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L’essor du commerce et la naissance de l’économie politique
lundi 3 janvier 2022, par
Charles Fourier, « L’essor du commerce et la naissance de l’économie politique »
Bien ! Pourquoi les nations ont-elles mis si longtemps à comprendre que l’ordre commercial est une monstruosité temporaire, un système totalement insensé qui place les trois classes productives - propriétaires, agriculteurs et fabricants - à la merci d’une classe parasitaire qui n’a aucune loyauté nationale et qui peut faire ce qu’il veut avec les fruits de l’industrie sur lesquels il exerce un contrôle arbitraire ? Un système aussi défectueux est évidemment le résultat d’un échec des sciences sociales. Le commerce aurait pu paraître tolérable dans l’enfance des sociétés humaines, bien qu’il fût déjà méprisé. Mais il est indigne de l’âge moderne qui aspire aux lumières et à la perfectibilité, et qui se vante de rechercher la vérité, dont le commerce est l’ennemi mortel. Examinons alors pourquoi l’invention d’un meilleur système a été remise à nos jours et pourquoi aucun effort n’a été fait pour découvrir quelque moyen de libérer la société de l’influence du commerce et de la tromperie.
J’ai déjà dit que les sages de l’antiquité n’ont jamais fait du commerce un objet d’étude ; ils l’ont simplement traité avec le mépris qu’il mérite. Les maîtres du monde, les Alexandre et les César, auraient souri de pitié si quelqu’un leur avait conseillé de subordonner leur politique, à la mode d’aujourd’hui, aux intérêts des marchands d’huile et de savon. Les privilèges dont le commerce avait joui à Carthage suffisaient à lui seul pour l’avilir aux yeux de Rome. Aussi les écrivains romains le reléguèrent-ils au rang des professions immondes.
Quant aux petites républiques de Tyr, de Carthage et d’Athènes, vouées au trafic, elles n’ont jamais influencé l’opinion dans les grands empires. Ils vantaient leur métier pour la même raison que le brigandage était vanté par les Tatars et la piraterie par les Algériens. Ils écorchaient leurs voisins le plus souvent possible, et ils étaient considérés comme des rapaces dont la voracité est abhorrée mais qui sont tolérés car ils ne sont pas tout à fait inutiles...
Le rôle du commerce dans l’antiquité était très limité. Quel était au juste le commerce tant vanté de Tyr, Carthage et Athènes ? Je dirais que l’activité de ces trois ports était à peine égale à celle de trois de nos petits ports, comme Nice, Bayonne et Dieppe, en temps de paix. A cette époque, il y avait peu à échanger entre les États des rives de la Méditerranée. Comme les marchandises qu’ils produisaient étaient à peu près les mêmes, l’agriculture et l’industrie offraient peu d’occasions de commerce. L’arriération de la navigation les empêchait de trouver des débouchés pour leurs marchandises dans les zones torrides et froides... Il est clair que le commerce de l’antiquité devait être bien peu substantiel si l’on considère que sa branche la plus importante, le commerce des céréales, était fréquemment contrôlée par les dirigeants. Nous lisons que Hiero, le roi de Syracuse, fait des expéditions de blé au Sénat romain. Ainsi, dans les nations de l’antiquité, le commerce n’était qu’une ombre — pas plus d’un dixième — de ce qu’il est aujourd’hui. C’est pourquoi il n’est pas surprenant que les hommes d’État d’alors se soient peu souciés de leurs marchands et méprisaient leurs ruses sans chercher à les réformer, de même que les grossières coutumes des classes populaires sont aujourd’hui méprisées mais tolérées. L’Antiquité ne pouvait ni ne voulait se consacrer à la recherche d’un autre mode d’échange ; il tolérait simplement le commerce comme un vice vulgaire.de même que les coutumes grossières des classes inférieures sont dédaignées mais tolérées aujourd’hui. L’Antiquité ne pouvait ni ne voulait se consacrer à la recherche d’un autre mode d’échange ; il tolérait simplement le commerce comme un vice vulgaire.de même que les coutumes grossières des classes inférieures sont dédaignées mais tolérées aujourd’hui. L’Antiquité ne pouvait ni ne voulait se consacrer à la recherche d’un autre mode d’échange ; il tolérait simplement le commerce comme un vice vulgaire.
Les circonstances sont très différentes aujourd’hui. Divers événements imprévus ont produit une croissance colossale du commerce. Les progrès de l’art de la navigation, la découverte des Indes orientales et occidentales avec toutes leurs ressources, l’extension de l’agriculture aux latitudes septentrionales, l’établissement de communications entre les trois zones, le développement rapide de l’industrie et la concurrence pour le commerce entre un multitude de nations, tous ces facteurs ont conduit à un accroissement prodigieux du volume du commerce. On peut dire qu’elle a été multipliée par dix depuis l’Antiquité. Le commerce est maintenant devenu l’une des principales branches du mécanisme social ; elle a enfin attiré l’attention des philosophes ; ils ont cessé de le ridiculiser. Parmi eux, un groupe d’hommes, que l’on appelle les économistes, s’est consacré à l’étude de la politique industrielle...
