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Claude Lévi-Strauss 1962 Histoire et dialectique
mardi 23 juin 2020, par
Au cours de ce travail, je me suis permis, non sans arrière-pensée, d’emprunter un certain vocabulaire de Sartre. Je voulais amener le lecteur à faire face à un problème dont la discussion servira à présenter ma conclusion. Le problème est de savoir dans quelle mesure une pensée qui peut et sera à la fois anecdotique et géométrique peut encore être qualifiée de dialectique. L’esprit sauvage totalise. Il prétend en effet aller beaucoup plus loin dans cette direction que Sartre ne permet la raison dialectique, car d’une part celle-ci laisse échapper la sérialité pure (et on vient de voir comment les systèmes de classification parviennent à l’intégrer) et, d’autre part, elle exclut la schématisation, dans laquelle ces mêmes systèmes atteignent leur fin. À mon avis, c’est dans ce refus intransigeant de la part de l’esprit sauvage de permettre à tout ce qui est humain (ou même vivant) de lui rester étranger, que se trouve le vrai principe de la raison dialectique. Mais mon idée de ce dernier est très différente de celle de Sartre.
En lisant la Critique, il est difficile d’éviter de penser que Sartre oscille entre deux conceptions de la raison dialectique. Parfois, il oppose la raison dialectique et analytique en tant que vérité et erreur, sinon en tant que Dieu et le diable, alors que d’autres fois, ces deux types de raison sont apparemment complémentaires, des voies différentes conduisant aux mêmes vérités. La première conception discrédite non seulement les connaissances scientifiques et conduit même finalement à suggérer l’impossibilité d’une science de la biologie, mais implique également un curieux paradoxe ; Car l’œuvre intitulée Critique de la raison dialectique est le résultat de l’exercice par l’auteur de sa propre raison analytique : il définit, distingue, classe et oppose. Ce traité philosophique ne diffère en rien des ouvrages qu’il examine et avec lesquels il engage la discussion, ne serait-ce que pour les condamner. Il est difficile de voir comment la raison analytique pourrait être appliquée à la raison dialectique et prétendre la fonder si les deux sont définies par des caractéristiques mutuellement exclusives. La seconde conception est ouverte à une objection différente : si la raison dialectique et analytique aboutissent finalement aux mêmes résultats et si leurs vérités respectives se confondent en une seule vérité, on peut alors se demander de quelle manière elles s’opposent et en particulier sur : quels motifs le premier devrait être déclaré supérieur au second. Les efforts de Sartre semblent contradictoires dans un cas et superflus dans un autre.
Comment expliquer et éviter le paradoxe ? Sartre attribue une réalité sui generis à la raison dialectique dans les deux hypothèses entre lesquelles il hésite. Il existe indépendamment de la raison analytique, comme antagoniste ou bien comme complément. Bien que, dans nos deux cas, Marx soit le point de départ de notre pensée, il me semble que l’orientation marxiste conduit à un point de vue différent, à savoir que l’opposition entre les deux types de raison est relative et non absolue. Cela correspond à une tension dans la pensée humaine qui peut persister indéfiniment de facto, mais qui n’a aucune base de jure. À mon avis, la raison dialectique est toujours constitutive : c’est le pont, toujours étendu et amélioré, que la raison analytique jette au-dessus d’un abîme ; il est incapable de voir l’autre rivage mais il sait qu’il est là, même s’il doit reculer constamment. Le terme de raison dialectique recouvre ainsi les efforts perpétuels que la raison analytique doit faire pour se réformer elle-même si elle aspire à rendre compte de la langue, de la société et de la pensée ; et à mon avis, la distinction entre les deux formes de raison ne repose que sur le vide temporaire qui sépare la raison analytique de la compréhension de la vie. Sartre appelle la raison analytique la raison au repos ; J’appelle la même raison dialectique quand il est éveillé à l’action, tendu par ses efforts pour se dépasser.
Dans la terminologie de Sartre, je dois donc être défini comme matérialiste et esthète transcendantal. Je suis un matérialiste transcendantal parce que je ne considère pas la raison dialectique comme autre chose que la raison analytique sur laquelle serait fondée l’originalité absolue d’un ordre humain, mais comme quelque chose de plus dans la raison analytique : la condition nécessaire pour oser entreprendre le résolution de l’humain dans le non-humain. Et je compte comme un esthète puisque Sartre applique ce terme à quiconque prétend étudier les hommes comme s’ils étaient des fourmis. Mais à part le fait que cela me semble être l’attitude de tout scientifique agnostique, il n’y a rien de très compromettant, car les fourmis avec leurs tunnels artificiels, leur vie sociale et leurs messages chimiques présentent déjà une résistance suffisante aux entreprises de la raison analytique ... J’accepte donc la caractérisation de l’esthète dans la mesure où je crois que le but ultime des sciences humaines n’est pas de constituer, mais de dissoudre l’homme. La valeur prééminente de l’anthropologie réside dans le fait qu’elle représente la première étape d’une procédure impliquant d’autres personnes. L’analyse ethnographique tente d’arriver à des invariants allant au-delà de la diversité empirique des sociétés humaines ; et, comme le montre le présent ouvrage, on les trouve parfois aux endroits les plus imprévus. Rousseau prévoyait cela avec sa perspicacité habituelle : « Il faut regarder de près si on veut étudier les hommes ; mais pour étudier l’homme, il faut apprendre à regarder de loin ; il faut d’abord observer les différences pour découvrir les attributs ». Cependant, il ne suffirait pas de réabsorber certaines humanités en une humanité générale. Cette première entreprise ouvre la voie à d’autres que Rousseau n’aurait pas été aussi disposé à accepter et qui incombe aux sciences exactes de la nature : la réintégration de la culture dans la nature et enfin de la vie dans l’ensemble de ses conditions physico-chimiques. [1]
Cependant, malgré le virage intentionnellement brutal donné à ma thèse, je ne suis pas aveugle au fait que le verbe ’dissoudre’ n’implique en aucune manière (mais exclut même) la destruction des constituants du corps soumis à l’action d’un autre corps. La solution d’un solide dans un liquide modifie la disposition de ses molécules. C’est aussi souvent un moyen efficace de les classer afin de pouvoir les récupérer en cas de besoin et de mieux étudier leurs propriétés. Les réductions que j’envisage ne sont donc légitimes, voire possibles, que si deux conditions sont remplies. Premièrement, les phénomènes soumis à la réduction ne doivent pas s’appauvrir ; il faut être certain que tout ce qui contribue à leur richesse et à leur originalité distinctives a été rassemblé autour d’eux. Car il est inutile de prendre un marteau à moins de frapper le clou sur la tête.
Deuxièmement, il faut être prêt à accepter, comme conséquence de chaque réduction, le renversement total de toute idée préconçue concernant le niveau, quel qu’il soit, que l’on cherche à atteindre. L’idée d’une certaine humanité générale à laquelle conduit la réduction ethnographique n’aura aucun rapport avec qui que ce soit qui aurait pu se former à l’avance. Et lorsque nous réussirons enfin à comprendre la vie en tant que fonction de la matière inerte, nous découvrirons que celle-ci a des propriétés très différentes de celles qui lui ont été attribuées auparavant. Les niveaux de réduction ne peuvent donc pas être classés comme supérieurs et inférieurs, car le niveau pris comme supérieur doit, par le biais de la réduction, communiquer de manière rétroactive une partie de sa richesse au niveau inférieur auquel il aura été assimilé. L’explication scientifique ne consiste pas à passer du complexe au simple, mais à remplacer une complexité moins intelligible par une autre plus complexe.
