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Charles Fourier, l’amour et le mariage
jeudi 11 mai 2023, par
Le nouveau monde amoureux de Charles Fourier
“Fausseté des amours civilisés”
(…) Il est évident que le sentiment ou principe spirituel de l’amour est supérieur au principe matériel ou cynisme, tactisme, lubricité, concupiscence, etc. Le premier rang est si bien déféré au sentiment qu’un amant tant soit peu délicat n’oserait pas afficher d’emblée des vues purement matérielles, il croirait avilir une femme en lui donnant à entendre qu’elle n’inspire que des goûts sensuels. Ce serait un début bon tout au plus avec une prostituée ; aussi est-ce toujours le sentiment qu’on met d’abord en jeu, ne fut-ce que par mascarades ; c’est assez avouer qu’il a le pas dans tous les esprits, dans toutes les liaisons décentes, mais quel est son rang en réalité ? Aucun ; il n’a qu’une fumée de l’amour. Rien de plus beau, de plus touchant que notre étalage moral en faveur du sentiment. Je compare ce pathos aux précis (?) ministérielles (sic) de certains royaumes où le souverain à chaque ligne de ses édits se pâme de tendresse pour les peuples, eh quel est le but de cette effusion sentimentale ? vider la bourse du pauvre peuple ; il n’en est pas de mieux pressurés que ceux qu’un tendre père adore à chaque ligne de ses proclamations ; c’est ainsi que la législation et la philosophie traitent le pauvre sentiment. On le divinise en apparence ; on le bannit en réalité.
D’abord il est absolument proscrit chez les femmes non mariées ; un père ne veut tolérer chez sa fille aucun amour quelque pure que semble la flamme, il veut qu’on l’étouffe de peur de rebuter les acheteurs qui viendront marchander la jeune personne et qui exigeront que le cœur soit neuf et intact, ainsi que le corps. Essayez de dire à Dorante qui vient demander votre fille en mariage : « c’est une fille qui sait aimer avec une pureté angélique ; elle adore Léandre ; ils se jurent chaque jour un amour éternel, mais ce n’est que le pur sentiment, les chastes ardeurs dignes du siècle d’Astree ». Vous verrez sur cette pureté sentimentale grimacer maître Dorante qui en trouvera de fâcheux augures pour l’honneur de son front. On ne peut donc point permettre le pur sentiment aux jeunes filles et tel est le thème de tous les pères. Continuons et nous le verrons partout banni ou persécuté.
Si dans certaines familles de mœurs relâchées on permet au sentiment quelque essor avant le mariage, Dieu sait ce qu’il en arrive ; l’amant aujourd’hui parle au cœur, demain aux sens et toujours avec succès. Notre système social cause chez toutes les jeunes femmes une irritation secrète, un esprit de rébellion cachée qui s’attise dans leurs conciliabules. Le régime civilisé n’offre aux jeunes filles pudiques aucune chance de gloire et de grandeur comme le Vestalat d’harmonie, aucune récompense brillante et assurée qui puisse maintenir le sentiment dans son intégrité pour un temps limité et balancer l’aiguillon sensuel par des triomphes éclatants, promis à la pudeur temporaire par les distractions actives d’une industrie attrayante, variée et cabalistique. Il arrive que les privations auxquelles il astreint la jeune fille ne sont compensées en aucun sens ; le sentiment pur n’a aucun point d’appui, aucun but fixe, aussi n’existe-t-il qu’en mascarade quoique affiché partout chez les femmes.
Quant aux hommes, on voit force champions des beaux sentiments, mais il est avéré qu’ils sont d’effrontés menteurs. Les pères, les maris, loin d’ajouter foi à leur religion, redoublent de défiance et de précaution en voyant le progrès de ces flammes toutes sentimentales ; c’est assez prouver qu’ils connaissent le fin mot de la mascarade et que personne ne croit a l’existence du pur sentiment dégage de toute prétention a la jouissance.
Sans doute on en trouve quelques levains et parfois de fortes impressions dans les caractères de haut titre pourvus d’autres amours et pouvant donner quelque attrait à la Céladonie, mais ils sont si peu nombreux que la masse fort étrangère à ce genre d’affection ne peut pas y ajouter foi, de sorte que les apparitions très rares du pur sentiment ne sont pour lui qu’un germe de proscription et de huées, et celui même qui le ressent bien sincèrement, ne doit s’offenser ni de l’incrédulité générale ni des quolibets ; il doit savoir que cette question délicate est trop rare et trop singée par les intrigants pour qu’il soit sage d’ajouter foi aux apparences même les plus spécieuses.
D’ailleurs ceux qui se croient animés du pur amour en sont prodigieusement éloignés et les 99/10W se mentent à eux-mêmes en se persuadant que leur flamme est pure ; en effet l’amant le plus respectueux dans les débuts a toujours en arrière-pensée quelque désir matériel. Si on lui apprend que sa belle favorise en secret un autre poursuivant, il ressentira de la jalousie en dépit de sa pudique ardeur ; il tient donc aux plaisirs matériels en croyant être tout entier au sentimental.
Citera-t-on celui qui soupire pour une femme mariée sachant fort bien qu’elle se livre à son époux et n’obtenant rien d’elle, mais du moins il désire, il espère s’élever au rang de suppléant ; il n’a donc pas l’amour sentimental pur et dégagé de toutes vues matérielles et pour preuve, si cet amant si désintéressé à l’en croire découvre que la dame, outre son mari a un amant favorise en secret, il ne se bornera plus aux flammes épurées et désirera obtenir ce qu’un autre obtient. Ce ne sera plus là le sentiment pur que nul désir ne doit altérer puisque la moindre altération de matériel transforme le sentiment et l’élevé du degré d’amour simple à celui d’amour composé en expectative et réunissant les 2 amours élémentaires.
Le pur sentiment n’existe pas mieux chez un ex-possesseur qui voit sans jalousie son ancienne maîtresse favoriser un ou plusieurs hommes et qui sans être du nombre, continue à être courtois et dévoué près d’elle. Ce genre d’amour est un compose dégénéré et tombe en phase simple. Ici le lien n’est pas exempt du feu matériel puisqu’il en est rassasié et ce courtisan est tout imbu des souvenirs du plaisir sensuel dont cette passion désintéressée est une gratitude. Un tel amour est comme un figuier dont le fruit est déjà cueilli et qui ne conserve que ses feuilles. Peut-on dire qu’il ne soit pas arbre à figues en pleine fructification ? Dans le même sens l’époque où une passion décline et perd quelques attributs ne constitue pas une passion distincte, mais une phase de passion.
Exclusion forcée des sentiments en civilisation
En traitant l’amour polygame qui est, dit Molière, un cas pendable, et de l’amour omnigame ou orgie qui est plus pendable encore selon la loi civilisée, il paraîtra surprenant que j’établisse par pur sentiment, extrême se touchant.
