer au travail commun, quelle que soit leur opinion. Je pense que dans ce domaine également la question de la bolchévisation a été posée de façon très démagogique.

Si nous posons la question ainsi : le premier venu est-il autorisé à former une fraction ? tout communiste répondra non ; mais on ne peut poser la question de cette manière. Il y a déjà des résultats qui nous montrent que les méthodes employés n’ont rendu service ni au parti ni à l’Internationale. Cette question de la discipline interne et des fractions doit être posée d’un point de vue marxiste, de façon sensiblement différente et plus complexe. On nous dit : que voulez-vous ? Voulez-vous que le parti ressemble à un parlement, où chacun a le droit démocratique de lutter pour le pouvoir ou de s’assurer de la majorité ?

Mais, ainsi, la question est mal posée : si on la pose ainsi, il n’y a qu’une réponse possible : nous serions bien sûr contre un régime aussi ridicule.

C’est un fait que nous devons avoir un parti communiste absolument uni, excluant, en son sein, divergences d’opinion et regroupements divers. Mais cette affirmation n’est pas un dogme, un principe a priori. Il s’agit d’un but vers lequel on doit tendre, vers lequel on peut tendre au cours du développement d’un véritable parti communiste : or cela n’est possible que lorsque toutes les questions idéologiques, tactiques et organisatives sont correctement posées et correctement résolues. A l’intérieur de la classe ouvrière, ce sont les rapports économiques dans lesquels vivent les divers groupes qui déterminent les actions et les initiatives de la lutte de classes. Au parti politique revient le rôle de rassembler et d’unifier tout ce que ces actions ont de commun du point de vue des buts révolutionnaires de la classe ouvrière du monde entier. L’unité à l’intérieur du parti, la suppression des divergences d’opinion internes, la disparition des luttes de fractions fourniront la preuve que le parti se trouve sur la voie la meilleure pour remplir correctement ses tâches. Mais s’il y a des divergences d’opinion, cela prouve que la politique du parti est entachée d’erreurs, qu’elle n’a pas la capacité de combattre radicalement les tendances à la dégénérescence du mouvement ouvrier qui se manifestent d’ordinaire à certains moments cruciaux de la situation générale. Si on se trouve devant des cas d’indiscipline, c’est le symptôme que ce défaut existe toujours dans le parti. La discipline est en effet un résultat, non un point de départ, non une sorte de plate-forme inébranlable. Cela correspond d’ailleurs au caractère volontaire de l’entrée dans notre organisation. C’est pourquoi une sorte de code pénal du parti ne peut être un remède aux cas fréquents de manquement à la discipline. On a institué ces derniers temps dans nos partis un régime de terreur, une sorte de sport qui consiste à intervenir, à punir, à anéantir, et tout cela avec un plaisir tout particulier, comme si c’était justement cela l’idéal de la vie du parti. Les champions de cette brillante opération semblent même persuadés qu’elle constitue une preuve de capacité et d’énergie révolutionnaires. Je pense, au contraire, que les vrais et bons révolutionnaires sont en général les camarades qui font l’objet de ces mesures d’exception et qui les supportent patiemment pour ne pas détruire le parti. J’estime que cette débauche d’énergie, ce sport, cette lutte à l’intérieur du parti n’a rien à voir avec le travail révolutionnaire que nous devons mener. Un jour viendra où il faudra frapper et détruire le capitalisme, et dans ce domaine le parti devra donner les preuves de son énergie révolutionnaire. Nous ne voulons pas d’anarchisme dans le parti, mais nous ne voulons pas davantage un régime de représailles continuelles, qui n’est que la négation de l’unité et de la solidité du parti.

Pour l’instant, les choses se présentent ainsi : la centrale actuelle existera toujours ; elle peut faire ce qu’elle veut, car elle a toujours raison quand elle prend des mesures contre celui qui la contredit, quand elle "anéantit intrigues et oppositions.

Le mérite ne consiste pas à réprimer les rébellions ; l’important, c’est qu’il n’y ait pas de rébellions. On reconnaît l’unité du parti aux résultats atteints, non à un régime de menaces et de terreur. Nous avons besoin de sanctions dans nos statuts, c’est clair. Mais elles doivent être des exceptions, elles ne doivent pas devenir une procédure normale et générale à l’intérieur du parti. Si des éléments abandonnent manifestement la voie commune, il faut prendre des mesures contre eux. Mais si le recours au code de sanctions devient la règle dans une société, c’est que cette société n’est pas précisément la plus parfaite. Les sanctions ne doivent être prises qu’exceptionnellement, et non pas constituer une règle, un sport, l’idéal des dirigeants. Il faut que cela change, si nous voulons former un bloc solide au vrai sens du mot.