Vu sous cet angle, mon moi n’est donc pas plus opposé aux autres que l’homme ne s’oppose au monde : les vérités apprises par l’homme sont « du monde » et sont donc importantes pour cette raison [2]. Cela explique pourquoi je considère l’anthropologie comme le principe de toute recherche, alors que pour Sartre, cela pose un problème sous la forme d’une contrainte à surmonter ou d’une résistance à réduire. Et en effet, que peut-on faire des peuples « sans histoire » quand on a défini l’homme en termes de dialectique et de dialectique en termes d’histoire ? Sartre semble parfois tenté de distinguer deux dialectiques : la « vraie » supposée être celle des sociétés historiques et une dialectique répétitive à court terme, qu’il accorde aux sociétés dites primitives tout en la plaçant très près la biologie. Cela met en péril tout son système, car le pont entre l’homme et la nature, qu’il a pris tant de peine à détruire, serait rétabli subrepticement par l’ethnographie, qui est indiscutablement une science humaine et se consacre à l’étude de ces sociétés. Alternativement, Sartre se résigne à mettre du côté de l’homme une humanité « rabougrie et déformée », non sans impliquer que sa place dans l’humanité ne lui appartient pas en elle-même et ne soit fonction que de son adoption par l’humanité historique : a commencé à intérioriser l’histoire de ces derniers dans le contexte colonial ou parce que, grâce à l’anthropologie même, l’humanité historique a donné la bénédiction de sens à une humanité originelle qui en était dépourvue. De toute façon, la richesse prodigieuse et la diversité des habitudes, des croyances et des coutumes sont autorisées à s’échapper ; et on oublie que chacune des dizaines, voire des centaines de milliers de sociétés qui ont coexisté dans le monde ou se sont succédées depuis la première apparition de l’homme, a prétendu qu’elle renferme l’essence même de tout le sens et de la dignité de la société humaine. est capable et, bien qu’il s’agisse d’une petite bande de nomades ou d’un hameau perdu au fin fond de la forêt, sa revendication repose à ses yeux sur une certitude morale comparable à celle que nous pouvons invoquer dans notre cas. Mais que ce soit dans leur cas ou dans le nôtre, il faut un peu d’égocentrisme et de naïveté pour croire que l’homme s’est réfugié dans l’un des modes historiques ou géographiques de son existence, alors que la vérité sur l’homme réside dans le système de son existence. différences et propriétés communes.
Celui qui commence par se tremper dans les vérités d’introspection prétendument évidentes ne s’en dégage jamais. La connaissance des hommes semble parfois plus facile à ceux qui se laissent prendre au piège de leur identité personnelle. Mais ils ont ainsi fermé la porte à la connaissance de l’homme : des « aveux » écrits ou non formés constituent la base de toute recherche ethnographique. Sartre devient en fait le prisonnier de son Cogito : Descartes a permis d’atteindre l’universalité, mais conditionnellement à rester psychologique et individuel ; en sociologisant le Cogito, Sartre ne fait qu’échanger une prison contre une autre. Chaque groupe et chaque période de sujet se substitue maintenant à une conscience intemporelle. En outre, la vision de Sartre sur le monde et sur l’homme a l’étroitesse qui a traditionnellement été attribuée aux sociétés fermées. Son souci de faire la distinction entre primitif et civilisé à l’aide de contrastes gratuits reflète bien, sous une forme à peine plus subtile, l’opposition fondamentale qu’il postule entre moi et les autres. Il existe cependant peu de différences entre la manière dont cette opposition est formulée dans l’œuvre de Sartre et celle qu’aurait formulée un sauvage mélanésien, alors que l’analyse du pratico-inerte ravive tout simplement le langage de l’animisme [3].
Descartes, qui voulait fonder une physique, a séparé l’homme de la société. Sartre, qui prétend fonder une anthropologie, sépare sa propre société des autres. Un Cogito - qui s’efforce d’être ingénu et brut - se replie dans l’individualisme et l’empirisme et se perd dans les impasses de la psychologie sociale. Car il est frappant de constater que les situations sur lesquelles Sartre s’appuie pour extraire les conditions formelles de la réalité sociale - grèves, matchs de boxe, matchs de football, files d’arrêt de bus - sont toutes des incidents secondaires de la vie en société ; et ils ne peuvent donc pas servir à dévoiler ses fondements.
Cet axiomatique, si éloigné de l’anthropologue, est d’autant plus décevant qu’il se sent très proche de Sartre dès lors que celui-ci s’applique, avec un art incomparable, à saisir, dans son mouvement dialectique, une expérience sociale présente ou passée au sein de notre société. Culture. Sartre fait ensuite ce que chaque anthropologue essaie de faire dans le cas de cultures différentes : se mettre à la place des hommes qui y vivent, comprendre le principe et le schéma de leurs intentions, et percevoir une période ou une culture comme un ensemble important . À cet égard, nous pouvons souvent apprendre de lui, mais ce sont des leçons de nature pratique et non théorique. Il est possible que l’exigence de « totalisation » soit une grande nouveauté pour certains historiens, sociologues et psychologues. Les anthropologues le tiennent pour acquis depuis qu’ils l’ont appris de Malinowski. Mais les carences de Malinowski nous ont également appris que ce n’est pas là que se termine l’explication. Cela ne commence que lorsque nous avons réussi à constituer notre objet. Le rôle de la raison dialectique est de mettre les sciences humaines en possession d’une réalité dont elle est la seule à pouvoir fournir, mais le travail proprement scientifique consiste à décomposer puis à recomposer sur un autre plan. Avec tout le respect que je dois à la phénoménologie sartrienne, nous ne pouvons espérer y trouver qu’un point de départ, pas un point d’arrivée.
De plus, la raison dialectique ne doit pas se laisser emporter par son propre élan, pas plus que la procédure conduisant à la compréhension d’une autre réalité ne lui attribue, outre ses propres caractéristiques dialectiques, celles qui relèvent de la procédure plutôt que de l’objet. : il ne découle pas du fait que toute connaissance des autres est dialectique, que les autres sont entièrement dialectiques à tous égards. En faisant de la raison analytique une anti-compréhension, Sartre en vient souvent à lui refuser toute réalité faisant partie intégrante de l’objet de la compréhension. Ce paralogisme est déjà apparent dans sa manière d’invoquer l’histoire, car il est difficile de savoir si c’est l’histoire que les hommes font inconsciemment, l’histoire des hommes faite consciemment par les historiens, l’interprétation que le philosophe fait de l’histoire des hommes ou son interprétation de l’histoire des historiens. La difficulté devient encore plus grande lorsque Sartre tente d’expliquer la vie et la pensée des membres actuels ou passés, non de sa propre société, mais de sociétés exotiques.
Il pense, à juste titre, que cette tentative de compréhension n’a aucune chance de réussir si elle n’est pas dialectique ; et il conclut, à tort, que la relation entre la pensée autochtone et sa connaissance est celle d’un constitutif d’une dialectique constituée et qu’il répète ainsi, par un détour imprévu, toutes les illusions de théoriciens de la mentalité primitive . Il lui semble encore moins tolérable que pour Levy-Bruhl que le sauvage ait une "compréhension complexe" et soit capable d’analyse et de démonstration. Du natif d’Ambrym, rendu célèbre par le travail de Deacon, qui a pu montrer à l’agent de terrain le fonctionnement de ses règles matrimoniales et de son système de parenté par un diagramme dans le sable (une aptitude sans exception, car de nombreux cas similaires sont enregistrés dans Sartre dit : "Il va sans dire que cette construction n’est pas une pensée : c’est un travail manuel régi par une connaissance synthétique inexprimée". Certes, mais il faut dire la même chose d’un professeur de l’École polytechnique démontrant une preuve au tableau, car tout ethnographe capable de compréhension dialectique est intimement persuadé que la situation est exactement la même dans les deux cas. Il en résulterait donc que toute raison est dialectique, ce que je suis disposé à concéder, car la raison dialectique me semble comme une raison analytique en action ; mais alors la distinction entre les deux formes de raison qui sont à la base de l’entreprise de Sartre deviendrait inutile.