Bref la Céladonie n’existe point chez les 99/100e de ceux qui en font étalage ; elle exigerait une passion réduite au lien spirituel ; du moment où la jouissance intervient ne fut-ce qu’en espérance, le matériel emporte pleinement la balance et pour preuve si l’on choisit 20 femmes bien sentimentales en jargon et pourvues chacune d’un seul amant (un seul, nombre assez rare chez les dames) si l’on fait à leurs 20 amants l’opération que subit Abelard, vous verrez 19 de ces belles tourner casaque aux beaux sentiments et convoler à d’autres amours ; encore après cette défection des 19 ne répondrais-je pas de la 20e.
Nos romanciers et moralistes ne veulent pas reconnaître cette subordination du sentiment dans les amours civilisés. Ils citent à leur appui l’enthousiasme des amants dans le où règne (sic) la décence, la timidité. S’ensuit-il que le sentiment domine alors parce qu’il parait dominer. Non, l’espoir du plaisir matériel est le véritable ressort et pour preuve si l’on rassemble 20 de ces couples qui aiment depuis quelques jours en tout honneur sans jouissance ni attouchement, et qu’on dise aux 20 femmes : « vous ne savez pas un fâcheux incident ; votre amant est eunuque, absolu¬ment impuissant par suite d’une blessure, on vous en donnera la preuve certaine par telle femme qui l’a congédié pour ce sujet, sans qu’il ait nie ni proposé de faire sa preuve ». A cette annonce, quelle débâcle de beaux sentiments parmi les 20 femmes qui prétendent n’être pas guidées par l’appât matériel !
Passons à la contre-preuve : supposons les 20 amants bien aptes aux fonctions viriles et pourtant bornes comme d’usage dans les 1ers jours au style sentimental. Si chacune des 20 dames essaye de dire à son céladon : « je vous préfère à tout autre pour le lien sentimental, mon mur ne sera qu’à vous seul, mais j’aime tel jeune homme pour le plaisir sensuel, son approche me trouble, irrite mes sens, je lui ai donné rendez-vous et lui accorderai dès ce soir mes faveurs ; au reste, je vous conserverai la plus noble part dans mes affections, le pur sentiment ». je laisse à penser quelle sera, sur l’offre d’un pareil lot, la réponse des galants.
C’est assez prouver que nos romanciers et moralistes n’ont aucun thermomètre sur l’emploi et les propriétés du sentiment ; ils ne lui assignent que des influences illusoires qui sont démenties par la moindre épreuve, témoins les 3 hypothèses que je viens de citer ; gardons-nous de ces vagues spéculations et sur le sentiment comme sur toute autre branche des passions, appuyons-nous de principes fixes et pleinement conformes à l’expérience. C’est ainsi qu’on spéculera sur les emplois du sentiment en harmonie où il fera les délices générales et sera la source de mille raffinements inconnus aujourd’hui.
Quant aux amours civilisés, leur étalage sentimental scrupuleusement analysé n’est dans tous les cas qu’un accessoire très stérile et nul par lui-même ; en effet, si le sentiment règne en expectative de jouissance, il n’est que pierre d’attente, masque du désir, témoins les 3 cas cités précédemment et où la frustration totale du désir fait tomber à plat le sentiment.
S’il règne, au refus de jouissance comme chez les vieillards, qu’une femme opulente n’admet en amour qu’un rôle sentimental, il est chez eux un pis-aller, un État mixte, une transition à la retraite absolue et dans ce cas, comme dans le précédent, il n’est qu’accessoire d’amour et non pas rôle principal et ressort pivotal.
S’il y a cumulation, amour sentimental avec telle femme et amour favorisé avec telle autre ; le premier n’est d’ordinaire qu’un plaisir, accessoire et secondaire, auquel l’amant ne sacrifierait sûrement pas son amour favorisé. Les exceptions sont infini¬ment rares.
Ces diverses considérations nous mènent à conclure que le sentiment envisagé dans l’acception rigoureuse et comme flamme dégagée du plaisir matériel, ne peut pas être employé avec succès en civilisation. Là finissent les prétentions de cette multitude profane qui se targue d’amour purement sentimental et qui n’en est point capable, aussi arrive-t-il qu’en se fardant de sentiment dont elle ne cherche qu’à éluder et violer les lois, elle déprave l’opinion, fait dominer son esprit matériel et couvre en secret de ridicule les vrais apôtres du sentiment qui ont le désavantage :
1° de leur nombre infiniment petit
2° le vernis de duperie et niaiserie que la multitude répand sur leurs honorables penchants
3° l’ignorance des emplois divers auxquels doit être affectée ladite passion et dont ils prendront connaissance dans la théorie suivante.
Après ces détails, la faible légion du sentiment doit être assez convaincue que ses positions actuelles ne sont pas tenables, qu’il faut chercher d’autres emplois à cette passion, emplois impossibles à trouver en civilisation et dont l’harmonie va nous fournir les chances les plus variées.
C’est une bizarre et plaisante propriété de la civilisation que d’exclure par la loi et l’opinion l’élément noble de l’amour et de fournir tout à l’élément ignoble ou cynisme dont le triomphe est pleinement assuré par la coutume du mariage. A quoi servirait, me dira-t-on, cet amour entièrement dégagé de désirs. Il serait inutile dans divers cas, ignoble dans d’autres et, au total, ridicule comme celui de St-Alexis ; il exposerait le chaste et pur soupirant à la risée des hommes et des femmes. Rien n’est plus vrai et plus on prouvera que ce genre d’amour ne serait bon à rien, sinon à faire huer son auteur, plus on abondera dans le sens de ma thèse qui tend à prouver que le pur sentiment n’existe pas, et de plus n’est pas admissible en civilisation.
De là résulte déjà que les civilisés qui croient tout savoir en amour, ignorent tous les genres d’amour fondé sur l’emploi du pur sentiment. Ces amours réservés à l’harmonie ne seraient-ils pas les plus précieux, les seuls vraiment nobles, libéraux, les seuls identiques avec l’esprit de Dieu. Avant d’éclaircir tous ces doutes, constatons d’abord un point important ; c’est que la civilisation ne peut assigner ni emploi honorable et franc à l’élément spirituel de l’amour, au pur sentiment, ni emploi légal au matériel pur ; elle ne peut donc faire usage spécial d’aucun des 2 éléments de l’amour dans leur état isolé et si ces emplois sont possibles et utiles dans d’autres sociétés, quelle est notre ignorance en théorie spéculative d’amour ? Cette passion ne serait-elle pas entre nos mains ce qu’était l’aimant entre les mains des anciens navigateurs qui ne se doutaient guère que cette pierre contint le secret de leur parcours et de leur salut dans les tempêtes ? Il en est de même de l’amour qui est vraiment pour nos sociétés ce que sont les diamants dans les mains d’un enfant qui les confond avec les grains de verre. Répétons que ce chapitre de l’amour qu’on croyait épuisé est à peine ébauché et que nous allons entrer dans un nouveau monde amoureux où tout sera pour nous aussi surprenant, aussi neuf que le furent les végétaux de l’Amérique pour les premiers qui y abordèrent.
