Moai jeté à la mer
Francis Mazière dans « Fantastique île de Pâques » :
« Entre les rochers d’Hanga-Piko. Paysage splendide. Sobre. Entre deux couloirs de lave noire, s’ouvre un petit havre où les indigènes remisent leurs pauvres pirogues, et, tout autour, des chevaux, crinières au vent, qui broutent l’herbe rare. Ça et là, des morceaux de statures brisées, défigurées…
Tragique île du centre du monde… Ce n’est qu’en 172 que Roggeween, commandant une flotte de trois vaisseaux, découvrit cette île qu’il baptisa « Pâques » en hommage au jour saint qui précéda celui de la découverte… L’après-midi, les Hollandais débarquèrent un compagnie, et soudain jaillit le cri qui allait marquer l’histoire tragique de l’île de Pâques : « Tirez, c’est le moment ! »… Avant de repartir, les Hollandais avaient quand même pu entrevoir les géants de pierre qu’ils prirent du reste pour de l’argile – c’est dire le peu d’intérêt de ces hommes pour toute connaissance. Le document de Roggeween, qui aurait pu avoir la plus grande importance, est pauvre dans la mesure où nous ne savons pas si, à cette époque, certaines statues étaient déjà renversées… En 1774, Cook signale un fait intéressant : il vit de nombreuses statues debout ou renversées, ce qui nous donne déjà une date précise quant à la décadence de l’art et de la religion de l’île… Le 12 décembre 1862, une flottille de six navires péruviens arriva dans la baie d’Hanga-Roa. Leur but : capturer les hommes pour les emmener en esclavage dans les mines de guano, alors florissantes, au large du Pérou… Après avoir attiré la population par le déploiement d’un lot de pacotilles, le commandant Aiguire déclencha le massacre. Quatre-vingt de ses bandits, sous la menace des fusils, encerclèrent les pauvres indigènes, qui, ne pouvant résister avec leurs lances de bois et d’obsidienne, furent capturés au nombre d’environ un millier. Parmi ceux-ci se trouvaient les derniers savants de l’île et le roi Maurata et sa famille… par la faute de cette poignée d’assassins, toute la tradition orale de Matakiterani allait mourir, laissant à l’avenir l’inquiétude d’une recherche fragile… Lorsque le gouvernement péruvien ordonna la libération de ces malheureux esclaves cantonnés sur les îles Chinchos, plus de quatre-vingt pour cent de ceux-ci étaient déjà morts de sévices, de privations ou malades. La centaine de survivants fut tragiquement rapatriée sans contrôle sanitaire et mourut de la variole en cours de route… Décimée par la variole, plus de la moitié de la population survivante de l’île mourut en quelques mous, transformant cette terre en un charnier indescriptible ; et, séjournant dix ans plus tard, Pierre Loti pouvait écrire : « Les sentiers sont remplis d’ossements, et des squelettes entiers apparaissent encore, couchés dans l’herbe. » Sur cinq mille habitants que comptait l’île, il ne resta qu’environ six cent survivants… Septembre 1888, le commandant chilien don Policarpo Toro vient brusquement prendre possession de l’île pour son pays qui, avec grande désinvolture, cède rapidement l’exploitation de la terre à la compagnie anglaise Williamson et Balfour… Les indigènes furent parqués dans le village d’Hnga-Roa, qui fut ceinturé de barbelés dans lesquels s’ouvraient deux portes qui ne pouvaient être franchies qu’avec l’autorisation du chef militaire chilien… En 1964, mille survivants Pascuans vivaient dans la plus incroyable misère et le manque de liberté ! En 1914, les autorités de l’île décident que tout vol de mouton sera sanctionné par cinquante journées de travail forcé. La révolte éclate, dirigée par la prêtresse Anata. La même année aussi, six croiseurs allemands relâchent en toute quiétude, et cela après avoir bombardé, sans motif, la population civile…
L’île porte en fait deux noms étranges : Matakiterani et Te Pito No Te Henua – d’où viennent-ils ? (Probablement, suppose l’auteur, de deux périodes différentes d’occupation de l’île par des peuples différents dont une occupation venue des îles polynésiennes et probablement une venue d’Amérique du sud, peut-être d’un peuple Aymara de l’Equateur ou de l’ancien Pérou et peut-être de Tihuanaco. En tout cas, on relève au moins deux peuples différents ayant occupé l’île et la première occupation est celle de la plus grande civilisation et des plus belles statues, largement supérieures à celles que les explorateurs occidentaux admirent au bord de mer)…
Le roi polynésien Hotu-Matua et ses hommes émigrèrent dans cette île vers la fin du XIIe siècle…
Comme dans toute l’histoire des îles du Pacifique, l’origine du premier peuplement reste trouble et sujette à de multiples interprétations. Il est certain que d’autres hommes parvinrent à l’île de Pâques avant Hotu-Matua et nous en avons l’indication précise. Les sept explorateurs du roi Hotu-Matua disent qu’avant de partir ils ne connaissaient pas l’origine de Ngata-Vake et de Te Ohiro qui vinrent les premiers à l’île de Pâques…
Les statues, nous allons vivre quatre mois dans leur ombre, et nous ferons avec elles un tout autre voyage que celui de les mesurer.
Chaque jour nous le découvrirons ces statues – les « Autres », d’un style différent et qui, le dos tourné à la mer, dominant les « Ahu », ces grandes plates-formes de pierre, qui regardent la vie des villages. Celles-là, et celles-là seules, ont les yeux ouverts, car elles étaient incarnées sur les caveaux où reposaient les morts.
Là seulement, après le transport des carrières, les yeux étaient ouverts par les sculpteurs : ces « moai » incarnaient une réalité et recevaient alors les grands cylindres de tuf rouge qui coiffaient leur crâne lourd.