Je dois maintenant avouer que je me suis appuyé involontairement et involontairement à ces idées erronées, en ayant paru trop souvent dans Les structures élémentaires de la parenté comme si je cherchais une genèse inconsciente de l’échange matrimonial. J’aurais dû faire plus de distinction entre l’échange tel qu’il s’exprime spontanément et avec force dans la praxis des groupes et les règles conscientes et délibérées selon lesquelles ces mêmes groupes - ou leurs philosophes - consacrent leur temps à le codifier et à le contrôler. Si l’enquête ethnographique des vingt dernières années a quelque chose à apprendre, c’est que ce dernier aspect est beaucoup plus important que ne le pensent généralement les observateurs, qui ont la même illusion que Sartre. Ainsi, comme le préconise Sartre, nous devons appliquer la raison dialectique à la connaissance de notre société et de celle d’autres sociétés. Mais il ne faut pas perdre de vue que la raison analytique occupe une place considérable dans chacune d’entre elles et que, telle qu’elle est, l’approche que nous adoptons doit également nous permettre de la redécouvrir là-bas.
Mais même si elle n’était pas présente, la position de Sartre ne serait pas améliorée. Dans ce cas, les sociétés exotiques ne feraient que nous confronter, d’une manière plus générale que d’autres, à une téléologie inconsciente, qui, bien qu’historique, échappe complètement à l’histoire humaine : celle dont certains aspects sont révélés par la linguistique et la psychanalyse et qui repose. sur l’interaction des mécanismes biologiques (structure du cerveau, lésions, sécrétions internes) et psychologiques. C’est là, me semble-t-il, « l’os » (pour reprendre une phrase de Sartre) que sa critique ne parvient pas à briser, et qui plus est ne se soucie de rien, c’est l’accusation la plus grave que l’on puisse porter. Car le langage ne consiste pas dans la raison analytique des grammairiens à l’ancienne, ni dans la dialectique constituée par la linguistique structurale, ni dans la dialectique constitutive de la praxis individuelle à laquelle est confronté le pratico-inerte, puisque tous trois la supposent. La linguistique nous présente donc une entité dialectique et totalisante mais une conscience extérieure et inférieure (ou inférieure) à la volonté. Le langage, totalisation irréfléchissante, est la raison humaine qui a ses raisons et dont l’homme ne sait rien. Et s’il est objecté qu’il en est ainsi uniquement pour un sujet qui l’intériorise sur la base de la théorie linguistique, ma réponse est que cette sortie doit être refusée, car ce sujet est celui qui parle : pour la même lumière qui révèle la nature du langage lui révèle également qu’il en était ainsi quand il l’ignorait, car il se faisait déjà comprendre, et qu’il le restera demain sans qu’il s’en aperçoive, puisque son discours n’a jamais été et ne sera jamais le résultat d’une totalisation consciente des lois linguistiques. Mais si, en tant que sujet parlant, l’homme peut trouver son expérience apodictique dans une autre totalisation, il ne semble plus y avoir de raison pour laquelle, en tant que sujet vivant, il ne devrait pas avoir accès à la même expérience chez d’autres êtres, pas nécessairement humains, mais vivants.
Cette méthode pourrait également revendiquer le nom de « progressive-régressive » ; En fait, ce que Sartre décrit comme tel est la méthode même que les anthropologues pratiquent depuis de nombreuses années. Mais Sartre le limite à son étape préliminaire. Pour notre méthode est progressive-régressive pas une fois mais deux fois. Dans un premier temps, nous observons la donnée d’expérience, nous l’analysons dans le présent, nous essayons de saisir ses antécédents historiques aussi loin que possible, et nous remettons tous ces faits à jour pour les incorporer dans une totalité significative. La deuxième étape, qui répète la première sur un autre plan et à un niveau différent, commence alors. Cette chose humaine intériorisée, que nous avons cherché à fournir avec toute sa richesse et son originalité, ne fixe que la distance que la raison analytique doit parcourir, le saut qu’elle doit faire, pour combler le fossé qui sépare la complexité toujours imprévue de ce nouvel objet et les moyens sa disposition. Il doit donc se transformer en raison dialectique, dans l’espoir qu’une fois flexible, élargi et renforcé, cet objet imprévu sera assimilé à d’autres objets par cette agence, cette nouvelle totalité s’intègrera dans d’autres totalités et ainsi la masse de ses conquêtes, la raison dialectique décrira d’autres horizons et d’autres objets. Nul doute que la procédure s’égarerait si elle n’était pas, à chaque étape et surtout quand elle semblait avoir suivi son cours, prête à revenir sur ses pas et à se replier sur elle-même pour conserver le contact avec cette totalité expérimentée qui sert à la fois comme fin et moyen. Ce retour sur lui-même est à mes yeux une vérification, plutôt que, comme le considère Sartre, une démonstration, car, à mon avis, un être conscient conscient de lui-même pose un problème pour lequel il ne fournit aucune solution. La découverte de la dialectique soumet la raison analytique à une exigence impérative : rendre compte également de la raison dialectique. Cette exigence permanente oblige sans relâche la raison analytique à étendre son programme et à transformer son axiomatique. Mais la raison dialectique ne peut expliquer ni pour elle-même ni pour la raison analytique.
On objectera que cette expansion est illusoire puisqu’elle s’accompagne toujours d’une contraction du sens et que nous devrions abandonner la substance pour l’ombre, la clarté pour l’obscurité, le manifeste pour le conjectural, la vérité pour la science-fiction. Encore une fois, Sartre devrait montrer qu’il évite lui-même ce dilemme, inhérent à toute tentative d’explication. La vraie question n’est pas de savoir si notre effort pour comprendre implique un gain ou une perte de sens, mais si le sens que nous préservons a plus de valeur que celui que nous avons eu la sagesse de renoncer. À cet égard, Sartre ne semble avoir retenu que la moitié de la leçon combinée de Marx et de Freud. Ils nous ont appris que l’homme n’a de sens que s’il se considère lui-même comme significatif. Jusqu’ici je suis d’accord avec Sartre. Mais il faut ajouter que ce sens n’est jamais le bon : les superstructures sont des actes fautifs qui l’ont « socialement construit ». Par conséquent, il est vain d’aller à la conscience historique pour la signification la plus vraie. Ce que Sartre appelle « raison dialectique » n’est qu’une reconstruction, par ce qu’il appelle « raison analytique », de mouvements hypothétiques sur lesquels il est impossible de savoir - à moins de les exécuter sans les penser - s’ils entretiennent un rapport quelconque avec ce dont il parle. et qui, le cas échéant, pourraient être définis uniquement en termes de raison analytique. Nous aboutissons donc au paradoxe d’un système qui invoque le critère de la conscience historique pour distinguer le « primitif » du « civilisé » mais - contrairement à ce qu’il affirme - est lui-même anhistorique. Il n’offre pas une image concrète de l’histoire, mais un schéma abstrait des hommes qui composent l’histoire de telle sorte que celle-ci puisse se manifester dans l’évolution de leur vie en tant que totalité synchronique. Sa position par rapport à l’histoire est donc la même que celle des primitifs à l’éternel passé : dans le système de Sartre, l’histoire joue exactement le rôle d’un mythe.
En effet, le problème soulevé par la Critique de la raison dialectique est réductible à la question : à quelles conditions le mythe de la Révolution française est-il possible ? Et je suis prêt à accorder que le Français contemporain doit croire en ce mythe pour jouer pleinement le rôle d’agent historique et que l’analyse de Sartre énonce admirablement l’ensemble des conditions de forme nécessaires à la réalisation de ce résultat. Mais il ne s’ensuit pas que son sens, juste parce qu’il est le plus riche (et donc le mieux adapté pour inspirer l’action pratique), devrait être le plus vrai. Ici la dialectique se retourne contre elle-même. Cette vérité est une question de contexte, et si nous nous plaçons en dehors de celle-ci - ce que l’homme de science est tenu de faire - ce qui est apparu comme une vérité expérimentée devient d’abord confus et finalement disparaît complètement. Les soi-disant hommes de gauche s’accrochent encore à une période de l’histoire contemporaine qui a donné la bénédiction d’une congruence entre impératifs pratiques et schémas d’interprétation. Peut-être que cet âge d’or de la conscience historique est déjà passé ; et que cette éventualité puisse en tout cas être envisagée prouve que nous n’avons ici qu’un contexte contingent comme le "centrage" fortuit d’un instrument optique lorsque son verre et son oculaire se déplacent les uns par rapport aux autres. Nous sommes toujours "en ligne de mire" en ce qui concerne la Révolution française, mais nous aurions dû être en relation avec la Fronde si nous avions vécu plus tôt. Les premiers vont rapidement cesser de donner une image cohérente sur laquelle notre action peut être modelée, tout comme le dernier l’a déjà fait. En lisant Retz, nous apprenons que la pensée est impuissante à extraire un schéma d’interprétation d’événements passés.