Les thèses proposées ici contiennent à ce propos quelques bonnes phrases. On a l’intention de donner un peu plus de liberté. Cela vient peut-être un peu tard. Peut-être croit-on qu’il est possible de donner un peu plus de liberté à "ceux qui ont été foulés aux pieds" et qui ne peuvent plus bouger. Mais laissons là les thèses et considérons les faits. On a toujours dit que nos partis devaient être édifiés sur le principe du centralisme démocratique. Ce serait peut-être une fort bonne chose si nous trouvions pour démocratie une autre expression. Mais la formule a été donnée par Lénine. Comment réaliser le centralisme démocratique ? Au moyen de l’éligibilité des camarades, de la consultation de la masse du parti pour résoudre certaines questions. Il peut bien sûr y avoir des exceptions à cette règle dans un parti révolutionnaire. Il est admissible que la centrale dise parfois : camarades, le parti devrait normalement vous consulter, mais comme la lutte contre notre ennemi vient d’entrer dans une période dangereuse, comme il n’y a pas une minute à perdre, nous agissons sans vous consulter.

Mais ce qui est dangereux, c’est de donner l’impression d’une consultation alors qu’il s’agit d’une initiative prise d’en haut, c’est d’abuser de l’emprise qu’a la centrale sur tout l’appareil du parti et sur la presse. Nous avons dit en Italie que nous acceptons la dictature, mais que nous détestons ces méthodes "à la Giolitti". La démocratie bourgeoise est-elle autre chose qu’un moyen de tromperie ? Est-ce peut-être cette démocratie-là que vous nous accordez dans le parti et que vous voulez réaliser ? Alors, il vaudrait mieux une dictature qui, elle, a le courage de ne pas se masquer hypocritement. Il faut introduire une véritable forme démocratique, c’est-à-dire une démocratie qui permette à la centrale de tirer de l’appareil du parti tout son profit, au bon sens du mot. Sinon il ne peut y avoir que malaise et insatisfaction, surtout dans les milieux ouvriers. Il nous faut un régime sain dans le parti. Il est absolument indispensable que le parti ait la possibilité de se faire une opinion et de l’exprimer ouvertement. J’ai dit lors du congrès italien que l’erreur qui a été commise, c’est de n’avoir pas fait à l’intérieur du parti une différence nette entre agitation et propagande. L’agitation s’adresse à une grande masse d’individus, auxquels on rend claires quelques idées simples, alors que la propagande touche un nombre relativement restreint de camarades à qui on explique un plus grand nombre d’idées plus compliquées. L’erreur qui a été commise, c’est de s’être limité à de l’agitation à l’intérieur du parti ; on a considéré par principe la masse des membres du parti comme inférieurs, on les a traités comme des éléments que l’on peut mettre en mouvement, et non comme facteur d’un travail commun. On peut comprendre jusqu’à un certain point l’agitation fondée sur des formules à apprendre par cœur, quand on recherche l’effet le plus grand au moyen de la plus petite dépense d’énergie, quand il faut mettre en mouvement de grandes masses, là où le facteur de la volonté consciente ne joue qu’un rôle limité. Mais il n’en va pas de même avec le parti. Nous exigeons que l’on en finisse avec cette méthode d’agitation à l’intérieur du parti. Le parti doit rassembler autour de lui cette partie de la classe ouvrière qui a une conscience de classe et dans laquelle règne la conscience de classe ; si du moins vous ne revendiquez pas la théorie des élus, qui, parmi d’autres accusations non fondées, nous a été autrefois imputée. Il est nécessaire que la grande masse des membres du parti se forge une conscience politique commune et qu’elle étudie les problèmes que se pose le parti communiste. En ce sens il est d’une extrême urgence de changer le régime interne du parti.

Venons-en aux fractions. A mon sens on peut poser la question des fractions du point de vue de la morale ou du code pénal. Y a-t-il dans l’histoire un seul exemple d’un camarade créant une fraction pour s’amuser ? Cela ne s’est jamais produit Y a-t-il un exemple montrant que l’opportunisme a pénétré dans le parti par le moyen de fractions, que l’organisation de fractions a servi de base à une mobilisation de la classe ouvrière par l’opportunisme et que le parti révolutionnaire a été sauvé par l’intervention des pourfendeurs de fractions ? Non, l’expérience montre que l’opportunisme entre toujours dans nos rangs sous le masque de l’unité. Il est de son intérêt d’influencer la masse la plus grande possible, aussi fait-il toujours ses propositions dangereuses sous le masque de l’unité. L’histoire des fractions montre en général que les fractions ne sont pas à l’honneur des partis à l’intérieur desquels elles se forment, mais bien des camarades qui les forment. L’histoire des fractions est l’histoire de Lénine, ce n’est pas l’histoire des coups portés aux partis révolutionnaires, mais au contraire l’histoire de leur cristallisation et de leur défense contre les influences opportunistes.

Quand une fraction essaie de se former, il faut avoir des preuves pour dire que c’est, directement ou indirectement, une manœuvre de la bourgeoisie pour pénétrer dans le parti. Je ne crois pas qu’une telle manœuvre prenne en général cette forme. Au congrès italien nous avons posé la question à propos de la gauche de notre parti. Nous connaissons l’histoire de l’opportunisme. Quand un groupe devient-il le représentant de l’influence bourgeoise dans un parti prolétarien ? Ces groupements ont trouvé en général un sol favorable parmi les fonctionnaires syndicaux ou les représentants du parti au parlement.