Lorsque l’économie politique a émergé en tant que science, le commerce était déjà puissant et vénéré. Les Hollandais avaient déjà accumulé leurs trésors d’or, ils avaient découvert le moyen de soudoyer et de corrompre les rois et leurs cours bien avant que quiconque n’ait entendu parler des économistes. Au départ donc, le commerce était un géant et l’économie politique n’était qu’un nain. Lorsque l’économie politique entra en lice contre le commerce, les ports grouillaient déjà de riches armateurs, et les grandes villes regorgeaient de ces banquiers fantaisistes qui sont intimes avec les ministres et donnent des ordres aux diplomates. Il n’était plus possible, comme dans l’antiquité, de traiter le commerce comme la risée, car il n’y a pas de plus grand titre à respecter dans la civilisation qu’un coffre-fort bombé. Les premiers efforts de l’économie politique furent d’autant plus modestes que ses auteurs ne possédaient ni richesse ni corps de doctrine établi. Comme l’héritage de l’antiquité ne se résumait qu’à quelques railleries sur le commerce, ils durent tout créer pour eux-mêmes. Privés de la sagesse de l’antiquité et renversés sur leurs propres ressources, les pauvres économistes furent obligés d’adopter des dogmes modestes et timides. Cela ne convenait qu’à quelques savants inconnus qui durent entrer dans le monde scientifique en combattant le Crésus de l’époque. Cela ne convenait qu’à quelques savants inconnus qui durent entrer dans le monde scientifique en combattant le Crésus de l’époque. Cela ne convenait qu’à quelques savants inconnus qui durent entrer dans le monde scientifique en combattant le Crésus de l’époque.
Il ne pouvait y avoir aucun doute sur l’issue d’un tel combat. L’économie politique n’a fait qu’un faible geste de résistance. Des éloges pour ce geste sont dus à Quesnay, le chef de la secte française. Tentant de faire connaître la vérité, il propagea des dogmes qui tendaient à subordonner le commerce aux intérêts de l’agriculture. Mais la cabale anglaise, qui s’était vendue au commerce, triompha à l’aide de quelques intrigues religieuses. La philosophie, qui avait ouvert les hostilités contre le sacerdoce, avait besoin de renforts ; elle se décida prudemment à s’allier aux bourses et à flatter le commerce, qui commençait à acquérir une grande influence. Ainsi les économistes s’attachèrent au chariot du commerce. Ils la proclamaient infaillible comme les anciens papes.Ils déclarèrent que les transactions d’un commerçant ne pouvaient jamais manquer de favoriser l’intérêt public et que le commerçant devait donc jouir d’une liberté absolue. Tous les dogmes étaient adaptés à ce paradoxe.
Bientôt, les marchands furent inondés d’adulation. Raynal, Voltaire et tous les philosophes les plus éminents étaient agenouillés devant le veau d’or. Mais ils la méprisaient secrètement ; car lorsque Voltaire dédia sa pièce Zaïre à un marchand londonien qu’il accable de compliments banals, il n’était pas plus sincère que lorsqu’il dédiait son Mahomet au pape Benoît. Voltaire était lui-même un praticien consommé de la supercherie mercantile ; il excellait à duper les libraires. Ainsi il a su la vraie valeur de l’art fin du commerce ; il savait que les marchands détestent les savoirs, qu’ils méprisent les sciences et les arts, qu’ils s’ennuient même de la flatterie des écrivains quand elle ne sert pas à se payer une amende. Mais le parti philosophique avait besoin de nouvelles recrues, et c’est ainsi qu’ils portèrent aux nues les marchands. ...
Il faut dire à la décharge des philosophes qu’au XVIIIe siècle le commerce n’était pas aussi pervers qu’aujourd’hui. Il y avait alors relativement peu de commerçants et ils faisaient facilement leurs profits. Ils n’avaient donc pas besoin de recourir aux innombrables subtilités et ruses audacieuses qui dégradent aujourd’hui leur métier. C’est tellement vrai que les commerçants âgés expriment constamment leur stupéfaction face aux ruses d’aujourd’hui. Ils s’accordent à qualifier le commerce moderne de piège, de Forêt-Noire, par comparaison avec l’esprit amical dans lequel se faisait le commerce avant la Révolution. Ajoutons qu’à cette époque le monopole anglais n’était pas encore dominant. La France tenait toujours tête à l’Angleterre et, avec ses alliés, elle disposait d’un monopole très important. C’est pourquoi les philosophes français ne s’effrayèrent pas d’un abus dont bénéficiait leur propre nation. Tout concourait à rendre ce décalage attirant pour la philosophie. En s’associant au commerce, la philosophie s’est comportée comme une jeune noble qui épouse un roturier qu’elle suppose être un honnête homme. Et, en effet, il était impossible à cette époque de prévoir l’immensité des vices et des fléaux que le commerce allait infliger au XIXe siècle.il était alors impossible de prévoir l’immensité des vices et des fléaux que le commerce allait infliger au XIXe siècle.il était alors impossible de prévoir l’immensité des vices et des fléaux que le commerce allait infliger au XIXe siècle.
