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En 1925, Staline faisait assassiner Mikhail Frounzé, alors chef de l’armée rouge

mercredi 23 septembre 2020, par Robert Paris

Béla Kun, Jacques Sadoul, Léon Trotsky, Mikhail Frounzé (en haut à droite) and Sergey Gousev

Trotsky, Frounzé et Zinoviev

Mikhail Frounzé

Quand Staline faisait assassiner discrètement, en 1925, le chef de l’armée rouge, le zinoviéviste Mikhail Frounzé, qui se rapprochait de Trotsky en refusant de détruire complètement l’armée révolutionnaire comme le voulait Staline

Se chargeant de faire le discours officiel de l’enterrement de son chef des armées, Staline y déclarait en peu de mots :

« Camarades, je ne peux pas faire un long discours. Dans mon état d’esprit actuel, je ne suis pas d’humeur à cela… Camarades, cette année a été une affliction pour nous. Il a arraché un certain nombre de camarades de premier plan parmi nous. Mais il semble que ce n’était pas suffisant ; encore un autre sacrifice était nécessaire. Peut-être est-il vraiment nécessaire que nos anciens camarades descendent si facilement et simplement dans leurs tombes…. Croyons et espérons que le Parti et la classe ouvrière prendront toutes les mesures nécessaires pour faciliter la formation de nouveaux cadres pour remplacer les anciens…. Que mon bref discours soit l’expression de ce chagrin, qui est sans limites et n’a pas besoin de longs discours. »

La Pravda, n ° 253, 5 novembre 1925

Sans doute le discours le plus bref et le plus froid qui ait été dit lors de l’enterrement d’un chef révolutionnaire par ses pairs…

On aura remarqué « Un autre sacrifice était nécessaire. » !!! Nécessaire à qui et pourquoi ?

Les participants auront aussi remarqué l’allusion à la disparition d’« un certain nombre de camarades de premier plan parmi nous. »

Mikhaïl Frounzé disparaissait ainsi le 31 octobre 1925, dans la même période que ses deux plus proches collaborateurs Grigori Kotovski et Aphraïm Sklianski… comme par hasard…. Et la liste des « disparus » de la direction de l’armée rouge allait continuer à s’allonger…

Les plus grands chefs militaires rouges, Skliansk, Rosengoltz et Goussev, Ivan Nikititch Smirnov, Kobozev, Mejlaouk, l’autre Smirnov Raskolnikov, ainsi que Toukhatchevski et bien d’autres allaient être victimes de Staline.

Frounzé, ancien ouvrier du textile, devenu le vainqueur de Pérékop, était un leader révolutionnaire et chef militaire révolutionnaire

Frounzé n’était pas n’importe qui

Lors des soulèvements de décembre 1905 (début de la révolution de 1905-1907), Frounze dirigea des groupes de tisserands armés dans la ville d’Ivanovo, au centre de la Russie, et participa à des combats de rue à Moscou contre les troupes gouvernementales. Lors des événements d’octobre 1917, Frunze a organisé une force de l’Armée rouge de 2000 soldats qui affrontent bien les gardes blancs réalistes à Moscou, se montrant être un commandant capable. Pendant la guerre civile (1917-1923), il devient chef du recrutement des troupes, d’abord dans la région d’Ivanovo, puis dans le district militaire de Yaroslav.

En 1924, il est nommé secrétaire adjoint du Conseil militaire révolutionnaire (C.M.R) (« Revvoensovet ») de l’URSS (autorité militaire suprême du pays). Il était également député des commissaires du peuple des affaires navales et militaires. En avril de la même année, il devient chef d’état-major de l’Armée rouge et de l’Académie militaire. Il a dirigé la réforme militaire en URSS en 1924-1925. Son expérience de la guerre lui a permis de contribuer au développement de la science et de l’art militaires soviétiques. Au milieu des années 1920, ses travaux sont essentiels à la formation d’une doctrine militaire unitaire.

