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Un progrès en mathématiques lié à un point de vue idéaliste néo-platonicien : la fondation de la théorie des ensembles par Georg Cantor (1895)

samedi 25 août 2012, par Robert Paris

Infini absolu, infini actuel et potentiel : un problème mathématique, philosophique et théologique

Depuis l’antiquité avec les paradoxes de Zénon, jusqu’au XIXè siècle, la polémique sur des infinis traversait tous les courants idéologiques.

Le grand mathématicien Gauss niait l’infini actuel :

« Je m’élève contre l’emploi de grandeurs infinies conçues comme des réalités achevées car cela n’est jamais permis en mathématiques : en fait on a en vue des limites que certaines fractions peuvent approcher d’aussi près qu’on veut tandis que d’autres fractions peuvent croitre indéfiniment » (Gauss, 1831, Werke, VIII p. 216).

Pourtant il n’était pas conservateur en mathématiques. Il fut l’un des fondateurs des géométries non-euclidiennes mais préféra ne rien publier sur ce sujet, connaissant l’hostilité générale que ses résultats produiraient.

Simplement, c’était l’état des lieux en mathématiques, la manipulation des infiniment petits de Newton et Leibniz reposaient sur des fondements peu rigoureux, c’est le XIXème siècle qui fondera rigoureusement l’analyse. Mais ceci n’est pas le sujet.

Pas seulement en mathématiques c’est aussi dans le domaine de la religion que l’infini est aussi polémique. Descartes l’a dit : l’infini, c’est Dieu, ce n’est pas du domaine de la Raison.
Descartes ne fait que reprendre une opinion d’Aristote dans l’Antiquité, reprise par Saint-Thomas au moyen âge :

Toute multitude existant dans la nature est une multitude créée. Il est donc impossible qu’il existe une grandeur infinie en acte, même par accident. (Saint-Thomas d’Aquin)

Il est frappant que pour l’ Eglise, le seul infini qui peut exister est l’infini potentiel, qui ressemble à celui qu’évoquait Gauss plus haut, c’est l’infini qu’un enfant comprend lorsqu’il a appris à compter : il est capable de compter sans s’arrêter, même s’il ne le fait pas, car personne ne peut compter à l’infini. C’est l’infini potentiel.

Mais Cantor pense que l’infini actuel existe dans notre monde, il affronte donc Aristote et Saint-Thomas. Certes au XIXème siècle on n’est plus au moyen-âge. Mais dans la citation de Saint-Thomas on voit que sa justification, c’est la notion de création. Reconnaitre l’existence de l’infini dans notre monde, c’est nier la création. Or Cantor est très croyant et veut être fidèle au dogme.

Heureusement, un jésuite autrichien, Johann Baptist Franzelin le rassure : il ne sera pas accusé d’hérésie. Franzelin dissocie l’infini actuel en deux : il y a l’infini absolu, qui est dieu et l’infini "transfini" des nombres de Cantor, qui sont deux choses distinctes :

Dans votre concept de transfini ainsi conçu, pour ce que j’en puis voir jusqu’à présent, il n’y a aucun danger pour les vérités religieuses (Lettre de Franzelin à Cantor, 26 janvier 1886)

La voie est donc libre pour Cantor. Mais philosophiquement, il n’est pas neutre, il a des comptes à régler avec Kant et Hegel (qui ont abouti à Marx) qu’il déteste.

Cantor face à « la fin de la philosophie classique allemande »

Cantor se pose en adversaire de l’idéalisme allemand du XIXème siècle :

« Je suis absolument éloigné de l’idéalisme moderne, tel qu’il s’est développé depuis Kant. » (Cantor, Lettre à Paul Tannery, 5 octobre 1888)

L’Hegelianisme s’est dissocié en différents courants, l’un des héritiers est le positivisme, Cantor est insatisfait de cette critique :

« Ainsi voyons-nous comment le scepticisme positiviste universitaire, qui à présent exerce sa domination en Allemagne, où il apparu en réaction à l’idéalisme exalté des Kant, Fichte, Hegel et Schelling, a finalement atteint aussi l’arithmétique » (Cantor,

