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Pourquoi les révolutions bourgeoises restent des sources d’expériences et d’enseignements pour la révolution prolétarienne à venir ?

vendredi 5 janvier 2024, par Robert Paris, Tiekoura Levi Hamed

Pourquoi les révolutions bourgeoises restent des sources d’expériences et d’enseignements pour la révolution prolétarienne à venir ?

Prenons une révolution bourgeoise très ancienne : le chartisme anglais. Elle est peu connus et rarement cités par les organisations qui se revendiquent de la classe ouvrière et de la gauche, voire de l’extrême gauche. Eh bien, elle a pourtant joué un rôle déterminant dans le mouvement ouvrier révolutionnaire puis dans le mouvement ouvrier contre-révolutionnaire (le trade-unionisme et le socialisme réformiste). Il est remarquable qu’en Angleterre, le courant révolutionnaire a dominé dans la classe ouvrière tant que la révolution chartiste continuait et le courant réformiste (politique avec les socialistes anglais et syndical avec les trade-unions réformistes) a largement pris le dessus dans la classe ouvrière.

Dialectiquement, le chartisme est une révolution bourgeoise menée par la classe ouvrière, eh oui c’est aussi étonnant que cela aussi ! C’est même une révolution menée en vue… d’une réforme ! Pas pratique pour les activistes non-dialecticiens ! Et aussi pour les puristes car la classe ouvrière y militait aux côtés de la petite bourgeoisie. Et la classe ouvrière y a fait de la politique révolutionnaire, par l’action directe ! Même wikipedia le rapporte :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Chartisme

Aujourd’hui, on ignore cette capacité de la classe ouvrière de mener sa propre action politique par l’insurrection ! Pas étonnant : ce sont les contre-révolutionnaires politiques et syndicaux qui dominent…

Léon Trotsky :

« La bourgeoisie française, ayant falsifié la Grande Révolution, l’a adoptée, monnayée en billon et mise en circulation. La bourgeoisie anglaise a effacé jusqu’au souvenir de la Révolution du XVIIe siècle, ayant dissous tout son passé dans l’idée de " gradation ". Les ouvriers avancés d’Angleterre ont à découvrir la Révolution britannique et, en elle, sous les écailles de la religiosité, la lutte formidable des forces sociales. Le prolétariat anglais peut trouver, dans le drame du XVIIe siècle, de grands précédents d’action révolutionnaire. Tradition nationale aussi, mais tout à fait légitime, tout à fait à sa place dans l’arsenal de la classe ouvrière. Une autre grande tradition nationale du mouvement prolétarien anglais est dans le chartisme. La connaissance de ces deux époques est indispensable à tout ouvrier anglais conscient. Elucider le sens historique de la Révolution du XVIIe siècle et le contenu révolutionnaire du chartisme est un des devoirs les plus importants des marxistes anglais. »

https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/ouvalang/ouvlan09.htm

Les six revendications de la « Charte du peuple » étaient toutes politiques !

https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2007-1-page-7.htm

Engels :

« Le chartisme est la forme condensée de l’opposition à la bourgeoisie. Dans les unions et les grèves, cette opposition restait toujours isolée, c’étaient des ouvriers ou des sections ouvrières qui, isolément, luttaient contre des bourgeois isolés ; si le combat devenait général, ce n’était guère l’intention des ouvriers, et quand intention il y avait, c’était le chartisme qui était à la base de cette généralisation. Mais dans le chartisme c’est toute la classe ouvrière qui se dresse contre la bourgeoisie - et singu¬liè¬rement contre son pouvoir politique - et qui donne l’assaut au rempart légal dont elle s’est entourée. Le chartisme est issu du parti démocratique qui s’est développé dans les années 80 à 90 du siècle précédent, à la fois avec et dans le prolétariat, s’est renforcé pendant la Révolution française et s’est manifesté après la paix, en tant que parti radical, ayant alors son fief principal à Birmingham et Manchester, comme il l’eut jadis à Londres ; en s’alliant avec la bourgeoisie libérale, il réussit à arracher à l’oligarchie de l’ancien parlement, le bill de Réforme et depuis, il a consolidé constamment ses positions de parti ouvrier en face de la bour¬geoisie. En 1838 , un comité de l’Association générale des ouvriers de Londres (Working Men’s Association), ayant à sa tête William Lovett, définit la Charte du Peuple dont les « six points » sont les suivants : 1. Suffrage universel pour tout homme majeur sain d’es¬prit et non condamné pour délit ; 2. Renouvellement annuel du Parlement ; 3. Fixation d’une indemnité parlementaire afin que des candidats sans ressources puissent également accepter un mandat ; 4. Élections au scrutin de ballottage, afin d’éviter la corruption et l’intimidation de la bourgeoisie ; 5. Circonscriptions électorales égales afin d’assurer des représentations équitables ; et 6. Abolition de la disposition - d’ailleurs illusoire - qui réserve l’éligibilité, exclusivement aux propriétaires d’un domaine d’au moins 300 livres sterling, de sorte que tout électeur soit désormais éligible . Ces six points qui se limitent à l’organisation de la Chambre des Communes, pour anodins qu’ils puissent paraître - sont cependant de nature à mettre en pièces la Constitution anglaise, reine et Chambre Haute comprises. Ce qu’on appelle le côté monarchique et aristocratique de la Constitution ne peut subsister que parce que la bourgeoisie a intérêt à son maintien apparent ; ni l’un ni l’autre n’ont plus d’autre existence que fictive. Mais si l’opinion publique tout entière se rangeait derrière la Chambre des Communes, si celle-ci exprimait non seulement la volonté de la bourgeoisie, mais celle de toute la nation, elle concentrerait en elle si parfaitement la totalité du pouvoir, - que dispa¬raîtrait la dernière auréole qui ceint la tête du monarque et de l’aristocratie. L’ouvrier anglais ne respec¬te ni les lords ni la reine, alors que les bourgeois - quoique ne sollicitant guère leur avis sur le fond - entourent leurs personnes d’une véritable adoration. Le chartiste anglais est politique¬ment républicain bien qu’il n’emploie jamais ou seulement très rarement ce terme ; il sympathise d’ailleurs avec les partis républicains de tous les pays, mais préfère se donner le nom de « démocrate ». Cependant il n’est pas simplement républicain ; sa démocratie ne se limite pas au plan politique.

Le chartisme fut - il est vrai - dès ses débuts en 1835 [aa] , un mouvement essentiellement ouvrier, mais il n’était pas encore nettement séparé de la petite bourgeoisie radicale. Le radicalisme ouvrier marchait la main dans la main avec le radicalisme bourgeois ; la Charte était leur Schibboleth (signe de reconnaissance) commun, ils tenaient leurs « conventions nationales » chaque année ensem¬ble ; ils semblaient ne faire qu’un parti. La petite bourgeoisie semblait à cette époque douée d’une combativité particulière, elle voulait du sang en raison de la déception qu’elle avait éprouvée devant les résultats du bill de Réforme, et à cause des années de crise économique de 1837 à 1839 ; la violence de l’agitation chartiste était donc loin de lui déplai¬re. En Allemagne on se fait difficilement une idée de cette violence. Le peuple fut invité à s’armer, souvent aussi appelé ouvertement à se révolter ; on fabriqua des piques comme naguère au temps de la Révolution française, et en 1838 le mouvement comptait entre autres un certain Stephens, pasteur méthodiste, qui déclara au peuple de Manchester rassemblé :

« Vous n’avez rien à craindre de la force du gouvernement, des soldats, des baïon¬nettes et des canons dont disposent vos oppresseurs ; vous avez un moyen plus puissant que tout cela, une arme contre laquelle les baïonnettes et les canons ne peu¬vent rien ; et un enfant de 10 ans peut manier cette arme – vous n’avez qu’à prendre quelques allumettes et une poignée de paille trempée dans la poix, et je voudrais bien voir ce que le gouvernement et ses centaines de milliers de soldats peuvent faire contre cette arme, si on l’utilise hardiment. »

Mais c’est à cette même époque qu’apparut le caractère spécifique, social du chartisme ouvrier. Le même Stephens déclare lors d’un rassemblement de 200,000 personnes sur le Kersal Moor, le Mons sacer de Manchester que nous avons déjà mentionné :

« Le chartisme, mes amis, ce n’est pas une question politique, où il s’agit de vous faire obtenir le droit de vote ou quelque chose de ce genre ; non, le chartisme c’est une question de fourchette et de couteau, la charte signifie bon gîte, bien manger et bien boire, de bons salaires et une journée de travail courte. »