Pendant la guerre civile, le militant révolutionnaire bolchevik Frounzé était, avec Toukatchevsky et Sokolnikov, l’un des trois chefs de l’armée rouge, celle-ci étant dirigée en chef par Trotsky, ministre de la guerre et fondateur de l’armée rouge. Frounzé était loin d’être cependant un partisan de Trotsky. Il défendait même publiquement une conception directement opposée à celle de Trotsky. Par la suite, il avait pactisé avec Zinoviev et aussi, de plus loin, avec Staline et ses partisans. En 1925, les zinoviévistes faisant partie de la majorité au pouvoir, la troïka Zinoviev, Kamenev, Staline dirigeant le parti et l’Etat russe, Trotsky fut démis de ses fonctions de ministre de la guerre et de chef de l’armée rouge et remplacé par Frounzé. Cela ne suffisait évidemment pas à Staline qui voulait démettre tous les militants fermement révolutionnaires, et pas seulement les trotskistes que Frounzé avait fait remplacer, des postes dirigeants de l’armée. Il se heurte alors à l’opposition de Frounzé. C’est le début d’une phase où Staline va oser s’indépendantiser de Zinoviev et Kamenev, contraignant ceux-ci à se tourner vers Trotsky. Frounzé, conscient que Staline était en train de détruire l’armée rouge, fut l’un des premiers zinoviévistes à se tourner vers Trotsky et aussi l’un des premiers à en subir les conséquences… mortelles. Mais en 1925, pas question encore de dresser des accusations, de monter des procès, de commettre ouvertement des crimes. Il fallait encore se débarrasser des adversaires par le poison et il arriva à Frounzé ce qui était arrivé à Lénine : l’utilisation par la bureaucratie des médecins pour empoisonner le malade !

Frounzé était le symbole des vieux bolcheviks qui avaient soutenu Zinoviev, il avait commis une bonne partie des erreurs politiques de ce dernier, repoussait l’idée de la révolution permanente, y compris quand elle était formulée par Lénine (il était l’un des adversaires des thèses d’avril 1917 de Lénine).

C’est au Xe Congrès du Parti communiste (bolchevik) de Russie que la polémique entre Trotsky et Frounzé avait explosé. Lui et Goussiev avaient fait circuler au congrès leurs thèses sur « La doctrine unitaire de la guerre », théorisant, pour une armée révolutionnaire, la guerre de guérilla contre la classique guerre de mouvement. Ils étaient en particulier contre toute guerre de défense et contre l’utilisation d’un encadrement issu des anciens cadres militaires tsaristes, même surveillés par des chefs politiques et militaires révolutionnaires.

Le 31 janvier 1925, quand Frounzé dépossédait Trotsky de son rôle de chef de l’armée rouge, on pouvait penser que ses thèses, rejetées par le parti en 1921, avaient fini par triompher. La réalité était toute différente et quiconque s’était ouvertement opposé à Trotsky et avait l’aval de la troïka gouvernante en 1925 pouvait jouer le rôle. Mais quel était donc ce rôle ? Que voulait en faire Staline et que voulaient, pour leur part, Zinoviev et Kamenev ?

Comme Zinoviev, Frounzé s’était d’abord méfié du chef et fondateur de l’armée rouge. Il estimait que Trotsky avait trop tendance à en faire une armée comme les autres et pas une armée révolutionnaire prolétarienne. Il pensait que bâtir cette dernière supposait en faire une armée de guérilla, pas une armée de guerre classique. Mais cette armée prolétarienne révolutionnaire avait finalement été bâtie selon la méthode de Trotsky et non sur celle de Frounzé. Et les meilleurs des travailleurs révolutionnaires avaient payé de leur vie de la bâtir contre les armées blanches, contre les armées impérialistes. Et, alors que le pays étant épuisé, les soviets s’étaient vidés, le prolétariat révolutionnaire n’était plus dans les usines, il était encore dans l’armée. Et la bureaucratie montante trouvait dans l’armée des éléments encore capables d’énergie révolutionnaires et de dangereux ennemis du bureaucratisme comme de la bourgeoisie nepman et koulak. D’autre part, Trotsky gardait une influence prépondérante dans l’armée encore bien plus que dans les usines et dans le parti. Staline estimait donc que les dirigeants de l’armée étaient tous des dangers. Il allait les éliminer tous un par un, ne s’arrêtant pas au seuls partisans déclarés de Trotsky. C’est pour l’avoir compris que Frounzé a été un des premiers zinoviévistes à refuser l’entente avec Staline et un des premiers à être éliminés physiquement.

« Conte de la lune non éteinte » de Boris Pilniak :

« - Comment va ta santé, Nikolacha ? demanda Popov à Gavrilov (alias Mikhaïl Vassiliévitch Frounzé) sur un ton soucieux, celui qu’employaient deux vieux amis.