L’opinion, l’état et le religion proscrivent le pur amour
Achevons de constater les disgrâces ou plutôt l’assassinat du pur amour ou branche sentimentale que l’opinion, l’état et la religion s’accordent à proscrire. En effet la loi et la religion n’admettent en amour qu’un but qui est la procréation, qu’un mode d’union qui est le mariage ou monogamie asservie ; elles exigent que le lien soit consommé matériellement et non pas borné au sentiment pur dont il ne naîtrait ni chrétien ni citoyen ; toutes deux tiennent pour le précepte « croissez et multipliez » et c’est avec raison car il serait bien fâcheux que tous les maris, sous prétexte de se sanctifier, imitassent la conduite de St-Alexis qui, contractant mariage avec l’intention de n’en pas remplir les devoirs et de ne pas consommer matériellement, a commis un sacrilège, une profanation du sacrement et donne au monde le plus dangereux exemple. Aussi ne pense-je pas qu’il puisse rester parmi les saints en cas d’épuration et scrutation des titres.
Le pur sentiment ou pur amour exige que le soupirant ou la soupirante prouvent leur dégagement de toute vue sensuelle par adhésion a ce que l’objet aimé soit possédé matériellement par autrui. C’est une licence que donnent en harmonie les couples angéliques et de même les vestales et vestals qui souscrivent tous à ce que leurs poursuivants d’un et d’autre sexe forment de saintes unions matérielles avec les membres du sacerdoce. Un tel contrat deviendrait en mariage adultère consenti ; d’où il suit que ni la loi ni la religion ne peuvent l’admettre. Quant à l’opinion, elle n’est pas moins intolérante sur ce point et l’homme qui épouserait ou courtiserait une femme pour se prêter a la livrer complaisamment aux autres hommes, faire son bonheur d’un pareil train de vie, aimer la dame pour elle seule et non pour lui, serait de toutes voix accuse de suprême niaiserie et soupçonné en outre de connivence crapuleuse comme le quidam qui, amoureux d’une place de capitaine, fit pacte avec Henry IV d’épouser pour être surveille dans le lit nuptial de peur de contact et partir le lendemain pour le régiment le plus éloigné.
Plus on examine le pur sentiment, plus on reconnaît que son emploi est impossible en civilisation, que dans sa pureté il y paraîtrait abject, ridicule, criminel et souvent frappe de ces 3 vices à la fois, comme dans le rôle de St-Alexis qui en restant cache 17 ans sous un déguisement de mendiant, a endure les insultes des valets dans un réduit de la maison qu’habitaient son père et son épouse. Ne put manquer de voir une kyrielle de suppléants qui venaient fonctionner à sa place ; il est hors de doute que la jeune dame Alexis, abandonnée si vilainement la première nuit de ses noces, contre toutes les lois de la religion et de la courtoisie, ne manqua pas de se dédommager avec d’autres galants selon l’usage des dames romaines qui, élevées a faire la procession du Phallus, n’avaient garde de se priver du nécessaire de ce genre. (Quod par Religion cur non par gloire et bénéfice). Croyons toujours avoir fait merveille comme Don C. (Cervantes) en ridiculisant les illusions faudrait développer germe : et Alexis sera admiré dans postérité .
Je ne connais que ce saint homme qui ait à peu près rempli les conditions du pur amour, l’entière abnégation de soi-même quant au désir et à la jalousie et l’adhésion désintéressée aux plaisirs de l’objet aime. Son exemple n’a pas fait de prosélytes et serait aujourd’hui le suprême ridicule ; ce qui constate l’absence du pur amour en civilisation où pourtant on affecte de l’étaler partout. Les soupirants, les amis de la maison, se disent exempts de désir et purs comme l’agneau sans tache, les dames ne reçoivent leurs courtisans que par délassement de société et nullement dans des vues sensuelles. Ainsi le pur amour fait parmi nous figure de masque universel sans exister nulle part, digne résultat de la perfectibilité d’un siècle où les fournisseurs même ont le front d’enseigner que l’auguste vérité est la meilleure amie des humains, paroles persuasives dans la bouche d’un abbé défroqué devenu fournisseur d’armée et quand on voit la grave académie de Turin à qui il parlait ainsi, se prêter a de telles comédies, faut-il s’étonner qu’un monde aussi faux que la civilisation n’ait acquis en 3 000 ans aucune notion précise sur les passions et notamment sur l’amour, témoin le pauvre sentiment ; il est évident que dans sa pureté absolue, il n’a aucun refuge et n’a pas ou poser le pied. Son acolyte l’amour brut ou matériel jouit du sort tout opposé. Nous verrons tout a l’heure que dans sa pureté, dans ses emplois isoles et dégagés du sentiment, il a pour lui toute protection de la loi, de la religion et de l’opinion ; quant à l’amour sentimental pur il n’a pas même la faculté de se montrer et on pourrait le comparer à la justice qui, selon les poètes, a fui nos coupables climats. Pour parler exactement, disons que ni l’un ni l’autre n’ont pu fuir, puisqu’ils n’ont jamais paru sur le terrain de la civilisation.
En vain dirait-on que, dans la plupart des amours célèbres le sentiment a fourni moitié du charme et peut être davantage. C’est confirmer qu’il ne se montre nulle part en toute pureté. Quant à son alliance avec le matériel, il y est esclave sous double rapport, car il n’a aucune chance de fonctions exclusives, tandis que le matériel en a de brillantes dont nous allons parler, notamment le mariage, lien où le viol, le plaisir brut devient légal, lorsqu’une jeune épouse notoirement contrainte n’apporte à ce lien aucune ombre d’illusion sentimentale. Sa défloration n’est pas moins valable et morale aux yeux de la loi et de la religion .
Le mariage, contrainte la plus notoire : stupre, viol manifeste
C’est ici que la perfectibilité civilisée se montre dans tout son éclat ; une jeune fille harcelée par des pères et des supérieurs se laisse traîner à l’autel. Son mariage est la contrainte la plus notoire ; elle aime ailleurs et certes elle n’apporte à ce lien aucune ombre d’illusion sentimentale ; n’importe, sa défloration, véritable stupre, viol manifeste, n’est pas moins valable, morale et sacrée aux yeux de la loi et de la religion. Examinons dans quelques détails le de cet amour matériel qui règne en tyran, bafouant le sentiment au nom de l’autorité et de l’opinion.
L’un est exalté, divinisé en théorie et l’on n’en fait aucun emploi spécial, l’autre est ravalé, traité d’amour brut et règne partout en tyran, effet inévitable d’un ordre qui cri refusant aux femmes le nécessaire matériel a tourné contre le sentiment l’opinion secrète des femmes et par suite celle des hommes.
