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Marx, soutien du colonialisme anglais en Inde ?

mercredi 3 septembre 2014, par Robert Paris

Marx, soutien du colonialisme anglais en Inde ?

Il arrive que des courants de gauche ou d’extrême gauche, et bien sûr de droite et d’extrême droite, prêtent à Marx un éloge du capitalisme comme progrès historique qui devienne un éloge carrément du colonialisme et de la surexploitation du tiers monde, tout particulièrement à propos de l’Inde. Ces auteurs prennent des citations de Marx selon lesquelles l’Angleterre sortirait l’Inde d’un passé boueux pour la faire entrer dans la civilisation moderne capitaliste et en déduisent qu’il méprise le passé du peuple indien et glorifie le capitalisme et le colonialisme ! D’autres, sans tomber dans de telles caricatures, estiment pourtant que Marx avait des préjugé de membre de la société occidentale bourgeoise….

On trouve ce type de commentaires dans ce texte : Un débat sur Marx et le colonialisme par Vincent Presumey dans Démocratie et socialisme

On trouve notamment une discussion sur ce point dans le Monde Diplomatique : Marx et les marges du monde par Alain Gresh

Ou encore ici : sur l’eurocentrisme de Marx

On trouve une discussion de cette question dans A l’encontre

On peut lire un article très détaillé sur les prises de position de Marx sur l’Inde

Voyons ce qu’il en est en relisant deux articles publiés par Karl Marx dans le New York Tribune des 25 juin et 8 août 1853, sous l’intitulé « La domination britannique en Inde » :

Il n’y a aucun doute que la misère amenée dans l’Hindoustan par les Anglais diffère essentiellement de tout ce que ce pays a jamais souffert auparavant, les effets de cette misère étant infiniment plus profonds…

Toutes les guerres civiles, invasions, révolutions, conquêtes, famines – quelque étrangement embrouillées, rapides et destructrices qu’eût pu paraître leur succession dans l’Hindoustan – n’ont cependant fait qu’effleurer la surface. L’Angleterre a démoli tout l’édifice de la société hindoue, sans qu’on ait pu apercevoir jusqu’ici quelque symptôme d’une nouvelle organisation. Cette perte de son vieux passé n’étant pas compensée par la conquête d’un monde nouveau, la misère actuelle de l’Hindou se caractérise par une espèce particulière de mélancolie, l’Hindoustan sous domination britannique étant séparé de toutes ses vieilles traditions et de tout son passé historique…

Quelque variée que put paraître l’image politique du passé de l’Inde… le métier à tisser et le rouet, avec les innombrables fileurs et tisseurs qui se succèdent de génération en génération, furent le fondement de la structure de cette société… Ce fut l’envahisseur anglais qui détruisit le métier à filer de l’Hindou. L’Angleterre commença par évincer les cotonnades hindoues du marché européen, ensuite elle amena vers l’Hindoustan du filé et finalement elle inonda le pays d’origine du coton avec des cotonnades…. Mais le déclin des villes hindoues célèbres par leurs tissus ne fut pas, de loin, la conséquence la plus désastreuse. La vapeur et la science anglaises ont, dans toute l’Inde, détruit dans ses racines, l’union de l’agriculture et de la manufacture.

Ces deux circonstances – d’une part le fait que les Hindous, comme tous les peuples orientaux, ont laissé au gouvernement central le soin de s’occuper des grands travaux publics, base de leur agriculture et de leur commerce, tandis que, d’autre part, disséminés dans tout le pays, ils étaient réunis dans de petits centres par la combinaison du travail agricole et du travail artisanal – ces deux circonstances avaient créé, depuis les temps les plus reculés, un système social très particulier : le système villageois, qui a permis à chacune de ces petites unités d’avoir son organisation indépendante et sa vie propre…
Ces petites formations stéréotypées de l’organisme social se sont désagrégées et disparaissent en grande partie non pas tant à la suite des empiètements brutaux du percepteur et du soldat anglais qu’à cause de la machine à vapeur et du libre-échange anglais…

L’immixtion anglaise qui transplantait le fileur dans le Lancashire et le tisseur dans le Bengale ou les chassait tous les deux – le fileur hindou tout comme le tisseur hindou – eut pour résultat de dissoudre ces petites communautés mi-barbares, mi-civilisées, en faisant éclater leur base économique, accomplissant ainsi la plus grande et, en vérité, l’unique révolution sociale que l’Asie ait jamais connue…

L’Angleterre, en déclenchant une révolution sociale dans l’Hindoustan, ne fut certainement, poussée que par les intérêts les plus bas et elle l’accomplit par des moyens effroyables…. Mais l’Angleterre, quels que soient ses crimes, a été, en réalisant cette révolution, l’instrument inconscient de l’histoire.