 Ma santé – ça va, ça s’est tout à fait arrangé, je vais bien, il faudra seulement que tu fasses partie de la garde d’honneur de mon cercueil – répondit Gavrilov (Frounzé), mi-plaisant, mi-sérieux…

Ces deux hommes, Popov et Gavrilov (Frounzé), étaient liés par une amitié de vieille date, par le travail souterrain commun, par le travail commun à la fabrique, à l’époque lointaine de leur jeunesse où ils avaient débuté dans la vie comme tisseurs à Oriekhovo-Zouïevo. Là-bas, dans leur jeunesse s’était perdue la rivière Kliazma, les bois de la Kliazma sur la route de la ville de Pokrov, vers le désert de Pokrov où se réunissaient les membres des comités : là-bas se trouvaient les jeunes tisseurs sans culottes avec des brochures clandestines, avec des éditions de la « Donskaïa Retch » - avec « L’Iskra », comme évangile, - avec les casernes ouvrières, les réunions clandestines, les assemblées, - avec la grande place près de la gare où, l’année Cinq (1905), les balles et les fouets des cosaques avaient sifflé sur les foules des ouvriers ; puis il y avait eu la prison commune – à Bogorodsk, - et ensuite – la vie de révolutionnaire professionnel – l’exil, la fuite, la clandestinité, l’étape de Tagan, l’exil, la fuite, l’émigration, Paris, Vienne, Chicago ; puis la nuée de l’année Quatorze, Brindisi, Salonique, la Roumanie, Kiev, Moscou, Pétersbourg, - et alors : l’orage de l’année Dix-sept, Smolnyi, Octobre, le tonnerre des canons sur le Kremlin de Moscou, et – l’un, chef d’état-major de la garde rouge à Rostov-sur-le-Don, l’autre – Maréchal de la Noblesse Prolétarienne, comme l’a finalement dit Rykov, à Toula, pour l’un alors – les combats, les victoires, le commandement sur les canons, les hommes, leur mort, - pour l’autre – les comités de gouvernement, le Conseil de l’Economie nationale, les comités exécutifs, les conférences, les réunions, les projets et les rapports : pour les deux – tout, toute la vie, toutes les pensées – au nom de la plus grande révolution du monde, de la plus grande justice et vérité du monde. Mais pour toujours l’un pour l’autre… pour toujours des camarades-tisseurs, sans grades et sans règlements.

 Dis-moi, comment va ta santé ? demanda Popov.

 Tu vois, j’avais, et j’ai, peut-être, un ulcère à l’estomac. Tu sais, des douleurs, vomissement de sang, des brûlures terribles, - c’est vraiment une terrible saleté, - le commandant de l’armée parlait d’une voix sourde, penché vers Alexis.

 On m’a envoyé au Caucase, soigné, les douleurs ont passé, je me suis mis au travail, j’ai travaillé six mois, encore des nausées et des douleurs, je suis encore allé au Caucase. Maintenant les douleurs ont encore passé, j’ai même bu pour voir une bouteille de vin…

 Bon, voilà, ma santé va très bien. Le commandant de l’armée se tut.

 Dis-moi, Aliocha, pourquoi est-ce qu’on m’a appelé ici ? Tu ne sais pas ?

 Je ne sais pas.

 J’ai reçu un papier – partir immédiatement du Caucase – je n’ai même pas vu ma femme.

Le commandant de l’armée se tut.

 Enfin quoi, je n’arrive pas à voir de quoi il retourne, à l’armée tout marche bien, il n’y a pas de congrès, rien…

Le commandant de l’armée parlait de l’armée, de la guerre, - et ne remarquait pas, probablement, que quand il parlait de l’armée, il cessait d’être un tisseur et devenait un chef de guerre et un général rouge de l’Armée rouge ; le commandant de l’armée parlait d’Orienkhovo-Zouïevo et du temps d’Orienkhovo-Zouïevo – et il ne remarquait pas, probablement, qu’il devenait un tisseur, - ce tisseur qui avait là-bas été amoureux de l’institutrice d’au-delà de la rivière, qui pour elle cirait ses chaussures…

 Nicholacha, dis-moi à quoi tu penses sérieusement ? – dis Popov. Qu’est-ce que c’était que cette histoire de garde d’honneur ?

Le commandant de l’armée répondit après un temps, lentement :

 A Rostov, j’ai rencontré Potap (il désignait ainsi – par son surnom de parti – le grand révolutionnaire des « colonnes glorieuses » de l’année Dix-huit), - alors, voilà, il m’a dit… il a essayé de me convaincre de me faire opérer, d’extirper l’ulcère, ou de le coudre, quoi, - il m’en a parlé, d’un air trop convaincant ! –

Le commandant de l’armée se tut.

 je me sens bien. Tout en moi s’insurge contre cette opération, je ne veux pas, - ça s’arrange comme ça. Je n’ai plus de douleurs, j’ai repris du poids et… Bon dieu quoi, - je suis adulte, déjà vieux, quelqu’un d’important, - et je me regarde le ventre ! C’est honteux… J’ai vu beaucoup de sang, mais… j’ai peur de l’opération, comme un môme, je ne veux pas, ils vont m’ouvrir !...