Beaucoup cherchent des réponses à cette crise philosophique à un retour en arrière dans le cadre de l’idéalisme : le retour à Kant et à son dualisme. Le correspondant de Cantor exprime ce point de vue :

« Les travaux modernes aboutiront peut-être à la constitution de notions mathématiques encore plus élevées, et séparées de la réalité objective par un abîme encore plus profond. Un nouveau Kant pourra ainsi trouver préparés les fondements d’un nouvel et durable édifice. » (Paul Tannery, Le concept scientifique du continu : Zénon d’Elée et Georg Cantor, 1885)

Il est frappant de constater qu’ Edouard Bernstein qui engagea dès la mort d’Engels en 1895 la lutte contre le matérialisme dialectique dans la Social-démocratie allemande prêche exactement le même procédé, le retour à Kant :

« Les accès de rage que j’ai provoqué chez Plekhanov m’ont confirmé dans la conviction que la social-démocratie a besoin d’un nouveau Kant qui dirigerait les armes contre le matérialisme apparent est une très grande idéologie et, pour cette raison, celle où l’on peut le plus facilement se fourvoyer, de façon à montrer que le dédain de l’idéal et le fait de tenir les facteurs matériels pour des forces omnipotentes dans l’évolution sont un leurre, toujours reconnu comme tel, en vérité, par ceux qui ont prêché cette doctrine. » (Bernstein (1899) cité par Plékhanov dans Le Cant contre Kant ou le testament spirituel de M. Bernstein (revue Zaria, 1901), oeuvres philosophiques Tome II p. 410)

Mais Cantor ne pouvait suivre la voie de Bernstein. Car ce retour à Kant ne peux en être un après le dépassement qu’en fit Hegel, et les écrits de Bernstein sont médiocres. Il n’ose s’attaquer directement au matérialisme dialectique et crée donc dans la citation ci-dessus la notion de matérialisme apparent qui ne veut rien dire, est une invention de son cru. Or Cantor n’est médiocre ni en mathématiques ni en philosophie. On a vu dans ses citations précédentes des termes mis en italiques, qui sont tout à fait utilisable par des marxistes : il caractérise bien les courants philosophiques, leur donne une étiquette, n’a pas peur de critiquer directement l’Idéalisme philosophiques en recourant à des néologismes à la Bernstein style Idéalisme apparent. Il est dans la tradition de Kepler qui voulait démontrer la perfection de Dieu en faisant de la physique mathématique. Cantor est un idéaliste conséquent.

Répondant à Paul Tannery qui présente Cantor comme Idéaliste, Cantor refuse d’être un Bernstein de mathématiques :

Vous avez, d’un certain point de vue, à coup sûr raison ; cependant je suis absolument éloigné de l’idéalisme moderne tel qu’il s’est développé depuis Kant ; mon idéalisme est apparenté à celui d’Aristote et de Platon, qui est, comme vous le savez, en même temps un réalisme. Je suis tout autant réaliste qu’idéaliste

La réponse de Cantor à Hegel sur le terrain des mathématiques : le concept d’ « Ensemble »

Ce qui est remarquable c’est que le point de vue philosophique de Cantor apparait dans la définition mathématique qu’il donne qui l’a rendu célèbre : la définition d’un Ensemble dans son article de 1895.

Il faut savoir que la théorie des ensembles est devenue le langage universel des mathématiques. Le groupe français Bourbaki en a fait le pilier éternel des mathématiques. La définition d’un ensemble par Cantor est un équivalent de E=mc2 d’Einstein. Donc tout camarade marxiste devrait connaitre cette date, même s’il n’aime pas les mathématiques

Il est (comme toujours) indispensable de lire l’original :

Nous appelons « ensemble » toute réunion M d’objets de notre conception, déterminés et bien distincts, que nous nommerons éléments (Cantor, Sur les fondements de la théorie des ensembles, 1895).

Bien que la notion d’ensemble soir reprise dans tous les bons manuels d’aujourd’hui, il est un élément qui disparait toujours de ces manuels. Lequel ? Que le lecteur relise la définition, non en étudiant, mais en philosophe.