Ou bien, il s’agit d’un groupe qui préconise dans les questions de stratégie et de tactique du parti la collaboration des classes et des alliances avec d’autres groupes sociaux et politiques. Si on parle de fractions à détruire, il faudrait au moins pouvoir prouver qu’il s’agit d’une association avec la bourgeoisie ou avec des milieux bourgeois ou peut-être de relations personnelles. Si une telle analyse n’est pas possible, il est indispensable de chercher les causes historiques de la naissance de la fraction et de ne pas lui jeter l’anathème a priori. La naissance d’une fraction montre que quelque chose ne va pas. Pour remédier au mal, il faut rechercher les causes historiques qui ont suscité l’anomalie et qui ont déterminé la formation ou la tendance à former cette fraction. Les causes résident dans les erreurs idéologiques et politiques du parti. Les fractions ne sont pas la maladie, mais seulement le symptôme, et si on veut soigner l’organisme malade, on ne doit pas combattre les symptômes, mais on doit essayer de sonder les causes de la maladie. D’autre part, il s’agissait dans la plupart des cas de groupes de camarades qui ne faisaient aucune tentative pour créer une organisation ou rien de semblable. Il s’agissait de points de vue, de tendances qui cherchaient à se faire jour dans l’activité normale, régulière et collective du parti. Par la méthode de chasse aux fractions, de campagnes à scandale, de surveillance policière et de méfiance à l’égard des camarades, une méthode qui représente en réalité le pire fractionnisme se développant dans les couches supérieures du parti, on n’a pu que détériorer la situation de notre mouvement et pousser toute critique objective dans la voie du fractionnisme.

Ce n’est pas avec de tels moyens que se crée l’unité intérieure du parti, ils ne font que paralyser le parti et le rendre impuissant. Une transformation radicale des méthodes de travail est absolument indispensable. Si nous ne mettons pas fin à tout cela, les conséquences seront très graves.

Nous en avons un exemple dans la crise du parti français. Comment s’est-on attaqué aux fractions dans le parti français ? Très mal - par exemple dans la question de la fraction syndicaliste qui est en train de naître. Certains des camarades exclus du parti sont retournés à leurs premières amours, ils publient un journal dans lequel ils exposent leurs idées. Il est clair qu’ils ont tort. Mais les causes de cette importante déviation ne doivent pas être cherchées dans les caprices des méchants enfants Rosmer et Monatte. Elles doivent bien plutôt être cherchées dans les erreurs du parti français et de toute l’Internationale.

Après notre entrée en lice sur le terrain théorique contre les erreurs du syndicalisme, nous avons réussi à soustraire de larges masses d’ouvriers à l’influence d’éléments syndicalistes et anarchistes. Or maintenant ces conceptions reprennent vie. Pourquoi ? Entre autres parce que le régime interne du parti, le machiavélisme excessif, a fait mauvaise impression sur la classe ouvrière, et a rendu possible la renaissance de ces théories ainsi que du préjugé qui veut que le parti politique soit quelque chose de sale et que seule la lutte économique puisse sauver la classe ouvrière.

Ces erreurs de fond menacent de reparaître dans le prolétariat parce que l’Internationale et les partis communistes n’ont pas été capables de fournir la preuve, au moyen des faits ainsi que d’exposés théoriques simples, de la différence essentielle qu’il y a entre la politique au sens révolutionnaire et léniniste et la politique des vieux partis sociaux-démocrates dont la dégénérescence avant-guerre avait fait naître par réaction le syndicalisme.

Les vieilles théories de l’action économique opposées à toute activité politique ont enregistré quelques succès dans le prolétariat français, et cela parce qu’on a toléré toute une série d’erreur dans la ligne politique du parti communiste.

Semard : Vous dites que les fractions ont leur cause dans les erreurs de la direction du parti. La fraction de droite se constitue en France juste au moment où la centrale reconnaît ses erreurs et les corrige.

Bordiga : Camarade Semard, si vous voulez paraître devant le Bon Dieu avec le seul mérite d’avoir reconnu vos propres fautes, vous n’aurez pas assez fait pour le salut de votre âme.

Camarades, je crois qu’il est nécessaire de démontrer par notre stratégie et par notre tactique prolétarienne l’erreur que font ces éléments anarcho-syndicalistes.

On a maintenant l’impression dans la classe ouvrière que les faiblesses qui existent dans le parti communiste sont les mêmes que celles des autres partis politiques, et c’est pourquoi la classe manifeste une certaine méfiance à l’égard de notre parti. Cette méfiance a pour cause les méthodes et les manœuvres qui sont en usage dans nos rangs. Nous donnons l’impression de nous comporter, non seulement à l’égard du monde extérieur mais aussi dans la vie politique interne du parti, comme si la bonne "politique" était un art, une technique, la même pour tous les partis. On dirait que nous agissons en Machiavels, un manuel d’habileté politique dans la poche. Mais le parti de la classe ouvrière a pour tâche d’introduire une nouvelle forme de politique, qui n’a rien à voir avec les basses et insidieuses méthodes du parlementarisme bourgeois. Si nous ne démontrons pas cela au prolétariat nous n’arriverons jamais à exercer une influence solide et utile, et les anarcho-syndicalistes auront gagné la partie.

