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Tunisie : les travailleurs étaient déjà à la tête des premières révoltes contre la dictature

dimanche 23 janvier 2011

Les révoltes de 1978 et de 1980

C’est donc de la classe ouvrière qu’est venue la grande secousse qui ébranla le régime bourguibiste. Fin 1977, début 1978, la montée de la colère ouvrière marquée par une série de grèves avait été telle qu’elle avait fini par entraîner la direction de l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens (UGTT), syndicat unique, pourtant bien intégré et dont le principal dirigeant, Habib Achour, était un vieux compagnon de Bourguiba. A la réquisition des travailleurs des entreprises publiques par Bourguiba, le 25 janvier, répondit une grève générale le 26, à laquelle participèrent des centaines de milliers de travailleurs tunisiens, grève générale doublée de manifestations et d’émeutes. La répression fut féroce : deux cents morts d’après certains, quatre cents d’après d’autres, des milliers de blessés, des milliers d’arrestations aussi, parmi lesquelles même toute la direction syndicale de l’époque, Habib Achour en tête, condamné alors à dix ans de travaux forcés. Habib Achour allait être gracié en 1981 par Bourguiba et réintégré à son poste. Il pouvait encore servir le régime en trompant les ouvriers, et il l’a fait encore lors des émeutes récentes, mais sur le coup, Bourguiba ne lui avait pas pardonné d’avoir cédé à la pression de la base, et sa condamnation d’alors était un symbole. Au-delà de l’homme, ami voire complice de Bourguiba, elle visait la classe ouvrière qui, elle, venait de montrer qu’elle ne voulait plus être bernée par Bourguiba.

En janvier 1980, un groupe, un commando écrivit la presse, d’une cinquantaine ou d’une centaine d’hommes armés, s’empara de la ville minière de Gafsa, située au centre du pays, et il fallut l’intervention de la police et de l’armée pour vaincre cette insurrection. Le régime prétendit que le commando avait été armé, entraîné et envoyé par la Libye, qui démentit bien entendu. Mais si on n’est jamais parvenu à savoir quel fut exactement le rôle de la Libye dans cette affaire, ce qui est certain c’est que le « commando » était composé de Tunisiens et non de Libyens, qu’il y a d’ailleurs beaucoup de travailleurs émigrés de Tunisie en Libye, en particulier dans la région de Gafsa justement et que, surtout, la population ouvrière de Gafsa accorda une sympathie et un soutien évidents au groupe armé. Le régime avait beau accuser l’étranger, une fois de plus il se battait contre la classe ouvrière tunisienne.
L’insurrection de janvier 1984

Six ans après la grève générale à Tunis, quatre ans après Gafsa, ce fut cette fois toute la Tunisie qui fut prise dans l’incendie. L’émeute a été déclenchée par la hausse du prix du pain (de 80 à 112 %), des pâtes et de la semoule (70 %), qui constituent la nourriture de base d’une énorme partie de la population la plus pauvre. Cette hausse avait été prévue et discutée depuis plus d’un an, elle avait été annoncée depuis des mois. Le 13 octobre 1983 le ministre de l’Économie Abdelaziz Lasram démissionnait de son poste parce qu’il n’était pas d’accord avec l’ampleur de la hausse, craignant probablement les retours de bâton.

Dès le 29 décembre, trois jours avant l’annonce officielle de l’augmentation, les troubles ont commencé. Dans un premier temps l’émeute a touché la moitié sud du pays, dans les campagnes misérables et dans les villes minières et industrielles comme Kasserine, Gafsa, Gabès et Sfax. Puis elle s’est étendue dans le nord où des jeunes ont commencé à manifester en solidarité avec ceux du sud. Elle s’est étendue au Kef, à Monastir et surtout à Tunis.

Ainsi toutes les couches de la population ont été touchées. Dans le sud l’insurrection a pris parfois la forme d’une jacquerie. Dans les villes c’est la population ouvrière qui s’est soulevée. Et dans tout le pays ce sont les jeunes, lycéens, étudiants et surtout chômeurs qui ont été au centre des émeutes.

L’émeute a été ouvertement politique : à Gabès le drapeau tunisien a été brûlé et la statue de Bourguiba a été déboulonnée. A Monastir, sa ville natale, où il se rendait pour préparer les cérémonies du cinquantenaire de son parti, le tout puissant Parti Socialiste Destourien, la voiture de Bourguiba a essuyé des jets de pierres. Mais surtout, l’émeute a pris la forme d’une révolte contre tout ce qui est richesses dans ce pays où la richesse commence avec la possession d’une 2CV. Les voitures ont été brûlées, les magasins pillés, les autobus détruits, tout ce qui appartenait à l’État, y compris des dépôts de machines et des panneaux de signalisation ont été saccagés. La presse et le pouvoir ont bien sûr parlé de vandalisme et montré les images des dégâts à la télévision. En fait, il s’agit d’une lutte des classes pauvres non seulement contre le régime et tout ce qui, de près ou de loin, le symbolise, mais aussi contre les classes riches.

La répression a été féroce. Officiellement les autorités font état de 70 morts. L’hebdomadaire Jeune Afrique en a recensé 143, chiffres approximatifs évidemment. A Kasserine les habitants ont baptisé un de leurs quartiers « Sabra et Chatila »...

Devant l’émeute le pouvoir a été visiblement surpris et désorienté. Bourguiba s’apprêtait aux festivités du cinquantenaire du parti - qui doivent avoir lieu au mois de mars. A Tunis la police s’est avérée au début impuissante et débordée. Il a fallu faire appel à l’armée. Le Premier ministre, Mohammed Mzali, a commencé par accuser des meneurs occultes, des éléments islamiques, des pro-libyens. Aujourd’hui, il semble renoncer à cette version et on parle d’un complot... du ministre de l’Intérieur, Driss Guiga, qui aurait volontairement laissé la police désarmée et aurait fait diffuser par ses services spéciaux des slogans hostiles au Premier ministre. Bourguiba en tout cas vient de limoger son ministre de l’Intérieur.

Mais le régime a beau faire pour tenter d’accréditer, successivement ou ensemble, la thèse de la main de l’étranger, celle des islamistes, ou le complot du ministre de l’Intérieur, pour expliquer les émeutes, il est évident qu’il ne faut pas chercher d’autres explications de la révolte que le régime lui-même et la mesure qu’il a prise concernant les prix des produits de première nécessité.

D’ailleurs, après que l’émeute ait été vaincue, Bourguiba a préféré renoncer à ces augmentations. Le pouvoir a finalement reculé. Pour la première fois depuis l’indépendance, c’est-à-dire depuis 27 ans, le régime de Bourguiba a cédé à la rue. Bien sûr, en agissant ainsi Bourguiba a affecté d’annuler en tant que président de la République une mesure impopulaire prise par son Premier ministre. Et quelques minutes après le discours du chef de l’État une foule en délire est sortie dans la rue, en acclamant Bourguiba. Mais pas seulement, les mêmes jeunes qui s’étaient battus quelques jours auparavant criaient « on a gagné », « le peuple a gagné ». « Fait inquiétant » comme le dit Le Monde et comme le pensent certainement les dirigeants tunisiens. D’autant que le problème de la hausse des prix du pain, des pâtes et de la semoule n’est pas réglé : Bourguiba a annoncé que la mesure était reportée de trois mois, mais qu’une hausse modulée, aurait lieu quand même.

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