Aussi, dès cette époque, les mouvements dirigés contre la nouvelle loi sur les pauvres et réclamant le bill des dix heures étaient en étroite liaison avec le chartisme. On put voir le tory Oastler, participer à tous les meetings de cette période, et outre la pétition nationale adoptée à Birmingham en faveur de la Charte du Peuple, des centaines de pétitions pour l’amélioration sociale de la situation des ouvriers furent adoptées ; en 1839, l’agitation se poursuivit avec la même intensité, et lorsqu’elle commença de faiblir vers la fin de l’année, Bussey, Taylor et Frost se hâtèrent de déclencher en même temps une émeute dans le nord de l’Angleterre, dans le Yorkshire et le pays de Galles. Frost fut forcé de lancer l’affaire trop tôt, car son entreprise avait été éventée, et ce fut l’échec ; ceux du nord apprirent cette issue malheureuse assez tôt pour pouvoir faire marche arrière ; deux mois plus tard, en janvier 1840, plusieurs émeutes dites « policières » (Spy-outbreaks), éclatèrent dans le Yorkshire, par exemple à Sheffield et Bradford, puis l’agitation se calma peu à peu. Entre temps, la bourgeoisie se lança dans des projets plus pratiques, plus avantageux pour elle, en particulier dans les lois sur les grains ; l’association contre la loi sur les grains fut créée à Manchester et eut pour conséquence, un relâchement des liens entre la bourgeoisie radicale et le prolétariat. Les ouvriers eurent tôt fait de comprendre que l’abolition de la loi sur les grains ne serait pas pour eux d’un grand bénéfice, alors qu’elle profiterait au contraire beaucoup à la bourgeoisie ; et c’est pourquoi il fut impossible de les gagner à ce projet. La crise, de 1842 éclata. L’agitation reprit avec autant de violence qu’en 1839. Mais cette fois, la riche bourgeoisie industrielle qui eut justement beaucoup à souffrir de cette crise, y participa. La Ligue contre la loi sur les grains, tel était à présent le nom de l’association fondée par les industriels de Manchester, manifesta une tendance à l’extrémisme et à la violence. Ses journaux et ses propagandistes tenaient un langage ouvertement révolutionnaire, qui s’expliquait en partie aussi parce que le parti conservateur était au pouvoir depuis 1841. Comme l’avaient fait jadis les chartistes, ils poussaient maintenant sans détours à la révolte ; quant aux ouvriers qui avaient le plus à souffrir de la crise, eux non plus ne restaient pas inactifs, comme le montre la pétition nationale de cette année-là, avec ses trois millions et demi de signatures. Bref, si les deux partis radicaux s’étaient quelque peu éloignés, ils s’allièrent à nouveau ; le 15 février 1842, lors d’une réunion de libéraux et de chartistes à Manchester, on rédigea une pétition réclamant aussi bien l’abolition des lois sur les grains que la mise en vigueur de la charte et qui fut adoptée le lendemain par les deux partis. Le printemps et l’été se passèrent dans une très vive agitation, tandis que la misère s’aggravait. La bourgeoisie était décidée à imposer l’abrogation des lois sur les grains en profitant de la crise, de la misère qui s’ensuivait [ai] et de l’excitation générale. Cette fois, alors que les tories étaient au pouvoir, elle abolit même à moitié sa propre légalité ; elle voulait faire la révolution mais avec les ouvriers. Elle voulait que les ouvriers tirent pour elle les marrons du feu et s’y brûlent les doigts pour le plus grand bien de la bourgeoisie. Déjà on avait repris de divers côtés l’idée lancée jadis par les chartistes (en 1839) d’un « mois sacré », d’un arrêt général de travail de tous les ouvriers ; mais cette fois, ce n’étaient pas les ouvriers qui voulaient cesser le travail : c’étaient les industriels qui voulaient fermer leurs usines, envoyer les ouvriers dans les communes rurales, dans les propriétés de l’aristocratie pour contraindre ainsi le Parlement tory et le gouverne¬ment à abroger les droits de douane sur les grains. Naturellement, il en serait résulté une révolte, mais la bourgeoisie restait en sécurité à l’arrière-plan et pouvait en attendre l’issue sans se compromettre, en cas d’échec. Vers la fin du mois de juillet, les affaires commencè¬rent à mieux aller ; il était grand temps, et pour ne pas laisser échapper l’occasion, trois usines de Stalybridge abaissèrent alors les salaires en période de hausse de la conjonc¬ture économique (cf. les rapports commerciaux de Manchester, de Leeds, de la fin juillet et du début août) [ak] - agissant de leur propre chef, ou en accord avec les autres industriels et princi¬pa¬lement avec la Ligue - je ne saurais trancher ce point. Deux d’entre elles cependant, reculè¬rent, la troisième, la firme William Bayley et frères, tint ferme et répondit aux protestations des ouvriers que s’ils n’étaient pas contents, ils feraient peut-être mieux d’aller jouer aux billes quelque temps. Les ouvriers accueillirent ces propos ironiques avec des hourras, quittèrent l’usine et parcoururent la localité en invitant tous les ouvriers à cesser le travail. En quelques heures, toutes les usines étaient arrêtées, et les ouvriers se rendirent en cortège à Mottram Moor pour y tenir un meeting. C’était le 5 août. Le 8, une colonne de 5,000 hommes se dirigea vers Ashton et Hyde, ils y arrêtèrent toutes les usines et les mines et tinrent des meetings, où il fut question non pas d’abolition de la loi sur les grains, comme l’espérait la bourgeoisie mais « de salaire quotidien équitable pour un travail quotidien équitable » (a fair day’s wages for a fair day’s work). Le 9 août, ils se rendirent à Manchester, où les autorités, qui étaient toutes libérales, les laissèrent entrer et ils stoppèrent les usines ; le 11, ils étaient à Stockport, et c’est seulement là qu’ils se heurtèrent à une certaine résistance lorsqu’ils prirent d’assaut la maison des pauvres, cet enfant chéri de la bourgeoisie ; le même jour, Bolton était le théâtre d’une grève générale et de troubles auxquels, là non plus, les autorités ne s’opposè¬rent pas ; bientôt, la révolte s’étendit à tous les districts industriels et toute activité cessa, sauf la rentrée des récoltes et la préparation des denrées alimentaires. Cependant, les ouvriers en révolte ne commirent pas d’excès. Ils avaient été poussés à cette révolte, sans le vouloir vraiment ; les industriels, tout à fait contre leurs habitudes, ne s’étaient pas opposés à cet arrêt de travail, à l’exception d’un seul : le tory Birley de Manchester ; l’affaire avait débuté sans que les ouvriers eussent un objectif précis. C’est pourquoi tous étaient certes d’accord pour ne pas se faire tuer pour le plus grand bien de leurs patrons, partisans de l’abrogation des lois sur les grains ; mais par ailleurs, les uns voulaient imposer la Charte du Peuple, tandis que les autres, jugeant cette entreprise prématurée, cherchaient simplement à arracher les barèmes de salaires de 1840. C’est ce qui causa l’échec de toute l’insurrection. Si elle avait été dès le début une insurrection ouvrière consciente, voulue, elle aurait réellement réussi ; mais ces foules jetées dans les rues par leurs patrons, sans l’avoir voulu, sans but précis, ne pouvaient rien faire. Dans l’intervalle, la bourgeoisie qui n’avait pas remué le petit doigt pour mettre en application l’alliance du 15 février, eut tôt fait de comprendre que les ouvriers se refusaient à devenir ses instruments, et que l’inconséquence avec laquelle elle s’était écartée de son point de vue « légal » la mettait maintenant elle-même en danger ; elle en revint donc à sa légalité d’antan et se rangea aux côtés du gouvernement contre les ouvriers qu’elle avait elle-même excités à la rébellion et poussés ensuite à se révolter. Les bourgeois et leurs fidèles serviteurs prêtèrent serment en qualité de constables spéciaux - même les négociants allemands de Manchester prirent part à cette mascarade et paradèrent sans rime ni raison dans la ville, leurs gourdins à la main, cigare aux lèvres - la bourgeoisie fit tirer sur le peuple à Preston, et c’est ainsi que cette révolte populaire, sans objectifs, se heurta tout d’un coup non seulement aux forces militaires gouvernementales mais en outre à la classe possédante tout entière. Les ouvriers, qui n’avaient d’ailleurs pas d’idée directrice, se séparèrent et l’insurrection s’éteignit peu à peu sans conséquences graves. Par la suite, la bourgeoisie continua de commettre infamie sur infamie, chercha à se blanchir en affectant à l’égard de la violente intervention populaire, une horreur s’accordant mal avec le langage révolutionnaire qu’elle avait tenu au printemps ; elle rejeta la responsabilité de l’insurrection sur les « meneurs » chartistes, etc.... alors qu’elle en avait fait bien plus qu’eux pour mettre sur pied cette insurrection, et elle reprit son point de vue d’antan, le respect sacro-saint de la légalité, avec une impudence sans pareille. Les chartistes, qui n’avaient presque pas participé à la révolte, et n’avaient fait que ce que la bourgeoisie aussi avait eu l’intention de faire, c’est-à-dire profiter de l’occasion, furent jugés et condamnés alors que la bourgeoisie s’en tira sans dommage, vendant avantageuse¬ment ses stocks durant l’arrêt de travail.

La séparation totale fut consommée entre la bourgeoisie et le prolétariat, et ce fut là le fruit de l’insurrection. Jusqu’à ce moment, les chartistes n’avaient pas fait mystère de leur intention de faire passer leur charte par tous les moyens, y compris la révolution ; la bourgeoisie, qui comprenait à présent tout d’un coup quel danger recelait toute subversion violente pour sa situation, ne voulut plus entendre parler de « force physique » et prétendit réaliser ses desseins uniquement par la « force morale » - comme si celle-ci était autre chose qu’une menace directe ou indirecte du recours à la force physique. Ce fut là le premier sujet de litige, écarté cependant quant au fond par l’affirmation ultérieure des chartistes - qui sont tout de même aussi dignes de foi que la bourgeoisie libérale - déclarant ne pas vouloir non plus recourir à la force physique. Mais le second point litigieux, le plus important, celui qui fit apparaître le chartisme dans toute sa pureté, fut la question de la loi sur les grains. La bourgeoisie radicale y était intéressée, mais non le prolétariat. Le parti chartiste se sépara alors de ce fait en deux partis, dont les principes politiques déclarés concordent parfaitement, mais qui sont cependant tout à fait différents et inconciliables. Lors de la Convention nationale de Birmingham en janvier 1843, Sturge, le représentant de la bourgeoisie radicale, proposa de rayer le mot « Charte » des statuts de l’Association chartiste, sous prétexte que ce nom serait lié, à cause de l’insurrection, à des souvenirs révolutionnaires violents - liens qui, du reste, dataient déjà de longues années et auxquels M. Sturge n’avait eu jusqu’alors rien à objecter. Les ouvriers ne voulurent pas abandonner ce nom et lorsque Sturge fut battu aux voix, ce Quaker devenu tout à coup un loyal sujet, quitta la salle en compagnie de la minorité et fonda une Complete Suffrage Association formée de bourgeois radicaux. Ces souvenirs étaient devenus si odieux à ce bourgeois jacobin la veille encore, qu’il alla jusqu’à trans¬for¬mer l’expression suffrage universel (universal suffrage), en cette locution ridicule : « suffrage complet » (complete suffrage). Les ouvriers se rirent de lui et poursuivirent leur chemin.

A partir de ce moment, le chartisme devint une cause purement ouvrière, libérée de tous les éléments bourgeois, etc... Les journaux « complets » - Weekly Dispatch, Weekly Chroni¬cle, Examiner, etc... - sombrèrent peu à peu dans le style soporifique des autres journaux libéraux, défendirent la cause de la liberté du commerce, attaquèrent le bill des dix heures et toutes les motions exclusivement ouvrières, faisant somme toute fort peu apparaître leur radicalisme. La bourgeoisie radicale s’allia dans tous les conflits avec les libéraux contre les chartistes et, d’une façon générale, elle fit de la loi sur les grains - qui est, pour les Anglais, la question de la libre concurrence - sa préoccupation principale. Elle tomba ainsi sous le joug de la bourgeoisie libérale et joue actuellement un rôle des plus lamentables.

Les ouvriers chartistes par contre prirent avec une ardeur redoublée leur part de tous les combats du prolétariat contre la bourgeoisie. La libre concurrence a fait assez de mal aux ouvriers pour être maintenant un objet de haine pour eux ; ses représentants, les bourgeois, sont leurs ennemis déclarés. L’ouvrier n’a que désavantages à espérer d’une libération totale de la concurrence. Les revendications qu’il a formulées jusqu’à présent : bill des dix heures, protection de l’ouvrier contre le capitaliste, bon salaire, situation garantie, abrogation de la nouvelle loi sur les pauvres, toutes choses qui sont des éléments du chartisme au moins aussi essentiels que les « six points », vont directement à l’encontre de la libre concurrence et de la liberté du commerce. Il n’est donc pas étonnant - et c’est ce que toute la bourgeoisie anglaise ne peut comprendre - que les ouvriers ne veuillent point entendre parler de libre concurrence, de liberté du commerce et d’abrogation des lois sur les grains, et qu’ils éprouvent à l’égard de cette dernière tout au plus de l’indifférence, mais par contre, à l’égard de ses défenseurs la plus vive animosité. Cette question est précisément le point où le prolétariat se sépare de la bourgeoisie, le chartisme du radicalisme ; et la raison d’un bourgeois ne saurait le compren¬dre parce qu’elle ne peut comprendre le prolétariat.