Tout ce que la bourgeoisie anglaise sera obligée de faire n’entraînera ni la libération de la masse du peuple ni l’amélioration de la situation sociale qui ne dépendent pas seulement du développement des forces productives, mais encore de leur appropriation par le peuple…

La bourgeoisie a-t-elle jamais fait quelque chose de plus ? A-t-elle jamais accompli un progrès sans traîner les individus comme les peuples dans le sang et la boue, la misère et l’abaissement ?

Les Indiens ne récolteront pas les fruits de ces germes d’une nouvelle société que la bourgeoisie anglaise a disséminés parmi eux, aussi longtemps qu’en Grande-Bretagne même la classe dominante ne sera pas chassée par le prolétariat industriel ou que les Hindous aux-mêmes ne seront pas devenus assez forts pour secouer une fois pour toutes le joug anglais. En tout cas, on peut attendre, avec certitude, dans un avenir plus ou moins proche, une renaissance de grand pays intéressant dont les doux habitants, même dans les classes les plus basses, sont plus fins et plus adroits que les Italiens…

La profonde hypocrisie et la barbarie congénitale de la civilisation bourgeoise s’étalent ouvertement sous nos regards, dès que nous nous détournons de sa partie où elle affiche des dehors respectables, pour examiner les colonies où elle se manifeste dans toute sa nudité. La bourgeoisie est la protectrice de la propriété, mais quel parti révolutionnaire a jamais provoqué des révolutions agraires telles que celles du Bengale, de Madras, de Bombay ?...

Les effets dévastateurs de l’industrie anglaise sur un pays comme l’Inde qui est aussi grand que l’Europe s’y montrent dans toute leur atrocité. Mais nous ne devons pas oublier qu’ils ne sont que le produit organique de l’ensemble du système actuel de production. Cette production repose sur la suprématie du capital. La concentration du capital est essentielle pour l’existence en tant que puissance autonome. L’effet destructeur de cette concentration sur les marchés du monde ne fait que dévoiler, dans des proportions absolument gigantesques, les lois organiques immanentes de l’économie politique telles qu’elles agissent aujourd’hui dans toute ville du monde civilisé. L’ère historique bourgeoise doit créer la base matérielle d’un monde nouveau : d’une part, le trafic mondial fondé sur l’interdépendance des peuples et les moyens de ce trafic ; d’autre part, le développement des forces productives et la transformation de la production matérielle en une domination scientifique des forces naturelles. L’industrie et le commerce bourgeois créent ces conditions matérielles d’un monde nouveau de la même manière que les révolutions géologiques ont créé le visage du globe terrestre.

C’est seulement lorsqu’une grande révolution sociale aura maîtrisé les conquêtes de l’époque bourgeoise – le marché mondial et les forces productives modernes – et les aura soumises au contrôle commun des peuples les plus avancés, c’est alors que le progrès humain cessera de ressembler à cet horrible dieu païen qui ne voulait boire le nectar que dans les crânes des ennemis tués. »

Karl Marx aurait, selon certains, idéalisé les progrès que représenterait le capitalisme ?

Lui qui écrivait dans Le Capital (chapitre sur l’accumulation primitive) :