En ce qui concerne la fraction de droite en France, je n’hésite pas à dire que je la considère de façon générale comme un phénomène sain et non comme une preuve de la pénétration d’éléments petits-bourgeois dans le parti. La théorie et la tactique qu’elle préconise sont fausses, mais elle est pour une part une réaction très utile contre les erreurs politiques et le régime néfaste instauré par la direction du parti. Mais ce n’est pas seulement la centrale du parti français qui porte la responsabilité de ces erreurs. C’est la ligne générale de l’Internationale qui est à l’origine de la formation des fractions. Certes, sur la question du Front Unique, je me trouve en opposition absolue avec le point de vue de la droite française, mais à mon avis il est juste de dire que les décisions du V° Congrès ne sont pas claires ni absolument satisfaisantes. Dans certains cas on autorise le Front Unique par en haut, mais on ajoute que la social-démocratie est l’aile gauche de la bourgeoisie et qu’on doit se fixer pour but de démasquer ses dirigeants : c’est une position intenable. Les ouvriers français sont fatigués de cette sorte de tactique du Front Unique, telle qu’elle a été appliquée en France. Mais certains des dirigeants de l’opposition française sont, bien sûr, sur une mauvaise voie, diamétralement opposée à la véritable voie révolutionnaire, lorsqu’ils concluent dans le sens d’un Front Unique "loyal" et de la coalition avec la social-démocratie.

Bien sûr, si on limite le problème de la droite à la question de savoir si on a le droit de collaborer à un journal placé hors du contrôle du parti, il ne peut y avoir qu’une réponse. Mais cela ne saurait être une échappatoire. On doit essayer de corriger les erreurs et de réviser soigneusement la ligne politique du parti français, et sur bien des questions celle aussi de l’Internationale. On ne résoudra pas le problème en appliquant à l’encontre de l’opposition, de Loriot, etc., les règles d’un petit catéchisme du comportement personnel.

Pour corriger les erreurs il ne suffit pas de faire tomber des têtes, il faut s’efforcer de découvrir les erreurs originelles qui rendent possible et favorisent la formation des fractions.

On nous dit : pour trouver les erreurs dans notre machine à bolchévisation, il y a l’Internationale ; c’est à la majorité de l’Internationale qu’il revient d’intervenir si la centrale d’un parti commet des erreurs graves. Cela doit donner une garantie contre les déviations à l’intérieur des sections nationales. Dans la pratique, ce système a échoué. Nous avons eu l’exemple d’une telle intervention de l’Internationale en Allemagne. La centrale du K.P.D. était devenue toute-puissante et rendait impossible toute opposition dans le parti, et pourtant il s’est trouvé quelqu’un au-dessus d’elle qui a sanctionné à un certain moment tous les crimes et toutes les erreurs commis par cette centrale, c’est l’Exécutif de Moscou par sa Lettre Ouverte. Est-ce là une bonne méthode ? Non, certainement pas. Quel écho une telle action trouve-t-elle ? Nous en avons eu un exemple en Italie pendant notre discussion pour le congrès italien. Un camarade excellent, orthodoxe, est envoyé au congrès allemand. Il voit que tout va bien, qu’une majorité écrasante se prononce pour les thèses de l’Internationale, que la nouvelle centrale est élue dans un accord parfait, à l’exception d’une minorité négligeable. Le délégué italien s’en retourne et fait un rapport très favorable sur le parti allemand. Il écrit un article dans lequel il le dépeint aux camarades de la gauche italienne comme le modèle d’un parti bolchévik. Il est possible que de nombreux camarades de notre opposition soient devenus après cela des partisans de la bolchévisation. Deux semaines plus tard arrive la Lettre Ouverte de l’Exécutif... On apprend que la vie interne du parti allemand est très mauvaise, qu’il y a une dictature, que toute la tactique est complètement fausse, qu’on a commis de graves erreurs, qu’il y a de fortes déviations, que l’idéologie n’est pas léniniste. On oublie que la gauche allemande a été proclamée au V° Congrès une centrale parfaitement bolchévique, et on l’abat sans pitié. On use à son égard de la même méthode qu’on avait utilisée auparavant à l’égard de la droite. Au V° Congrès le slogan était : "C’était la faute à Brandler" ; on dit maintenant : "C’est la faute à Ruth Fischer". J’affirme qu’on ne peut gagner de cette manière la sympathie des masses ouvrières. On ne peut pas dire qu’une poignée de camarades soient coupables des erreurs commises. L’Internationale était là, qui suivait de près le cours des événements, et elle ne pouvait et ne devait ignorer ni les caractéristiques propres à chaque dirigeant ni leur activité politique. On dira maintenant que je défends la gauche allemande, de même qu’on a dit au V° Congrès que je défendais la droite. Mais je ne me solidarise politiquement ni avec l’une ni avec l’autre, j’estime seulement que l’Internationale doit dans les deux cas prendre sur elle la responsabilité des erreurs commises, l’Internationale qui s’était solidarisée complètement avec ces groupes qu’elle avait présentés comme les meilleures directions et dans les mains desquels elle avait remis le parti.

L’intervention de l’Exécutif élargi de l’Internationale Communiste contre les centrales des partis a donc en plusieurs circonstances été peu heureuse. La question est la suivante : comment l’Internationale travaille-t-elle, quels sont ses rapports avec les sections nationales et comment sont élus ses organes dirigeants ?