À première vue, il ne fait aucun doute : d’un côté les privilégiés, de l’autre les humbles et les exploités ; comment pourrions-nous hésiter ? Nous sommes des frondeurs. Cependant, le peuple parisien était manœuvré par des maisons nobles, dont le seul but était de régler leurs propres affaires avec les pouvoirs en place, ainsi que par la moitié de la famille royale qui voulait en chasser l’autre. Et maintenant, nous ne sommes déjà que la moitié des Frondeurs. Quant à la Cour, qui s’est réfugiée à Saint-Germain, elle semble au début avoir été une faction de bons à rien végétant sur leurs privilèges et grossissant d’exactions et d’usure aux dépens de la collectivité. Mais non, il a tout de même une fonction puisqu’il conserve le pouvoir militaire ; il mena la lutte contre les étrangers, les Espagnols, que les frondeurs invitèrent sans hésiter à envahir le pays et à imposer leur volonté à ce même tribunal qui défendait la patrie. Cependant, les échelles basculent à nouveau : les Frondeurs et les Espagnols forment ensemble le parti de la paix. Le prince de Condé et la Cour ne cherchaient que des aventures guerrières. Nous sommes des pacifistes et redevenons Frondeurs. Mais néanmoins les exploits militaires de Mazarin et de la Cour n’ont-ils pas étendu la France à ses frontières actuelles, fondant ainsi l’État et la nation ? Sans eux, nous ne devrions pas être ce que nous sommes aujourd’hui. Nous sommes donc de nouveau de l’autre côté.
Il suffit donc que l’histoire s’éloigne de nous dans le temps ou que nous nous en éloignions en pensée, pour qu’elle cesse d’être intériorisée et de perdre son intelligibilité, une intelligibilité fallacieuse attachée à une internalité temporaire. Je ne suggère cependant pas que l’homme puisse ou devrait se séparer de cette internalité. Ce n’est pas en son pouvoir de le faire et la sagesse consiste pour lui à se voir le vivre tout en sachant (mais dans un registre différent) que ce qu’il vit si profondément et intensément est un mythe - qui apparaîtra ainsi aux hommes du siècle à venir, et peut-être même à lui-même dans quelques années, et n’apparaîtra plus du tout aux hommes du futur millénaire. Tout sens relève d’un sens moindre, qui lui donne son sens le plus élevé, et si cette régression aboutit finalement à reconnaître "une loi contingente dont on ne peut dire que : c’est ainsi et non autrement" (Sartre), cette perspective est : pas alarmant pour ceux dont la pensée n’est pas tourmentée par la transcendance, même sous une forme latente. Car l’homme aura tout ce qu’il peut raisonnablement espérer si, à la seule condition de se plier à cette loi contingente, il parvient à déterminer sa conduite et à placer tout le reste dans le domaine de l’intelligible.
Sartre n’est certainement pas le seul philosophe contemporain à avoir valorisé l’histoire au-dessus des autres sciences humaines et à en avoir une conception presque mystique. L’anthropologue respecte l’histoire, mais il ne lui attribue pas une valeur particulière. Il la conçoit comme une étude complémentaire à la sienne : l’une d’elles déploie l’éventail des sociétés humaines dans le temps, l’autre dans l’espace. Et la différence est encore moins grande qu’il n’y parait, l’historien s’efforçant de reconstruire le tableau des sociétés disparues tel qu’il était aux points qui correspondaient au présent, tandis que l’ethnographe s’efforce de reconstruire les stades historiques qui précédé leur forme existante.
Cette symétrie entre histoire et anthropologie semble être rejetée par les philosophes qui nient implicitement ou explicitement que la distribution dans l’espace et la succession dans le temps offrent des perspectives équivalentes. A leurs yeux, un prestige particulier semble s’attacher à la dimension temporelle, comme si la diachronie devait établir une sorte d’intelligibilité non seulement supérieure à celle fournie par le synchronisme, mais surtout plus spécifiquement humaine.
Il est facile d’expliquer, sinon de justifier, cette préférence. La diversité des formes sociales, que l’anthropologue saisit comme déployée dans l’espace, présente l’apparence d’un système discontinu. Or, grâce à la dimension temporelle, l’histoire semble nous restituer non pas des états séparés, mais le passage d’un état à un autre sous une forme continue. Et comme nous croyons que nous percevons la tendance de notre histoire personnelle comme un changement continu, la connaissance historique semble confirmer l’évidence du sens intérieur. L’histoire semble faire plus que nous décrire les êtres de l’extérieur ou, au mieux, nous donner des éclaircissements intermittents d’internalités, chacune d’elles le étant pour son propre compte tout en restant externes les unes aux autres : elle semble rétablir notre lien. , en dehors de nous, avec l’essence même du changement.
Il y aurait beaucoup à dire sur cette supposée continuité totalisante du moi qui me semble être une illusion soutenue par les exigences de la vie sociale - et par conséquent un reflet de l’extérieur sur l’intérieur - plutôt que l’objet d’une expérience apodictique. Mais il n’est pas nécessaire de résoudre ce problème philosophique pour percevoir que la conception proposée de l’histoire ne correspond à aucune sorte de réalité. Les connaissances historiques étant considérées comme privilégiées, je me sens en droit (comme je ne le serais pas autrement) de faire valoir qu’il existe une double antinomie dans la notion même de fait historique. Car, par hypothèse, un fait historique est ce qui s’est réellement passé, mais où s’est-il passé ? Chaque épisode d’une révolution ou d’une guerre se résout en une multitude de mouvements psychiques individuels. Chacun de ces mouvements est la traduction du développement inconscient et ceux-ci se résolvent en phénomènes cérébraux, hormonaux ou nerveux, qui font eux-mêmes référence à l’ordre physique ou chimique. Par conséquent, les faits historiques ne sont pas plus donnés que les autres. C’est l’historien, ou l’agent de l’histoire, qui les constitue par abstraction et comme sous la menace d’une régression infinie.
Ce qui est vrai de la constitution des faits historiques ne l’est pas moins de leur choix. De ce point de vue, l’historien et l’agent de l’histoire les choisissent, les séparent et les découpent, car une histoire véritablement totale les confronterait au chaos. Chaque recoin de l’espace recèle une multitude d’individus dont chacun totalise la tendance de l’histoire d’une manière qui ne peut être comparée aux autres ; pour chacun de ces individus, chaque instant est inépuisablement riche en incidents physiques et psychiques qui jouent tous un rôle dans sa totalisation. Même l’histoire qui se prétend universelle n’est encore que la juxtaposition de quelques histoires locales au sein desquelles (et entre lesquelles) il reste bien plus que ce qui est écrit. Et il serait vain d’espérer qu’en augmentant le nombre de collaborateurs et de en intensifiant la recherche, on obtiendrait un meilleur résultat. Dans la mesure où l’histoire aspire à donner un sens, elle est condamnée à sélectionner des régions, des périodes, des groupes d’hommes et des individus appartenant à ces groupes et à les faire ressortir, en tant que figures discontinues, contre une continuité à peine suffisante pour servir de toile de fond. Une histoire véritablement totale s’annulerait - son produit ne serait rien. Ce qui rend l’histoire possible, c’est qu’un sous-ensemble d’événements est trouvé, pour une période donnée, approximativement de la même signification pour un contingent d’individus qui n’ont pas nécessairement vécu les événements et peuvent même les examiner à plusieurs siècles de distance. L’histoire n’est donc jamais une histoire, mais une histoire pour. [4] Il est partiel au sens de partialité même lorsqu’il prétend ne pas l’être, car il reste inévitablement partiel - c’est-à-dire incomplet - et c’est en soi une forme de partialité. Quand on se propose d’écrire une histoire de la Révolution française, on sait (ou il faut savoir) qu’elle ne peut être, simultanément et sous le même titre, celle du jacobin et celle de l’aristocrate. Ex hypothesi, leurs totalisations respectives (dont chacune est anti-symétrique de l’autre) sont également vraies. Il faut donc choisir entre deux alternatives. On doit choisir comme principal soit un ou un troisième (car il y en a un nombre infini) et abandonner la tentative de trouver dans l’histoire une totalisation de l’ensemble des totalisations partielles ; ou bien il faut les reconnaître tous comme également réels : mais seulement pour découvrir que la Révolution française, telle qu’on la conçoit couramment, n’a jamais eu lieu.