Le commandant de l’armée ouvrir un journal. Il était écrit dans ce journal, à la place réservée aux grands événements du jour : « Arrivée du commandant de l’armée Gavrilov », - et à la troisième page, on disait qu’ « aujourd’hui arrive le commandant de l’armée Gavrilov, qui a momentanément délaissé son armée pour se faire opérer d’un ulcère de l’estomac ». On disait aussi que « la santé du camarade Gavrilov suscité des inquiétudes », mais que « les médecins se portent garants du succès de l’opération »…

 Tu vois, Aliocha ? Il y a quelque chose là-dessous !...

(Gavrilov-Frounzé rencontre Staline…)

Derrière la table du bureau, sur une chaise de bois, était assis un homme qui ne se courbait pas…

L’homme qui ne se courbait pas :

 Gavrilov, ce n’est pas à moi de te parler de la meule de la révolution. La roue de l’histoire, - malheureusement je pense, - est mue très souvent par le sang et la mort, - surtout la roue de la révolution…

 Parle sans préambules, - pourquoi m’as-tu fait venir ? Inutile de finasser, parle !

 Je t’ai fait venir parce que tu dois te faire opérer. Tu es un homme indispensable à la révolution. J’ai appelé des professeurs, ils ont dit que dans un mois tu seras sur pied. C’est la révolution qui l’exige. Les professeurs t’attendent, ils t’examineront, ils comprendront tout. J’ai déjà donné l’ordre. Il y a même un Allemand qui est venu…

 Mes médecins m’ont dit que je n’ai pas besoin d’opération, et que tout s’arrangera comme ça. Je me sens parfaitement bien, il n’y a pas besoin d’opération, je ne veux pas….

Camarade commandant, tu te souviens quand nous nous sommes demandés s’il fallait envoyer ou ne pas envoyer quatre mille hommes à une mort certaine ? Tu as donné l’ordre de les envoyer. Tu as bien fait. Dans trois semaines, tu seras sur pied. Excuse-moi, j’ai déjà donné l’ordre…

« Les personnalités réunies en consultation proposent que le malade soit opéré par le professeur Anatoli Kouzmitch Lozovski. Le professeur Pavel Ivanovitch Kokosov a donné son accord pour assister à l’opération. »

Le professeur Kokosov dit au professeur Lozovski :

 Savez-vous, si mon frère avait une telle maladie, je ne l’opérerai pas ».

A quoi le professeur Lozovski répondit :

 Oui, bien sûr, mais… mais, après tout, l’opération est sans danger…

Gavrilov écrivit trois lettres et les mit dans une grande enveloppe et écrivit : « A ouvrir après ma mort »…

L’anesthésiste posa le masque sur le visage, prit le bras du patient pour sentir le pouls, - et versa le chloroforme dans le masque, - la pièce s’emplit de l’odeur douce, entêtante du chloroforme… L’anesthésiste versa encore du chloroforme. La pièce était figée dans le silence. Le malade secoua la tête, gémit…

Kokosov regarda sa montre d’un air soucieux…

L’anesthésiste murmura d’un air soucieux à Lozovski :

 Il faudrait peut-être arrêter le chloroforme…

Lozovski répondit :

 Essayons encore le chloroforme…

Kokosov jeta un regard sévère autour de lui, baissa les yeux d’un air soucieux. L’anesthésiste versa encore du chloroforme. Les professeurs se taisaient…

 Le pouls, le pouls ! cria l’anesthésiste…

Lozovski se pencha à côté de Kokosov…

 Pavel Ivanovitch ?

 Oui, répondit à haute voix Kokosov et il dit : continuez l’opération….

On enleva alors Gavrilov de la table, on le plaça sur une table roulante et on l’emmena dans sa chambre. Son cœur battait et il respirait, mais sa conscience ne lui était pas revenue. Peut-être qu’elle ne lui revint qu’à la dernière minute, à l’instant où le cœur artificiellement camphré et salé s’arrêta de battre, quand – au bout de trente-sept heures – l’homme fut abandonné par le camphre et les médecins – et mourut – peut-être – parce que jusqu’à la dernière minute personne ne fut admis à le voir, à l’exception des deux médecins et de l’infirmière.