Mais c’est en cela aussi que réside la différence entre la démocratie chartiste et tout ce qui fut jusqu’ici la démocratie politique bourgeoise. La nature du chartisme est essentiellement sociale. Les « six points » qui sont aux yeux du bourgeois le nec plus ultra, devant tout au plus entraîner encore quelques modifications de la constitution, ne sont pour le prolétaire qu’un moyen. « Notre moyen : le pouvoir politique, notre but : le bonheur social ». Tel est le mot d’ordre électoral, clairement formulé, des chartistes. La « question de fourchette et de couteau » du prédicateur Stephens ne représentait une vérité qu’aux yeux d’une fraction des chartistes de 1838 ; en 1845, tous savent que c’est la vérité. Parmi les chartistes il n’y a plus un seul homme qui soit uniquement politicien. Et, bien que leur socialisme soit encore très peu évolué, bien que leur principal moyen dans la lutte contre la misère soit jusqu’à présent le morcellement de la propriété foncière (allotment system) déjà dépassé par l’industrie (cf. Introduction), bien que, somme toute, la plupart de leurs projets pratiques (protection des ouvriers, etc.), soient en apparence de nature réactionnaire, ces mesures impliquent, d’une part, la nécessité ou bien de retomber sous le joug de la concurrence et de recréer l’état de cho¬¬ses existant - ou de mener à bien eux-mêmes l’abolition de la concurrence ; et, d’autre part, l’imprécision actuelle du chartisme, la scission qui l’a séparé du parti purement politi¬que, exige que continuent d’être développées, précisément, les caractéristiques destructives du chartisme, qui résident dans son orientation sociale. Le rapprochement avec le socialisme est inévitable, surtout si la prochaine crise - qui succédera obligatoirement à la prospérité actuelle de l’industrie et du commerce au plus tard en 1847, mais vraisemblablement, dès l’année prochaine, crise qui dépassera de loin en violence et en intensité toutes les précéden¬tes - oriente les ouvriers, par suite de leur misère, de plus en plus vers les moyens sociaux au lieu des moyens politiques. Les ouvriers imposeront leur charte : c’est normal ; mais d’ici là ils se rendront clairement compte de bien des choses qu’ils peuvent imposer à l’aide de leur charte et qu’ils ignorent encore actuellement en grande partie. »

http://www.matierevolution.fr/spip.php?article173

Léon Trotsky :

« L’époque du chartisme est impérissable, parce qu’elle nous donne, au long de dizaines d’années, une sorte de raccourci schématique de toute l’échelle de la lutte prolétarienne, à partir des pétitions au Parlement jusqu’à l’insurrection armée. Toutes les questions essentielles du mouvement de classe du prolétariat - rapports entre l’action parlementaire et extra-parlementaire, rôle du suffrage universel, trade-unions et coopératives, portée de la grève générale et rapports de celle-ci avec l’insurrection armée, jusqu’aux relations réciproques du prolétariat et du paysan - ne se cristallisèrent pas seulement de façon pratique, dans le cours du mouvement de masse du chartisme, mais y furent aussi résolues en principe. Au point de vue théorique, ces solutions furent loin d’être toujours irréprochablement fondées ; on n’y joignit pas toujours les deux bouts ; le mouvement tout entier et sa contrepartie dans le domaine de la théorie continrent bien des éléments inachevés, d’une maturité insuffisante. Les mots d’ordre révolutionnaires et les méthodes du chartisme demeurent néanmoins, maintenant encore, si la critique les dégage, infiniment supérieurs à l’éclectisme douceâtre des Macdonald et à la stupidité économique des Webb. On peut dire, s’il est permis de recourir à une comparaison un peu risquée, que le mouvement chartiste ressemble au prélude qui donne sans développement le thème musical de tout un opéra. En ce sens, la classe ouvrière anglaise peut et doit voir dans le chartisme, outre son passé, son avenir. De même que les chartistes écartèrent les prédicateurs sentimentaux de " l’action morale " et rassemblèrent les masses sous le drapeau de la Révolution, le prolétariat anglais aura à chasser de son sein les réformistes, les démocrates, les pacifistes, et à se grouper sous le drapeau de la transformation révolutionnaire. Le chartisme n’a pas vaincu, parce que ses méthodes étaient souvent erronées et parce qu’il est venu trop tôt. Il n’était qu’une anticipation historique. La Révolution de 1905 a aussi subi une défaite. Mais ses traditions se sont ranimées après dix ans et ses méthodes ont vaincu en Octobre 1917. Le chartisme n’est pas liquidé. L’histoire liquide le libéralisme et prépare la liquidation du pacifisme faussement ouvrier, justement pour ressusciter le chartisme sur des bases historiques nouvelles infiniment élargies. La vraie tradition nationale du mouvement ouvrier anglais est là ! »

https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/ouvalang/ouvlan09.htm

Le mouvement chartiste se développa en Angleterre au XIXe siècle, dans les années 30, dans les conditions de profond bouleversement que l´emploi croissant de la machine à l´ère industrielle provoquait dans la vie de la population. Conditions de travail inhumaines des ouvriers, salaires de famine, journées de douze et même seize heures, emploi de petits enfants à partir de cinq ou six ans dans les mines et dans les filatures, logements déplorables – véritables taudis.

En 1838, un Comité de l´Association Ouvrière de Londres (Working Men´s Association) définit ce qu´on appela la « Charte du Peuple ».

La Charte du Peuple réclamait l´adoption de « six points » qui étaient :

suffrage universel : que tout homme majeur, sain d´esprit et n´ayant pas encouru de condamnation pour délit, soit électeur ;

renouvellement annuel du Parlement ;

indemnité parlementaire, permettant à des candidats de devenir députés ;
élection au scrutin secret, pour mettre fin aux pratiques de corruption et d´intimidation qui étaient courantes ;

découpage du pays en circonscriptions électorales égales pour assurer une représentation équitable ; afin que tout électeur puisse être éligible, abolition de la disposition qui réservait le droit d´être élu député aux seules personnes pouvant justifier d´un revenu de 300 livres sterling.
En 1839, se réunit une « Convention » de chartistes qui se voulait un « Parlement du peuple ». Elle prépara une pétition où étaient incorporés ces 6 points et qui recueillit plus d´un million deux cents mille signatures. Un grand espoir souleva la population, qui croyait que cette Charte pouvait améliorer ses conditions d´existence, mais la pétition, présentée au Parlement, fut repoussée à une écrasante majorité. Une très vive agitation s´ensuivit. Une grève générale, d´abord envisagée, fut abandonnée. Divers mouvements insurrectionnels éclatèrent ; un des plus forts et des plus organisés eut pour théâtre le Pays de Galles. Les mineurs gallois tentèrent de s´emparer de la ville de Newport. La répression fut très dure : arrestations, emprisonnements et déportations sans nombre.

Par la suite, en 1842, les chartistes lancèrent une nouvelle pétition qui recueillit trois millions de signatures. Mais le chartisme perdit de sa force et déclina. Il n´en a pas moins traduit à cette époque l´élan des travailleurs vers un idéal de vie meilleure, d´égalité et de justice qui fut repris ensuite par d´autres mouvements.

Trotsky dans Où va l’Angleterre :

Nous ne dirons ici que quelques mots de la deuxième tradition, authentiquement prolétarienne et révolutionnaire.

L’époque du chartisme est impérissable, parce qu’elle nous donne, au long de dizaines d’années, une sorte de raccourci schématique de toute l’échelle de la lutte prolétarienne, à partir des pétitions au Parlement jusqu’à l’insurrection armée. Toutes les questions essentielles du mouvement de classe du prolétariat - rapports entre l’action parlementaire et extra-parlementaire, rôle du suffrage universel, trade-unions et coopératives, portée de la grève générale et rapports de celle-ci avec l’insurrection armée, jusqu’aux relations réciproques du prolétariat et du paysan - ne se cristallisèrent pas seulement de façon pratique, dans le cours du mouvement de masse du chartisme, mais y furent aussi résolues en principe. Au point de vue théorique, ces solutions furent loin d’être toujours irréprochablement fondées ; on n’y joignit pas toujours les deux bouts ; le mouvement tout entier et sa contrepartie dans le domaine de la théorie continrent bien des éléments inachevés, d’une maturité insuffisante. Les mots d’ordre révolutionnaires et les méthodes du chartisme demeurent néanmoins, maintenant encore, si la critique les dégage, infiniment supérieurs à l’éclectisme douceâtre des Macdonald et à la stupidité économique des Webb. On peut dire, s’il est permis de recourir à une comparaison un peu risquée, que le mouvement chartiste ressemble au prélude qui donne sans développement le thème musical de tout un opéra. En ce sens, la classe ouvrière anglaise peut et doit voir dans le chartisme, outre son passé, son avenir. De même que les chartistes écartèrent les prédicateurs sentimentaux de " l’action morale " et rassemblèrent les masses sous le drapeau de la Révolution, le prolétariat anglais aura à chasser de son sein les réformistes, les démocrates, les pacifistes, et à se grouper sous le drapeau de la transformation révolutionnaire. Le chartisme n’a pas vaincu, parce que ses méthodes étaient souvent erronées et parce qu’il est venu trop tôt. Il n’était qu’une anticipation historique. La Révolution de 1905 a aussi subi une défaite. Mais ses traditions se sont ranimées après dix ans et ses méthodes ont vaincu en Octobre 1917. Le chartisme n’est pas liquidé. L’histoire liquide le libéralisme et prépare la liquidation du pacifisme faussement ouvrier, justement pour ressusciter le chartisme sur des bases historiques nouvelles infiniment élargies. La vraie tradition nationale du mouvement ouvrier anglais est là !

Edouard Dolléans dans « Histoire du mouvement ouvrier » :

En 1830, la structure économique de la Grande-Bretagne et celle de la France sont différentes.

En Grande-Bretagne, la Révolution industrielle est achevée ; elle commence en France. Tandis que dans notre pays dominent les artisans et les ouvriers à domicile, il existe en Grande-Bretagne, surtout dans les districts du Nord-Ouest, un prolétariat industriel.

Pourtant, malgré cette diversité, les deux pays connaissent des tendances semblables et des tentatives parallèles.