L’histoire n’échappe donc pas à l’obligation commune à toute connaissance de recourir à un code pour analyser son objet, même (et surtout) si une réalité continue lui est attribuée [5]. Les caractéristiques distinctives de la connaissance historique ne sont pas dues à l’absence de code, ce qui est illusoire, mais à sa nature particulière : le code consiste en une chronologie. Il n’y a pas d’histoire sans dates. Pour en être convaincu, il suffit d’examiner comment un élève réussit à apprendre l’histoire : il la réduit à un corps maigre, dont le squelette est formé de dates. Non sans raison, il y a eu une réaction contre cette méthode sèche, mais elle va souvent à l’extrême opposé. Les dates ne sont peut-être pas l’ensemble de l’histoire, ni ce qui est le plus intéressant, mais c’est sa condition sine qua non, car toute l’originalité et la nature distinctive de l’histoire résident dans l’appréhension de la relation entre l’avant et l’après, qui se dissoudrait forcément si ses termes pouvaient pas, du moins en principe, être daté.
Or, ce codage chronologique cache une nature beaucoup plus complexe que ce que l’on suppose quand on considère les dates historiques comme une simple série linéaire. En premier lieu, une date indique un moment dans une succession : d2 est après d1 et avant d3. De ce point de vue, les dates ne remplissent que la fonction des nombres ordinaux. Mais chaque date est aussi un nombre cardinal et, en tant que tel, exprime une distance par rapport aux dates les plus proches. Nous utilisons un grand nombre de dates pour coder certaines périodes de l’histoire ; et moins pour les autres. Cette quantité variable de dates appliquées à des périodes de durée égale est un indicateur de ce que l’on pourrait appeler la pression de l’histoire : il existe des chronologies « chaudes » qui sont celles de périodes où, aux yeux de l’historien, de nombreux événements apparaissent comme des éléments différentiels ; d’autres, au contraire, où très peu ou rien ne s’est passé pour lui (bien que ce ne soit évidemment pas le cas des hommes qui les ont vécus). Troisièmement et le plus important, une date est un membre d’une classe. Ces classes de dates sont définissables par le caractère significatif que chaque date a dans la classe par rapport aux autres dates qui lui appartiennent également et par l’absence de ce caractère significatif par rapport aux dates appartenant à une classe différente. Ainsi, la date de 1685 appartient à une classe dont 1610, 1648 et 1715 sont également membres ; mais cela ne signifie rien par rapport à la classe composée des dates : 1er, 2e, 3e, 4e millénaire, ni par rapport à la classe de dates : 23 janvier, 17 août, 30 septembre, etc.
Sur cette base, en quoi le code de l’historien serait-il composé ? Certainement pas en dates, car celles-ci ne sont pas récurrentes. Les changements de température peuvent être codés à l’aide de chiffres, car la lecture d’un chiffre sur le thermomètre évoque le retour d’une situation antérieure : chaque fois que je lis 0 ° C, je sais qu’il fait froid et que je porte ma couche la plus chaude. Mais une date historique, prise en elle-même, n’aurait aucun sens, car elle ne fait pas référence à elle-même : si je ne connais rien à l’histoire moderne, la date de 1643 ne me rend pas plus sage. Le code ne peut donc être constitué que de classes de dates, chaque date ayant un sens dans la mesure où elle se trouve dans des relations complexes de corrélation et d’opposition avec d’autres dates. Chaque classe est définie par une fréquence et dérive de ce que l’on pourrait appeler un corpus ou un domaine de l’histoire. La connaissance historique se déroule donc comme un sans fil à modulation de fréquence : comme un nerf, elle code une quantité continue - et donc symbolique - par des fréquences d’impulsions proportionnelles à ses variations. Quant à l’histoire elle-même, elle ne peut être représentée comme une série apériodique avec seulement un fragment dont nous sommes au courant. L’histoire est un ensemble discontinu composé de domaines de l’histoire, chacun d’eux étant défini par une fréquence caractéristique et par un codage différentiel avant et après. Il n’est pas plus possible de passer entre les dates qui composent les différents domaines que de le faire entre nombres naturels et irrationnels. Ou plus précisément : les dates appropriées à chaque classe sont irrationnelles par rapport à toutes celles des autres classes.
Il est donc non seulement fallacieux mais contradictoire de concevoir le processus historique comme un développement continu, commençant avec une préhistoire codée en dizaines ou centaines de millénaires, puis passant à l’échelle des millénaires lorsqu’il atteint le 4ème ou 3ème millénaire, et se poursuivant comme une histoire. en siècles, au gré de chaque auteur, avec des tranches d’histoire annuelle dans le siècle, une histoire au jour dans l’année ou même une histoire horaire dans la journée. Toutes ces dates ne forment pas une série : elles appartiennent à des espèces différentes. Pour ne donner qu’un exemple, le codage que nous utilisons dans la préhistoire n’est pas préliminaire à celui que nous utilisons pour l’histoire moderne et contemporaine. Chaque code fait référence à un système de signification applicable, du moins en théorie, à la quasi-totalité de l’histoire humaine. Les événements significatifs pour un code ne le sont plus pour un autre. Codés dans le système de la préhistoire, les épisodes les plus célèbres de l’histoire moderne et contemporaine cessent d’être pertinents ; sauf peut-être (et là encore, nous n’en savons rien) certains aspects massifs de l’évolution démographique considérée à l’échelle mondiale, l’invention du moteur à vapeur, la découverte de l’électricité et de l’énergie nucléaire.
Étant donné que le code général ne consiste pas en dates pouvant être ordonnées sous forme de séries linéaires, mais en classes de dates fournissant chacune un système de référence autonome, le caractère discontinu et classificatoire des connaissances historiques apparaît clairement. Il fonctionne au moyen d’une matrice rectangulaire,
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où chaque ligne représente des classes de dates, appelées horaires, journalières, annuelles, laïques, millénaires aux fins de la schématisation et qui, ensemble, constituent un ensemble discontinu. Dans un système de ce type, la prétendue continuité historique n’est assurée que par des contours frauduleux.
En outre, bien que les lacunes internes de chaque classe ne puissent être comblées par le recours à d’autres classes, chaque classe dans son ensemble renvoie néanmoins toujours à une autre classe contenant le principe d’une intelligibilité à laquelle elle ne pourrait aspirer elle-même. L’histoire du XVIIe siècle est « annuelle », mais le XVIIe siècle, en tant que domaine de l’histoire, appartient à une autre classe, qui la code par rapport aux siècles précédents et suivants ; et ce domaine des temps modernes devient à son tour un élément d’une classe où il apparaît corrélé et opposé à d’autres « temps » : le moyen âge, l’antiquité, le temps présent, etc. Ces domaines correspondent à des histoires de pouvoirs de différentes époques.