Mais une heure avant l’annonce officielle de la mort du commandant de l’armée Gavrilov, un voisin de chambre occasionner entendit dans la chambre des bruits étranges, comme si un homme faisait des signaux en frappant au mur, comme le font les détenus dans les prisons. Il y avait dans la chambre un mort-vivant, camphré… et cette chambre était si soigneusement gardée par les professeurs parce que c’était le commandant de l’armée qui mourait, héros de la guerre civile, héros de la grande révolution russe, un homme auréolé de légendes…

Dans le couloir, le concierge dit que le professeur Lozovski avait été appelé deux fois au téléphone de la maison numéro un (Staline)…

Gavrilov mourut – c’est-à-dire que le professeur Lozovski sortit de sa chambre avec une feuille de papier blanc, et, la tête baissée, annonça tristement et solennellement que, à son grand regret, le commandant de l’armée malade, le citoyen Nicolas Ivanovitch Gavrilov, s’était éteint à zéro jeure dix-sept minutes du matin.

Au bout de trois quarts d’heure, quand vint une heure du matin, des détachements de l’armée rouge entrèrent dans la cour de la clinique, et des gardes furent établies dans toutes les entrées et escaliers. Dans la chambre où se trouvait le cadavre du commandant de l’armée, entrèrent les trois membres de l’état-major général qui étaient allés accueillir le commandant de l’armée à la gare…

A cette heure, le professeur Lozovski allait à la maison du numéro un. La voiture entra silencieusement dans la cour, franchit les portes griffées, s’arrêta devant le perron, une sentinelle ouvrit la porte. Lozovski pénétra dans le bureau où, sur un drap rouge de la table se trouvaient trois appareils téléphoniques, et sur le mur derrière la table, une série de sonneries alignées. On ne sut pas quelle conversation eut Lozovski dans ce bureau (de Staline) mais elle dura en tout trois minutes ; Lozovski sortit du bureau… en titubant, comme un homme ivre…

Dans le bureau restait l’homme qui ne se courbait pas…

Il décrocha le téléphone. Il dit à l’homme de veille : « voiture rapide, découverte ».

Il dit au téléphone à celui qui faisait partie de la troïka des premiers (Zinoviev ou Kamenev) :

« André, encore un qui disparaît, Kolia Gavrilov est mort, pas de camarade de combat. Appelle Potap, mon vieux. »

L’homme qui ne courbait pas dit au chauffeur : « à la clinique ! »…

L’homme qui ne courbait pas alla par les couloirs noirs à la chambre du commandant de l’armée Gavrilov. L’homme entra dans la chambre – dans la chambre demeurèrent l’homme qui ne se courbait pas et le cadavre de l’homme Gavrilov…

Natacha, la femme de Gavrilov, lut des mains de Popov sa dernière lettre, celle qu’il lui avait écrite la nuit, avant d’entrer à la clinique. Celle-ci disait :

« Aliocha, frère ! Je savais bien que je mourrais… »

Boris Pilniak écrivit ce roman, à peine romancé, le 9 janvier 1926 à Moscou et le fit publier dans la revue « Novyi Mir ». La bureaucratie exigea une lettre d’excuse le 25 novembre 1926 qui affirmait que ce roman contenait « une arme contre le parti »…

« Le parti », en même temps, laissait entendre que Frounzé n’était pas mort d’une opération mais lors de l’inauguration d’un monorail ! Ben voyons !

On n’était pas encore habitués aux meurtres staliniens de dirigeants révolutionnaires et personne n’osait encore trop y croire…

Mais toute l’équipe de Frounzé au ministère de la Guerre allait passer de même à la casserole et on a vite compris que l’accident de l’opération n’avait rien d’accidentel…

Il y a eu Vaclav Vorovski le 10 mai 1923, Mikhaïl Frounze le 31 octobre 1925, ainsi que ses deux plus proches collaborateurs Grigori Kotovski et Aphraïm Sklianski, et aussi Fiodor Fiodorovitch Raskolnikov qui est connu parce que révolutionnaire depuis 1910 et dirigeant bolchevik de la révolution russe, brièvement oppositionnel trotskyste avant de se rallier au stalinisme, il a refusé de rentrer en Russie lors des procès de Moscou et des purges de 1938 et dénoncé publiquement Staline dans un ouvrage retentissant avant d’être défenestré à Nice, très probablement éliminé par la police politique de Staline …

Tous les anciens chefs de l’armée rouge dont Toukachevski seront passés à la casserole stalinienne !