Au dernier Congrès, j’ai déjà critiqué nos méthodes de travail. Une collaboration collective véritable fait défaut dans nos organes dirigeants et dans nos congrès. L’organe suprême semble être un corps étranger aux sections, qui discute avec elles et choisit dans chacune une fraction à laquelle il donne son appui. Ce centre est soutenu, pour chaque question, par toutes les sections restantes, qui espèrent ainsi s’assurer un meilleur traitement lorsque leur tour sera venu. Parfois ceux qui s’abaissent à ce "maquignonnage" ne sont même que des groupes de dirigeants unis par des liens purement personnels. On nous dit : la direction internationale provient de l’hégémonie du parti russe, puisque c’est lui qui a fait la révolution, puisque c’est dans ce parti que se trouve le siège de l’Internationale. C’est pourquoi il est juste d’accorder une importance fondamentale aux décisions inspirées par le parti russe. Mais un problème se pose : comment les questions internationales sont-elles résolues par le parti russe ? Cette question, nous avons tous le droit de la poser.

Depuis les derniers événements, depuis la dernière discussion, ce point d’appui de tout le système n’est plus assez stable. Nous avons vu, dans la dernière discussion du parti russe, des camarades qui revendiquaient la même connaissance du léninisme et qui avaient indiscutablement le même droit de parler au nom de la tradition révolutionnaire bolchévique, discuter entre eux en utilisant les uns contre les autres des citations de Lénine et interpréter chacun en sa faveur l’expérience russe. Sans entrer dans le fond de la discussion, c’est un fait indiscutable que je voudrais établir ici.

Qui, dans cette situation, décidera en dernière instance des problèmes internationaux ? On ne peut plus répondre : la vieille garde bolchévique, car cette réponse ne résout rien en pratique. C’est le premier point d’appui du système qui se dérobe à notre enquête objective. Mais il en résulte que la solution doit être tout autre. Nous pouvons comparer notre organisation internationale à une pyramide. Cette pyramide doit avoir un sommet et des côtés qui tendent vers ce sommet. C’est ainsi qu’on peut représenter l’unité et la nécessaire centralisation. Mais aujourd’hui, du fait de notre tactique, notre pyramide repose dangereusement sur son sommet ; il faut donc renverser la pyramide ; ce qui maintenant est au-dessous doit passer par-dessus, il faut la mettre sur sa base pour qu’elle retrouve son équilibre. La conclusion à laquelle nous aboutissons sur la question de la bolchévisation est donc qu’il ne faut pas se contenter de simples modifications d’ordre secondaire, mais que tout le système doit être modifié de fond en comble.

Après avoir ainsi tiré le bilan de l’activité passée de l’Internationale, je voudrais passer à l’appréciation de la situation actuelle et aux tâches de l’avenir. Nous sommes tous d’accord sur ce qui a été dit dans l’ensemble sur la stabilisation, de sorte qu’il n’est pas nécessaire d’y revenir. La décomposition du capitalisme est entrée dans une phase moins aiguë. La conjoncture a connu, dans le cadre de la crise générale du capitalisme, certaines fluctuations.

Nous continuons d’avoir devant nous la perspective de l’écroulement final du capitalisme. Mais quand on se pose cette question de perspective, on fait à mon sens une erreur d’évaluation. Il y a plusieurs modes d’approche de ce problème de la perspective. A mon avis le camarade Zinoviev nous a rappelé ici des choses fort utiles lorsqu’il a parlé de la double perspective du camarade Lénine.

Si nous étions une société savante vouée à l’étude des événements sociaux, nous pourrions tirer des conclusions plus ou moins optimistes, sans que cela influe de quelque façon sur ces événements. Mais cette perspective purement scientifique ne saurait suffire à un parti révolutionnaire, qui prend part à tous les événements, qui est lui-même un de leurs facteurs et qui ne peut décomposer sa fonction de façon métaphysique, en séparant d’un côté la connaissance précise de cette fonction et de l’autre la volonté et l’action. C’est pourquoi notre parti doit toujours être directement relié à ses buts ultimes. Il est nécessaire d’avoir toujours sous les yeux la perspective révolutionnaire, même quand le jugement scientifique nous oblige à tirer des conclusions pessimistes. On ne peut interpréter comme une banale erreur scientifique le fait que Marx ait attendu la révolution en 1848, 1859, 1870, et que Lénine après 1905 l’ait prophétisée pour 1907, c’est-à-dire dix ans avant son triomphe. C’est même une preuve du perçant regard révolutionnaire de ces grands dirigeants. Il ne s’agit pas non plus d’une puérile exagération, qui entendrait constamment la révolution frapper à la porte, il s’agit de la véritable faculté révolutionnaire qui reste intacte malgré toutes les difficultés du développement historique. La question de la perspective est une question très intéressante pour nos partis, il faudrait que nous puissions l’examiner à fond. Je considère qu’il est inadmissible d’affirmer : la conjoncture s’est sensiblement modifiée dans un sens défavorable pour nous, la situation n’est plus celle de 1920 - voilà l’explication et la justification de la crise interne dans différentes sections et dans l’Internationale. Cela peut certes nous aider à expliquer les causes de telle ou telle erreur, mais cela ne les justifie pas. D’un point de vue politique, c’est insuffisant. Nous ne devons pas considérer avec résignation comme une réalité immuable le régime défectueux de nos partis actuels parce que la conjoncture extérieure nous est défavorable. Ainsi formulée, la question n’est pas correctement posée. Il est clair que si notre parti est un facteur des événements, il est aussi en même temps leur produit. Même si nous réussissons à avoir un vrai parti révolutionnaire. En quel sens les événements se reflètent-ils dans ce parti ? Dans le sens que le nombre de nos partisans grossit et que notre influence sur les masses s’accroît quand la crise du capitalisme nous fournit une situation favorable. Si la conjoncture nous devient à un moment donné défavorable, il est possible que nos forces baissent quantitativement, mais notre idéologie ne doit pas en souffrir, et ce ne sont pas seulement notre tradition, notre organisation, mais aussi la ligne politique qui doivent rester intactes. Si nous croyons que, pour préparer les partis à leur tâche révolutionnaire, il faut s’appuyer sur une situation de crise progressive du capitalisme, notre perspective relève de schémas tout à fait faux, car alors nous estimons qu’une période de crise longue et progressive est nécessaire à la consolidation de notre parti : mais quand nous en serons là, la situation économique devra nous faire le plaisir de rester quelque temps encore révolutionnaire pour nous permettre de passer à l’action. Si la crise s’accentue après une période de conjoncture incertaine, nous serons incapables de l’exploiter. Car nos partis, par suite de notre manière erronée de voir les choses, se trouveront inévitablement plongés dans le désarroi et l’impuissance.