Quoi de plus brut, de plus matériel que les alliances des princes et princesses qu’on marie, comme les magots de la Chine, sans qu’ils se soient jamais vus. A coup sur, ce n’est pas le sentiment qui les rassemble ; ils ne se connaissent pas même de vue, ils ne peuvent ni s’aimer ni se haïr, ni même se juger de loin. Les caractères des princes et princesses ne sont jusqu’à l’adolescence que des comédies d’étiquette et pourtant, des le 1er jour de la rencontre, on les accouple bon gré mal gré dans un lit nuptial sans donner seulement pour la forme une quinzaine de répit et de courtoisie simulée ; je défie au plus habile d’imaginer des unions plus grossièrement matérielles. Cependant à l’aspect de cet amour brut et archibrut les poètes embouchent la trompette, les gazettes et les académies sont dans le ravissement. Les moralistes se pâment de tendresse, la religion répand des flots de bénédictions. Eh sur quoi ? sur le triomphe de l’amour brut, sur la plus scandaleuse profanation du sentiment qu’on fait servir de masque à ces charnelles accointances ; elles peuvent réussir quelquefois et former un heureux ménage, soit parce que les jeunes gens prennent volontiers du goût l’un pour l’autre quand le plaisir des sens est de la partie, soit parce qu’on accorde volon¬tiers un ménage royal par l’appât de régner, toujours flatteur pour les femmes ; il n’est pas moins vrai que l’union a été la plus impudique profanation du sentiment.
C’est bien pis dans les unions de la classe inférieure où le sentiment veut parfois entrer en lutte ; la fille représente qu’elle a donne son tendre cœur au beau Léandre, le père en bon républicain, bon moraliste, foule aux pieds le sentiment et ordonne à sa fille d’épouser un procureur ou un marchand cousu d’or et de crimes. Bien que le matériel et la cupidité président seuls a cette union et qu’on ait à plaisir banni le sentiment, le père est prôné comme un vrai philosophe qui a su modérer les passions sentimentales et faire triompher la cupidité. Sa fille est en butte aux railleries pour ses lubies sentimentales et les ivrognes du quartier, rassemblés à la noce, lui vantent par leurs équivoques, le plaisir matériel dont elle va jouir. Chacun s’accorde a lui faire entendre que le sentiment doit être compté pour rien en pareil contrat et qu’on s’habi¬tue assez au bout de quelques jours par le seul appât du matériel à se distraire des fumées romanesques. Tel est le rang distingué que tient le sentiment dans le plus saint des nœuds, dans le seul que reconnaissent la loi et la religion.
Que si l’on examine dans les unions secrètes ou amours illicites son asservisse¬ment est encore mieux constaté par l’exigence des femmes sur le matériel et sur les apparences même du matériel ; entendez-les dans leurs comités secrets. Quel dédain elles manifestent pour celui qui n’est fort qu’en sentiment et faible en prouesses physiques et combien le poète Bernard est fondé à leur dire : « vous rougirez mais vous prendrez Alcide » rougeur dont Piron a fort bien explique le secret, sauf de rares exceptions.
Pour s’en convaincre, qu’un homme bien sentimental et dépourvu de beauté, de vigueur essaye de disputer une belle à un hercule bien impudent, bien infatue de son matériel ; ou bien qu’il essaye de prolonger trop longtemps le règne du sentiment qu’il faut d’abord mettre en jeu pour la bienséance, qu’il continue sur ce ton lorsque la femme inclinera à céder ; il jugera bientôt, par le dédain et les brocards de la belle, quel rang cette illusion romanesque tient dans l’esprit des femmes quand elle sort du rang servile qui lui est assigné, du rôle de masque des désirs sensuels que toute femme éprise est plus ou moins impatiente de satisfaire en amours civilisés.
Le monde à rebours
Si l’on ajoute que l’opinion n’exalte que ceux qui se font un jeu de feindre le sentiment, de séduire vingt femmes sans se fixer à aucune, on conviendra, quoique l’amour-propre y répugne, à confesser que le principe matériel envahit tout dans nos mœurs et que le spirituel ou sentimental n’est que l’humble esclave du matériel mé¬prisé en apparence et triomphant en réalité. Le sentiment parmi nous a le même sort que le peuple en qui, dit-on, réside la souveraineté et qui est spolié, muselé, sans résistance par ses moindres mandataires.
Les savants qui se sont mêlés du régime social et amoureux nous ont donc joué la même farce en amour qu’en politique ; ils ont organisé le monde à rebours, le triomphe complet du principe subalterne ou matériel, l’asservissement du principe noble ou spirituel qu’on paye comme le peuple en illusions de souveraineté, tandis qu’il est dans la fange et dans les chaînes. Il fallait ce résultat pour l’unité du système, la civilisation étant un mécanisme qui doit marcher dans tous ses détails a contre-pied du bon sens et du vœu de la nature directe.
La privation du nécessaire sensuel dégrade le sentiment.
Prévenons une erreur où tombe tout lecteur sur les analyses du désordre actuel, on objecte d’abord la force des circonstances, l’impossibilité d’employer l’amour senti¬mental isolé du matériel et la nécessité de subordonner l’amour comme l’ambition à un régime de convenance qu’on adoucit, modifie par l’adhésion tacite aux infractions décentes. J’admets toutes ces raisons comme civilisé (sic), mais nous spéculons ici sur les périodes qui peuvent succéder a la civilisation ; il faut donc constater sans pitié les vices de la période civilisée, faire sentir le besoin d’une meilleure (sic) dont la théorie pour atteindre au bien devra s’établir en contresens de celle qui produit tant d’absurdités et commencer par garantir aux femmes le nécessaire sensuel dont la privation entraîne tous les vices d’opinion qui dégradent le sentiment. Si l’on méconnaît les droits de l’amour matériel, c’est compromettre naît le spirituel. C’est l’exposer au mépris secret des femmes et par suite des hommes ; tout système qui attaque Fun attaque l’autre ; l’harmonie veut les tenir en balance et non pas écraser l’un sous prétexte de servir l’autre.
Le plus sûr moyen de les mettre en balance eut été d’étendre aux 2 sexes la coutume de concubinage admise autrefois chez les saints Abraham et Jacob. C’était un beau problème que celui d’étendre aux 2 sexes une coutume si bien adaptée a leurs vœux réciproques. Au lieu de spéculer ainsi, la législation en s’acharnant contre les libertés d’amour matériel, a imité les agitateurs qui avilissent le ministre pour attaquer le monarque. On opéra de la sorte sous Louis XVI dont on diffamait tous les alentours pour en venir au but de renverser le roi. Telle a été la manœuvre des philosophes en amour, sous prétexte de ravaler le principe matériel, ils ont détrône le sentimental qui n’a aucune influence isolée, notamment dans les mariages on l’on ne daigne pas même en tenir compte.
L’amour, comme un torrent entravé, rompt toute proportion.
Nos savants ont traite l’amour matériel comme un torrent dont on essayerait de barrer le lit sous prétexte qu’il est dévastateur. Qu’arriverait-il ? que le torrent entravé se jetterait au travers des campagnes et ravagerait dix fois plus de terrain qu’il n’en eut occupé dans un lit suffisant, ainsi en proscrivant l’essor légal et l’emploi social de l’amour matériel, soit par le concubinage, soit par d’autres voies, on a quadruplé son influence et rompu toute proportion, l’on a réduit le sentimental en vil esclave qui n’intervient que pour servir de masque, admirable opération de nos entrepreneurs de perfectibilité qui, avec leurs grands mots de balance, contrepoids, garantie, équilibre, ont produit en amour comme en politique l’absurdité universelle.