Le meilleur du prolétariat révolutionnaire s’était engagé dans l’armée pour combattre la contre-révolution armée et la bureaucratie craignait que l’armée prenne parti contr eux et pour les révolutionnaires du parti bolchevik.

« La Révolution trahie », Léon Trotsky :

« L’école de la "doctrine prolétarienne de la guerre", à laquelle appartenaient ou adhéraient Frounzé, Toukhatchevsky, Goussiev, Vorochilov et d’autres, procédait de la conviction a priori que l’armée rouge, dans ses fins politiques et sa structure comme dans sa stratégie et sa tactique, ne devait rien avoir de commun avec les armées nationales des pays capitalistes. La nouvelle classe dominante devait avoir à tous égards un système politique distinct. Il ne restait qu’à le créer. Pendant la guerre civile, on se borna à formuler des protestations de principe contre l’utilisation des généraux, c’est-à-dire des anciens officiers de l’armée du tsar, et à fronder le commandement supérieur en lutte avec les improvisations locales et les atteintes incessantes à la discipline. Les promoteurs les plus décidés de la nouvelle parole tentèrent même de condamner, au nom des principes de la "manoeuvre" et de l’"offensive", érigés en impératifs absolus, l’organisation centralisée de l’armée, qui risquait d’entraver l’initiative révolutionnaire sur les futurs champs de bataille internationaux. C’était au fond une tentative pour élever les méthodes de la guerre des partisans du début de la guerre civile à la hauteur d’un système permanent et universel. Des capitaines se prononçaient avec d’autant plus de chaleur pour la nouvelle doctrine qu’ils ne voulaient pas étudier l’ancienne. Tsaritsyne (aujourd’hui Stalingrad) était le foyer principal de ces idées ; Boudienny, Vorochilov (et un peu plus tard Staline) y avaient commencé leur activité militaire.
Ce n’est que la paix venue qu’on tenta de coordonner ces tendances novatrices et d’en faire une doctrine. L’un des meilleurs chefs de la guerre civile, un ancien forçat politique Frounzé, prit cette initiative, soutenu par Vorochilov et, partiellement, par Toukhatchevsky. Au fond, la doctrine prolétarienne de la guerre était fort analogue à celle de la "culture prolétarienne", dont elle partageait entièrement le caractère schématique et métaphysique. Les quelques travaux laissés par ses auteurs ne renferment que peu de recettes pratiques et nullement neuves, tirées par déduction d’une définition-standard du prolétariat, classe internationale en cours d’offensive, c’est-à-dire d’abstractions psychologiques et non inspirées par les conditions réelles de lieu et de temps. Le marxisme, prôné à chaque ligne, faisait place au plus pur idéalisme. Tenant compte de la sincérité de ces errements, il n’est pas difficile d’y découvrir néanmoins le germe de la suffisance bureaucratique désireuse de penser et d’obliger les autres à penser qu’elle est capable d’accomplir en tous domaines, sans préparation spéciale et même sans bases matérielles, des miracles historiques.
Le chef de l’armée répondait à l’époque à Frounzé : "Je ne doute pas de mon côté que, si un pays pourvu d’une économie socialiste développée se voyait contraint de faire la guerre à un pays bourgeois, sa stratégie aurait un tout autre aspect. Mais cela ne nous donne pas de raisons de vouloir aujourd’hui imaginer une stratégie prolétarienne... En développant l’économie socialiste, en élevant le niveau culturel des masses, ... nous enrichirons sans nul doute l’art militaire de nouvelles méthodes." Pour cela, mettons-nous avec méthode à l’école des pays capitalistes avancés, sans tenter "de déduire, par des procédés logiques, de la nature révolutionnaire du prolétariat une stratégie nouvelle" (1er avril 1922.) Archimède promettait de soulever la Terre, pourvu qu’on lui donnât un point d’appui. C’était bien dit. Mais si on lui avait offert le point d’appui, il se serait aperçu que le levier lui faisait défaut. La révolution victorieuse nous donnait un nouveau point d’appui. Mais pour soulever le monde, les leviers restent encore à construire.
La "doctrine prolétarienne de la guerre" fut repoussée par le parti comme sa soeur aînée, la doctrine de la "culture prolétarienne". Par la suite, leurs destinées furent différente. Staline et Boukharine relevèrent le drapeau de la "culture prolétarienne", sans résultats appréciables, il est vrai, pendant les sept années qui séparent la proclamation du socialisme dans un seul pays de la liquidation de toutes les classes (1924-1931). La "doctrine prolétarienne de la guerre", en revanche n’a pas connu de renaissance, bien que ses anciens promoteurs se fussent assez promptement trouvés au pouvoir. La différence entre les destinées de deux doctrines si parentes est très caractéristique de la société soviétique. La "culture prolétarienne" embrassait des impondérables et la bureaucratie proposait d’autant plus généreusement cette compensation au prolétariat qu’elle l’écartait plus brutalement du pouvoir. La doctrine militaire, au contraire, touchait au vif les intérêts de la défense et ceux de la couche dirigeante. Elle ne laissait pas de place aux fantaisies idéologiques. Les anciens adversaires de l’utilisation des généraux étaient dans l’intervalle devenus eux-mêmes des généraux ; les promoteurs de l’état-major international s’étaient assagis sous l’égide de l’"état-major dans un seul pays" ; la doctrine de la "sécurité collective" se substituait à celle de la "guerre des classes" ; la perspective de la révolution mondiale cédait la place au culte du statu quo. Il fallait, pour inspirer confiance aux alliés hypothétiques et ne point trop irriter les adversaires, ressembler le plus possible aux armées capitalistes et non s’en distinguer à tout prix. Les modifications de doctrine et de façade dissimulaient cependant des processus sociaux d’une importance historique. L’année 1935 fut marquée pour l’armée par une sorte de coup d’Etat double : à l’égard du système des milices et à l’égard des cadres. »