« La découverte des contrées aurifères et argentifères de l’Amérique, la réduction des indigènes en esclavage, leur enfouissement dans les mines ou leur extermination, les commencements de conquête et de pillage aux Indes orientales, la transformation de l’Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà les procédés idylliques d’accumulation primitive qui signalent l’ère capitaliste à son aurore… La Compagnie anglaise des Indes orientales obtint, outre le pouvoir politique, le monopole exclusif du commerce du thé et du commerce chinois en général, ainsi que celui du transport des marchandises d’Europe en Asie et d’Asie en Europe. Mais le cabotage et la navigation entre les îles, de même que le commerce à l’intérieur de l’Inde, furent concédés exclusivement aux employés supérieurs de la Compagnie. Les monopoles du sel, de l’opium, du bétel et d’autres denrées, étaient des mines inépuisables de richesse. Les employés, fixant eux-mêmes les prix, écorchaient à discrétion le malheureux Hindou. Le gouvernement général prenait part à ce commerce privé. Ses favoris obtenaient des adjudications telles que, plus forts que les alchimistes, ils faisaient de l’or avec rien. De grandes fortunes poussaient en vingt-quatre heures comme des champignons ; l’accumulation primitive s’opérait sans un liard d’avance. Le procès de Warren Hastings fourmille d’exemples de ce genre. Citons en un seul. Un certain Sullivan obtient un contrat pour une livraison d’opium, au moment de son départ en mission, officielle pour une partie de l’Inde tout à fait éloignée des districts producteurs. Sullivan cède son contrat pour 40.000 livres sterling à un certain Binn ; Binn, de son côté, le revend le même jour pour 60.000 livres sterling, et l’acheteur définitif, exécuteur du contrat, déclare après cela avoir réalisé un bénéfice énorme. D’après une liste présentée au Parlement, la Compagnie et ses employés extorquèrent aux Indiens, de 1757 à 1760, sous la seule rubrique de dons gratuits, une somme de six millions de livres sterling ! De 1769 à 1770, les Anglais provoquèrent une famine artificielle en achetant tout le riz et en ne consentant à le revendre qu’à des prix fabuleux.
Le sort des indigènes était naturellement le plus affreux dans les plantations destinées au seul commerce d’exportation, telles que les Indes occidentales, et dans les pays riches et populeux, tels que les Indes orientales et le Mexique, tombés entre les mains d’aventuriers européens, âpres à la curée. Cependant, même dans, les colonies proprement dites, le caractère chrétien de l’accumulation primitive ne se démentait point. Les austères intrigants du protestantisme, les puritains, allouèrent en 1703, par décret de leur assemblée, une prime de 40 livres sterling par scalp d’Indien et autant par chaque Peau-Rouge fait prisonnier ; en 1720, une prime de 100 livres sterling ; en 1744, Massachusetts-Bay ayant déclaré rebelle une certaine tribu, des primes suivantes furent offertes : 100 livres sterling par scalp d’individu mâle de douze ans et plus, 105 livres sterling par prisonnier mâle, 55 livres sterling par femme ou enfant pris, et 50 livres sterling pour leurs scalps ! Trente ans après, les atrocités du régime colonial retombèrent sur les descendants de ces pieux pèlerins (pilgrim fathers), devenus à leur tour des rebelles. Les limiers dressés à la chasse des colons en révolte et les Indiens payés pour livrer leurs scalps furent proclamés par le Parlement « des moyens que Dieu et la nature avaient mis entre ses mains ». »

Dans « La domination britannique en Inde », Karl Marx écrivait :

Contrairement aux positions qu’on lui prête parfois, Marx s’élève toujours contre l’exploitation et le pillage de l’Inde : « tout cela représente au total plus que le revenu total des 60 millions de travailleurs agricoles et industriels d’Inde. Cette saignée exige vengeance. » Il écrit à Engels : « La domination anglaise sur les Indes est une véritable cochonnerie. »

Commentant la situation de l’Inde, Marx écrivait en 1853 : « Aucun doute n’est possible pourtant : les maux que les Anglais ont causés à l’Hindoustan sont d’un genre essentiellement différent et beaucoup plus profond que tout ce que l’Hindoustan avait eu à souffrir auparavant. L’Angleterre a en effet détruit les fondements du régime social de l’Inde, sans manifester jusqu’à présent la moindre velléité de construire quoi que ce soit ».

Comme le soulignait Marx en 1853 : « L’oligarchie manufacturière anglaise ne désire doter l’Inde de chemins de fer que dans l’intention exclusive d’en tirer à moindre frais le coton et autres matières premières pour ses manufactures. Tout ce que la bourgeoisie anglaise sera obligée de faire en Inde pour ses profits n’émancipera pas la masse du peuple, ni n’améliorera substantiellement sa condition sociale ».