Alfred Métraux pense que ces cylindres, appelés « Pukao », représentaient la coiffure des anciens indigènes.
Somptueux turbans rouges des morts que surmontait un petit chignon parfois blanc imitant la coiffure, mais peut-être symbolisant aussi, comme ailleurs, cette légère excroissance par où les initiés d’Afrique et d’Asie pensent que se récepte la connaissance et que nous appelons la fontanelle.
Toutes ces statues sont tombées la face contre terre et les chignons de la connaissance ont roulé très loin, laissant à découvert ces crânes plats et chauves.
Dans leur chute, elles ont ouvert les caveaux de pierre où reposent, dans la blancheur du temps, les os de ceux qui furent les Ariki, les rois d’un petit monde où les hommes donnaient naissance à des géants.
Tout autour de l’île, presque toujours aux frontières de la mer, surgissent ces plates-formes de pierre que l’on appelle « Ahu », les unes sans statues, les autres de différentes classes, à tous les stades de fabrication. L’île en compte 240, ce qui est fabuleux.
Les plus humbles sont ces « Ahu » sans « Moai », ceux de la période décadente, ceux de la fin de ce « nombril du Monde », lorsque la guerre de surpopulation et les maladies ruinèrent le travail des initiés.
Depuis déjà longtemps, la carrière des géants n’avait plus entendu le chant des tailleurs de pierres.
Il y en a de toutes sortes, des semi-pyramidaux où le beau plan incliné se perd dans la forme, ils sont en général petits, des rectangulaires, un peu plus hauts, avec leurs chambres funéraires cachées sous les gravats, et puis ceux que l’on appelle « Ahu-Poépoé », étranges, comme d’étroites rampes de lancement, dominant la mer. Ils sont d’un tout autre art – peut-être auraient-ils renouvelé cette nécropole, mais ils furent les derniers, les sept derniers, avant le massacre péruvien. Et puis, il y a les autres, grands comme les statues qui les dominent. Il y en a environ une centaine, dont une quinzaine de merveilleux et trois inoubliables, comme pour garder ces trois points du traingle de cette île.
Leurs noms s’inscrivent, merveilleux, comme l’appel du passé : « Ahu Vinapu », « Ahu Hekii » dans la baie de La Pérouse et enfin « Ahu Tongariki », là juste au pied u volcan carrière Ranoraraku… Par-dessus une façade de pierre d’environ 80 mètres de long, 3 mètres de haut, regardant toujours la mer… de très belle dalles de pierre de 2 à 3 mètres de circonférence, sur lesquelles reposaient les corps des « Moai ». Derrière cette muraille, face à la terre de l’île, une cour légèrement inclinée, et précieusement pavée de pierres, soit polies, soit taillées…
Toute la légende de l’île de Pâques est troublée par le fait que deux races coexistent, les « Hanau Momoko » et les « Hanau Eepe », que l’on a appelé « les hommes aux longues oreilles »… Il est certain que le terme Hanau Momoko se traduisant par « Les hommes faibles » ou affaiblis, la traduction de Hanau Eepe par « Hommes forts » paraît plus plausible.
Tout cela met en évidence la présence de deux races différentes. Et pourtant tous les auteurs citent les répoignages des premiers navigateurs.
Le narrateur Roggeween écrit :
« Certains avaient les oreilles qui leur pendaient jusqu’aux épaules et quelques-uns y portaient deux boules blanches comme une marque de grand ornement. » (…)
C’était en 1722, et le narrateur ajoute :
« Certains des habitants servaient les idoles plus fréquemment et avec plus de dévotion et de zèle, ce qui nous fait croire que c’étaient des prêtres, d’autant plus qu’on voyait sur eux des marques distinctes, non seulement de grosses boules pendant à leurs oreilles, mais ils avaient aussi la tête toute rasée. » (…)
(Puis l’auteur rapporte comme les classes dirigeantes de Pâques se sont divisées, combattues, violemment et même mortellement pour le pouvoir des exploiteurs, pour leur crédit auprès du peuple esclave.)
Ces deux races cohabitèrent, mêlèrent leur sang, érigèrent les « ahu » et finalement jetèrent l’île dans la guerre civile, la guerre des deux confédérations dont l’île devait mourir…
Après la mort du roi Hotu-Matua, l’île fut partagée en huit tribus principales, les Miru, les Haumoana, les Ngatimo, les Marama, les Ngaure, les Ure O. Hei, les Tupahotu, les Koro Orono. Alors commencèrent les premières luttes intestines. Rapidement, l’île se sépara en deux confédérations, prenant possession, l’une de l’Ouest-Nord-Ouest, l’autre du Sud-Est et plus particulièrement de la région d’Hotu-Iti.
Malgré ces frontières et ces haines, les membres d’une tribu se mariaient fréquemment avec des femmes d’une autre tribu, ce qui créait de nouvelles alliances…
Au-dessus de toutes les tribus, existait un roi appelé Ariki-Mau et parfois Ariki-Henua, ce qui veut dire roi de la terre.
Il semble pourtant que ce roi n’était pas toujours respecté et qu’au cours des guerres intestines, certains servirent de prisonniers…
Tout autour de la case royale à Anakena, le terrain était limité afin que personne ne puisse pénétrer dans l’enceinte royale, car sa case et sa personne étaient tabou, c’est-à-dire interdites et sacrées.
Personne ne pouvait approcher le roi, ni lui parler sans avoir demandé au préalable une audience à son serviteur appelé « Tu’ura ».
Personne ne pouvait le toucher, et les objets que le roi possédait étaient sacrés.