En Grande-Bretagne, la croissance des classes laborieuses se traduit par deux mouvements distincts, de caractère et de durée différents. Le premier est un mouvement corporatif. Son apogée est marquée, en 1833, par la formation de la Grande Union Consolidée des Métiers et, au commencement de 1834, par une tentative de grève générale en faveur des 8 heures.
Ce mouvement d’association des classes productives a son centre dans les districts industriels du Nord-Ouest, ses troupes parmi les ouvriers du prolétariat industriel ;mais il faut noter que, dans les derniers mois de 1833, il gagne les comtés agricoles du Sud. Les sympathies qu’il rencontre parmi les travailleurs des champs ont pour sanction, en mars 1834, la condamnation des journaliers agricoles du Dorchester.

L’autre mouvement part de Londres. Ce sont des artisans de la métropole qui en sont les initiateurs, en novembre 1831, pendant la campagne qui précède la réforme politique de 1832. Le projet de réforme ne pouvait satisfaire les classes laborieuses ; mais certains démocrates ouvriers ont pensé que la conquête de la démocratie politique était une première étape vers la démocratie industrielle.

Il ne faut pas opposer ces deux formes du mouvement ouvrier. Si certains des partisans de l’action corporative étaient indifférents à la réforme politique, un grand nombre d’ouvriers et d’artisans, tout en donnant la préférence à l’une, n’excluaient pas l’autre méthode : l’une et l’autre étaient destinées à atteindre un objectif semblable.

Certaines tendances étaient communes à tous, ouvriers du prolétariat industriel du Lancashire et du Yorkshire, artisans de Londres, ouvriers à domicile ou journaliers agricoles.

Tous étaient persuadés de la nécessité d’unir les classes laborieuses. Ils sentaient que de la puissance et de l’indépendance de leurs organisations dépendaient l’amélioration de leur existence matérielle et leur influence dans la société. Dès cette époque, l’autonomie du mouvement ouvrier s’affirme dans les projets ambitieux de la Grande Union Consolidée des Métiers et dans les principes de la Working Men’s Association.

Jusqu’en 1830, il existe des associations, des clubs ouvriers. Mais c’est seulement dans les journaux de 1830 à 1834 qu’apparaît l’expression Trades Union ; par elle s’affirme la différence essentielle entre la Trade Union, ou association d’ouvriers d’un même métier, et la Trades Union, ou association de tous les métiers. La Trades Union, c’est l’association de tous les travailleurs en une seule Union Nationale.

Les pionniers de la Trades Union ont été des ouvriers de l’industrie textile et du bâtiment en Lancashire et en Yorkshire. Et c’est parmi le prolétariat industriel des comtés du Nord-Ouest que, en 1830-1831, L’Association Nationale pour la protection du Travail, puis en 1833-1834 la Grande Union Consolidée des Métiers vont trouver un appui enthousiaste, mais éphémère. Dans les mêmes districts, le prolétariat industriel accueillera l’idée de la grève générale comme le moyen d’obtenir, en dehors de toute intervention du Parlement, l’application, dans les usines, des 8 heures. L’Association pour la protection du travail a pu recueillir l’adhésion et les souscriptions de 80 000 ouvriers, et la Grande Union Consolidée des Métiers a pu, un instant, grouper 250 000 travailleurs des usines et des champs.

Dès novembre 1831, pendant la campagne en vue du Reform Bill, s’est formée une National Union of the Working Classes and Others. Ses fondateurs, William Lovett et ses amis, revendiquent le suffrage universel et la démocratie politique en vue d’établir, grâce à leur mécanisme, la démocratie économique.

Les fondateurs de la National Union of the Working Classes - disciples d’Owen et d’Hodgskin - sont aussi des admirateurs de Cobbett et de Hunt. Ils s’opposent au Reform Bill. Aussi, un de leurs journaux, Le Défenseur du Pauvre du 30 juillet 1831, critique-t-il violemment le projet de réforme : « Nous n’avons pas jugé nécessaire dernièrement de continuer à exposer les innombrables raisons qui nous portent à condamner cette mesure (le bill de Réforme). Rappelez-vous, amis et frères, que vous et vous seuls, produisez toute la richesse réelle du pays ; rappelez-vous que vous ne jouissez que d’une fraction bien exiguë de ce que vous produisez en fait. »

Aux yeux de ceux qu’on peut appeler les démocrates ouvriers, il existe une raison dominante pour rejeter le projet : le travail est la source de toute richesse, la classe ouvrière produit « toute la richesse réelle du pays », et elle ne jouit dans la société actuelle que d’une infime partie des richesses produites par elle. Or, le projet de réforme, proposé par ceux-là mêmes qui accaparent toute richesse, est destiné à donner le pouvoir politique et le monopole législatif à ceux qui s’attribuent déjà le produit du travail des ouvriers. Le bill est donc une duperie pour la classe ouvrière ; celle-ci ne peut espérer voir « ses maîtres » se dépouiller de leur monopole pour rendre aux producteurs le produit intégral de leur travail.

Le Défenseur du Pauvre prend position contre les classes moyennes et recommande aux ouvriers de se défier toujours autant de la bourgeoisie que de l’aristocratie et de l’Église. En juillet 1831, en pleine lutte pour la réforme électorale, les journaux de la presse sans timbre condamnent le bill : le projet de réforme ne donne satisfaction qu’aux intérêts des classes moyennes. Aussi la nouvelle association fondée par les démocrates ouvriers lance-t-elle une circulaire invitant « les classes productives » de Londres à un meeting fixé au 7 novembre 1831, afin de faire approuver une déclaration qui est l’esquisse de la future Charte du peuple.

La National Union of the Working Classes and Others n’a que 1500 membres, dont 500 seulement paient régulièrement leur cotisation. Sa principale activité consiste dans des meetings. Aux réunions de la N. U. of W. Classes and Others, nous dit Francis Place, des centaines de personnes se pressent aux portes de la salle. Les Rotundanistes - tel est le surnom qui leur a été donné - exercent une action et une influence qui s’étendent bien au delà des limites de leur petite association.

Ces réunions de la Rotunda doivent être le point de départ d’un mouvement s’étendant à toute l’Angleterre et destiné à conquérir l’opinion publique aux principes démocratiques afin d’exercer une pression sur le Gouvernement et sur le Parlement. Les démocrates ouvriers espèrent entraîner Francis Place et les radicaux bourgeois dans cette campagne en faveur du suffrage universel. En réalité, il n’y a pas d’entente possible entre les radicaux bourgeois et les démocrates ouvriers. Ni leur idéal social ni leur tactique ne sont les mêmes. Sans doute les uns et les autres désirent l’avènement de la démocratie politique. Mais la démocratie ne représente pas à leurs yeux le même régime social. Elle est, pour les radicaux bourgeois, l’expression définitive d’un système d’équilibre entre les intérêts des différentes classes sociales. Le projet de réforme est une étape qui permettra aux classes laborieuses de faire leur éducation politique avant de participer au gouvernement du pays. Au contraire, les démocrates ouvriers voient, dans les institutions démocratiques, l’armature politique nécessaire à une transformation profonde de la société.

En mars 1832, la Chambre des Communes vient d’adopter le bill de réforme. Le 16 juin, Le Défenseur du Pauvre apprécie la loi nouvelle en ces termes :

« Le Bill est devenu loi. Et maintenant donnera-t-il à l’honnête ouvrier ses droits ? Non, il ne les lui donnera pas ; il exclura le pauvre, et, aussi longtemps que les pauvres seront exclus de leurs droits, ils resteront misérables et étrangers aux bienfaits de la civilisation et de la vie sociale. La cause de tous nos maux est la corruption ; et les hommes qui bénéficieront du bill de réforme sont les instruments de la tyrannie, de la corruption et du vice. »

La réforme électorale, loin d’apporter à la condition des ouvriers quelque amélioration, ne fera donc qu’augmenter l’oppression qu’exercent sur les travailleurs les hommes de la classe moyenne

« Que pouvons-nous attendre de ces hommes qui ne visent qu’à lutter à coups de baisse de prix et à se tromper les uns les autres ainsi qu’à tromper le reste de l’humanité, de ces hommes qui ont été sans cesse ajoutant la maison aux maisons et les champs aux champs sans jamais mettre la main à quelque travail utile ? » La loi de 1832 n’est pas un progrès, mais un recul. Le Parlement est tombé entre les mains « des pires ennemis de l’ouvrier », de ces hommes, enrichis du travail et insouciants de la misère des pauvres. Cette condamnation de la loi nouvelle n’est pas l’opinion individuelle d’un journaliste plus ou moins influent, c’est l’expression de l’attitude qu’adoptent les masses ouvrières en face de la réforme électorale. Le Défenseur du Pauvre est l’organe des revendications des démocrates ouvriers.

Les fondateurs de la National Union of the Working Classes et de la Working Mens’ Association (16 juin 1836), sont des artisans : John Jaffray, relieur ; William Savage, journalier ; Henry Mitchell, tourneur ; John Skelton, cordonnier ; Daniel Binyon, journalier ; Richard Cameron, piqueur de bretelles ; James Lawrance, peintre ; William Moore, graveur sur bois ; Arthur Dyson, compositeur d’imprimerie ; John Rogers, tailleur ; William Isaacs, fondeur de caractères ; James Jenkinson, graveur ; Edward Thomas, journalier. Henry Hetherington, devenu ensuite imprimeur, a débuté comme typographe ; William Lovett est ébéniste.

La N. U. W. C., fondée en avril 1831, est composée principalement d’ouvriers ; elle a exactement le même objet que le futur mouvement chartiste : la conquête des droits politiques, le droit pour l’ouvrier au produit intégral de son travail, droit dont la reconnaissance ne peut être assurée que par une représentation ouvrière introduite au Parlement par le suffrage universel.

Hetherington et Lovett organisent, dans les différents quartiers de Londres, des cours où sont discutées les oeuvres de Paine, Godwin, Robert Owen. Hetherington parcourt la Grande-Bretagne et arrive à organiser, notamment à Manchester, des associations à l’image de la National Union de Londres. Ces Unions effrayent à la fois le gouvernement et des réformateurs comme Francis Place. Celui-ci définit la différence entre les Unions des démocrates politiques et celles des démocrates ouvriers, en disant que les premières désiraient le succès du Reform Bill afin de prévenir la Révolution, et les secondes souhaitaient sa défaite comme un moyen de provoquer la Révolution. A aucun moment de la campagne du Reform Bill, on ne rencontre de sympathie entre le gouvernement et les Unions politiques ouvrières. Et pourtant, l’agitation politique ouvrière servit indirectement le gouvernement a vaincre la résistance de la Chambre des Lords.

La réforme électorale de 1832 ne pouvait satisfaire ni les radicaux bourgeois ni les démocrates ouvriers. Il s’agissait seulement d’une extension du privilège de vote, et le droit de suffrage, loin de reposer sur l’idée démocratique du droit égal pour tous, restait une franchise.