Pour autant, Marx ne regrettait pas le passé et ne voyait pas dans l’organisation ancienne de la société indienne, détruite par la colonisation, un quelconque âge d’or. Il en dénonçait au contraire l’obscurantisme et l’organisation sociale moyenâgeuse. Il écrivait : « Nous ne devons pas oublier que cette vie végétative, stagnante, que ce genre d’existence passif déchaînait d’autre part, par contrecoup, des forces de destruction aveugles et sauvages et faisait du meurtre lui-même un rite religieux en Hindoustan. Nous ne devons pas oublier que ces petites communautés portaient la marque infamante des castes et de l’esclavage, qu’elles soumettaient l’homme aux circonstances extérieures au lieu d’en faire le roi des circonstances, qu’elles faisaient d’un état social en développement spontané, une fatalité toute puissante (…) ».

En 1881, Marx s’exprimait en ces termes : « Ce que les Anglais prennent chaque année aux Indiens - sous forme de rente, de dividendes sur des voies de chemin de fer parfaitement inutiles pour les Indiens eux-mêmes, de pensions pour les fonctionnaires militaires et civils, de dépenses pour les guerres afghanes et autres - ce qu’ils leur prennent chaque année sans aucune compensation - sans compter ce qu’ils s’approprient chaque année en Inde même - dépasse le montant global des revenus de 60 millions de travailleurs agricoles et industriels de l’Inde ! C’est une véritable saignée, une affaire scandaleuse ! Les années de famine s’y succèdent l’une après l’autre, la faim y prenant des dimensions que l’on ne soupçonne même pas en Europe ».

Les nationalistes du tiers monde, les petits bourgeois bien pensant des pays riches, les auteurs bourgeois divers accusent parfois Karl Marx, dans son « éloge » du capitalisme, d’avoir fait l’éloge du colonialisme, d’avoir, par exemple, présenté comme un progrès la colonisation de l’Inde. En réalité, il n’a pas pas présenté le capitalisme comme un progrès pour les peuples des pays pauvres frappés par le capitalisme… Le point de vue historique de Marx échappe certainement à ces auteurs et hommes politiques qui ne peuvent pas concevoir une perspective historique intégrant… le futur socialisme et pesant l’intérêt des avancées du capitalisme à une telle aune !

Messages

  • Lettre de F. Engels à K. Kautsky

    Londres, le 12 septembre 1882

    (...) Vous me demandez ce que les travailleurs anglais de la politique coloniale ? Eh bien, tout juste ce qu’ils pensent la politique en général ; c’est tout juste ce que les bourgeois en pensent. Ici, il n’y a pas, vous le savez, de parti ouvrier, il n’y a que des conservateurs et des radicaux libéraux, et les ouvriers mangent allègrement leur part de ce que rapporte le monopole de l’Angleterre sur le marché mondial et dans le domaine colonial A mon avis, les colonies proprement dites, c’est‑à‑dire les pays peuplés d’éléments de souche européenne, le Canada, la Cap, l’Australie, deviendront tous indépendants ; par contre, les pays sous simple domination et peuplés d’indigènes, Inde, Algérie, les possessions hollandaises, portugaises et espagnoles, devront être pris en charge provisoirement par le prolétariat et conduits à l’indépendance, aussi rapidement que possible. Comment ce processus se développera, voilà qui est difficile à dire. L’Inde fera peut‑ être une révolution, c’est même très vraisemblable. Et comme le prolétariat se libérant ne peut mener aucune guerre coloniale, on serait obligé de laisser faire, ce qui, naturellement, n’irait pas sans des destructions de toutes sortes, mais de tels faits sont inséparables de toutes les révolutions. Le même processus pourrait se dérouler aussi ailleurs : par exemple en Algérie et en Égypte, et ceci serait, pour nous, certainement la meilleure solution. Nous aurons assez à faire chez nous. Une fois que l’Europe et l’Amérique du Nord seront réorganisées, elles constitueront une force si colossale et un exemple tel que les peuples à demi civilisés viendront d’eux-mêmes dans leur sillage : les besoins économiques y pourvoiront déjà à eux seuls. Mais par quelles phases de développement social et politique ces pays devront passer par la suite pour parvenir eux aussi à une structure socialiste, là‑dessus, je crois, nous ne pouvons aujourd’hui qu’échafauder des hypothèses assez oiseuses. Une seule chose est sûre : le prolétariat victorieux ne peut faire de force le bonheur d’aucun peuple étranger, sans par là miner sa propre victoire. Ceci ne signifie naturellement pas que des guerres défensives de diverses sortes soient exclues (...)