Par-dessus tout, sa tête était sacrée. Il avait une abondante chevelure et personne ne pouvait lui couper les cheveux. Le caractère sacré de la tête et particulièrement des cheveux considérés comme récepteurs et émetteurs de force, est une chose remarquable que l’on retrouve très souvent dans l’ésotérisme royal…
Ce roi tabou ne se déplaçait que porté en litière et nous retrouvons ici, non seulement la coutume polynésienne, mais aussi celle de l’Amérique précolombienne, qui veut que le roi communique son « Mana » (pouvoir magique) à toute chose qu’il touche. Ce pouvoir surnaturel devait être réservé pour le bien du peuple, qui demandait à la personne royale de protéger la force du groupe, les récoltes, la pêche, la terre, les couvées de poules et la procréation des femmes. Ce pouvoir, cette force de la tête royale font qu’à l’heure actuelle, la population attache encore une très grande importance magique à posséder un de ces crânes de roi…
Le roi recevait une ou deux fois par an, l’hommage de son peuple, l’offrande des guirlandes de coquillages et de fleurs et surtout présidait, à Anakena, les fêtes au cours desquelles les enfants nouvellement tatoués lui étaient présentés, car les signes du tatouages étaient gravés et « tabou ».
Ensuite les écoles de « Kohau », c’est-à-dire d’écriture sur tablettes, lui étaient présentées par les « Maori Rongo-rongo », c’est-à-dire les prêtres initiés qui enseignaient avec grande passion et respect, les fameux caractères sacrés que nous appelons idéogrammes.
Ce roi, lui-même entièrement tatoué de symboles les plus raffinés de la tradition, se tenait isolé de son peuple, afin de lui conserver sa force… Son portrait qui s’offre à nous est cette incarnation du « Mana », couronné de plumes, jeté sur son corps bleuté de tatouages, vivant seul à l’écart de la reine et veillé seulement par son serviteur qui ne devait jamais se retourner en sa présence.
Ce roi n’était pas exactement le chef temporel de l’île, mais nous pensons bien plus l’incarnation vivante d’une force supérieure et d’une longue tradition à laquelle le peuple croyait et qui lui insufflait sa vitalité.
Vivant dans l’ombre sacrée du roi, les prêtres choisis dans les lignées nobles, avaient un rôle que nous connaissons fort mal, mais qui fut, je pense, semblable à celui des prêtres polynésiens : « gardiens et enseignants de la tradition ». Mais tout cela reste très trouble, car nous n’avons que peu d’informations sur la religion d’autrefois qui fut brisée en 1862 par la déportation au Pérou de la majorité de la caste sacerdotale.
En 1864, le premier missionnaire, le père E. Eyraud, écrivit que la religion païenne était déjà morte. Bien qu’il eût été précieux à l’époque de sauver les ultimes témoignages, cette enquête fut négligée.
D’après ce que nous avons pu retrouver, les hommes responsables du sacerdoce s’appelaient « Tumu ivi Atua » que nous pouvons traduire par « les descendants de Dieu » ou plus littéralement : « les descendants des os de Dieu ».
Croyant à la vie éternelle, mais aussi au retour des esprits des morts, qui sous le nom d’« Aku-aku » prirent tant d’importance ici qu’ils semblent encore présents, il apparaît que le rôle des prêtres était de conjurer, malheureusement parfois par des sacrifices humains, le sort ou les sortilèges lancés par les revenants.
Mais nous pensons que les survivances dans lesquelles les missionnaires aiment trouver les preuves d’un paganisme effrayant, sont simplement les traces vulgaires et dégénérées des religions mortes.
Nous ne pouvons croire que ce peuple qui érigea les statues de pierre, ne posséda pas autrefois une religion d’un grand raffinement…
(Après quelques éléments sur cette religion, l’auteur expose ensuite les travaux archéologiques réalisés dans la zone du volcan pour mettre à jour la zone de fabrication des grandes statues.)
Après avoir minutieusement repéré tous les vestiges apparents du cratère, il nous parut intéressant avant d’entamer les fouilles en profondeur, d’essayer de situer l’apparent désordre de ces 193 statues encore dressées et placées de part et d’autre du cratère.
Erigées approximativement sur un axe N.-O. – S.-E., les statues levées ont toutes une situation légèrement différente. Il nous semblait que leur regards se dirigeait vers un point géographique, peut-être une étoile…
Nous étions sûrs que ces statues, dont le pied avait été taillé pour être fiché en terre, étaient différentes de celles qui, tronquées, avaient autrefois dominé les grandes plates-formes de pierre. Nous savions que ces statues avaient été taillées pour rester ici, en garde du volcan.
Nous étions frappés de la différence qui apparaît à première vue entre celles-ci et les statues des « Ahu ».
Il y avait là autant de différence dans l’élégance et l’intention qu’entre une statue de Praxitèle et sa pâle copie de la Rome décadente, et Loti, lors de son passage en 1870, écrivit :
« Les statues ? il y en a deux sortes. D’abord, celles des plages qui, toutes sont renversées et brisées – nous en retrouverons d’ailleurs aux environs de cette baie. Et puis les autres, les effrayantes, d’une époque et d’un visage différents, qui se tiennent encore debout là-bas, sur l’autre versant de l’île, au fond d’une solitude où personne ne va plus. » (…)
« De quelle race humaine représentent-ils le type, avec leur nez à pointe relevée et leurs lèvres minces qui s’avance avec une moue de dédain et de moquerie ? Point d’yeux, rien que des cavités profondes sous le front, sous l’arcade sourcilière qui est vaste et noble et, cependant, ils ont l’air de regarder et de penser. De chaque côté des joues, descendent des saillies qui représentaient peut-être leur coiffure dans le genre du bonnet des sphinx ou bien des oreilles écartées et plates. Leur taille varie de 5 à 8 mètres. Quelques-uns portent des colliers faits d’incrustations de silex et de tatouages dessinés en creux. Vraisemblablement, ils ne sont pas l’œuvre des Maori, ceux-là. »
Et c’est précisément ce que nous sentons, et c’est peut-être là que réside le grand mystère de Matakiterani.