Cela montre que nous ne savons pas tirer la leçon de notre expérience de l’opportunisme dans la II° Internationale. On ne peut nier qu’avant la guerre mondiale il y a eu une période de prospérité du capitalisme et que la conjoncture du capitalisme était bonne. Cela explique en un certain sens la décomposition opportuniste de la II° Internationale, mais cela ne justifie pas l’opportunisme. Nous avons combattu cette idée et refusé de croire que l’opportunisme soit un fait nécessaire et historiquement déterminé par les événements. La position que nous avons défendue, c’est que le mouvement doit opposer une résistance, et de fait la gauche marxiste a combattu l’opportunisme avant 1914 et exigé des partis prolétariens sains et révolutionnaires.

Il faut poser la question autrement. Même si la conjoncture et les perspectives nous sont défavorables ou relativement défavorables, il ne faut pourtant pas consentir avec résignation aux déviations opportunistes et les justifier sous prétexte que leurs causes doivent être cherchées dans la situation objective. Et si une crise interne survient malgré cela, ses causes et les moyens d’y remédier doivent être cherchés ailleurs, c’est-à-dire dans le travail et dans la ligne politique du parti qui ne sont pas encore maintenant ce qu’ils auraient dû être. Cela concerne également la question des dirigeants que le camarade Trotsky pose dans la préface de son livre, "1917" ; il y analyse les causes de nos défaites, et propose une solution avec laquelle je me solidarise entièrement. Trotsky ne considère pas les dirigeants comme des hommes que le ciel nous destine tout spécialement. Non, il pose la question de toute autre manière. Les dirigeants aussi sont un produit de l’activité du parti, des méthodes de travail du parti et de la confiance que le parti a su gagner. Si le parti, malgré une situation changeante et parfois défavorable, suit une ligne révolutionnaire et combat les déviations opportunistes, la sélection des dirigeants, la constitution de l’état-major, s’accomplit de manière favorable, et si dans la période du combat final nous n’aurons pas toujours un Lénine, du moins aurons-nous une direction solide et courageuse - ce qu’aujourd’hui, dans l’état actuel de notre organisation, nous ne pouvons guère espérer.

Il y a encore un autre schéma de perspectives qui doit être combattu et auquel nous avons affaire quand nous passons de l’analyse purement économique à l’analyse des forces sociales et politiques. On estime généralement que nous devons considérer comme une situation politiquement favorable à notre combat celle qui est offerte par un gouvernement de la gauche petite-bourgeoise. Ce faux schéma entre avant tout en contradiction avec le premier, car c’est le plus souvent à une époque de crise économique que la bourgeoisie choisit un gouvernement formé à l’aide des partis de droite, pour pouvoir entreprendre une offensive réactionnaire, c’est-à-dire que les conditions objectives redeviennent pour nous défavorables. Pour atteindre à une solution marxiste du problème, il est nécessaire de renoncer à ces lieux communs.

Il est, en général, inexact qu’un gouvernement de la gauche bourgeoise nous soit favorable ; le contraire peut se produire. Les exemples historiques nous montrent combien nous serions fous d’imaginer que, pour nous faciliter la tâche, se formerait un gouvernement issu de ce qu’on appelle les classes moyennes, dote d’un programme libéral qui nous permettrait d’organiser la lutte contre un appareil d’Etat affaibli.