  • « Une nation ne peut pas s’émanciper, en asservissant d’autres nations.
    « De tous les pays, l’Angleterre est celui où l’antagonisme entre prolétariat et bourgeoisie est le plus développé. La victoire des prolétaires anglais sur la bourgeoisie anglaise est donc décisive pour le triomphe de tous les opprimés sur leurs oppresseurs. Vous autres chartistes, vous n’avez donc pas à formuler de vœux pieux pour la libération des nations. Triomphez de vos ennemis intérieurs, et vous pourrez avoir la fière conscience d’avoir battu toute la vieille société »

    (Engels et Marx, discours en faveur de la Pologne au meeting international de Londres du 29.XI.1847, à l’occasion de la commémoration du soulèvement polonais de 1830).

  • Engels écrit : « A mon avis, les colonies proprement dites, c’est-à-dire les pays occupés par une population européenne — le Canada, l’Afrique-du-Sud, l’Australie — deviendront toutes indépendantes ; en revanche, les pays habités par des indigènes qui sont directement assujettis — l’Inde, l’Algérie, les possessions hollandaises, portugaises, espagnoles — devront être provisoirement pris en mains par le prolétariat et conduits aussi rapidement que possible à l’indépendance. Il est difficile de prédire comment ce processus se développera.

    « L’Inde fera peut-être, ou même probablement, une révolution, et comme le prolétariat en train de s’émanciper lui-même ne peut point engager de guerres coloniales, il faudrait sans doute laisser faire les choses, et cette révolution ne s’effectuerait pas, bien entendu, sans toutes sortes de destructions. Mais ce genre de choses est inséparable de toutes les révolutions.

    « La même chose pourrait se produire ailleurs, en Algérie et en Egypte par exemple, et ce serait certainement la meilleure chose pour nous. Nous aurons assez à faire chez nous. Une fois l’Europe et l’Amérique du Nord réorganisées, cela représentera une puissance si énorme et un exemple tel que les pays semi-civilisés se mettront eux-mêmes à la remorque : les simples besoins économiques l’imposeront déjà. Quant à savoir quelles phases sociales et politiques ces pays devront traverser alors, avant d’arriver eux aussi à une organisation socialiste, je crois qu’aujourd’hui nous ne pouvons qu’émettre des hypothèses assez vaines. Une seule chose est certaine : le prolétariat victorieux ne pourra imposer des bienfaits quelconques à une nation étrangère quelle qu’elle soit, sans miner du même coup sa propre victoire. Ce qui n’exclut évidemment en aucune façon des guerres défensives de type divers. »

    Lettre Engels à Kautsky, 12-09-1882.

  • Dans ces carnets, Marx insiste sur la caractère artificiel et non progressiste de la colonisation britannique : « la suppression de la propriété communale de la terre ne fut qu’un acte de vandalisme britannique, qui n’a pas signifié une avancée pour les peuples autochtones, mais une régression ».

    Par ailleurs, « Il n’y a pas le moindre doute sur le fait que le chemin de fer a accéléré pour ces pays la désintégration sociale et politique ».

    Enfin Marx s’élève contre l’exploitation et le pillage de l’Inde. Pour lui, « tout cela représente au total plus que le revenu total des 60 millions de travailleurs agricoles et industriels d’Inde. Cette saignée exige vengeance. »

  • Marx ne méprisait pas plus les luttes des peuples en Inde qu’en Chine.

    Lorsqu’en Chine éclatait la révolution Taïping en 1851, Marx était très loin de considérer ce qui s’y passait comme secondaire pour le prolétariat mondial !