Cette réforme ne consacrait aucune des six revendications du radicalisme, ni l’annualité des Parlements, ni le suffrage universel, ni l’égalité des districts électoraux, ni le scrutin secret, ni l’indemnité parlementaire, ni la suppression du cens d’éligibilité. Ce sont ces six revendications fondamentales du mouvement démocratique depuis ses origines qui vont constituer les six points de la Charte du Peuple. Le 8 mai 1838, la Working Men’s Association adressera cette charte aux associations ouvrières et aux associations radicales.

La Charte du Peuple restera jusqu’en 1848 le programme du mouvement chartiste ; elle semble imprimer au Chartisme le caractère d’un mouvement démocratique. Les principes affirmés dans leur projet de loi par les hommes de la Working Men’s Association ne sont-ils pas d’ordre exclusivement politique ? Le suffrage universel n’est-il pas, depuis 1780 et 1792, la revendication centrale du parti radical ? Ce parti, depuis 1815, a grandi, et sa popularité est due à la faveur croissante dont cette revendication jouit dans les milieux populaires. La réforme de 1832 n’est, elle même, qu’une concession faite à l’opinion publique ; les uns ne l’ont acceptée et préconisée que comme une étape qui devait conduire au suffrage universel ; les autres l’ont condamnée comme une déception infligée à leurs espérances.

La Charte du Peuple est un essai de rédaction des principes de la démocratie politique ? Mais, ce n’est là qu’une apparence. Les revendications politiques des démocrates ouvriers enveloppent d’autres revendications qui vont donner au mouvement un caractère nettement socialiste. Pour les Chartistes, la vraie démocratie implique une révolution sociale. A cette époque, l’expression de socialiste désigne plus particulièrement les disciples de Robert Owen, celle de démocrate est toujours employée dans un sens qui unit étroitement, comme les deux faces d’une médaille, la démocratie politique et la démocratie sociale. En Angleterre, comme en France, les classes laborieuses prennent conscience de leur force. Elles éprouvent le besoin de s’organiser d’une façon autonome. L’autonomie et une volonté novatrice sont déjà tes traits essentiels qui donnent au mouvement ouvrier ses formes propres. Autonomie et volonté créatrice sont des affirmations de jeunesse et de vitalité.

La Working Men’s Association est composée exclusivement d’ouvriers. Lorsqu’elle a été fondée, le 16 juin 1836, la Working Men’s Association, par la volonté même de ses fondateurs, ne fait appel qu’aux seules forces de la classe ouvrière. « La question se posa parmi nous, dit Lovett, de savoir si nous pourrions organiser et faire vivre une association composée exclusivement d’hommes appartenant à la classe ouvrière. » La W. M. A. est précisément une expérience tentée par Lovett, Cleave et Hetherington pour amener la classe ouvrière à administrer ses affaires dans un esprit de complète indépendance. Lovett nous explique que les fondateurs de la W. M. A. voulaient libérer les masses laborieuses de leur asservissement à l’égard des « grands hommes »sur lesquels elles avaient toujours les yeux fixés et dont elles attendaient un geste pour penser et pour agir. « Entre les mains de ces leaders, qui en maniaient les ficelles, la classe ouvrière se laissait conduire comme une marionnette obéissante aux caprices de son idole momentanée. Lorsque ces idoles populaires étaient tombées de leur piédestal, elle se trouvait plus désemparée que jamais. » Donc défiance à l’égard des vedettes.

La classe ouvrière doit apprendre à se conduire par elle-même, sans le secours de ces directeurs de conscience sociale, auxquels jusque-là elle avait remis le soin de ses intérêts. Elle doit devenir son propre gérant d’affaires. Les fondateurs de la W. M. A. voient dans leur association une école où les ouvriers pourront s’instruire, discuter librement et se donner à eux-mêmes leur propre éducation politique.

Profondément originale est cette conception, parce qu’elle veut substituer à la direction extérieure et instable des meneurs populaires une action consciente et autonome. La classe des travailleurs trouvera ses chefs naturels dans une aristocratie ouvrière que formera la W. M,. A. Est-il besoin de rapprocher cette conception de celle du syndicalisme considérant, comme l’agent actif de la Révolution, une minorité ouvrière d’une éducation sociale et syndicale supérieure ? Sans doute la W. M. A. se déclarait disposée à apporter son concours à tous ceux qui travaillent au bonheur du peuple ; mais « elle devait toujours avoir présente à l’esprit cette vérité d’expérience que, dans la société actuelle, la division des intérêts des différentes classes s’oppose le plus souvent à l’union des cœurs et des volontés ».

L’association était résolue à ne recruter ses membres que dans les rangs de la classe ouvrière. Mais, ajoutait l’article 8, « comme on n’est pas d’accord sur la ligne de démarcation qui sépare la classe ouvrière des autres classes, le soin de déterminer si un candidat est éligible est laissé aux membres eux-mêmes »

La politique de la W. M. A. sera une politique ouvrière. Toutefois, le principe de la lutte des classes ne domine pas cette politique. La W. M. A. accepte de collaborer avec tous les serviteurs de la cause populaire. Sans doute la communauté de sentiments, « la conscience de classe », est la condition indispensable de toute réalisation et de toute réussite. La W. M. A. est fondée essentiellement sur l’action personnelle de la classe ouvrière qui doit trouver ses chefs parmi les siens. Chaque classe a ses intérêts distincts ; elle est donc incapable de représenter les autres classes. La classe ouvrière doit donc avoir des représentants pris dans son sein. Seulement, il faut noter dès maintenant que, de cette idée de classe, la W. M. A. ne déduit pas, comme un corollaire nécessaire, un antagonisme irréductible et qu’elle admet les alliances avec les démocrates bourgeois.

Cette action de classe que veut inaugurer la W. M. A. doit devenir une action internationale. Les classes laborieuses de tous les pays sont liées par des sentiments et des intérêts communs.

L’année même de sa formation, en novembre 1836, la W. M. A. envoie un manifeste à la classe ouvrière belge, et Lovett revendique pour son association « l’honneur d’avoir la première introduit la coutume des messages internationaux entre ouvriers des différents pays ». « La classe ouvrière ignore la situation qu’elle occupe dans la société... Notre émancipation dépend de la diffusion de ces vérités parmi les ouvriers de tous les pays. »

Les classes laborieuses prennent conscience de leur importance. Elles comprennent l’éminente dignité du travail et elles aspirent à une organisation de la société fondée sur le travail.

Dans le manifeste que la W. M. A. adresse à la classe ouvrière belge, elle affirme deux idées : celle de « l’éminente dignité » de la classe ouvrière et celle de son droit sur la richesse produite. La classe ouvrière occupe dans la société une place fondamentale : la première, puisqu’elle est la classe productrice. Cette proposition a pour corollaire le droit pour les ouvriers, producteurs de la richesse, « d’être les premiers à en jouir ». La W. M. A. fait siennes les deux théories de l’exclusive productivité du travail et du droit au produit intégral du travail.

En janvier 1832, l’un des membres les plus remuants du comité de la National Union of the Working Classes, William Benbow, lance l’idée de grève générale. William Benbow tenait le café du Commerce qui se trouvait 205 Fleet Street et où la réputation du patron attirait une nombreuse clientèle d’ouvriers démocrates et socialistes. Benbow mettait d’autant plus d’ardeur à sa propagande sociale qu’elle était en même temps un excellent mode de réclame pour le café du Commerce ; mais la cause que servait Benbow n’était-elle pas intéressée à ce que le café du Commerce fût très fréquenté ?

La suspension universelle simultanée de la force productive dans tous les métiers apparaît en 1832 sous le nom du Grand National Holiday. Les Chartistes l’appelleront tantôt Sacred Month, tantôt General Strike. Les deux expressions de « mois sacré » et de « grève générale » sont employées indifféremment par les orateurs et les publicistes du mouvement. La brochure de Benbow est intitulée Grande Fêle Nationale et Congrès des classes productrices. Le titre est suivi de ces paroles : « Et maintenant, riches, pleurez et hurlez... Vous avez retenu par fraude le salaire des travailleurs qui ont moissonné vos champs, voyez, cela crie vengeance, et les cris de ceux qui ont moissonné sont arrivés aux oreilles du Dieu des Armées. Vous avez condamné et fait mourir les justes et ils ne vous ont pas résisté. »

L’adresse préliminaire commence elle aussi par une citation d’Ezéchiel : « Leurs princes sont au milieu d’eux comme des loups qui dévorent une proie ; ils versent le sang, perdent les âmes, extorquent un gain malhonnête. Les maîtres de la terre ont usé de violence, exercé le brigandage et affligé le pauvre et le nécessiteux. »

C’est la grève générale que Benbow préconise sous une forme à la fois grandiloquente et enfantine. Pendant un mois les classes productrices réunies en congrès cesseront tout travail ; pendant ce mois de Fête Nationale, les producteurs pourront s’entendre pour établir le règne de l’égalité et du bonheur.

Les classes productrices montreront leur puissance, non par une révolte sanglante, par une insurrection à main armée, mais par un simple arrêt du travail et de la production :

« En présence des crises constantes, les économistes parlent, les uns de surproduction, les autres de surpopulation. La surproduction, cause de notre misère ? Surproduction en vérité quand nous, les producteurs, à moitié morts de faim, nous ne pouvons avec notre travail obtenir rien qui ressemble à une quantité suffisante de production. Jamais à aucune autre époque, dans aucun autre pays que le nôtre, l’abondance n’a été invoquée comme une cause de misère. Dieu bon, où est-elle, cette abondance ? Abondance de vivres ! demandez au cultivateur ou à l’ouvrier si c’est leur avis : leur corps émacié est la meilleure réponse. Abondance de vêtements ! la nudité, le frisson, l’asthme, les refroidissements et les rhumatismes du peuple sont la preuve de son abondance de vêtements. Nos seigneurs et maîtres nous disent que nous produisons trop. Très bien ! alors nous cesserons de produire pendant un mois et nous mettrons ainsi en pratique la théorie de nos seigneurs et maîtres. »

En mettant en pratique la théorie de la surproduction et en cessant de produire pendant un mois, les classes ouvrières montreront que d’elles dépendent toute production et toute richesse, que toute vie sociale s’arrête par l’arrêt même de leur travail.

Socialisme ouvrier, union internationale des classes laborieuses, politique de classe, mais non de lutte de classes, possibilité d’alliance avec les partis bourgeois, tels sont les principes qui ont inspiré la formation de la Working Men’s Association, mais qui ne suffisent pas à définir le Chartisme. Ces lignes générales d’une doctrine et d’une tactique sont complétées, dès janvier 1832, par l’idée de grève générale.

Le Chartisme est, avant tout, le mouvement des masses. Il représente un des premiers élans des innombrables. Mais il n’est pas seulement un mouvement anonyme : des individualités apparaissent en relief. L’évolution du Chartisme, comme son essor, ne peut s’expliquer sans les génies réunis autour de son berceau et qui ont présidé à ses destinées.