Là aussi, il s’agit de l’influence qu’exerce une interprétation erronée de l’expérience russe. Dans la révolution de 1917 est tombé le premier appareil d’Etat, et il s’est formé un gouvernement appuyé par la bourgeoisie libérale et par la petite bourgeoisie. Mais aucun appareil d’Etat solide ne s’est constitué pour remplacer l’autocratie tsariste par la domination économique du capital et une représentation parlementaire moderne. Avant qu’un tel appareil ait pu s’organiser, le prolétariat, conduit par le parti communiste, a réussi à attaquer avec succès le gouvernement. On pourrait alors croire que les choses devraient suivre le même cours dans les autres pays, qu’un beau jour le gouvernement passera des mains des partis bourgeois dans les mains des partis du centre, que l’appareil d’Etat en sera affaibli, de sorte que le prolétariat n’aura guère de mal à l’abattre. Mais cette perspective simplifiée est complètement fausse. Quelle est la situation dans les autres pays ? Peut-on comparer un changement dans le gouvernement par lequel un gouvernement de droite est remplacé par un gouvernement de gauche, par exemple le Bloc des Gauches à la place du Bloc National en France, avec une transformation historique des fondements de l’Etat ? Il est possible que le prolétariat mette cette période à profit pour consolider ses positions. Mais s’il ne s’agit que du simple passage d’un gouvernement de droite à un gouvernement de gauche, on ne peut y voir la situation, favorable au communisme, de la désagrégation générale de l’appareil d’Etat.

Avons-nous donc des exemples historiques concrets de cette évolution supposée qui verrait un gouvernement de gauche aplanir la voie de la révolution prolétarienne ? Non, nous n’en avons pas.

En 1919 en Allemagne, une gauche bourgeoise a tenu le gouvernement. Il y a même eu des périodes où la social-démocratie se trouvait à la tête du gouvernement. Malgré la défaite militaire de l’Allemagne, malgré une crise très grave, l’appareil d’Etat n’a connu aucune transformation fondamentale de nature à faciliter la victoire du prolétariat, et non seulement la révolution communiste s’est effondrée, mais ce sont les sociaux-démocrates eux-mêmes qui ont été ses bourreaux.

Si, par notre tactique, nous avons contribué à placer un gouvernement de gauche à la barre, la situation en deviendra-t-elle pour nous plus favorable ? Non, absolument pas. C’est une conception menchévique de croire que les classes moyennes pourraient créer un autre appareil d’Etat que celui de la bourgeoisie, et que l’on pourrait considérer cette période comme une période de transition pour la conquête du pouvoir par le prolétariat.

Certains partis de la bourgeoisie ont un programme, et avancent des revendications, qui ont pour but de gagner les classes moyennes. Il ne s’agit pas là en général du passage du pouvoir d’un groupe social à un autre, mais seulement d’une nouvelle méthode du combat que nous livre la bourgeoisie, et nous ne pouvons pas dire, si un tel changement se produit, que ce soit là le moment le plus favorable pour notre intervention. Cette évolution peut être exploitée, mais à la condition que notre attitude antérieure ait été parfaitement claire et que nous n’ayons pas appelé de nos vœux le gouvernement de gauche.

Peut-on par exemple considérer le fascisme en Italie comme la victoire de la droite bourgeoise sur la gauche bourgeoise ? Non, le fascisme est plus que cela ; il est la synthèse de deux méthodes de défense des classes bourgeoises. Les dernières mesures du gouvernement fasciste ont montré que la composition sociale du fascisme : petite bourgeoisie et demi-bourgeoisie, n’en fait pas un agent moins direct du capitalisme En tant qu’organisation de masse (l’organisation fasciste compte un million de membres) et alors qu’au même moment la réaction la plus brutale s’abat sur tout adversaire qui ose s’attaquer à l’appareil d’Etat, il s’efforce de réaliser la mobilisation des plus larges masses à l’aide des méthodes social-démocrates.

Le fascisme a dans ce domaine essuyé des défaites. Cela renforce notre point de vue sur la lutte des classes. Mais ce qui ressort de là de la façon la plus évidente, c’est l’impuissance absolue des classes moyennes. Elles sont passées au cours des dernières années par trois stades : en 1919-1922 elles ont formé les cadres des chemises noires ; en 1923, après l’assassinat de Matteotti, elles sont passées à l’opposition ; aujourd’hui les voilà de nouveau du côté du fascisme. Elles sont toujours du côté du plus fort.

Il y a un autre fait à noter. On trouve dans les programmes de presque tous les partis et des gouvernements de gauche le principe selon lequel, même si on doit donner à tous l’ensemble des "garanties" libérales, il faut faire une exception pour les partis dont le but est de détruire les institutions étatiques, c’est-à-dire pour les partis communistes.