Le commissariat du peuple à la Guerre n’est pas une chasse gardée. E.M. Skliansky, vice-commissaire depuis le début de la guerre civile, jouit, sur tous les plans, de la confiance totale de Trotsky. Il est muté dans l’appareil économique et remplacé par M.V. Frounzé, qui est un homme de Zinoviev. Le bureau politique met les formes et envoie à Soukhoum une délégation pour obtenir l’assentiment de Trotsky. Celui-ci ne bronche pas. Il écrira plus tard : « Le renouvellement du personnel de la Guerre s’était fait depuis longtemps, à toute vapeur, derrière moi. »

Léon Trotsky, Kinto au pouvoir :

« En avril 1925, je fus relevé du poste de commissaire à la Guerre. Mon successeur, Frounzé, était un vieux révolutionnaire qui avait passé de nombreuses années aux travaux forcés en Sibérie. Il n’était pas destiné à occuper longtemps ce poste, seulement sept mois. En novembre 1925, il mourut sous le bistouri d’un chirurgien. Durant les mois précédents, il avait manifesté trop d’indépendance dans la défense de l’armée contre la surveillance de la Guépéou ; c’est le crime pour lequel, douze ans plus tard, Toukhatchevsky fut fusillé. Bajanov a suggéré que Frounzé était au centre d’une conspiration militaire ; c’est une sottise fantastique. Dans le conflit qui dressait Zinoviev et Kaménev contre Staline, Frounzé était contre Staline. L’opposition du nouveau commissaire à la Guerre était pleine d’énormes risques pour le dictateur. Vorochilov, docile et d’esprit borné, lui semblait devoir être un instrument bien plus sûr. Des rumeurs se répandirent dans le Parti que la disparition de Frounzé était nécessaire à Staline : d’où sa mort soudaine.
Sur la base des données dont on peut disposer, les choses se seraient passées de la sorte : Frounzé souffrait d’ulcères à l’estomac ; mais, comme ses médecins personnels étaient convaincus que son cœur ne supporterait pas les effets du chloroforme, Frounzé était résolument hostile à une opération. Staline chargea alors un médecin du Comité central, c’est-à-dire un homme à lui, de réunir des médecins pour une consultation, lesquels conclurent naturellement à l’intervention chirurgicale ; le Bureau politique confirma cette décision. Frounzé dut se soumettre, c’est-à-dire aller mourir sous le narcotique.
Les circonstances de la mort de Frounzé eurent un écho dans la littérature (Boris Pilniak : Histoire de la lune non éteinte). Staline ordonna la confiscation immédiate de la revue, et son auteur connut la défaveur officielle. Pilniak dut, plus tard, reconnaître publiquement son « erreur ». En outre Staline considéra nécessaire de faire publier des documents propres à établir indirectement son innocence. Il est difficile de dire ce qui se passa exactement, mais le fait même de la suspicion est significatif. Il montre qu’à la fin de 1925 le pouvoir de Staline était déjà si grand qu’il pouvait compter sur un groupe de médecins dociles disposant de chloroforme et d’un bistouri de chirurgien. Pourtant, à cette époque, à peine un Russe sur cent connaissait son nom. »

Comme par hasard, un autre chef de l’armée rouge disparaissait aussi par... accident...