Dressés ou couchés, 276 géants surgissent là, et nous savons maintenant qu’il y en a sans doute autant sous la terre.
Le plus petit a 3 mètres et le plus grand 22 mètres, et c’est ce qui affole…
Hormis les statues de basalte, du reste extrêmement rares, on distingue aisément, par la qualité de la pierre employée, les deux époques de ces statues. Il en est de même du style beaucoup plus raffiné qui caractérise les statues de la première époque.
Presque toutes les statues levées qui se trouvent au pied du volcan sont de la première époque, et celles-ci n’ont pas été sculptées pour être transportées sur les « Ahu » de l’île.
De part et d’autre de la lèvre du volcan, s’ouvrent deux immenses ateliers de taille, mais ils ont dû être exploités à des périodes différentes.
Le premier atelier fut sûrement celui qui est situé sur la face externe du volcan. Ici, la grande majorité de sculptures ont un fini remarquable, tandis que les statues qui se trouvent dans la carrière, à l’intérieur du cratère, sont beaucoup plus grossières et décadentes, elles sont l’œuvre d’une autre population.
Chaque jour, nous parcourions le dédale de ces statues, énormes de taille, et nous restions interdits devant une telle audace, une telle maîtrise. Pour ne pas perdre de place, les sculpteurs ont imbriqué les statues, utilisant toutes les possibilités de la roche, ils les ont attaquées de profil, en biais ou même la tête en bas.
Dans ce paysage lunaire, ils ont taillé ces géants d’un autre monde, et l’impression est fulgurante.
Tout ici n’est que grandeur et dégage une dure impression d’angoisse.
Tout semble s’être arrêté en un jour, comme saisi par le vent d’un immense cataclysme. Tout est inhumain.
Pourquoi ces hommes s’arrêtèrent-ils brusquement d’être les sculpteurs de Dieu ? Quel terrible fléau les frappa ? Tout est là abandonné sur place, ces haches de pierre, taillées comme d’énormes coups de poings chelléens, ces statues arrêtées dans le mouvement… et c’est bien là la sensation la plus insolite de ce sanctuaire.
Les survivants ne savent pas quoi répondre, ils racontent une légende tellement hybride qu’on a l’impression qu’ils n’ont jamais su, et qu’ils ne sont pas les descendants des ultimes sculpteurs…
Tout ceci a dû se jouer en quelques jours, car plus de 80 statues sont en plein cours d’exécution. Il n’y a pas eu d’arrêt progressif de la carrière. Il y a eu mort, comme pour ces géants qui, par dizaines, arrêtèrent leur marche le long de la piste qui part du volcan.
Est-ce une guerre fratricide ? Est-ce la folie d’un roi halluciné par sa création ? Est-ce un phénomène naturel comme la chute trop proche d’un météore ? Est-ce peut-être une terrible maladie ? (…)
Ce qu’il y a de merveilleux, dans cet atelier géant, c’est que tout le travail des hommes demeure expliqué comme un grand livre ouvert. Nous savons parfaitement comment ces statues furent taillées. Sous la direction du chef sculpteur, l’équipe, qui devait compter environ une quinzaine de tailleurs, attaquait la face du rocher choisi. A l’aide de leur pique de pierre dure dont ils trouvaient la matière dans la carrière même, les sculpteurs faisaient éclater la roche à partir d’un tracé de trous espacés de dix centimètres que le chef sculpteur exécutait en premier. Ce tracé délimitait la forme et la grandeur de l’œuvre à exécuter.
Ou bien la statue était taillée à même le plan du rocher, ou bien alors il fallait la dégager d’une véritable grotte. Travail gigantesque qui consistait d’abord à ouvrir de part et d’autre deux couloirs d’accès de 80 centimètres à 1 mètre de large, sur environ 1,50 mètre de profondeur.
Une fois ces couloirs dégagés, les sculpteurs pouvaient commencer la taille du « Moai ».
Les mesures étaient précises et le chef sculpteur traçait toujours ces trous de repérage. Parfois, ces malheureux, en dégageant la roche, tombaient sur des veines de scories ou des bourgeonnements de trachyte qui rendaient l’œuvre impossible ou la défiguraient. On remarque ainsi, sur le chantier, plusieurs statues abandonnées pour ces raisons.
Quand la tête, les oreilles et le corps étaient terminés, commençait le plus délicat travail, qui consistait à creuser le dos pour pouvoir détacher le corps de la roche. Suivant un mouvement concave, les sculpteurs, de part et d’autre, rongeaient littéralement le dos du géant jusqu’à ce que celui-ci ne soit plus maintenu à la roche que par une monstrueuse épine dorsale, donnant l’impression d’une quille de navire.
Le travail le plus délicat consistait ensuite à faire sauter cette quille sans que la statue en se brise.
Nous avons constaté que, la plupart du temps, les sculpteurs attaquaient cette crête en divers endroits, ouvrant ainsi des loges dans lesquelles étaient introduites de grosses pierres de soutien. Ainsi, petit à petit, le géant se détachait de la roche mère et, finalement libre, reposait sur un lit de galets. La fine sculpture de la nuque et du dos ne pouvait être terminée que lorsque le « Moai » était levé au pied de la falaise. Il était alors soigneusement poli avec des blocs de corail.
Plusieurs sculptures remarquables étaient alors effectuées. Elles me semblent particulièrement importantes, car nous ne les avons pas retrouvées sur les sculptures décadentes des « Ahu ».
1°) Un très beau collier dont les lignes sont le plus souvent en zigzag, et dans lesquelles, d’après Pierre Loti, il y a avait des incrustations d’obsidienne, mais nous ne les avons pas retrouvées…
Souvent aussi, nous avons retrouvé des traces de peintures.