J’ai suffisamment prouve que les 2 éléments de l’amour, considérés en essor simple ou isolé n’ont parmi nous aucun emploi compatible avec l’équité et la raison. Si l’on passe du simple au composé ou exercice combiné des 2 éléments d’amour, on lie trouve qu’égoïsme dans l’amour libre, fausseté dans l’adultère ou dans l’amour constitutionnel ou mariage. Ces 2 vices deviendraient indifférents si le genre humain y trouvait son bonheur.
Le contraire a lieu. Les classes mécontentes du régime amoureux de civilisation forment l’immense majorité à commencer par les maris qui pourtant sont les privilégiés. Il n’y en aurait peut-être pas un/100e de content si l’on pouvait connaître la conduite secrète de leurs femmes. Ainsi le lieu du mariage, seul admis par la loi, ne satisfait les maris que par fraude et mécontente tous les amants par la défense de s’allier à l’objet aimé. Pourrait-on imaginer une législation plus digne de la risée et faut-il s’étonner de l’accord secret de tout le monde pour la violation des lois civilisées et religieuses qui régissent ou prétendent régir le monde amoureux.
La série des passionnés de Charles Fourier
La série des groupes est la méthode adoptée par Dieu dans l’organisation des règnes de la nature et de toutes les choses créées. Les naturalistes, dans leurs théories et leurs classifications, ont unanimement accepté ce système d’organisation ; ils n’auraient pu s’en éloigner sans entrer en conflit avec la nature et tomber dans la confusion[28].
Si les passions et les personnalités humaines n’étaient pas soumises, comme les royaumes matériels, à une organisation par séries de groupes, l’homme serait hors d’unité avec l’univers ; il y aurait duplicité de système et incohérence entre les mondes matériel et passionnel. Si l’homme aspire à l’unité sociale, il doit la rechercher en adhérant à l’ordre sériel auquel Dieu a soumis toute la nature.
Une série passionnée est une ligue ou une affiliation de plusieurs petits groupes, chacun animé par une nuance ou une variété de passion. La passion en question est la passion générique pour toute la série. Ainsi, si vingt groupes cultivent vingt rosiers différents, la passion générique de leur série est la rosierie ; les groupes cultivant la rose blanche, la rose jaune, la rose des mousses, etc., en représentent les variétés.
Pour prendre un autre exemple : douze groupes sont engagés dans la culture de douze fleurs différentes. La tulipe est cultivée par un groupe, la jonquille par un autre, etc. Ces douze groupes constituent ensemble une série de floriculteurs dont la fonction générique est la culture des fleurs. Les fleurs sont réparties selon une échelle de goûts, chaque groupe cultivant la variété de fleur pour laquelle il a une affection particulière.
Les passions limitées à un seul individu ne sont pas admissibles dans le mécanisme sériel. Trois individus — A, B, C — aiment leur pain salé de différentes manières : A aime son pain presque non salé ; B aime son modérément salé ; C préfère le pain très salé. Ces trois personnes sont dans un état de dissonance graduelle qui ne se prête pas à la création d’accords en série. Pour que de tels accords aient lieu, il doit y avoir un certain nombre de groupes liés par ordre croissant et décroissant.
Un groupe proprement dit devrait avoir de sept à neuf membres au minimum afin de permettre le développement de rivalités équilibrées ou équilibrées entre ses membres. Dans la série passionnée, nous ne pouvons donc pas baser nos calculs sur des individus isolés. Les intrigues d’une série ne pouvaient être entretenues par douze individus passionnés par la culture de douze fleurs différentes. Cela sera prouvé dans le corps du traité. Pour l’instant, il faut garder à l’esprit que le terme de série passionnée renvoie toujours à une affiliation de groupes et jamais d’individus.
Ainsi les trois individus. mentionnés ci-dessus — A, B, C — ne pouvaient former une série de boulangers ou d’amateurs de pain. Mais si au lieu de trois personnes nous en supposons trente, c’est-à-dire huit de goût A, dix de goût B, douze de goût C, elles formeraient une série passionnée, c’est-à-dire une filiation de groupes aux goûts gradués et contrastés. Leur activité commune et leurs discordes cabalistiques créeraient les intrigues nécessaires pour faire un excellent pain et faire pousser du bon blé.[29]
Les séries passionnées visent toujours une fin utile telle que l’augmentation de la richesse ou la perfection du travail même lorsqu’elles sont engagées dans des activités de loisirs comme la musique.
Une série ne peut pas être organisée avec moins de trois groupes, car elle a besoin d’un élément médian pour maintenir en équilibre les deux extrêmes opposés. Un équilibre peut également être établi entre quatre groupes, pourvu que leurs propriétés et leurs relations correspondent à celles d’une proportion géométrique.
Lorsqu’il y a plus de quatre groupes dans une série, ils doivent être divisés en trois corps, formant un centre et deux ailes, ou en quatre corps, formant un quadrille. Dans chaque corps de groupes se réunissent les variétés étroitement apparentées et homogènes.
L’ordre sociétal doit donc employer et développer toutes les variétés de goût et de caractère dans une échelle de gradations nuancées. Il forme un groupe pour représenter chaque variété sans porter de jugement sur le mérite d’un goût particulier. Tous les goûts et tous les penchants sont bons et ils ont tous leur utilité, à condition qu’ils puissent former une série avec des ailes ascendantes et descendantes et des groupes de transition à chaque extrémité pour représenter des goûts inhabituels et particuliers. Lorsqu’une série est ainsi disposée, selon les modalités qui seront expliquées dans le corps du traité, chacun de ses groupes coopérera harmoniquement avec tous les autres, fût-ils au nombre d’une centaine. Les groupes ressembleront aux rouages d’une roue qui sont tous utiles à condition qu’ils s’engrènent correctement.
Le calcul de la série passionnée va établir un principe flatteur pour tout le genre humain : il démontrera que tous les goûts qui ne sont ni nuisibles ni gênants pour autrui ont une fonction précieuse dans l’état sociétal. Ils deviendront utiles dès qu’ils seront élaborés en série, c’est-à-dire selon une échelle graduée où chaque nuance de goût est représentée par un groupe.
Ainsi la théorie de l’association n’est rien d’autre que l’art de former et d’activer des séries passionnées. Dès que cette science a été découverte sur un globe, elle peut à la fois établir l’unité sociale et atteindre le bonheur individuel et collectif. Il est donc urgent pour le genre humain d’acquérir la connaissance de cette théorie.
Les séries passionnées doivent être contrastées, imbriquées et maintenues dans un état de rivalité et d’exaltation. Une série ne remplissant pas ces conditions ne pourrait remplir ses fonctions dans le mécanisme d’Harmonie.
Une série doit être contrastée, c’est-à-dire que ses groupes doivent être classés par ordre croissant et décroissant. Ainsi, pour former une série d’une centaine d’individus classés selon l’âge, il convient d’adopter la division suivante :
Aile ascendante : Groupes de nourrissons et d’enfants.
Centre de la Série : Groupes d’adolescents et d’adultes.
Aile descendante : Groupes de personnes âgées.
La même méthode doit être suivie pour classer les séries de passions et de traits de caractère.
Cette méthode sert à faire ressortir les contrastes et donc à susciter l’enthousiasme dans les différents groupes. Chaque groupe devient passionnément accro à son propre penchant dominant ou goût spécial. En même temps, il développe des goûts et des penchants contrastés, et il devient critique envers les penchants et les occupations des groupes contigus de la série, avec lesquels il est en rivalité.