C’est l’élément subjectif de la définition qui est frappant, étonnant, va choquer les camarades matérialistes mécanistes. Ce type de formulation choquerait aujourd’hui dans un manuel destiné à nos enfants : le mathématicien est « objectif », il décrit la réalité, la science en général, les maths en particuliers écartent l’élément subjectifs.

Premièrement constatons qu’ en mathématiques comme en politique, ceux qui canonisent les « grands hommes » trahissent, surtout cachent leur pensée.

Deuxièmement certains diront que mettre en avant une expression de Cantor : « notre conception » qui fait référence à notre cerveau est exagéré, est une interprétation unilatérale. Ce serait se tromper. On n’a vu que Cantor se place dans une lignée philosophique. Et le fait que le cerveau soit capable de penser à ces ensembles infinis, donc d’appeler infini ce que nous inventons a été fait à deux reprise par des mathématiciens-philosophes dont Cantor reprend les conceptions : Bolzano et Dedekind. Par exemple Dedekind dans un article analogue à celui de Cantor, dans sa démarche et son impact énorme, lorsqu’il veut démontrer l’existence d’un "système infini" (Dedekind écrit avant que Cantor ait imposé le terme d’ensemble) :

Théorème 66 : il existe un système infini. Preuve : dans le flux de mes pensées, la totalité S de toutes les choses ... etc (Dedekind, La nature et la signification des nombres, 1887)

Par Cantor et Dedekind, les mathématiques sont donc vus comme une activité, comme une création du cerveau humain.

Ce sont les ensembles infinis de Cantor qui vont poser problème, car Cantor démontre qu’il existe ... différents infinis. Il est persuadé que tel infini correspond à une infinité de particules, tel autre infini à une autre substance physique infinie etc.
Ces infinis « se trouvent réellement dans la nature matérielle et immatérielle (Cantor) »

Sa théorie de la connaissance se rapproche de celle du matérialisme dialectique, le fait que dans notre cerveau, nos théories scientifiques ne sont pas la réalité, pas une copie, mais un reflet, qui en permanence s’adapte au fur et à mesure des nouvelles découvertes.

Et même si c’est notre cerveau qui crée les idées, elles ont un caractère objectif. Les Concepts, Pensées, Idées

doivent être considérés comme une expression ou un reflet de phénomènes et de relations situées dans le monde extérieur, en regard de notre intellect (Cantor)

Le fait qu’un ensemble est une construction de notre cerveau est différent du fait de présenter les ensembles comme de simples "objets" déjà existants que l’homme ne fait que redécouvrir. Par exemple lorsque le groupe français Bourbaki prétend que toute la mathématiques peut être présentée comme reposant sur la théorie des ensembles, c’est comme remarquer que toute la littérature est basée sur l’utilisation de la grammaire : cela masque le processus vivant des mathématiques. En général une présentation formelle très propre d’une théorie vient en second lieu, après son élaboration. Certes on peut dire : considérons tel ensemble. Mais en général il a fallu justement des décennies pour comprendre quel ensemble il fallait considérer.

Cette question se pose en maths de la même manière qu’en théorie des révolutions. Un certain Marx a écrit : les hommes forment certaines classes sociales : prolétaire, bourgeois etc. Il n’a donc fait que considérer certains ensembles. Mais on peut regrouper les êtres humains dans d’autres types d’ensembles : les français, les musulmans etc. Choisir le bon point de vue est ce qui fera la différence entre une bonne théorie et une mauvaise.

Conclusion : comme souvent un grand scientifique, philosophe idéaliste conséquent comme Cantor est plus proche, en ce qui concerne la théorie de la connaissance, la capacité à affronter les réactionnaires, du matérialisme dialectique. Cantor était hostile à la dialectique, c’est ce qui l’empêcha de s’appuyer sur Hegel dans ses recherches sur l’infini et le continu, fut une de ses limites. Cela montre l’aspect révolutionnaire de Hegel, auquel de nombreux défenseurs du capitalisme ne pardonnent pas d’avoir engendré le matérialisme dialectique.

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