2°) Au niveau des reins, trois graphismes particulièrement insolites. Ce sont d’abord une rangée de lignes incurvées, donnant une impression d’arc-en-ciel, ensuite un cercle parfait, puis une très curieuse gravure ayant la forme d’un M majuscule…
L’un des grands problèmes qui dominent l’archéologie de l’île de Pâques, consiste à savoir comment ces statues furent transportées jusqu’aux « Ahu », certains situés à plusieurs kilomètres de la carrière. Ce problème n’a jamais été résolu, et même les travaux de l’expédition norvégienne de 1956 n’ont apporté aucune solution…
Il y a quand même une chose terriblement anormale sur la falaise du volcan. Des statues ont été descendues par-dessus des dizaines d’autres, sans laisser de traces. Or, 10 à 20 tonnes posent problème…
On peut se fonder sur d’autres constructions cyclopéennes élevées en Polynésie, constructions dont nous connaissons parfaitement les techniques des chaussées levées…
En face de la statue de 22 mètres (c’est-à-dire la hauteur d’une maison de sept étages), qui demeure en état de finition sur la falaise du Rano Raraku, plus aucune logique n’est possible… Il y a actuellement peu de grues au monde capables de soulever une pareille masse.
Et pourtant cette statue est là, encadrée de ses deux couloirs d’accès, déjà aux trois quarts terminés.
Elle n’était pas faite pour rester incisée comme une sculpture dans le rocher. Elle était faite pour être levée. Or, ce chef sculpteur n’avait pas fait œuvre de fou. Il avait sûrement décidé de donner vie à ce géant…
Quand on pense que, pour enlever la fameuse statue appelée « La Briseuse de vagues », haute de 2,30 mètres, il fallut plus de 500 hommes munis de treuils et de tout le matériel nécessaire – et que la corvette française « La Flore » ne put, malgré son matériel et ses hommes, que remporter une tête, du reste en fort mauvais état !
Sans arbres, sans grande possibilité de fabriquer sans cesse de nouvelles cordes, je ne vois pas comment ces statues furent transportées…
Avant de choisir notre emplacement de fouilles, nous voulions effectuer quelques sondages autour de l’extraordinaire statue accroupie que l’expédition norvégienne a relevée.
Cette sculpture est certainement une des découvertes les plus intéressantes faites à l’île de Pâques, et reste pour Heyerdall une grande gloire.
Cette statue, dont juste une partie de la tête apparaissait, fut dégagée, et sa découverte allait remettre en question toutes les théories sur le peuplement de l’île de Pâques. Pour qui connaît le style polynésien, il ne fait aucun doute que cette statue d’homme barbu est d’origine extérieure et je crois, comme le pense Heyerdall, précolombienne. Quand nous la découvrîmes, nous fûmes saisis de sa ressemblance avec la fameuse statue du dieu des Olmèques. Cela me fascina d’autant plus que j’avais longuement étudié ce peuple qui s’appelait « les hommes de l’eau salée », et qui, très probablement, fut à la source de l’explosion artistique des Mayas…
Un ami pascuan nous livra des précisions :
« Il existe, enterrés au Rano-Raraku, deux moai de femmes avec tête ronde, corps entièrement sculpté avec jambes. Ils sont situés à proximité du Moai qui possède une gravure de bateau sur sa poitrine et plus à gauche de la statue basculée. »
(…)
Nos sondages terminés, nous décidâmes d’ouvrir un vaste chantier de fouilles sur la pente du volcan, afin de vérifier s’il existait sous terre d’autres statues.
Notre premier travail fut un chantier décapage afin de mettre en valeur un véritable escalier de quatre statues en voie d’achèvement. Nous eûmes ainsi rapidement un échantillonnage propre et précis du travail des sculpteurs.
Notre deuxième chantier se fixa dans une immense tranchée de 20 mètres de large sur environ 60 mètres de long. Dans cette tranchée taillée à main d’homme, le travail avait été considérable. Nous devions ici, sous un plancher de terre et de résidus de taille, dégager deux magnifiques statues de 10 mètres de long. C’étaient les plus grandes statues jamais exhumées et leur beauté, la pureté du travail de la pierre étaient éblouissantes.
Plusieurs détails nous apparurent, que nous ne pouvions voir sur les autres statues détériorées par l’érosion. Outre le dessin de l’oreille, les ailes du nez et l’indication des muscles de la lèvre supérieure étaient ici traités avec une sobriété et une maîtrise admirables.
Ces statues de la première époque apparaissaient ici toutes blanches et d’un poli extrême. Mais la chose la plus remarquable était ces deux mains jointes juste au niveau du nombril. La pureté et l’élégance de ces mains montraient en outre, et sans l’ombre d’une hésitation, ce que le savant Stéphane Chauvet avait déjà signalé avec intérêt. Ces deux mains se terminaient par des ongles démesurément longs et effilés – détail fort troublant dans l’art polynésien. Or, toutes les statues que nous allions découvrir allaient être semblables.
Ces mains aux ongles longs, disposées en outre dans la position de la méditation, ont ici un caractère des plus insolites lorsque l’on pense que cette pratique n’exista qu’en Chine et chez les initiés Incas et qu’elle représentait le signe de la connaissance, de la réflexion, de la non-exigence du travail manuel.
Nous n’avons qu’une seule information concernant cette pratique à l’île de Pâques. Certains enfants, dont nous reparlerons, étaient enfermés dans des grottes afin de garder la blancheur de leur peau. Initiés, ils devaient se laisser pousser les ongles.
Il est donc probable que les statues de la première époque, avec leurs symboles dorsaux, leurs mains prolongées par des ongles longs (caractères qui disparaissent ou dégénèrent sur les statues des « Ahu ») sont des représentations, non pas de personnages divinisés, mais de l’image du Dieu premier…
Les sondages que nous avons effectués en suivant la pente nous ont donné la certitude que la falaise est entièrement sculptée de « Moai », ce qui reconditionne toute l’archéologie de l’île.