Ce système de classification progressive ou graduée crée des sympathies et des alliances entre les groupes opposés, et des antipathies ou des dissidences entre groupes contigus aux goûts similaires.
La série a autant besoin de discordes que d’harmonies. Elle doit être stimulée par une foule de prétentions rivales qui donneront lieu à des alliances cabalistiques et deviendront un aiguillon à l’émulation. Sans contrastes, il serait impossible de former des ligues entre les groupes et de susciter l’enthousiasme ; la série manquerait d’ardeur pour ses travaux, et son travail serait inférieur en qualité et en quantité.
La deuxième condition nécessaire est d’établir des intrigues et des rivalités actives au sein d’une série. Comme cela doit résulter de la régularité des contrastes et de la répartition graduée des nuances ou des variétés, on peut dire que cette seconde condition est remplie une fois la première satisfaite. Bien sûr, il y a plus à dire sur les moyens par lesquels les intrigues sont créées, mais cela viendra plus tard.
La troisième condition à remplir est celle du maillage ou de l’enchaînement des différentes séries. Cela ne peut avoir lieu que si les groupes changent de travail à intervalles fréquents, disons toutes les heures ou au plus toutes les deux heures. Par exemple, un homme peut être employé :
A 5h00 du matin dans un groupe de bergers.
A 7h00 du matin dans un groupe d’agents de terrain.
A 9h00 dans un groupe de jardiniers.
Une séance de deux heures est la plus longue admissible en Harmonie ; l’enthousiasme ne peut pas durer plus longtemps que cela. Si le travail n’est pas attrayant en soi, la séance doit être réduite à une heure.
Dans l’exemple qui vient d’être donné, les trois séries de bergers, de travailleurs sur le terrain et de jardiniers seront enchevêtrés par le processus d’échange réciproque de membres. Il n’est pas nécessaire que cet échange soit complet — que chacun des vingt hommes occupés à garder les troupeaux parte travailler aux champs à 7 heures. Il suffit que chaque série fournisse aux autres plusieurs membres pris dans ses différents groupes. L’échange de quelques membres suffira à établir un lien ou un maillage entre les différentes séries.
Une série passionnée agissant isolément serait inutile et ne pourrait remplir aucune fonction de caractère harmonique. Rien de plus simple que d’organiser une ou plusieurs séries industrielles dans une grande ville comme Paris. Ils pourraient être engagés dans la culture de fleurs, de fruits ou de n’importe quoi d’autre, mais ils seraient complètement inutiles. Au moins cinquante séries sont nécessaires pour remplir la troisième condition, celle du maillage. C’est pour cette raison que la théorie de l’association ne peut être expérimentée sur un petit nombre de personnes, disons vingt familles ou cent individus. Au moins quatre cents personnes — hommes, femmes et enfants — seraient nécessaires pour former et mailler les cinquante séries nécessaires à l’activation du mécanisme d’association simple. Pour organiser une association composée, il faudrait au moins quatre cents séries, nécessitant quinze ou seize cents personnes.
Du rôle des passions
Toutes ces fantaisies philosophiques appelées devoirs n’ont aucun rapport avec la nature ; le devoir vient des hommes, l’Attraction vient de Dieu ; or, si nous désirons connaître les desseins de Dieu, nous devons étudier l’Attraction, la Nature seule, sans aucun égard au devoir, qui varie avec chaque âge, tandis que la nature des passions a été et restera invariable chez toutes les nations des hommes.
Le monde savant est tout imprégné d’une doctrine appelée MORALITÉ, qui est un ennemi mortel de l’attraction passionnelle.
La morale apprend à l’homme à être en guerre avec lui-même, à résister à ses passions, à les réprimer, à croire que Dieu était incapable d’organiser sagement nos âmes, nos passions ; qu’il avait besoin des enseignements de Platon et de Sénèque pour savoir répartir les caractéristiques et les instincts. Imprégné de ces préjugés sur l’impuissance de Dieu, le monde savant n’était pas qualifié pour apprécier les impulsions naturelles ou les attraits passionnels, que la morale proscrit et relègue au rang des vices.
Il est vrai que ces impulsions ne nous attirent au mal que si nous y cédons individuellement ; mais il faut calculer leur effet sur un corps d’environ deux mille personnes socialement réunies, et non sur des familles ou des individus isolés : c’est ce à quoi le monde savant n’a pas pensé ; en l’étudiant, il aurait reconnu que dès que le nombre des associés (sociétaires) a atteint 1600, les impulsions naturelles, appelées attractions, tendent à former des séries de groupes contrastés, dans lesquels tout incite à l’industrie, devient attractif, et à vertu, devenir lucratif.
Les passions, qu’on croyait ennemies de la concorde, conduisent en réalité à cette unité dont on les croit si éloignées. Mais en dehors du mécanisme dit des Séries « exaltées », émulantes, imbriquées (engrènes), ce ne sont que des tigres déchaînés, des énigmes incompréhensibles. C’est ce qui a fait dire aux philosophes qu’il fallait les réprimer ; opinion d’autant plus absurde que nous ne pouvons réprimer nos passions que par la violence ou le remplacement absorbant, lequel remplacement n’est pas un refoulement. En revanche, si elles étaient efficacement réprimées, l’ordre civilisé déclinerait rapidement et retomberait dans l’état nomade, où les passions seraient encore malveillantes comme chez nous. La vertu des bergers est aussi douteuse que celle de leurs apologistes, et de nos faiseurs d’utopies, en attribuant ainsi des vertus à des peuples imaginaires,ne parviennent qu’à prouver l’impossibilité d’introduire la vertu dans la civilisation.
Nous connaissons bien les cinq passions sensibles tendant au Luxe, les quatre affectives tendant aux Groupes ; il ne nous reste plus qu’à connaître les trois distributives dont l’impulsion combinée produit les Séries, méthode sociale dont le secret est perdu depuis l’âge des hommes primitifs, qui n’ont pu maintenir les Séries plus de 300 ans environ.
Les quatre passions affectives tendant à former les quatre groupes de l’amitié, de l’amour, de l’ambition, de la paternité ou de la consanguinité sont assez familières ; mais aucune analyse, ni parallèle, ni échelle n’en a été faite.
Les trois autres, dits distributifs, sont totalement méconnus et ne portent que le titre de vices, quoiqu’ils soient infiniment précieux ; car ces trois-là possèdent la propriété de former et de diriger la série des groupes, ressort de l’harmonie sociale. Puisque ces séries ne se forment pas dans l’ordre civilisé, les trois passions distributives ne causent que le désordre. Définissons-les.
10e. LA CABALISTE est la passion qui, comme l’amour, a la propriété de confondre les rangs, de rapprocher les supérieurs et les inférieurs. Chacun doit se rappeler les occasions où il a été fortement entraîné dans une Voie suivie avec un succès complet.