L’histoire biographique et anecdotique, tout en bas de l’échelle, est une histoire de faible puissance, qui n’est pas intelligible en elle-même et ne le devient seulement lorsqu’elle est transférée en bloc à une forme d’histoire d’une puissance plus élevée qu’elle-même ; et ce dernier est dans la même relation avec une classe au-dessus de lui. Ce serait cependant une erreur de penser que nous reconstituons progressivement une histoire totale à force de ces queues d’aronde. Car tout gain d’un côté est compensé par une perte de l’autre. L’histoire biographique et anecdotique est la moins explicative ; mais c’est le point d’information le plus riche, car il considère les individus dans leur particularité et détaille pour chacun d’eux les nuances de caractère, les rebondissements de leurs motivations, les phases de leurs délibérations. Ces informations sont schématisées, mises en arrière-plan et finalement supprimées au fur et à mesure que l’on passe à des histoires de « pouvoir » de plus en plus grand [6]. En conséquence, en fonction du niveau auquel il se situe, l’historien perd en information ce qu’il gagne en compréhension ou inversement, comme si la logique du concret voulait en rappeler la nature logique en modélisant un contour confus du théorème de Gödel l’argile de « devenir ». Le choix relatif de l’historien, en ce qui concerne chaque domaine de l’histoire qu’il abandonne, se limite toujours au choix entre l’histoire qui nous enseigne plus et explique moins, et l’histoire qui explique plus et enseigne moins. Le seul moyen d’éviter ce dilemme est de sortir de l’histoire : soit par le bas, si la recherche d’informations le mène de la considération de groupes à celle d’individus, puis à des motivations qui dépendent de leur histoire et de leur tempérament personnels, c’est-à-dire à un domaine infra-historique dans les domaines de la psychologie et de la physiologie ; ou par le haut, si le besoin de comprendre l’incite à replacer l’histoire dans la préhistoire et cette dernière dans l’évolution générale des êtres organisés, explicable elle-même en termes de biologie, de géologie et enfin de cosmologie.
Il existe cependant un autre moyen d’éviter ce dilemme sans pour autant faire disparaître l’histoire. Il suffit de reconnaître que l’histoire est une méthode sans objet distinct qui lui correspond pour rejeter l’équivalence entre la notion d’histoire et la notion d’humanité que certains ont essayé de nous imposer dans le but inavoué de faire de l’historicité le dernier refuge d’un monde. humanisme transcendantal : comme si les hommes pouvaient retrouver l’illusion de la liberté sur le plan du « nous » simplement en abandonnant les « je » qui manquent trop manifestement de cohérence.
En réalité, l’histoire n’est liée ni à l’homme ni à un objet particulier. Elle consiste entièrement en sa méthode, dont l’expérience s’avère indispensable pour cataloguer les éléments de toute structure, humaine ou non, dans leur intégralité. Il est donc loin d’être vrai que la recherche de l’intelligibilité se termine dans l’histoire comme si c’était son terminus. C’est plutôt l’histoire qui sert de point de départ à toute quête d’intelligibilité. Comme on dit de certaines carrières, l’histoire peut mener à tout, à condition d’en sortir.
Cette autre chose à laquelle l’histoire conduit faute d’une sphère de référence propre montre que quelle que soit sa valeur (incontestable), la connaissance historique ne peut prétendre être opposée à d’autres formes de connaissance en tant que privilège suprême. Nous avons noté ci-dessus qu’il se trouve déjà enraciné dans l’esprit sauvage et nous pouvons maintenant voir pourquoi il ne se concrétise pas là-bas. Le trait caractéristique de l’esprit sauvage est son intemporalité ; son objet est de saisir le monde comme une totalité à la fois synchronique et diachronique et la connaissance qu’il en tire est semblable à celle offerte à une pièce par des miroirs fixés sur des murs opposés qui se reflètent (ainsi que des objets situés dans l’espace intermédiaire) bien que sans être strictement parallèle. Une multitude d’images se forment simultanément, aucune à la différence des autres, si bien qu’aucune ne fournit une connaissance partielle de la décoration et du mobilier, mais le groupe se caractérise par des propriétés invariantes exprimant une vérité. L’esprit sauvage approfondit ses connaissances à l’aide d’imagines mundi. Il construit des structures mentales qui facilitent la compréhension du monde dans la mesure où elles lui ressemblent. En ce sens, la pensée sauvage peut être définie comme une pensée analogique.
Mais dans ce sens aussi, elle diffère de la pensée domestiquée, dont la connaissance historique constitue un aspect. Le souci de continuité qui inspire cette dernière est bien une manifestation, dans l’ordre temporel, d’une connaissance plus interstitielle et unifiante que discontinue et analogique : au lieu de multiplier des objets par des schémas promus au rôle d’objets supplémentaires, elle semble transcender discontinuité originale en liant des objets les uns aux autres. Mais c’est cette raison, qui se préoccupe uniquement de combler les lacunes et de dissoudre les différences, que l’on peut appeler à juste titre « analytique ». Par un paradoxe sur lequel on a récemment beaucoup insisté, pour la pensée moderne, « continuité, variabilité, relativité, déterminisme vont de pair ».
Cette continuité analytique et abstraite s’opposera sans doute à celle de la praxis telle que la vivent des personnes concrètes. Mais cette dernière continuité ne semble pas moins dérivée que la précédente, car ce n’est que le mode conscient d’appréhension des processus psychologiques et physiologiques qui sont eux-mêmes discontinus. Je ne conteste pas que la raison se développe et se transforme sur le terrain : le mode de pensée de l’homme reflète ses relations avec le monde et avec les hommes. Mais pour que la praxis soit pensée vivante, il faut d’abord (dans un sens logique et non historique) que la pensée existe : c’est-à-dire que ses conditions initiales doivent être données sous la forme d’une structure objective de la psyché. et cerveau sans lequel il n’y aurait ni praxis ni pensée.
Par conséquent, lorsque je décris la pensée sauvage comme un système de concepts incorporés dans des images, je ne me rapproche nullement des robinsonnades d’une dialectique constitutive : toute raison constitutive présuppose une raison constituée. Mais même si on laissait à Sartre la circularité qu’il invoque pour dissiper le "personnage suspect" attaché aux premières étapes de sa synthèse, il propose en réalité des "robinsonnades", cette fois sous la forme de descriptions de phénomènes, lorsqu’il prétend rétablir le sens de l’échange de mariage, le potlatch ou la démonstration des règles de mariage de sa tribu par un sauvage mélanésien. Sartre se réfère alors à une compréhension qui a sa place dans la praxis de leurs organisateurs, expression bizarre à laquelle aucune réalité ne correspond, à part peut-être la capacité que toute société étrangère présente à celui qui la regarde de l’extérieur, et qui le conduit à projeter les lacunes dans sa propre observation sous la forme d’attributs positifs. Deux exemples montreront ce que je veux dire.
Aucun anthropologue ne peut être frappé par la manière habituelle de conceptualiser les rites d’initiation employés par les sociétés les plus diverses du monde. Que ce soit en Afrique, en Amérique, en Australie ou en Mélanésie, les rites suivent le même schéma : premièrement, les novices, pris de leurs parents, sont symboliquement "tués" et cachés dans la forêt ou dans la brousse, où ils sont mis à l’épreuve par Beyond ; après cela, ils "renaissent" en tant que membres de la société. Lorsqu’ils sont rendus à leurs parents naturels, ces derniers simulent donc toutes les phases d’une nouvelle naissance et entament une rééducation même dans les gestes élémentaires de l’alimentation ou de l’habillage. Il serait tentant d’interpréter cet ensemble de phénomènes comme une preuve qu’à ce stade, la pensée est entièrement ancrée dans la praxis. Mais c’est revivre, car c’est au contraire une praxis scientifique qui a, entre nous, vidé les notions de mort et de naissance de tout ce qui ne correspondait pas à de simples processus physiologiques et les a rendues impropres à une autre signification. Dans les sociétés où les rites d’initiation sont bien connus, naissance et mort fournissent le matériel nécessaire à une conceptualisation riche et variée, à condition que ces notions (comme tant d’autres) ne soient pas dépourvues de connaissances scientifiques orientées vers des rendements concrets - ce qui leur manque - partie majeure d’un sens qui transcende la distinction entre le réel et l’imaginaire : un sens complet dont nous ne pouvons plus guère maintenant que faire évoquer le fantôme dans le cadre réduit du langage figuré. Ce qui nous semble être ancré dans la praxis est la marque de pensée qui prend véritablement les mots qu’elle utilise au sérieux, alors que dans des circonstances comparables, nous ne « jouons » que sur des mots.