A l’erreur de perspective qui ne voit pour nous que des avantages dans un gouvernement de gauche, correspond l’hypothèse que les classes moyennes sont capables de trouver une solution indépendante au problème du pouvoir. C’est sur une grave erreur que repose à mon avis la prétendue nouvelle tactique utilisée en Allemagne et en France, et en fonction de laquelle le parti communiste italien a fait à l’opposition antifasciste de l’Aventin la proposition de former un contre-parlement. Je ne peux comprendre qu’un parti aussi riche de traditions révolutionnaires que notre parti allemand prenne au sérieux les sociaux-démocrates quand ils lui reprochent de faire le jeu de Hindenburg en présentant ses propres candidats. Le plan de la bourgeoisie pour atteindre à une mobilisation contre-révolutionnaire des masses consiste en général à proposer un dualisme politique et historique à la place de l’opposition de classes entre bourgeoisie et prolétariat, tandis que le parti communiste, lui, s’en tient à ce dualisme de classes, non parce qu’il est le seul dualisme possible dans la perspective sociale et sur le terrain des fluctuations du pouvoir parlementaire, mais bien parce qu’il est le seul dualisme capable historiquement de mener au renversement révolutionnaire de l’appareil de l’Etat de classe et à la formation du nouvel Etat. Ce n’est pas par des déclarations idéologiques et par une propagande abstraite, mais par le langage de nos actes et par la clarté de notre position politique que nous pouvons amener les plus larges masses à la conscience de ce dualisme. Lorsqu’en Italie on fit aux antifascistes bourgeois la proposition de se constituer en contre-parlement avec participation des communistes, même si on écrivait dans notre presse qu’on ne peut avoir absolument aucune confiance dans ces partis, même si par ce moyen on voulait les démasquer, on incita en pratique les masses à attendre des partis de l’Aventin le renversement du fascisme, et à considérer que le combat révolutionnaire et la formation d’un contre-Etat sont possibles non sur une base de classe, mais sur la base de la collaboration avec les éléments petits-bourgeois et même avec des groupes capitalistes. Cette manœuvre n’a pas réussi à rassembler de larges masses sur un front de classe. Non seulement cette tactique toute nouvelle n’est pas conforme aux décisions du V° Congrès, mais elle entre, à mon sens, en contradiction avec les principes et le programme du communisme.

Quelles sont nos tâches pour l’avenir ? Cette assemblée ne saurait s’occuper sérieusement de ce problème sans se poser dans toute son ampleur et sa gravité la question fondamentale des rapports historiques entre la Russie soviétique et le monde capitaliste. Avec le problème de la stratégie révolutionnaire du prolétariat et du mouvement international des paysans et des peuples coloniaux et opprimés, la question de la politique d’Etat du parti communiste en Russie est aujourd’hui pour nous la question la plus importante. Il s’agit de résoudre heureusement le problème des rapports de classe à l’intérieur de la Russie, il s’agit d’appliquer les mesures nécessaires à l’égard de l’influence des paysans et des couches petites-bourgeoises qui sont en train de se former, il s’agit de lutter contre la pression extérieure qui aujourd’hui est purement économique et diplomatique et qui demain sera peut-être militaire. Puisque un bouleversement révolutionnaire ne s’est pas encore produit dans les autres pays, il est nécessaire de lier le plus étroitement possible toute la politique russe à la politique révolutionnaire générale du prolétariat. Je n’entends pas approfondir ici cette question, mais j’affirme que dans cette lutte on doit s’appuyer, certes, en premier lieu sur la classe ouvrière russe et sur son parti communiste, mais qu’il est fondamental de s’appuyer également sur le prolétariat des Etats capitalistes. Le problème de la politique russe ne peut être résolu dans les limites étroites du seul mouvement russe, la collaboration directe de toute l’Internationale communiste est absolument nécessaire.

Sans cette collaboration véritable, non seulement la stratégie révolutionnaire en Russie, mais aussi notre politique dans les Etats capitalistes seront gravement menacés. Il se pourrait qu’apparaissent des tendances visant à réduire le rôle des partis communistes. Nous sommes déjà attaqués sur ce terrain, bien sûr pas depuis nos propres rangs, mais par les sociaux-démocrates et les opportunistes. Cela est en rapport avec nos manœuvres en vue de l’unité syndicale internationale et avec notre comportement vis-à-vis de la II° Internationale. Nous pensons tous ici que les partis communistes doivent maintenir inconditionnellement leur indépendance révolutionnaire ; mais il est nécessaire de mettre en garde contre la possibilité d’une tendance à vouloir remplacer les partis communistes par des organismes d’un caractère moins clair et explicite, qui n’agiraient pas rigoureusement sur le terrain de la lutte de classe et nous affaibliraient, nous neutraliseraient politiquement. Dans la situation actuelle, la défense du caractère international et communiste de notre organisation de parti contre toute tendance liquidatrice est une tâche commune indiscutable.

Pouvons-nous, après la critique que nous avons faite de la ligne générale, considérer l’Internationale, telle qu’elle est aujourd’hui, suffisamment armée pour cette double tâche stratégique en Russie et dans les autres pays ? Pouvons-nous exiger la discussion immédiate de tous les problèmes russes par cette assemblée ? A cette question nous devons hélas répondre non.

Une révision sérieuse de notre régime intérieur est absolument nécessaire ; il est en outre nécessaire de mettre à l’ordre du jour de nos partis les problèmes de la tactique dans le monde entier et les problèmes de la politique de l’Etat russe ; mais cela ne peut se faire qu’au travers d’un cours nouveau, avec des méthodes complètement différentes.

Dans le rapport et dans les thèses proposées nous ne trouvons aucune garantie suffisante à cet égard. Ce n’est pas d’un optimisme officiel que nous avons besoin ; nous devons comprendre que ce n’est pas avec des méthodes aussi mesquines que celles que nous voyons trop souvent employer ici, que nous pouvons nous préparer à assumer les tâches importantes qui se présentent à l’état-major de la révolution mondiale.


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