Mais la plus grande fouille que nous effectuâmes allait s’étendre sur plus de 70 mètres de longueur et 5 mètres de profondeur. Elle allait nous éblouir et nous apporter une certitude.
Le premier décapage sur 1 mètre de profondeur devait nous faire découvrir les premiers vestiges de deux « Moai » extrêmement intéressants.
D’abord, nous découvrîmes une statue barbue, sculptée la tête en bas et d’une facture parfaite. Je me souviens toujours de l’admiration qui nous saisit lorsque nous enlevâmes la dernière couche de gravats qui recouvrait l’épaule de ce géant barbu. C’était une pure merveille de sculpture. Une épaule de Praxitèle, et cela dans la pureté d’une pierre parfaitement polie.
Notre second émerveillement fut la découverte de la plus volumineuse de toutes les statues, 10,50 mètres de long, 5 mètres de large, un monstre dans l’œil duquel je pouvais dormir. Tout autour, c’était la découverte d’un enchevêtrement de statues. Sous l’auvent de grotte taillée qui dominait toute la fouille, reposait un géant dont le corps était parsemé de gravures. A ses pieds, taillé dans la roche pourrie, un « Moai » à moitié terminé et abandonné en cours d’exécution.
Reposant contre lui, et le dominant de son énorme ventre, notre géant, sur le front duquel glissait une toute petite statue de 2 mètres de long.
Repoussant cet ensemble, une autre statue, sculptée de profil. Un labyrinthe de monstres séparés par les couloirs de taille et puis, subitement, à leurs pieds, une faille de 3 mètres où nous allions plonger, d’où nous allions retirer des tonnes de terre et de gravats, pour découvrir, intacte, une merveille de quelque 6 mètres de long, un géant reposant à l’à-plat d’un vaste lit de roche, s’insinuant en pente douce sous la terre. D’un blanc ocré, ce géant apparaissait dans toute sa perfection originale.
Quand la terre fut entièrement dégagée, que la pierre fut lavée par les grandes pluies, puis séchée par le soleil, apparut alors un ensemble impressionnant et splendide…
Comment se faisait-il que ces statues restées en contrebas, et il y en avait bien d’autres, étaient recouvertes de gravats et de terre, alors qu’au-dessus, sur plus de 60 mètres de hauteur, d’autres sculptures étaient dégagées et prêtes à quitter leur cave ?
(…)
Une analyse plus poussée nous faisait rapidement remarquer que toutes les statues sculptées au sommet de la falaise, et cela sur tout le pourtour, étaient d’un style beaucoup moins soigné et surtout d’une qualité de pierre inférieure. Elles étaient de la deuxième période.
Cela tendait à nous confirmer dans notre opinion : il y avait bien eu deux périodes, deux migrations, et la carrière avait dû être abandonnée pendant des années. L’érosion avait ainsi recouvert cette première cascade de géants partant du pied de la falaise.
La deuxième migration, en présence de ces géants levés, avait assimilé, transformé et dégénéré cet art magnifique. Elle avait construit les « Ahus » et, par un curieux traumatisme, avait placé ces dieux adoptés sur la plate-forme, comme en Polynésie…
Il y avait eu deux grandes périodes de construction et une troisième période de destruction, la période historique….
Nous avions levé un voile passionnant, il nous restait tout à faire : étudier le plateau de Poiké, le curieux fossé des Longues Oreilles, Orongo, et surtout voir les fameux trésors des grottes.
Le résultat fut merveilleux, la population nous ouvrit toutes les portes, qui se sont fermées pour longtemps à d’autres…
Des jours, nous dévions tourner sur ce plateau de Poiké et découvrir, sur ce que l’on appelle « la terre déserte », une quantité impressionnante de villages d’une contexture fort différente. Là, sûrement, avait vécu ou s’était réfugiée une autre population. Peut-être ces fameux « longues-oreilles »…
Un jour, notre ami nous amena sur un minuscule « Ahu » complètement enterré, mais de ce cimetière émergeaient des statues remarquables, petites, mais de pierre et de faciès terriblement différentes. La pierre, extrêmement dure, était de celle qui servait autrefois à faire les « Toki », ces belles haches de pierre, qui curieusement portent le même nom en Auraucanie et aux Gambier. Mais, outre la taille de ces statues, la chose la plus remarquable était le faciès, d’une extrême dureté et d’une rare présence. Nous pensons que ceux-là furent les premiers.
Quels étaient ces hommes qui vécurent sur le plateau de Poiké ? Venaient-ils de Polynésie ou bien des Amériques ? (…)
C’est à Poiké que s’est sûrement joué le grand drame. C’est ici que vécurent et se réfugièrent les descendants de la première race. Les haches et les pierres de cases que nous avons découvertes ici sont différentes, les villages sont différents, les gravures rupestres sont différentes et même cette extraordinaire et énorme tête sculptée dans la falaise est différente…
C’est dans les deux grottes les plus remarquables, piquées en avant-garde sur la falaise de Poiké que se déroulait le rite le plus étrange, c’est là que des enfants des deux sexes étaient enfermés dans l’ombre pour garder leur peau blanche, pour laisser leurs cheveux et leurs ongles pousser, pour garder leur virginité et acquérir une autre connaissance – on les appelait les « Neru » et nous savons un chant qui dit :
« Tête aux couleurs de terre
Caverne des antiques Neru
Caverne des Autres ! »
(…)
Nous savons que cette coutume existait dans les Andes et qu’elle existait aussi à Mangareva…
Etrange plateau de Poiké qui s’incline et, face au Rano-Ranaku, se termine par un curieux bourrelet qui recèle une légende. Beaucoup d’auteurs, dont Heyerdall, s’appuyant sur une légende de l’extermination des longues-oreilles, se sont penchés sur ce passé…
Il nous faut citer la légende de la guerre d’extermination des Hanau-Eepe et des Hanau-Momoko, légende qui mérite plusieurs remarques.