    Déjà en 1853, Marx écrivait :

    « Peut-être le prochain soulèvement du peuple de l’Europe dépendra-t-il davantage de ce qui se passe actuellement dans l’Empire céleste que de tout autre motif politique existant. »

  • Marx aurait fait l’éloge de l’œuvre civilisatrice du colonialisme anglais, ont dit certains de ses critiques. On ne le voit guère ! Marx est loin de minimiser les maux de la colonisation. Par contre, comme nous allons le lire, il minimise les capacités qu’ont eue ces peuples orientaux de révolutionner leur propre société. Il sous-estime les révolutions sociales en Orient, parce qu’elles étaient inconnues de son temps. Tout particulièrement, la connaissance de la civilisation indienne-pakistanaise dite « de l’Indus » et sa chute provoquée par une révolution sociale, étaient tous deux parfaitement inconnus de Marx, Engels comme de tous leurs contemporains.

    Karl Marx, le 25 juin 1853, article du « New York Daily Tribune » :

    « Angleterre : colonialisme et commune indienne

    « Il n’y a aucun doute que la misère amenée dans l’Hindoustan par les Anglais diffère essentiellement de tout ce que ce pays a jamais souffert auparavant, les effets de cette misère étant infiniment plus profonds. (…)

    Toutes les guerres civiles, invasions, révolutions, conquêtes, famines – quelque étrangement embrouillée, rapide et destructrice qu’eût pu paraître leur succession dans l’Hindoustan – n’ont cependant fait qu’effleurer la surface. L’Angleterre a démoli tout l’édifice de la société hindoue, sans qu’on ait pu apercevoir jusqu’ici quelque symptôme d’une nouvelle organisation. Cette perte de sont vieux passé n’étant pas compensée par la conquête d’un monde nouveau, la misère actuelle de l’Hindou se caractérise par une espèce de mélancolie, l’Hindoustan sous domination britannique étant séparé de toutes ses vieilles traditions et de tout son passé historique. (…)

    Quelque variée que pût paraître l’image politique du passé de l’Inde, son ordre social est resté inchangé depuis les temps les plus reculés jusque dans la première décennie du XIXe siècle. Le métier à tisser et le rouet, avec les innombrables fileurs et tisseurs qui se succèdent de génération en génération, furent le fondement de la structure de cette société. (…)

    Ce fut l’envahisseur anglais qui détruisit le métier à filer et le rouet de l’Hindou. L’Angleterre commença par évincer les cotonnades hindoues du marché européen, ensuite elle amena vers l’Hindoustan du filé et finalement elle inonda le pays d’origine du coton avec des cotonnades. (…)

    Mais le déclin des villes hindoues célèbres par leurs tissus ne fut pas, de loin, la conséquence la plus désastreuse. La vapeur et la science anglaises ont, dans tout l’Inde, détruit dans ses racines l’union de l’agriculture et de la manufacture.

    Ces deux circonstances – d’une part le fait que les Hindous, comme tous les peuples orientaux, ont laissé au gouvernement central le soin de s’occuper des grands travaux publics, base de leur agriculture et de leur commerce, tandis que, d’autre part, disséminés dans tout le pays, ils étaient réunis dans de petits centres par la combinaison du travail agricole et du travail artisanal – ces deux circonstances avaient créé, depuis les temps les plus reculés, un système social très particulier : le « système villageois », qui a permis à chacune de ces petites unités d’avoir son organisation indépendante et sa vie propre. (…)

    Ces petites formations stéréotypées de l’organismes social se sont désagrégées et disparaissent en grande partie non pas tant à la suite des empiètements brutaux du percepteur et du soldat anglais qu’à cause de la machine à vapeur et du libre-échange anglais. (…)

    L’immixtion anglaise qui transplantait le fileur dans le Lancashire et le tisseur dans le Bengale ou les chassait tous les deux – le fileur hindou tout comme le tisseur hindou – eut pour résultat de dissoudre ces petites communautés mi-barbares, mi-civilisées, en faisant éclater leur base économique, accomplissant ainsi la plus grande et, en vérité, l’unique révolution « sociale » que l’Asie ait jamais connue.

    Quelque pénible que soit pour le sentiment humain de voir comment ces innombrables et paisibles communautés sociales, travailleuses et patriarcales, se désagrègent et se noient dans une mer de souffrances, et comment leurs membres perdent, en même temps que leur ancienne forme de civilisation, leurs possibilités d’existence léguées par le passé, nous ne devons pourtant pas oublier que ces communes rurales idylliques, quelque inoffensives qu’elles paraissent, ont formé depuis toujours le fondement solide du despotisme oriental. De plus, elles ont restreint l’esprit humain à l’horizon le plus borné qu’on puisse imaginer, en en faisant un instrument soumis de la superstition, une esclave des habitudes traditionnelles et en le dépouillant de toute grandeur et de toute énergie historique.