Ces visages humains précisent et incarnent les doctrines qui se sont mêlées au Chartisme. Mais, par delà les digues de l’idéologie, des courants ont entraîné ce mouvement de masses, comme un fleuve ; son cours a été si impétueux que, franchissant les obstacles que les circonstances adverses ou la perversité des hommes mettaient sur sa route, il a parfois tout emporté, même les idéologies. Sa force, le Chartisme la doit à cet élan des masses ouvrières, qui ont fait pour lui leur première grande expérience historique.

Le Chartisme a eu pour initiateurs un groupe d’artisans de Londres, presque tous ouvriers de petites industries, de petits métiers indépendants et que Marx aurait appelés des socialistes petits bourgeois. Leur conception fondamentale peut se résumer en cette formule : La démocratie politique porte en elle, comme sa plus complète réalisation et son développement logique, le socialisme. Considérant les intérêts des classes comme distincts, les initiateurs du
Chartisme ont voulu déterminer les classes ouvrières à s’organiser d’une façon autonome et à mener une action personnelle.

Cette idée d’autonomie caractérise le mouvement chartiste. Pour la première fois dans leur histoire, les classes laborieuses ont poursuivi, pendant près de dix années, une action autonome, sans doute plus d’une fois interrompue, soit par des crises de désespérance, soit par des tentatives d’alliance avec d’autres classes.

L’occasion qui fait éclater la poussée chartiste est la crise qui se prolonge en Grande-Bretagne de 1837 à 1843. En 1837, les deux éléments du mouvement coexistent. Une crise génératrice de plus de misère et de chômage plus étendu. Une atmosphère de révolte. Une espérance cristallisée autour de quelques doctrines : celles qui, entre 1831 et 1836, ont été formulées par les démocrates ouvriers et par un intellectuel, Bronterre O’Brien, ces disciples de Thomas Hodgskin, cet admirateur de la Révolution française, de Robespierre et de Babeuf. Leurs formules semblent traduire les aspirations des masses ouvrières, car les ouvriers et l’intellectuel ont su dégager de l’enchevêtrement des forces économiques des tendances systématisées en vue de leur dessein. Grâce à eux, l’élan anonyme des innombrables a trouvé une direction ; la lumière de quelques principes a guidé leur marche.

Mais les masses ouvrières ont eu mieux encore. Un certain nombre de militants se sont rencontrés pour les organiser, rapprocher toutes les catégories de travailleurs et dégager en ceux-ci la conscience que leurs intérêts sont solidaires. Dix ans de lutte vont les faire vibrer des mêmes espoirs et des mêmes souffrances.

On ne saurait trop louer le courage, la générosité, le dévouement et souvent aussi l’héroïsme des militants qui ont servi de cadres au mouvement. Mais ces chefs, divers de tempérament et de tendances, étaient inégaux de caractère et de valeur. A côté des ouvriers syndicalistes, - les plus purs de tous, - à côté des doctrinaires désintéressés et des révolutionnaires sincères, il y a eu, parmi ces chefs, des charmeurs de foule et des marchands d’illusion qui ont été à la fois d’étonnants agitateurs et les pires des démagogues.

En ces premiers mois de 1837, la London Working Men’s Association, dirigée par des ouvriers légalitaires et réformistes, élabore la Charte du Peuple. Les démocrates ouvriers ont combattu ensemble contre la réforme électorale de 1832, jugée par eux insuffisante ; ils ont mené pour la presse à bon marché une campagne qui vient, en 1836, de provoquer l’abaissement du droit du timbre. Socialistes, ils doivent à Robert Owen et à Hodgskin leurs idées sur l’exclusive productivité du travail. Démocrates, ils ont suivi les directions des Hunt et des Cobbett. La démocratie politique leur apparaît le plus court chemin vers le socialisme ; aussi ont-ils mis en tête de leur programme les six revendications qui seront les six points de la Charte. Enfin, ils font appel à la « réforme morale », d’où le nom de « Chartistes de la force morale » qui leur sera donné.

Faire l’éducation de la classe ouvrière, tel est l’objet essentiel que se proposent les hommes de la W. M. A. Cette association a été formée pour « créer une opinion publique morale, réfléchie, énergique, destinée à amener une amélioration graduelle de la condition des classes laborieuses sans violence ni commotion ». Elle a été fondée par des ouvriers « dans l’intention d’unir la portion sobre, honnête, morale et réfléchie de leurs frères, dans l’intention de constituer des bibliothèques et des sociétés de discussion, d’obtenir une presse honnête et à bon marché, d’éviter les réunions aux public houses, d’instruire les femmes et les enfants. Car toute organisation doit commencer en nous-mêmes et par nous-mêmes ». L’influence oweniste apparaît dans cette croyance au pouvoir de la raison. La W. M. A. veut poursuivre parallèlement l’affranchissement politique des masses et continuer la tradition démocratique en faisant appel à la force morale de l’opinion publique ; elle adresse la Charte du peuple aux associations radicales et aux associations ouvrières du Royaume-Uni ; et après celle-ci, elle envoie en mission des délégués, Cleave, Hetherington, Vincent. De Londres, elle espère diriger le mouvement par toute l’Angleterre.

Mais le Chartisme ne sera ni un mouvement d’éducation populaire ni un mouvement démocratique conduit selon les méthodes d’action légalitaires. Très vite il va échapper aux réformistes de la W. M. A. Le rédacteur de la Charte, William Lovett, et ses amis lutteront en vain contre des tendances qu’ils n’avaient pas prévues. A la force morale va être bientôt opposée la force physique comme un moyen de réalisation plus sûr, plus efficace et plus prompt.

Le mouvement ouvrier chartiste obéit à une brusque évolution, dès que l’agitation se répand parmi les populations ouvrières des districts industriels du Nord-Ouest. Les Chartistes de Londres ne représentent qu’un état-major sans troupes. Le prolétariat du Lancashire et du Yorkshire communique au mouvement une ampleur et une puissance qu’il n’aurait pas eues autrement.

Mais, en même temps, de réformiste, le mouvement devient révolutionnaire. Feargus O’Connor oppose aux leaders de la Working Men’s Association, ces artisans qualifiés, les ouvriers « aux visages non rasés, aux mains calleuses et aux vestes de futaine ». Ces masses compactes, ce prolétariat des villes noires de fumée et frémissantes de révolte, sous l’impulsion de la misère sont prêts à tout. La grève générale va devenir un moyen d’agitation destiné à soulever les classes laborieuses contre le machinisme, le capital et les capitaines d’industrie.

L’évolution du Chartisme montrera, se mêlant, s’unissant, se heurtant, les courants idéologiques et psychologiques dont est sorti le Chartisme : la prudence des méthodes réformistes et légalitaires, le culte impétueux et intransigeant des révolutionnaires français, les formules avant la lettre des thèses marxistes.

Cette évolution du réformisme à la violence est rapide. Dès le 1er janvier 1838, l’appel à la violence est la conclusion d’un discours du pasteur Stephens paru dans la Northern Star du 6. Dès le 24 mars, George Julian Harney attaque âprement la W. M. A. prétendant démontrer le mensonge de la solidarité et de la paix sociales, l’insuffisance de l’éducation et de la force morale, il affirme l’antagonisme de la classe ouvrière et des autres classes sociales.

C’est à l’occasion de la Loi des Pauvres qu’au meeting de Newcastle-upon-Tyne, le révérend Stephens conseille aux ouvriers qui l’écoutent de résister par la force à cette Loi des Pauvres, loi maudite, et de ne pas permettre que la loi de Dieu soit violée par la loi de l’homme :

« Si ceux qui produisent toute la richesse n’ont pas le droit, conformément à la parole de Dieu, de cueillir les doux fruits de la terre que, selon la parole de Dieu, ils ont récoltés à la sueur de leur front, alors qu’ils combattent au couteau leurs ennemis qui sont les ennemis de Dieu. Si le fusil et le pistolet, si l’épée et la pique ne suffisent pas, que les femmes prennent leurs ciseaux et les enfants l’épingle ou l’aiguille. Si tout échoue, alors le tison enflammé, oui, le tison enflammé (Tonnerre d’applaudissements), le tison enflammé, je le répète, mettez les palais en flammes !... »

Cette évolution du réformisme à la violence s’explique d’abord par la psychologie des troupes, par l’atmosphère dans laquelle ces foules misérables se pressent aux meetings et écoutent la violence passionnée d’un chrétien comme le révérend Stephens qui traduit leurs sentiments.

Elle s’explique aussi par la psychologie des chefs. La souffrance exaspérée des Lowery et des Marsden comme l’absolutisme idéaliste des Taylor et des Mac Douall vont entraîner les classes ouvrières à la révolte. En fait, les thèses de Lovett et de ses amis, autant que celles de Bronterre, ont préparé cette atmosphère et, sans que les démocrates ouvriers l’aient voulu ni prévu, elles ont créé un état d’esprit révolutionnaire qui va tout entraîner, individus et événements, dans le sens de la violence.

L’homme qui a le plus contribué à cette évolution du Chartisme est Feargus O’Connor : figure symbolique qui s’oppose à celle de l’ouvrier autodidacte William Lovett. Les Chartistes de la force morale voient en lui le mauvais génie qui devait faire dévier le mouvement et le conduire à un échec. Ils redoutent sa puissance de séduction sur les masses ouvrières.

Feargus O’Connor n’est pas, comme Bronterre, un homme de la classe moyenne. Il se donne même le prestige d’une hérédité royale remontant au XIIe siècle ; il se dit le descendant de Rodric O’Connor, roi d’Irlande. Il est le fils de Roger et le neveu d’Arthur O’Connor qui ont l’un et l’autre subi l’emprisonnement pour la cause irlandaise.

Feargus O’Connor paraît sur la scène politique à 37 ans, en 1831, sous le patronage de Daniel O’Connell. Nommé député de Cork, lors de l’élection générale de 1832, il siège pendant les années suivantes parmi les radicaux les plus avancés. Il semble, à cette époque, partager les vues politiques des démocrates socialistes ; en mars 1833, il assiste à une réunion de la National Union of The Working Classes et y prend la parole contre le gouvernement whig. Réélu en 1835, il est invalidé. Au commencement de 1837, il vient d’organiser la Democratic Association contre la Working Men’s Association qu’il accuse de ne représenter qu’une aristocratie ouvrière et de trahir les intérêts des classes ouvrières au profit des classes moyennes.