Elle dit :
« L’île était commandée par Hanau-Eepe, les longues-oreilles. Ce sont eux qui construisirent les « Ahu ». Les Hanau-Momoko, les hommes aux petites oreilles travaillaient pour eux. »
« Après avoir fait jeter à la mer toutes les pierres du plateau de Poiké, les longues-oreilles donnèrent l’ordre aux Hanau-Momoko d’en faire autant pour toute l’île, afin de pouvoir planter partout. »
« Les Hanau-Momoko refusèrent, disant qu’ils avaient besoin de ces pierres pour cuire leurs aliments et pour faire mieux pousser les « taros ». Devant ce refus, les longues-oreilles se retirèrent à Poiké et creusèrent un immense fossé qu’ils remplirent de branches, de tiges de cannes et d’herbes, ceci en prévision d’une attaque. Prévenus par une femme Hanau-Momoko mariée à un longues-oreilles, les Hanau-Momoko décidèrent de passer à l’attaque sur un signal convenu. Quand ils verraient Moko Pingei se mettre à tisser un panier, ils devraient, de nuit, s’infiltrer sur le plateau de Poiké en langeant la falaise. Ensuite, d’autres Hanau-Momoko attaqueraient le retranchement de face. Ce qui fut fait. Les longues-oreilles mirent le feu dans la tranchée, mais ils furent subitement attaqués à revers et trois seulement purent s’échapper des flammes dans lesquelles ils furent précipités. »
« Pourchassés par les Hanau-Momoko, ces trois survivants se réfugièrent dans une caverne d’Anakena. Deux furent encore tués à l’aide de longues lances d’obsidienne, mais le dernier se sentant mourir, jeta ce cri qui résonna jusqu’à tréfonds de la grotte : « Orro, ororo. » Il fut épargné et reçut le nom d’Ororoina… »
Un descendant de longues-oreilles devait un jour nous donner une information différente et qui fixa notre intérêt.
Il dit que les Hanau-Momoko se révoltèrent contre les Hanau-Eepe et cela pour les mêmes raisons, mais il précise : « Les Hanau-Eepe étaient environ une centaine et, s’étant réfugiés à Poiké, ils furent encerclés dans une bataille et précipités de la falaise qui, à l’extrême Sud de la faille naturelle, surplombe Hotu-Iti. Là, ils furent massacrés et rôtis dans un four appelé Ko te umu o te hanau Eepe. Leur terre fut brûlée, il y eût un festin cannibale… »
(…)
Un fait est certain, et nous intéresse au plus haut point. Ces Hanau-Eepe étaient les sculpteurs de la carrière et c’est probablement à cette date que le travail s’arrêta brusquement. Cela dut se passer il y a environ deux siècles et demi. (…)
D’après les généalogies des descendants des longues-oreilles vivant actuellement dans l’île, le massacre eut lieu vers 1760, ce qui nous donne une date assez remarquable car Roggeween, en 1772, signale des statues debout et Cook, en 1774, leur destruction partielle.
Les longues-oreilles auraient donc habité environ 350 ans avec les hommes d’Hotu-Matua…
C’était la première fois que nous allions découvrir une grotte occultée. Il y a des milliers de grottes sur l’île, elles servirent d’abris, de maisons, de tombeaux, mais elles sont différentes des grottes secrètes dont personne ne peut trouver l’entrée.
Un soir, nous devions aller explorer une de ces grottes située dans la plaine d’Hotu-Iti. La nuit était claire, nul besoin de lampe ; une demi-heure de marche et nous étions à pied d’œuvre. Précautionneusement, pour ne rien briser, pour ne pas laisser de traces, un ami écarta les fougères, gratta légèrement la terre… Alors, doucement, il descella une dalle de pierre, puis une deuxième, fort bien ajustée, sur une entrée pavée. Un magnifique couloir se dessina. Il était extrêmement étroit, juste de la largeur du corps, et bordé de dalles parfaitement polies. Un de nous resta veiller dehors. Dès que nous fûmes à l’intérieur, nous allumâmes nos torches. C’était une petite grotte de 10 mètres de profondeur, mais dans laquelle, pour l’instant, on pouvait à peine se tenir debout…
Nous étions en présence soit d’une caverne-hôpital, soit d’un lieu d’initiation… Et c’est là que nous allions trouver un objet merveilleux, unique à l’île de Pâques, et fera comprendre à certains chercheurs que nous n’hésitons pas à ne considérer que le peuplement polynésien de l’île. C’était une petite statue de basalte de 30 centimètres de haut, dont la tête, hélas !, manquait et qui représentait, dans un style admirable, l’accouchement d’une femme.
Mes amis s’écrièrent tous : « C’était ici le lieu où les femmes venaient donner naissance aux enfants des rois ! » Je ne sais, mais je sais sûrement que nous étions en face d’une sorte d’hôpital ayant dû servir probablement pour l’accouchement. Nous devions du reste, ensuite, trouver quantité de ciseaux d’obsidienne, qui, vu leur forme bien spéciale, avaient dû servir à des fins chirurgicales…
C’était la première caverne interdite que nous pouvions voir. Nous allions découvrir un autre monde, le royaume souterrain…
Les indigènes disent qu’il y a encore une grotte secrète dans laquelle dorment des tablettes…
Une seule de ces grottes, tout au moins de celles que nous avons découvertes, fut admirable. C’était sur le versant Nord-Est, à mi-hauteur du cratère. Elle s’ouvrait en un vaste porche, parsemé d’éclats d’obsidienne taillés ; il y avait là un véritable vestibule de calme toujours lumineux. Sur les parois alentour étaient sculptées quelques très belles têtes de Make Make, puis la grotte s’élevait d’un étage sur lequel débouchaient deux beaux couloirs aménagés de main d’homme, qui s’ouvraient sur deux salles circulaires encore faiblement éclairées, desquelles un fin couloir grimpait et se perdait en alcôves, minuscules et noires. C’était, sculptée par la nature et aménagée par l’homme, une véritable maison de rêve et de défense. »
Pour finir, une curieuse similitude entre une statue dans la forêt du Guatemala (en zone olmèque) et des statues de l’île de Pâques...