    N’oublions pas non plus l’égoïsme barbare qui, cramponné à un misérable lambeau de sol, contemple tranquillement la ruine des empires, la perpétration d’indicibles cruautés, le massacre de la population de grandes villes, incapable d’y voir autre chose qu’un événement naturel, proie inerte offerte à tout envahisseur qui daigne abaisser son regard jusqu’à lui. (…) L’Angleterre, en déclenchant une révolution sociale dans l’Hindoustan, ne fut sans doute poussée que par les intérêts les plus bas et elle l’accomplit par des moyens absurdes. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit.

    La véritable question, la voici : l’humanité peut-elle satisfaire à sa destination sans une révolution fondamentale dans l’état social de l’Asie ? Si elle le peut, alors l’Angleterre, quels que soient ses crimes, a été, en réalisant cette révolution, l’instrument inconscient de l’histoire. »

    Karl Marx, le 22 juillet 1853, article du « New York Daily Tribune » :

    « Tout ce que la bourgeoisie anglaise sera obligée de faire (en Inde) n’entraînera ni la libération de la masse du peuple ni l’amélioration de sa situation sociale, qui ne dépendent pas seulement du développement des forces de production, mais encore de leur appropriation par le peuple. Ce qu’elle fera de toute manière, c’est créer les conditions de leur réalisation. La bourgeoisie a-t-elle jamais fait quelque chose de plus ? A-t-elle jamais accompli un progrès sans traîner les individus comme les peuples dans le sang et la boue, la misère et l’abaissement ?

    Les Indiens ne récolteront pas les fruits de ces germes d’une nouvelle société que la bourgeoisie anglaise a disséminés parmi eux, aussi longtemps qu’en Grande Bretagne même la classe dominante ne sera pas chassée par le prolétariat industriel ou que les Hindous eux-mêmes ne seront pas devenus assez forts pour secouer une fois pour toutes le joug anglais.

    En tout cas, on peut attendre avec certitude, dans un avenir plus ou moins proche, une renaissance de ce grand pays intéressant dont les doux habitants, même dans les classes les plus basses sont plus fins et plus adroits que les italiens et chez qui même l’humilité est compensée par une sorte de noblesse tranquille…

    La profonde hypocrisie et la barbarie congénitale de la civilisation bourgeoise s’étalent ouvertement sous nos regards, dès que nous nous détournons de sa partie où elle affiche des dehors respectables, pour examiner les colonies où elle se manifeste dans toute sa nudité…

    Les effets dévastateurs de l’industrie anglaise sur un pays comme l’Inde qui est aussi grand que l’Europe s’y montrent dans toute leur atrocité. Mais nous ne devons pas oublier qu’ils ne sont que le produit organique de l’ensemble du système actuel de production. Cette production repose sur la suprématie du capital. La concentration du capital est essentielle pour l’existence du capital en tant que puissance autonome. L’effet destructeur de cette concentration sur les marchés du monde ne fait que dévoiler, dans des proportions absolument gigantesques, les lois organiques immanentes de l’économie politique telles qu’elles agissent aujourd’hui dans toute ville du monde civilisé. L’ère historique bourgeoise doit créer la base matérielle d’un monde nouveau : d’une part, le trafic mondial fondé sur l’interdépendance des peuples et les moyens de ce trafic ; d’autre part, le développement des forces productives et la transformation de la production matérielle en une domination scientifique des forces naturelles. L’industrie et le commerce bourgeois créent ces conditions matérielles d’un monde nouveau de la même manière que les révolutions géologiques ont créé le visage du globe terrestre.

    C’est seulement lorsqu’une grande révolution sociale aura maîtrisé les conquêtes de l’époque bourgeoise – le marché mondial et les forces productives modernes – et les aura soumises au contrôle commun des peuples les plus avancés, c’est alors seulement que le progrès humain cessera de ressembler à cet horrible dieu païen qui ne voulait boire le nectar que dans les crânes des ennemis tués. »

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