Les tabous sur les beaux-parents fournissent la matière pour un récit édifiant conduisant à la même conclusion par une voie différente. Les anthropologues ont trouvé l’interdiction fréquente de tout contact physique ou verbal entre affines proches si étrange qu’elles ont fait preuve d’ingéniosité pour multiplier les hypothèses explicatives, sans toujours veiller à ce qu’elles ne soient pas redondantes les unes des autres. Elkin, par exemple, explique la rareté du mariage avec le cousin patrilatère en Australie en invoquant la règle selon laquelle un homme doit éviter tout contact avec sa belle-mère, il sera donc sage de choisir ce dernier parmi les femmes entièrement en dehors de son groupe local. (auquel appartiennent les sœurs de son père). Le but même de la règle est censé être d’empêcher une mère et sa fille d’être rivales pour les affections du même homme ; enfin, le tabou est censé s’étendre par contamination à la grand-mère maternelle de la femme et à son mari. Il existe donc quatre interprétations concurrentes d’un même phénomène : fonction d’un type de mariage, résultat d’un calcul psychologique, protection contre les tendances instinctives et produit de l’association par contiguïté. Cependant, cela ne satisfait toujours pas Elkin, car, à son avis, le tabou du beau-père repose sur une cinquième explication : le beau-père est le créancier de l’homme à qui il a donné sa fille. le gendre se sent dans une position d’infériorité par rapport à lui.
Je me contenterai de la dernière explication qui couvre parfaitement tous les cas considérés et rend les autres sans valeur en faisant ressortir leur naïveté. Mais pourquoi est-il si difficile de mettre ces usages à leur place ? La raison en est, je pense, que les usages de notre propre société qui pourraient être comparés à eux et pourraient fournir un repère pour les identifier, sont sous une forme dissociée entre nous, alors que, dans ces sociétés exotiques, ils apparaissent dans une société associée qui les rend méconnaissables pour nous.
Nous connaissons le tabou des beaux-parents ou du moins son équivalent approximatif. De même, il nous est interdit de nous adresser aux grands de ce monde et de nous tenir à l’écart. Tout le protocole l’affirme : on ne parle pas d’abord à la reine d’Angleterre ou au président de la République française ; et nous adoptons la même réserve lorsque des circonstances imprévues créent des conditions de proximité plus étroite entre notre supérieur hiérarchique et nous-mêmes que la distance sociale entre nous le justifie. Or, dans la plupart des sociétés, la position d’épouse est accompagnée d’une supériorité sociale (et parfois aussi économique), celle d’épouse par l’infériorité et la dépendance. Cette inégalité entre les affines peut être exprimée objectivement dans les institutions sous forme de hiérarchie fluide ou stable, ou peut être exprimée subjectivement dans le système de relations interpersonnelles au moyen de privilèges et d’interdictions.
Il n’y a donc rien de mystérieux dans ces usages que notre propre expérience nous permet de voir de l’intérieur. Nous ne sommes déconcertés que par leurs conditions constitutives, différentes dans chaque cas. Entre nous, ils sont nettement séparés des autres usages et liés à un contexte non ambigu. Dans les sociétés exotiques, les mêmes usages et le même contexte sont comme enracinés dans d’autres usages et dans un contexte différent : celui des liens familiaux, avec lesquels ils nous semblent incompatibles. Nous avons du mal à imaginer que, en privé, le gendre du président de la République française devrait le considérer comme le chef de l’Etat plutôt que comme son beau-père. Et bien que le mari de la reine d’Angleterre puisse se comporter comme le premier de ses sujets en public, il y a de bonnes raisons de penser qu’il est juste un mari quand ils sont seuls. C’est l’un ou l’autre. L’étrangeté superficielle du tabou sur les beaux-parents vient de ce qu’elle est à la fois.
En conséquence, et comme nous l’avons déjà constaté dans le cas des opérations de compréhension, le système d’idées et d’attitudes n’est présenté ici qu’incarné. Considéré en lui-même, ce système n’a rien à envier à l’anthropologue. Mes relations avec le Président de la République sont entièrement constituées d’observances négatives, car, en l’absence d’autres liens, nos relations éventuelles sont entièrement définies par la règle selon laquelle je ne devrais pas parler sans qu’il m’invite à le faire et que Je devrais rester à une distance respectueuse de lui. Mais cette relation abstraite n’a besoin que d’être vêtue d’une relation concrète et des attitudes propres à chacun à accumuler, pour que je me trouve aussi gêné par ma famille qu’un aborigène australien. Ce qui nous apparaît comme une plus grande facilité sociale et une plus grande mobilité intellectuelle est donc dû au fait que nous préférons travailler avec des pièces détachées, voire avec « petit changement », alors que le natif est un collectionneur logique : il noue toujours les liens. , retournant sans cesse tous les aspects de la réalité, qu’ils soient physiques, sociaux ou mentaux. Nous trafiquons dans nos idées ; il les amasse. L’esprit sauvage met en pratique une philosophie du fini.
C’est aussi la source du regain d’intérêt pour elle. Ce langage au vocabulaire limité, capable d’exprimer n’importe quel message par des combinaisons d’oppositions entre ses unités constitutives, cette logique de compréhension pour laquelle le contenu est indissociable de la forme, cette systématique de classes finies, cet univers composé de significations ne nous apparaît plus. comme témoins rétrospectifs d’une époque où : ’le ciel sur la terre marchaite et respirait dans un peuple de dieux’, et que le paradis a respiré sur terre parmi une population de dieux] et que le poète n’évoque que dans le but de demander s’il est à regretter ou non. Ce temps nous est maintenant restauré, grâce à la découverte d’un univers d’informations où règnent les lois de la pensée sauvage : le paradis aussi, marcher sur la terre parmi une population d’émetteurs et de récepteurs dont les messages sont en cours de transmission. , constituent des objets du monde physique et peuvent être saisis de l’extérieur et de l’intérieur.
L’idée que l’univers des primitives (ou supposées telles) est principalement constitué de messages n’est pas nouvelle. Mais jusqu’à récemment, une valeur négative a été attribuée à ce qui a été considéré à tort comme un caractère distinctif, comme si cette différence entre l’univers des primitifs et le nôtre contenait l’explication de leur infériorité mentale et technologique, alors qu’il s’agissait plutôt de sur un pied d’égalité avec les théoriciens modernes de la documentation. [7] Les sciences physiques ont dû découvrir qu’un univers sémantique possédait toutes les caractéristiques d’un objet à part pour qu’il soit reconnu que la manière dont les peuples primitifs conceptualisent leur monde n’est pas simplement cohérente mais celle qui est exigée dans le cas d’un objet. dont la structure élémentaire présente l’image d’une complexité discontinue.
La fausse antinomie entre mentalité logique et prélogique a été surmontée en même temps. L’esprit sauvage est logique dans le même sens et de la même manière que le nôtre, bien que le nôtre ne le soit que lorsqu’il est appliqué à la connaissance d’un univers dans lequel il reconnaît simultanément des propriétés physiques et sémantiques. Ce malentendu une fois dissipé, il n’en reste pas moins vrai que, contrairement à l’opinion de Lévy-Bruhl, sa pensée procède par compréhension, et non par affectivité, à l’aide de distinctions et d’oppositions, et non par confusion et participation. Bien que le terme n’ait pas encore été utilisé, de nombreux textes de Durkheim et de Mauss montrent qu’ils ont compris que la pensée dite primitive est une forme de pensée quantifiée.
On objectera qu’il reste une différence majeure entre la pensée des primitifs et la nôtre : la théorie de l’information concerne les messages authentiques, tandis que les primitifs confondent de simples manifestations du déterminisme physique des messages. Deux considérations, cependant, privent cet argument de tout poids. En premier lieu, la théorie de l’information a été généralisée et s’étend aux phénomènes ne possédant pas intrinsèquement le caractère de messages, notamment ceux de la biologie ; les illusions du totémisme ont eu au moins le mérite de mettre en lumière la place fondamentale appartenant aux phénomènes de cet ordre, dans l’économie interne des systèmes de classification. En traitant les propriétés sensibles des règnes animal et végétal comme s’ils étaient les éléments d’un message, et en découvrant des « signatures » - et ainsi des signes -, les hommes ont commis des erreurs d’identification : l’élément significatif n’a pas toujours été celui ils ont supposé. Mais, sans instruments perfectionnés qui leur auraient permis de le placer là où il se trouve le plus souvent, c’est au niveau microscopique - ils ont déjà discerné « comme à travers un verre sombre » des principes d’interprétation dont la valeur heuristique et conforme à la réalité nous ont été révélées que par le biais d’inventions très récentes : télécommunications, ordinateurs et microscopes électroniques.