Par exemple : cabale électorale pour élire un certain candidat ; cabale sur « Changement dans le jeu de la bourse ; cabale de deux couples d’amoureux, planifiant une fête carrée à l’insu du père ; une cabale familiale pour assurer un match souhaitable. Si ces intrigues sont couronnées de succès, les participants deviennent amis ; malgré quelques inquiétudes, ils ont passé ensemble des moments heureux en menant l’intrigue ; les émotions qu’elle suscite sont des nécessités de l’âme.
Loin du calme fade dont les charmes sont exaltés par la morale, l’esprit cabalistique est la véritable destination de l’homme. Le complot double ses ressources, agrandit ses facultés. Comparez le ton d’une réunion formelle, son jargon moral, guindé, langoureux, avec le ton de ces mêmes gens réunis en cabale : ils vous paraîtront transformés ; vous admirerez leur concision, leur animation, le jeu rapide des idées, la vivacité d’action, de décision ; en un mot, la rapidité du mouvement spirituel ou matériel. Ce beau développement des facultés humaines est le fruit de la passion cabaliste ou dixième, qui règne constamment dans les travaux et les réunions d’une série passionnée.
Comme elle aboutit toujours à un certain succès, et comme ses groupes sont tous précieux les uns pour les autres, l’attirance des cabales devient un puissant lien d’amitié entre tous les sectaires, même les plus inégaux.
La perfection générale de l’industrie naîtra donc de la passion la plus condamnée par les philosophes ; le cabaliste ou dissident, qui n’a jamais pu obtenir chez nous le rang d’une passion, bien qu’elle soit si fortement enracinée jusque chez les philosophes eux-mêmes, qui sont les plus grands intrigants du monde social.
La cabaliste est une passion favorite des femmes ; ils aiment à l’excès l’intrigue, les rivalités et tous les grands et petits envolées d’une cabale. C’est une preuve de leur éminente aptitude (pour le nouvel ordre social, où il faudra des cabales sans nombre dans chaque série, des schismes périodiques, afin d’entretenir un mouvement de va-et-vient entre les sectaires des différents groupes.
12ème. LE COMPOSITE. - Cette passion exige dans toute action une séduction ou un plaisir composite des sens et de l’âme, et par conséquent l’enthousiasme aveugle qui n’est né que du mélange des deux sortes de plaisir. Ces conditions sont peu compatibles avec le travail civilisé, qui, loin d’offrir quelque attrait ni aux sens ni à l’âme, n’est qu’un double tourment même dans les ateliers les plus vantés, comme les filatures d’Angleterre où le peuple , même les enfants, travaillent quinze heures par jour, sous les cils, dans des locaux dépourvus d’air.
Le composite est la plus belle des douze passions, celle qui valorise toutes les autres. Un amour n’est beau que s’il est un amour composite, combinant le charme des sens et de l’âme. Il devient insignifiant ou tromperie s’il se limite à l’un de ces ressorts. Une ambition n’est véhémente que si elle met en jeu les deux ressorts, la gloire et l’intérêt. C’est alors qu’il devient capable d’efforts brillants.
Le composite commande un si grand respect, que tous s’accordent à mépriser les gens enclins au plaisir simple. Qu’un homme se fournisse de belles viandes, de beaux vins, dans l’intention d’en jouir seul, de se livrer à la gormande par lui-même, et il s’expose à des railleries bien méritées. Mais si cet homme rassemble dans sa maison une société choisie, où l’on peut goûter à la fois le plaisir des sens par la bonne humeur et le plaisir de l’âme par la compagnie, il sera loué, parce que ces banquets seront un composite et pas un simple plaisir.
Si l’opinion générale méprise le simple plaisir matériel, il en est de même du simple plaisir spirituel, des rassemblements où il n’y a ni rafraîchissement, ni danse, ni amour, ni rien pour les sens, où l’on ne s’amuse qu’en imagination. Un tel rassemblement, dépourvu du composite ou du plaisir des sens et de l’âme, devient insipide pour ses participants, et il ne faut pas longtemps avant qu’il « s’ennuie et se dissolve ».
11ème. LA PAPILLONNE [Papillon] ou Alternant. Bien que onzième selon le rang, il doit être examiné après le douzième, car il sert de lien entre les deux autres, le dixième et le douzième. Si les séances de la série devaient se prolonger douze ou quinze heures comme celles des ouvriers civilisés, qui, du matin au soir, s’abîment en se livrant à des besognes insipides sans aucune distraction, Dieu nous aurait donné le goût de la monotonie, une horreur de la variété. Mais comme les séances de la série doivent être très courtes, et que l’enthousiasme inspiré par le composite est incapable de se prolonger au-delà d’une heure et demie, Dieu, conformément à cet ordre industriel, a dû nous doter de la passion du papillonnage. , le désir de variété périodique dans les phases de la vie, et de variété fréquente dans nos occupations.Au lieu de travailler douze heures avec un peu d’entracte pour un dîner pauvre et ennuyeux, l’État associatif ne prolongera jamais ses séances de travail au-delà d’une heure et demie ou au plus deux ; en outre, il diffusera une foule de plaisirs, des réunions des deux sexes terminées par un repas, d’où l’on procédera à de nouvelles distractions, avec différentes compagnies et cabales.
Sans cette hypothèse du travail associatif, disposée dans l’ordre que j’ai décrit, il serait impossible de concevoir dans quel but Dieu nous aurait donné trois passions si opposées à la monotonie vécue dans la civilisation, et si déraisonnables que, dans l’état actuel, on ne leur a même pas accordé le rang de passions, mais on ne les appelle que vices.
Une série, au contraire, ne saurait s’organiser sans le concours permanent de ces trois passions. Ils sont tenus d’intervenir constamment et simultanément dans le jeu sériel de l’intrigue. De là vient que ces trois passions n’ont pu être discernées qu’avec l’invention du mécanisme sériel, et que jusqu’alors elles devaient être considérées comme des vices. Quand l’ordre social auquel Dieu nous a destinés sera connu en détail, on verra que ces prétendus vices, le Cabaliste, le Papillonne, le Composite, y deviennent trois gages de vertu et de richesse ; que Dieu a bien su créer des passions telles que l’exige l’unité sociale ; qu’il aurait eu tort de les changer pour plaire à Sénèque et à Platon ;qu’au contraire la raison humaine doit s’efforcer de découvrir une condition sociale qui soit en affinité avec ces passions. Aucune théorie morale ne les changera jamais, et, conformément aux règles de la dualité de tendance, elles interviendront à jamais pour nous conduire AU MAL dans l’état désarticulé ou aux limbes sociaux, et AU BIEN dans le régime d’association ou de travail en série. .
Les sept passions « affectives » et « distributives » dépendent plus de l’esprit que de la matière ; ils se classent comme PRIMITIFS. Leur action combinée engendre une passion collective ou formée par l’union des sept autres, comme le blanc est formé par l’union des sept couleurs d’un rayon de lumière ; J’appellerai cette treizième passion Harmonisme ou Unityisme ; elle est encore moins connue que les dixième, onzième et douzième, dont je n’ai pas parlé.
L’unicité est le penchant de l’individu à concilier son propre bonheur avec celui de tout ce qui l’entoure, et de toute l’espèce humaine, aujourd’hui si odieuse. C’est une philanthropie sans bornes, une bonne volonté universelle qui ne pourra se développer que lorsque le genre humain tout entier sera riche, libre et juste.