Mais voilà que l’esprit mercantile a montré sa profonde malveillance. Le masque est tombé ; le monopole et la tromperie sont maintenant révélés. La philosophie ne peut plus se tromper sur les infamies du serpent auquel elle a été associée. Il est temps que la philosophie rompe avec le commerce et retourne dans la voie de la Vérité, totalement étrangère à l’esprit marchand. Une découverte est sur le point de bannir le commerce du sein de la civilisation. S’il était pardonnable d’encourager le commerce alors qu’il y avait un doute sur sa perversité, il serait odieux de le faire aujourd’hui, maintenant que la Vérité l’a démasqué et jeté en disgrâce.
Le nouveau monde industriel
Jugeons ici les systèmes par les résultats : c’est l’Angleterre qui est le point de mire, le modèle proposé aux nations, l’objet de leur jalousie ; pour apprécier le bon¬heur de son peuple, je vais m’étayer de témoignages irrécusables.
Assemblée des maîtres artisans de Birmingham, 21 mars 1827. Elle déclare « que l’industrie et la frugalité de l’ouvrier ne peuvent pas le mettre à l’abri de la misère, que la masse des salariés employés à l’agriculture est nue, qu’elle meurt réellement de faim dans un pays ou il existe surabondance de vivres ». Aveu d’autant moins suspect, qu’il part de la classe des maîtres d’ateliers intéressés à rédimer le salaire des ouvriers, et déguiser leur misère.
Voici un second témoin également intéressé à dissimuler le côté faible de sa nation ; c’est un économiste, un industrialiste, qui va dénoncer sa propre science.
Londres, Chambre des communes, 28 février 1826.
M. Huskisson, ministre du Commerce, dit : « Nos fabriques de soierie emploient des milliers d’enfants qu’on tient à l’attache depuis trois heures du matin jusqu’à dix heures du soir : combien leur donne-t-on par semaine ? un schelling et demi, trente-sept sous de France, environ cinq sous et demi par jour, pour être à l’attache dix-neuf heures, surveillés par des contremaîtres munis d’un fouet, dont ils frappent tout enfant qui s’arrête un instant. »
Voilà l’esclavage rétabli par le fait : il est évident que l’excès de concurrence industrielle conduit le peuple civilisé au même degré de pauvreté et d’asservissement que les populaces de Chine et d’Indostan, les plus anciennement célèbres par des prodiges agricoles et manufacturiers.
À côté de l’Angleterre plaçons l’Irlande qui, par double excès en culture outrée et en subdivision des propriétés, est parvenue au même dénuement, où l’Angleterre arrive par double excès en manufactures et grandes propriétés. Ce contraste, dans un même empire, démontre bien le cercle vicieux de l’industrie civilisée.
Les journaux de Dublin 1826 disent : « Il règne ici une épidémie parmi le peuple : les malades qu’on amène à l’hôpital guérissent dès qu’on leur donne à manger. » Leur maladie est donc LA FAIM : il ne faut pas être sorcier pour le deviner, puisqu’ils sont guéris dès qu’ils trouvent à manger. Ne craignez pas que cette épidémie atteigne les grands : on ne verra ni le lord gouverneur, ni l’archevêque de Dublin tomber malades de faim, ce sera plutôt d’indigestion.
Et dans les lieux où le peuple civilisé ne meurt pas de faim pressante, il meurt de faim lente par les privations, de faim spéculative qui l’oblige à se nourrir de choses malsaines, de faim imminente en s’excédant de travail, en se livrant par besoin à des fonctions pernicieuses, à des fatigues outrées d’où naissent les fièvres, les infirmités : c’est toujours aller à la mort par la famine.
Et quand il ne souffre pas de la faim, de quoi subsiste-t-il ? Pour en juger il faut voir de près comment se nourrit le paysan français, même dans les provinces dont on vante la fertilité. Huit millions de Français ne mangent pas de pain, n’ont que des châtaignes ou autres pauvretés : vingt-cinq millions de Français n’ont pas de vin, et pourtant on est obligé, par surabondance, de jeter aux égouts des récoltes entières.
Voilà le vol sublime de l’industrie vers la perfectibilité ; et cependant chaque année voit éclore une douzaine de philosophies nouvelles sur la richesse des nations : que de richesses dans les livres, que de misère dans les chaumières !