Surtout, pendant la période de leur transmission, quand ils ont une existence objective en dehors de la conscience des émetteurs et des récepteurs, les messages affichent des propriétés qu’ils ont en commun avec le monde physique. Ainsi, malgré leurs erreurs en ce qui concerne les phénomènes physiques (qui n’étaient pas absolus mais relatifs au niveau où ils les avaient saisis) et même s’ils les interprétaient comme s’il s’agissait de messages, les hommes étaient néanmoins en mesure de parvenir à certaines de leurs propriétés. Pour qu’une théorie de l’information puisse évoluer, il était sans aucun doute essentiel d’avoir découvert que l’univers de l’information faisait partie d’un aspect du monde naturel. Mais la validité du passage des lois de la nature à celles de l’information une fois démontrée, implique la validité du passage inverse - celui qui, depuis des millénaires, permet aux hommes d’approcher les lois de la nature à titre d’information.
Certes, les propriétés auxquelles l’esprit sauvage a accès ne sont pas les mêmes que celles qui ont attiré l’attention des scientifiques. Le monde physique est abordé par des extrémités opposées dans les deux cas : l’un est suprêmement concret, l’autre extrêmement abstrait ; l’un procède de l’angle des qualités sensibles et l’autre de celui des propriétés formelles. Mais si, théoriquement du moins et à condition qu’aucun changement de perspective abrupte ne se produise, ces deux parcours pourraient avoir été voués à se rejoindre, cela explique qu’ils devraient avoir les deux, indépendamment l’un de l’autre dans le temps et dans l’espace, conduits à deux processus distincts mais également positifs. sciences : celle qui a fleuri à l’époque néolithique, dont la théorie de l’ordre sensible a fourni la base des arts de la civilisation (agriculture, élevage, poterie, tissage, conservation et préparation des aliments, etc.) et qui continue de pourvoir à nos besoins. besoins de base par ces moyens ; et l’autre, qui se situe d’emblée au niveau de l’intelligibilité et dont la science contemporaine est le fruit.
Nous avons dû attendre jusqu’au milieu de ce siècle pour traverser de longs chemins séparés : ce qui arrive au monde physique par le détour de la communication, et celui que nous venons de connaître, arrive au monde de la communication par le détour du physique. L’ensemble du processus de la connaissance humaine revêt ainsi le caractère d’un système fermé. Et nous restons donc fidèles à l’inspiration de l’esprit sauvage quand nous reconnaissons que l’esprit scientifique sous sa forme la plus moderne aura, par une rencontre que lui-même aurait pu prévoir, avoir contribué à légitimer les principes de la pensée sauvage et à les rétablir. à sa juste place.
16 octobre 1961 Notes
1. L’opposition entre la nature et la culture à laquelle j’ai attaché une grande importance à une époque (1, ch. 1 et 2) semble maintenant revêtir une importance essentiellement méthodologique.
2. Cela vaut même pour les vérités mathématiques dont un logicien contemporain dit cependant que « La pensée mathématique a pour caractéristique de ne pas transmettre la vérité sur le monde extérieur » (Heyting, p. 8-9). Mais la pensée mathématique reflète en tout cas le libre fonctionnement de l’esprit, c’est-à-dire l’activité des cellules du cortex cérébral, relativement émancipée de toute contrainte extérieure et ne respectant que ses propres lois. Comme le mental est aussi une chose, le fonctionnement de cette chose nous apprend quelque chose sur la nature des choses : même une réflexion pure est en dernière analyse une intériorisation du cosmos. Il illustre la structure de ce qui se trouve à l’extérieur sous une forme symbolique : « La logique et la logistique sont des sciences empiriques relevant de l’ethnographie plutôt que de la psychologie » (Beth, p. 151).
3. C’est précisément parce que tous ces aspects de l’esprit sauvage peuvent être découverts dans la philosophie de Sartre que celui-ci n’est à mon avis pas habilité à porter un jugement sur lui : il est empêché de le faire par le seul fait de fournir son équivalent. Pour l’anthropologue, au contraire, cette philosophie (comme toutes les autres) constitue un document ethnographique de premier ordre dont l’étude est essentielle à la compréhension de la mythologie de notre époque.
4. Ce sera tout à fait le commentaire des partisans de Sartre. Mais tout l’effort de ce dernier montre que, si la subjectivité de l’histoire pour moi peut faire place à l’objectivité de l’histoire pour nous, le « je » ne peut encore être converti en « nous » qu’en condamnant ce « nous » à n’étant plus qu’un "je" élevé au pouvoir de deux, lui-même hermétiquement isolé de l’autre "nous". Le prix ainsi payé pour l’illusion d’avoir vaincu l’antinomie insoluble (dans un tel système) entre moi et les autres consiste en l’attribution, par la conscience historique, de la fonction métaphysique de l’Autre aux Papous. En réduisant ce dernier à l’état de moyen, à peine suffisant pour son appétit philosophique, la raison historique s’abandonne à un cannibalisme intellectuel bien plus révoltant pour l’anthropologue qu’un véritable cannibalisme.
5. Dans ce sens aussi, on peut parler d’antinomie de la connaissance historique : si elle prétend atteindre le continu, il est impossible d’être condamné à une régression infinie ; mais pour le rendre possible, les événements doivent être quantifiés et la temporalité cesse ensuite d’être la dimension privilégiée du savoir historique, car dès qu’il est quantifié, chaque événement peut, à toutes fins utiles, être traité comme s’il résultait d’un choix entre préexistants possibles.
6. Chaque domaine de l’histoire est circonscrit par rapport à celui qui se trouve immédiatement en dessous de lui, inscrit par rapport à celui qui se trouve au-dessus de lui. Ainsi, chaque histoire de faible puissance d’un domaine inscrit est complémentaire de la puissante histoire du domaine circonscrit et est en contradiction avec l’histoire de faible puissance de ce même domaine (dans la mesure où il s’agit d’un domaine inscrit). Chaque histoire est ainsi accompagnée d’un nombre indéterminé d’anti-histoires, complémentaires les unes des autres : à une histoire de 1 re année correspond une anti-histoire de 2 e année, etc. Le progrès de la connaissance et la création de nouvelles sciences prennent place à travers la génération d’anti-histoires qui montrent qu’un certain ordre qui n’est possible que sur un plan cesse de l’être sur un autre. L’anti-histoire de la Révolution française envisagée par Gobineau est contradictoire sur le plan sur lequel la Révolution avait été pensée avant lui. Cela devient logiquement concevable (ce qui ne veut pas dire que cela est vrai) si on se met sur un nouveau plan, que Gobineau a d’ailleurs choisi maladroitement ; c’est-à-dire : si on passe d’une histoire de grade « annuel » ou « laïque » (qui est aussi politique, social et idéologique) à une histoire de grade « millénaire » ou « multi millénaire » (qui est aussi culturelle et anthropologique), procédé qui n’a pas été inventé par Gobineau et que l’on pourrait appeler : la "transformation" de Boulainvilliers.
7. Le documentaliste ne rejette ni ne conteste le contenu des œuvres qu’il analyse afin de dériver les unités constitutives de son code ou de les adapter, soit en les combinant entre elles, soit, le cas échéant, en les décomposant en unités plus fines. Il traite ainsi les auteurs comme des dieux dont les révélations sont écrites, au lieu d’être inscrites dans des êtres et des choses, mais qui ont la même valeur sacrée, qui s’attache au caractère extrêmement significatif qui, pour des raisons méthodologiques ou ontologiques, est nécessaire par hypothèse. reconnaître en eux dans les deux cas.