Le 18 novembre 1837, Feargus O’Connor lance un journal, la Northern Star, dont les origines, contées par Robert Lowery, éclairent le caractère du démagogue irlandais. J. Hobson, M. Hill et quelques autres démocrates du Yorkshire, comprenant qu’il fallait un journal pour servir d’organe au mouvement naissant, étaient parvenus à réunir, sous la forme d’une Société par actions, quelques centaines de livres. Feargus O’Connor les persuade qu’ils n’arriveront pas à obtenir la somme nécessaire et que l’autorité d’un conseil gênera l’éditeur et annihilera l’influence du journal. Il propose que les actionnaires lui prêtent l’argent réuni par eux ; il leur en garantira l’intérêt, et, complétant le capital, il commencera immédiatement la publication. Hobson sera administrateur et Hill rédacteur en chef. Ainsi fut-il fait. Mais, si l’on en croit Robert Lowery, à cette époque Feargus ne possédait aucun capital, et l’argent des actionnaires fut le seul argent qui fut jamais consacré au journal. Bien plus, l’habile illusionniste n’ayant pas en poche l’argent nécessaire pour payer la première semaine de salaire, il aurait dû l’emprunter, selon le Whistler, à Joshua Hobson, ou, selon Hobson lui-même, à John Ardill. Dans son discours du 26 octobre 1847, Feargus proteste contre ces assertions et déclare que, lorsqu’il entra au Parlement, il possédait £ 400 de revenus annuels, gagnait £ 800 de son domaine et £ 2 000 par sa profession ; il ajoute qu’en 1837 il avait à sa disposition £ 5 000. La fortune sourit au nouveau journal, dont le tirage s’élève rapidement jusqu’à soixante mille exemplaires. C’est là du moins le chiffre que donne Lowery dans ses articles du Temperance Weekly Record. Feargus O’Connor, le 26 octobre 1847, avoue que, lorsque le journal tirait à 43 700 exemplaires par semaine, il faisait 325 000 francs de bénéfice.

Les masses ouvrières qui acclament Feargus O’Connor, admirent d’abord en lui l’athlète. Avant qu’il ait dit une parole, sa stature en impose à une foule éprise de la force physique. Feargus a plus de six pieds de haut, il possède des poings solides qui font de lui un boxeur redouté dans les élections. Ses muscles ne sont pas les seuls arguments dont l’ait doué la nature : il possède aussi un organe qui lui assure toujours le dernier mot ; il a « une voix de tonnerre qui mord l’esprit et perce les oreilles de ses plus distraits auditeurs, en même temps qu’elle réduit au silence les plus bruyants ».

Feargus ne fait pas de grands efforts d’imagination pour séduire les foules qui l’écoutent ; grâce à la puissance de son gosier et à une éloquence intarissable, le démagogue peut se contenter de développer des thèmes sympathiques au peuple ou des idées empruntées aux autres. Il est le type du charmeur des foules qu’il amuse, grâce à des mots imprévus, à des anecdotes piquantes, à ses plaisanteries, à son humour.

En novembre 1837, Feargus consolide sa puissance : il devient propriétaire de la Northern Star, qui sera désormais le journal officiel du Chartisme.

Feargus a l’art de s’entourer d’hommes dont la sincérité lui sert de caution. Par exemple, ce Richard Marsden, un très pauvre tisserand à la main, une victime du progrès du machinisme, qui lutte depuis des années pour nourrir sa famille avec un salaire de quelques shillings par semaine. Que de fois Richard Marsden rappellera à ses auditeurs qu’un jour, sans un penny, il a vu sa femme s’évanouir d’épuisement tandis qu’elle nourrissait son petit enfant. Richard Marsden a de tendres yeux bleus, un visage empreint de bonté et d’une grande douceur, mais ses souffrances et le spectacle de la misère des autres a mis en son cœur la haine de la société. Il espère guérir les maux de ses compagnons d’infortune « en versant un peu de sang impur pour assurer le salut de la société tout entière ».

A partir du 1er janvier 1838, chaque meeting montre les progrès de la force physique et le recul des méthodes de la W. M. A. Chaque meeting éclaire une des étapes de l’évolution.

Le 1er janvier, le conservateur social Stephens se déclare un « révolutionnaire par le feu, un révolutionnaire par le sang, jusqu’au couteau et jusqu’à la mort » ; il donne le conseil à tout homme d’avoir ses pistolets ou sa pique, à toute femme d’avoir sa paire de ciseaux et à tout enfant sa botte d’aiguilles. C’est le Jour de l’An, à Newcastle-upon-Tyne, que la nécessité de la violence est exprimée pour la première fois. Le même mois, à Glasgow, à propos du Factory System, au nom du droit qu’a tout homme « de se procurer par son travail de quoi se nourrir et se vêtir confortablement, lui, sa femme et ses enfants », le même Stephens somme les classes régnantes d’agir « comme la loi le prescrit et comme Dieu l’ordonne », sinon : « Nous le jurons, par l’amour que nous avons pour nos frères, par Dieu qui nous fit tous pour être heureux, par la Terre qu’il nous donna pour nous nourrir, par le Ciel qu’il destine à ceux qui s’aiment les uns les autres ici-bas... Nous envelopperons d’une flamme dévorante, à laquelle aucun bras ne pourra résister, les manufactures des tyrans du coton et les monuments de leurs rapines et de leurs meurtres, édifiés sur la misère de millions d’êtres que Dieu, notre Dieu, le Dieu de l’Écosse a faits pour être heureux. »

Le 31 mars 1838, dans la Northern Star, Bronterre constate « que les populations ouvrières ont assez des paroles, qu’elles veulent des actes ».

Le 8 mai, la Charte du Peuple est publiée par la Working Men’s Association et, le 28 mai, elle est présentée à une réunion publique tenue à Glasgow, sous les auspices d’une organisation de la classe moyenne, la Birmingham Political Union dont le président est un député au Parlement, Thomas Atwood. Deux cent mille travailleurs se trouvent réunis sur les bords de la Clyde, l’air retentit de quarante orchestres et deux cents bannières flottent au vent. Thomas Atwood prend la parole. La W. M. A. et la Birmingham Political Union (B. P. U.) sont d’accord pour conseiller aux démocrates chartistes de présenter au Parlement pétition sur pétition ; si la Chambre des Communes ne s’incline pas devant la volonté exprimée par les trois millions de signatures qu’on peut escompter, après avoir donné aux législateurs le loisir de la réflexion, les ouvriers et les hommes de la classe moyenne, disposés à soutenir les droits des classes laborieuses, devront proclamer dans tous les métiers une grève « sacrée et solennelle » : pas une main ne devra se mettre à l’ouvrage, tous les cœurs, toutes les têtes, tous les bras devront s’unir pour travailler au succès de la cause du peuple jusqu’au jour où la victoire sourira à leurs efforts.

L’idée de grève générale, lancée en 1832 par le cabaretier socialiste William Benbow, est reprise, au printemps 1838, par le modéré Thomas Atwood. Dans les articles de la Northern Star, deux idées deviennent dominantes, l’insurrection et la grève générale. Ces deux modes de l’action révolutionnaire, le mode ancien et le mode nouveau, semblent pouvoir indifféremment être employés de façon combinée ou distincte ; la grève générale apparaît comme la méthode « pacifique » de la révolution. Toutes deux sont des applications de la lutte de classes.

Au meeting de Hyde, le 14 novembre 1838, Stephens conseille à ses auditeurs de se munir d’un large couteau « qui ferait très bien pour découper une tranche de bacon ou pour transpercer l’homme qui leur résisterait ». Il leur demande s’ils sont prêts et s’ils sont armés ; deux ou trois coups de feu répondent : « Est-ce là tout ? » réclame Stephens, et c’est alors une volée de coups de feu. Il demande ensuite à ceux qui veulent acheter des armes de lever la main : toutes les mains se lèvent et de nouvelles décharges ont lieu. Il leur dit de se procurer des fusils, des pistolets, des épées, des piques et tous les instruments « qui prononceront de plus tranchantes paroles que la bouche » ; sur quoi Stephens ajoute : « Je vois que tout va bien et vous souhaite bonne nuit. »

Le gouvernement fait afficher une proclamation déclarant illégaux les meetings à la lueur des torches. Et par là, le gouvernement contribue lui-même à l’évolution du Chartisme. Il donne aux leaders de la force physique un argument à faire valoir auprès des masses pour les persuader qu’en présence de la persécution, en présence de cette dénégation du droit de réunion, la politique de la force morale serait une duperie.

L’appel aux armes et l’insurrection apparaissaient comme la résultante logique des actes du gouvernement qui se préparait à sévir. Moins prudent que Feargus O’Connor qui avait conseillé d’abandonner temporairement les meetings à la lueur des torches, Stephens avait dénoncé la proclamation comme « une insulte au peuple opprimé ». Le 28 décembre, il est arrêté.

L’arrestation de Stephens soulève l’indignation des ouvriers qui l’aiment et le regardent comme le premier martyr de la cause chartiste. A Manchester, le jour de son interrogatoire, dès qu’il paraît, il est l’objet d’une ovation qui dégénère bientôt en tumulte et menace de devenir une véritable émeute. Pendant l’interrogatoire, le vacarme est tel que les magistrats se voient obligés de prier Feargus O’Connor d’user de son influence pour apaiser la foule. Alors le démagogue calme la foule furieuse en lui promettant que « justice sera rendue à l’objet de son adoration ». Le soir, Feargus O’Connor, dans une réunion publique, déclare que le peuple remportera une victoire rapide sur ses ennemis : si les tyrans abusent de leur autorité, jamais il ne laissera transporter le corps de Stephens sur le navire tant qu’on n’aura pas foulé aux pieds son propre corps inanimé. C’est par de tels propos que le « hâbleur irlandais » se sert de Stephens pour accroître sa propre popularité.

Feargus O’Connor est infatigable. Du 18 décembre 1838 au 15 janvier 1839, il prend part à Londres, à Bristol, à Manchester, à Greenfield, à Bradford, à Leeds, à Newcastle, à Carlisle, à Glasgow, à Paisley et à Édimbourg, à vingt-deux grands meetings.

Feargus O’Connor, sans jamais se compromettre, ni se découvrir complètement, précipite l’évolution du Chartisme. Grâce à son activité inlassable, il étend partout son influence ; sa présence multipliée neutralise les efforts opposés de la W. M. A. et de la B. P. U. Par ses promesses, par ses fanfaronnades, par ses accusations fantaisistes ou calomnieuses, il agit et même absent, par son journal, la Northern Star qui, sous le couvert de l’anonymat, jette le discrédit sur tous les chefs qui ont quelque indépendance ou qui ont l’audace de le contredire. Il dénigre et il accuse sans avoir à se préoccuper de la vérité de ce qu’il avance ; il ne tient pas compte de ce que ses adversaires peuvent répondre pour se justifier, et c’est par une nouvelle accusation de trahison qu’il se contente de prouver le bien-fondé de ses premières attaques.