Léon TROTSKY, « Sklianski est mort »

28 août 1925

« La vie est inépuisable en malices méchantes. Une dépêche nous apprend la mort de Sklianski. Il s’est noyé sur un petit lac des environs de New York, au cours d’une promenade en canot.

Je rencontrais pour la première fois Sklianski à l’une des conférences militaires du front, pendant l’automne 1917. Ce tout jeune médecin militaire était à cette conférence l’un des rares bolcheviks, sinon le seul. Il écoutait davantage qu’il ne parlait. Il apprenait. Il savait dès alors traduire les pensées et les discours en tâches pratiques. Cette capacité devait plus tard se développer chez lui, donnant naissance à un puissant talent organisateur qu’il révéla à l’armée et dans la production. Très jeune, il eut à remplir les fonctions impliquant le plus de responsabilité. Il fut à la tête de l’administration de l’armée rouge — et dans quelles années ! — tandis que celle-ci se formait dans le feu et la fumée de batailles incessantes.

Dans toute œuvre humaine, les petits aspect se mêlent aux grands. On disait Sklianski ambitieux et autoritaire. Je ne m’en suis pas aperçu. Ce que j’ai le mieux observé chez lui, dans notre collaboration quotidienne, c’est son inlassable amour du travail. Il demeurait du matin au soir et à la nuit avancée dans son cabinet de travail. On pouvait, pendant la guerre civile, lui téléphoner à toute heure de la nuit ; il était toujours à son poste, les paupières rougies, mais l’esprit clair et calme.
C’était, malgré sa jeunesse, un homme d’une humeur étonnamment égale, et absolument convaincu de notre victoire finale. La perte de villes, de provinces, de pays entiers ne le démontait pas, l’obligeant seulement à recommencer ses calculs laborieux de forces et de ressources nécessaires à la reprise de ce que perdait la révolution. « Admirable travailleur ! » en disait Vladimir Illitch Note du ton dont il parlait de nos bâtisseurs les plus dévoués, les plus fermes et les plus opiniâtres.

Directeur du trust des draperies de Moscou (Moussoukno), il avait accompli, avant de partir pour l’étranger, un labeur colossal. Préparant la création de nouvelles fabriques, il s’était trouvé dans la nécessité d’aller voir sur place, à l’étranger, l’organisation de sa branche de production. Son grand voyage en Europe et en Amérique lui était une joie. Il avait soif de voir, d’entendre, d’assimiler, de transmettre. Il se montrait dans l’industrie textile le même organisateur talentueux, le même homme d’une énergie concentrée et inlassable qu’à la guerre civile. Il ne faisait, semble-t-il, que commencer son œuvre. Une excursion de trois mois à l’étranger allait ouvrir dans son activité un nouveau chapitre. Survivant des périls de la guerre civile, il a péri, sur un petit lac des Etats-Unis. Nous perdons une vaste expérience de constructeur unie à une jeune puissance créatrice. Le coup est dur pour le parti et pour l’Etat ouvrier. Le coup est plus dur encore pour les amis du défunt.

L. D. Trotsky

(Pravda nº 196 du 28 août 1925)


Note de la rédaction de Correspondance Internationale :

Efraïl Markovitch Sklianski naquit en 1892, à Vinniza, Ukraine. Enfance à Jitomir, études à Kiev. Adhésion au parti bolchevik en 1913 (organisation illégale de Kiev). En 1917, élu par la 2e conférence des soldats, président du Comité de la 5e Armée. Membre du IIe Congrès des Soviets et participant de la révolution d’Octobre à Pétrograd. Membre du Conseil du Commissariat de la Guerre, directeur du ravitaillement de l’Armée Rouge, à la tête du Commissariat de la Guerre pendant les offensives tchécoslovaques. En septembre 1918, nommé suppléant à la présidence du Conseil Supérieur Révolutionnaire de l’Armée dont Trotsky est le président. En 1924, chargé de la direction du trust de l’industrie nationalisée des Draperies de Moscou.


Complément publié dans la « Correspondance Internationale »

Sania Kourghuine

Sania Kourghuine a péri avec Sklianski. Vieux militant ouvrier juif, vétéran de 1905, passionné pour la cause de l’émancipation des travailleurs juifs, il n’était venu au communisme qu’en 1918, avec le Bund, pour participer activement aux luttes révolutionnaires de l’Ukraine. Il s’était fait remarquer ensuite en dirigeant l’édilité de Kiev.
Kourghuine disparaît à 38 ans, en pleine vigueur, avant d’avoir donné la pleine mesure de ses forces.

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