Les questions concernant la galanterie et l’amour de manger sont traitées avec facétie par les civilisés, qui ne comprennent pas l’importance que Dieu attache à nos plaisirs. La volupté est le seul bras que Dieu puisse employer pour nous maîtriser et nous conduire à réaliser ses desseins ; il gouverne l’univers par Attraction et non par Force ; c’est pourquoi les jouissances de ses créatures sont l’objet le plus important des calculs de Dieu.
Je vais, afin de disposer les autres à partager ma confiance, expliquer l’objet d’une de ces impulsions, considérée comme vicieuse.
Je choisis une propension qui est la plus générale et la plus contrariée par l’éducation : c’est la gourmandise des enfants, leur goût pour les friandises, par opposition aux conseils des pédagogues qui leur conseillent d’aimer le pain, de manger plus de pain que leur ration .
La nature est donc bien maladroite de doter les enfants de goûts si opposés aux saines doctrines ! chaque enfant considère un petit déjeuner de pain sec comme une punition ; il souhaiterait de la crème sucrée, des laitages et pâtisseries sucrés, des marmelades et compotes, des fruits crus et conservés, des limonades et orangeades, des vins blancs doux. Observons de près ces goûts qui règnent chez tous les enfants ; sur ce point un grand cas est à juger : la question à trancher est qui a tort, Dieu ou la morale ?
Dieu, dispensateur d’attraits, donne à tous les enfants le goût des friandises : il était en son pouvoir de leur donner le goût du pain sec et de l’eau ; il eût convenu aux vues de la morale ; pourquoi alors milite-t-il sciemment contre les saines doctrines civilisées ? Expliquons ces motifs.
Dieu a donné aux enfants le goût des substances qui seront les moins coûteuses à l’état associatif. Lorsque le globe entier sera peuplé et cultivé, jouissant du libre-échange, exempt de tous droits, les viandes sucrées mentionnées ci-dessus seront beaucoup moins chères que le pain ; les aliments abondants seront des fruits, des laitages et du sucre, mais non du pain, dont le prix sera fortement élevé, parce que le travail inhérent à la culture du grain et à la fabrication quotidienne du pain est fatigant et peu attrayant ; ce genre de travail devrait être payé beaucoup plus cher que celui des vergers ou des confiseries.
Et comme il convient que la nourriture et l’entretien des enfants soient moins coûteux que ceux de leurs parents, Dieu a agi judicieusement en les attirant vers ces friandises et friandises qui seront moins chères que le pain dès que nous serons entrés dans l’association. Etat. Alors les saines doctrines morales se révéleront tout à fait erronées sur la nourriture des enfants, ainsi que sur tous les autres points qui s’opposent à l’attraction. On reconnaîtra que Dieu a bien fait ce qu’il a fait, qu’il a eu raison d’attirer les enfants vers les laitages, les fruits et les pâtisseries sucrées ; et qu’au lieu de perdre sottement trois mille ans à déclamer contre l’œuvre la plus sage de Dieu, contre la distribution des goûts et des attraits passionnés, il eût mieux valu en étudier le but, en comptant avec toutes ces impulsions réunies,que la morale insulte individuellement, sous prétexte qu’elles blessent les ordres civilisés et barbares ; c’est vrai, mais Dieu n’a pas créé les passions pour les ordres civilisés et barbares. S’il avait voulu maintenir exclusivement ces deux formes de société, il aurait donné aux enfants le goût du pain sec, et aux parents l’amour de la pauvreté, puisque c’est le lot de l’immense majorité des hommes dans la civilisation et la barbarie.puisque c’est le lot de l’immense majorité de l’humanité dans la civilisation et la barbarie.puisque c’est le lot de l’immense majorité de l’humanité dans la civilisation et la barbarie.
Dans l’état civilisé, l’amour de manger ne s’allie pas à l’industrie parce que le producteur travailleur ne jouit pas des marchandises qu’il a cultivées ou fabriquées. Cette passion devient donc un attribut de l’oisiveté ; et par cela seul il serait vicieux, s’il ne l’était déjà par les dépenses et les excès qu’il occasionne.
Dans l’état associatif, l’amour de manger joue un rôle tout à fait opposé ; ce n’est plus une récompense d’oisiveté mais d’industrie ; car là-bas, le laboureur le plus pauvre du sol participe à la consommation de denrées de choix. D’ailleurs, sa seule influence sera de nous préserver de l’excès, à force de variété, et de nous stimuler au travail en alliant les intrigues de la consommation à celles de la production, de la préparation et de la distribution. La production étant la plus importante des quatre, énonçons d’abord le principe qui doit la guider ; c’est la généralisation de l’épicurisme. En fait.
Si tout le genre humain pouvait être élevé à un haut degré de raffinement gastronomique, même en ce qui concerne les aliments les plus ordinaires, tels que les choux et les radis, et si chacun se voyait doté d’une compétence qui lui permettrait de refuser tous les aliments médiocres en qualité ou en traitement, il en résulterait que chaque pays cultivé serait, au bout de quelques années, couvert de productions délicieuses ; car il n’y aurait pas de vente pour les médiocres, tels que les melons amers, les pêches amères, que donnent certains types de sol, sur lesquels ni les melons ni les pêches ne seraient cultivés ; chaque district s’en tiendrait aux productions que son sol est capable d’élever à la perfection ; il chercherait de la terre pour les endroits où le sol est pauvre, ou peut-être les convertirait en forêts, prairies artificielles, ou tout ce qui pourrait donner des produits de bonne qualité.Ce n’est pas que les Séries passionnées ne consomment pas de nourriture et d’étoffes ordinaires ; mais ils désirent, même dans les choses ordinaires comme les fèves et les grosses étoffes, la qualité la plus parfaite possible, conforme aux proportions que la nature a établies dans l’attraction industrielle.
Le principe qui doit être notre point de départ est qu’une perfection générale dans l’industrie sera atteinte par les exigences universelles et le raffinement des consommateurs, concernant la nourriture et l’habillement, les meubles et les amusements.
Ma théorie se borne à utiliser les passions aujourd’hui condamnées, telles que la nature nous les a données et sans les changer en rien. Voilà tout le mystère, tout le secret du calcul de l’Attraction passionnée. Il n’y a pas lieu de discuter si Dieu a eu raison ou tort de donner à l’humanité ces ou ces passions ; l’ordre associatif s’en sert sans les changer, et comme Dieu nous les a données.
Son mécanisme produit une coïncidence à tous égards entre l’intérêt individuel et l’intérêt collectif, dans une civilisation toujours divergente.
Elle se sert des hommes tels qu’ils sont, utilisant les discordes résultant des antipathies et d’autres motifs considérés comme vicieux, et justifiant le Créateur du reproche d’une lacune dans la providence, en matière d’unité générale et de prévoyance individuelle.
Enfin, il ne trouble en rien l’ordre établi, se bornant à des procès à petite échelle, qui inciteront à l’imitation par le double attrait du quadruple produit et de l’industrie attractive.