Le 3 juillet 1839, la Convention, réunie à Birmingham, aborde la discussion des mesures ultérieures. Tous les délégués viennent déclarer que le peuple est prêt à agir et qu’il n’attend qu’un signe de la Convention. La grève générale concentre l’attention. Presque tous les conventionnels vont s’en déclarer partisans. Les uns, plus pressés, vont demander qu’on fixe au mois sacré la date la plus rapprochée. Les autres en approuveront le principe, mais, pour des raisons d’opportunité, réclameront son application à terme. Lovett essaie, par une mesure dilatoire, d’écarter la mise à exécution immédiate de la grève générale qu’il considère irréalisable ; et de son côté Feargus, ne voulant pas s’engager à fond dans une circonstance décisive, évite de recommander la grève générale qu’il avait préconisée et cherche à retenir la Convention en la flattant : « Nous avons conquis une grande importance dans le pays et il ne faudrait pas risquer une défaite générale pour. un triomphe partiel. »

La Convention adopte une résolution qui la met dans l’obligation de voter, le 13 juillet, la grève générale si la pétition est rejetée par la Chambre des Communes. Cette résolution permet à la Chambre des Communes de déclarer qu’elle ne veut pas céder sous la menace de la grève générale.

Le 4 juillet, une première émeute éclate à Birmingham. Le Dr Taylor est arrêté ; et le 6, pour avoir signé une protestation de la Convention, William Lovett l’est également.

Le 10 juillet, les conventionnels se réunissent de nouveau à Londres ; et ils s’abandonnent à la colère qu’ont provoquée en eux les quatre-vingts arrestations qui ont suivi l’émeute de Birmingham. Le 13 juillet, la Northern Star s’écrie : « la bataille a commencé » et, dans un meeting, Bronterre demande à ses auditeurs, si, au cas où les conventionnels seraient arrêtés en masse, ils seraient prêts à proclamer la grève générale.

La veille, le 12 juillet, la Chambre des Communes s’est réunie pour entendre le discours de Thomas Atwood, en faveur de la pétition chartiste. Lord John Russel lui répond que le suffrage universel ne serait pas un remède aux fluctuations économiques, qui sont la conséquence de la situation manufacturière et commerciale de l’Angleterre ; le suffrage universel serait impuissant à assurer la stabilité de l’équilibre économique. Et la prise en considération de la pétition est rejetée par 247 voix contre 48.

Ce rejet a pour conséquence des émeutes, et le vote de la grève générale. La résolution Lowery, qui fixe celle-ci au 12 août, est adoptée par 13 voix, à une voix de majorité. Cette petite majorité est ainsi analysée par Feargus : « Les sept conventionnels, qui formaient la majorité des 13, représentaient des circonscriptions électorales, dans lesquelles, je puis l’assurer, à l’exception de Bristol et de Hyde, il n’y aurait pas eu plus de 500 grévistes » ; et les quatre autres conventionnels avaient voté la résolution en déclarant « qu’ils n’avaient aucun espoir de voir leurs districts obéir à l’ordre de la Convention ». En fait, parmi les travailleurs, une petite minorité seulement est disposée à la grève. Mais la majorité a voté la grève qu’a combattue Feargus en disant que l’armée de réserve industrielle permettra aux employeurs de vaincre les tentatives de résistance ouvrière.

Du reste, le 22 et le 24 juillet, sur une intervention de Bronterre, la Convention revient sur son vote et remplace celui-ci par une adresse qui laissera au peuple le soin de décider. Après de nombreuses tergiversations, le 6 septembre, la Convention décide de se dissoudre.

La dissolution devait agir sur la psychologie des leaders et sur celle des troupes. Elle enlève aux masses leur point d’appui. On avait espéré que la Convention serait un centre de direction et de coordination pour les efforts révolutionnaires ; mais la Convention avait sans cesse oscillé entre des tendances contraires. Les revirements de plusieurs leaders, de Bronterre O’Brien, du Dr Fletcher, la conversion de Robert Lowery, la dissolution proposée par l’enthousiaste Dr Taylor lui-même et les motifs qu’en avait donnés Bronterre, tout prouve que cette première poussée du mouvement était à son déclin.

Le calme apparent des mois de septembre et d’octobre était mensonger. L’évolution du Chartisme allait s’achever par une tragédie qui devait coûter la vie ou la liberté à une poignée de soldats chartistes d’une héroïque simplicité.

La grandeur de ces militants est mise en relief par la comédie que donnent deux des chefs en repoussant une gloire qu’ils semblaient avoir si souvent appelée de leurs vœux.

Le 4 novembre, 2 000 mineurs gallois, armés, les uns de fusils et de pistolets, les autres de piques et de pioches, la plupart de gros gourdins, s’avancent vers Newport, dans l’obscurité d’une nuit de novembre. Ils marchent à travers la tempête, sous une pluie qui bat leurs visages, s’arrêtant de temps à autre aux public houses. Vers 9 heures du matin, ils arrivent devant l’hôtel de Westgate, où le maire et les magistrats se sont réfugiés sous la garde d’une compagnie du 458e régiment. Les Chartistes commencent l’attaque en brisant les fenêtres et en tirant sur les soldats. Le maire lit aussitôt le Riot Act et donne l’ordre aux soldats de faire feu : « La mort fait son oeuvre, 14 Chartistes sont tués et plusieurs autres blessés. Ils étaient conduits par John Frost. Ils étaient armés de fusils, de mousquets, de sabres et avaient même un petit canon. Quelques-uns des constables spéciaux ont été blessés : M. Morgan, drapier, M. Williams, quincaillier, ainsi que le maire. Le gros des émeutiers a battu en retraite vers les champs. Il semble que leur intention ait été d’occuper Newport et de marcher sur Monmouth pour délivrer Vincent et ses compagnons. Ils avaient juré que Vincent ne resterait pas en prison au delà du 5 novembre. La plus grande agitation règne dans le pays de Galles. » Deux autres troupes commandées par Jones, horloger, et par Williams, cabaretier, devaient se joindre à celle de Frost ; mais elles arrivèrent trop tard. Tel est le récit que la Northern Star, le 9 novembre 1839, donne de l’émeute des mineurs gallois, conduits par le bon et pacifique John Frost et prêts à payer de leur vie leur amour pour Henry Vincent.

Les Chartistes avaient songé à appuyer le projet des mineurs gallois par un soulèvement dans le Nord ; ils avaient envoyé un délégué à Feargus pour lui demander d’être leur chef, « comme il l’avait si souvent proposé ». Peut-on compter sur lui ? Feargus s’indigne : « Eh ! quoi, monsieur, depuis quand avez-vous entendu dire que moi ou une personne de ma famille ait jamais trahi la cause du peuple ? Ne nous sommes-nous pas toujours trouvé à notre poste à l’heure du danger ? » Feargus persuade au pauvre diable qu’il est prêt à tout. L’homme s’en retourne et avec assurance affirme qu’on peut compter sur Feargus ; mais par la suite le trop crédule individu fut jugé comme un menteur, car Feargus ne craignit pas de jurer solennellement qu’il ne lui avait fait aucune promesse.

Effrayé de s’être presque engagé par les paroles ambiguës qu’il s’était cru obligé de prononcer, Feargus prend ses dispositions pour faire échouer l’entreprise. Après s’être renseigné sur la réalité du mouvement projeté, il se met en route, il ne songe qu’à annuler au plus tôt l’effet de ses propres conseils ; mais, pour ne pas se compromettre, il envoie George White parcourir le Yorkshire et le Lancashire pour affirmer un peu partout qu’aucun soulèvement n’aura lieu dans le Pays de Galles ; il envoie Charles Jones pour assurer les Gallois qu’il n’y aura pas non plus de soulèvement dans le Yorkshire, et que, derrière ce projet, il ne faut voir qu’un complot de la police, une manœuvre du gouvernement. Malheureusement, lorsque Charles Jones arrive à la demeure de Frost, celui-ci est absent, il est à une conférence décisive où se trouvent réunis les autres leaders de la région.. Charles Jones parvient cependant à rejoindre Frost, mais trop tard, car les mineurs sont résolus à libérer Vincent : « Mieux vaudrait, dit Frost, me brûler la cervelle que d’essayer de m’opposer à cette détermination ou de reculer. » Aussi le pacifique commerçant de Newport supplie-t-il Charles Jones de retourner immédiatement en Yorkshire et en Lancashire, pour tenter de soulever les travailleurs de ces districts grâce à l’exemple gallois ; et, comme Feargus n’a pas donné à Charles Jones assez d’argent pour le retour, Frost lui remet trois souverains. Avant que rien pût être fait dans le Nord, les Chartistes gallois se font massacrer devant l’hôtel de Westgate.

Lorsque la nouvelle parvient dans le Yorkshire, les Chartistes révoltés de voir qu’ils ont été trompés sur les résolutions des Gallois, décident de mettre à exécution leur projet abandonné. A défaut de Feargus O’Connor, on choisit comme chef Peter Bussey que ses discours habituels désignent à ce poste de combat. Mais Peter Bussey, qui ne goûte guère cet honneur, tombe soudainement malade. Les Chartistes ont des doutes sur cette maladie inopinée ; voulant se rendre compte par eux-mêmes de la gravité du mal, ils cherchent leur leader dans sa maison et ne le trouvent pas. On leur répond que le médecin lui a ordonné, pour sa santé, la campagne. Quelques jours après, en bavardant avec les clients du café paternel, le petit garçon de Peter Bussey laisse échapper le secret ; Peter Bussey tenait à la fois une brasserie et une boutique de revendeur : « Ah ! Ah ! dit le petit garçon, vous n’avez pas pu découvrir papa l’autre jour ; mais moi je savais bien où il se trouvait ; il était au grenier, caché derrière les sacs de farine. » Imprudente parole qui coûta au démagogue sa réputation et sa clientèle, l’obligea à liquider ses affaires et à s’embarquer pour l’Amérique.

Feargus O’Connor s’en tira à meilleur compte. Redoutant qu’on ne vînt le chercher pour le forcer à l’héroïsme, Feargus pensa que le moment était bien choisi pour voyager ; il vit là une excellente occasion pour aller rendre visite à sa « malheureuse patrie » et y proclamer en sûreté qu’il était prêt à marcher à la gloire ou à la mort. Lorsqu’il revint d’Irlande, Frost et quelques centaines de Chartistes étaient en prison, le calme était revenu, il n’y avait plus rien à craindre. Cependant, pour ne pas attirer sur lui l’attention, Feargus se tenait coi ; il ne jugea décent d’ouvrir la bouche que lorsque ses disciples vinrent lui demander d’agir en faveur de Frost et des autres prisonniers. Il fut trop heureux d’offrir une semaine des recettes de la Northern Star et d’avancer, dit-il, « mille guinées de sa poche » pour payer les dépenses du procès et sans doute aussi le prix de son courage.

L’émeute de Newport avait clos la première évolution du Chartisme. L’hiver et le printemps de 1840 sont pour le Chartisme une période de recueillement pendant laquelle les seuls événements sont des procès et des emprisonnements : Frost, Williams et Jones sont condamnés, le 16 janvier 1840, à être pendus et écartelés ; Bronterre est condamné à 18 mois d’emprisonnement ; William Benbow à 16 mois, etc...

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