Guatemala
Ile de Pâques
La statue du Guatemala semble avoir un corps englouti dans la terre comme les statues de Pâques...
Une ancienne culture très développée
Jared Diamond, « Effondrement » ou « Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie » :
Au lieu de parler de classes sociales (une classe d’esclave et une classe de maîtres d’esclaves) et de luttes de classes, Diamond en reste aux « chefs » et au « peuple »….
« Comme ailleurs en Polynésie, la société traditionnelle de l’île de Pâques se divisait entre les chefs et le peuple. Les archéologues d’aujourd’hui confirment cette distinction à partir des vestiges des différentes maisons appartenant aux deux groupes… Devant de nombreux « hare paenga » (maison de chefs) se trouvait une terrasse pavée de pierre. Les « hare paenga » étaient construites sur la zone côtière… Il y en avait six à dix sur chaque site important, érigées immédiatement derrière la plateforme du site portant les statues. Par opposition, les habitations des gens du peuple étaient reléguées plus loin des côtes, elles étaient plus petites… La tradition orale, préservée par les insulaires, tout comme les études archéologiques, indiquent que la surface de l’île était divisée en une douzaine de territoires, chaque territoire appartenant à un clan ou à une lignée… Ces territoires occupés par des clans rivaux étaient également intégrés religieusement et, dans une certaine mesure, économiquement et politiquement, sous l’autorité d’un chef suprême…
La période de construction des ahu semble se situer entre l’an 1000 et l’an 1600 après J.-C. »
Diamond développe dès lors sa thèse effondriste ou collapsionniste :
« La déforestation a probablement commencé peu de temps après l’arrivée des humains, autour de l’an 900 après J.-C., et devait être achevée vers 1722, lorsque Roggeveen arriva et n’aperçut aucun arbre d’une taille supérieure à trois mètres cinquante… Le tableau que présente l’île de Pâques est l’exemple le plus extrême de destruction de la forêt dans le Pacifique et l’un des plus extrêmes du monde entier : la totalité de la forêt a disparu, et toutes les espèces d’arbre se sont éteintes. Pour les Pascuans, les conséquences immédiates en furent la disparition de matières premières, la disparition de ressources alimentaires sauvages et une diminution des récoltes… Le manque de bois signifiait que le bois nécessaire à la fabrication des outils de travail et des pirogues, mais également de combustible, faisait défaut… Il fallut même modifier les pratiques funéraires : il devenait impossible de pratiquer la crémation, qui aurait requis de brûler de grandes quantités de bois pour chaque corps : on passa à la momification et à l’ensevelissement des os. La plupart des ressources alimentaires sauvages disparurent. Sans pirogues de haute mer, les os des marsouins, qui au cours des derniers siècles avaient constitué l’essentiel de l’alimentation des Pascuans, disparurent quasiment des dépotoirs vers 1500, tout comme le thon et les poissons pélagiques… Telles furent les conséquences immédiates de la déforestation et d’autres actions de l’homme sur l’environnement. Les conséquences ultérieures prirent la forme d’une famine et d’une chute démographique dramatique qui firent sombrer la population dans le cannibalisme…
Les équipes travaillant aux statues furent progressivement abandonnées entre 1600 et 1680…
Vers 1680, date de la révolte militaire, les clans cessèrent d’ériger des mégalithes pour renverser les statues de leurs rivaux en les faisant basculer en avant sur une dalle placée de telle manière que la statue se brisait… L’effondrement de la société pascuane suivit rapidement le moment où elle avait atteint un pic démographique, où la construction de monuments était intensive et où l’impact humain sur l’environnement était le plus marqué…
Nous avons fait le tour de l’île de Pâques et nous avons vu défiler un ahu après l’autre réduit à l’état de tas de pierres avec ses statues brisées… Nous nous sommes souvenus que c’était les Pascuans eux-mêmes qui avaient détruit l’œuvre de leurs propres ancêtres… Nous n’avons pu y voir qu’une immense tragédie.
Les Pascuans devaient depuis longtemps nourrir une colère contenue contre leurs dirigeants…
Loin de moi l’intention de ne donner qu’une image négative de l’évolution sociale de l’île de Pâques après 1680 fait de destructions. Les survivants s’adaptèrent du mieux qu’ils purent, aussi bien dans leur manière d’assurer leur subsistance que dans leurs pratiques religieuses…
Une objection consiste à dire que la déforestation aurait pu être due à des changements climatiques naturels, comme des épisodes de sécheresse ou de cyclones du type El Niño. Je ne serais pas du tout surpris d’apprendre qu’en fin de compte le changement climatique a bien joué un rôle sur l’île de Pâques… Mais, pour ma part, je pense que nous avons la preuve irréfutable que ce ne sont pas les changements climatiques seuls qui ont causé la déforestation et l’extinction des oiseaux… Les végétaux de l’île de Pâques ont déjà survécu à d’innombrables sécheresses et cataclysmes du type El Niño, ce qui rend peu probable la théorie selon laquelle toutes ces espèces indigènes auraient finalement choisi le lendemain de l’arrivée de ces humains innocents pour disparaître brutalement toutes ensemble suite à un nouvel épisode de sécheresse ou à un cyclone…
L’isolement de l’île de Pâques en fait l’exemple le plus flagrant d’une société qui a contribué à sa propre destruction en surexploitant ses ressources. »
On a envie de dire CQFD car Diamond pratique volontiers le « ce qu’il fallait démontrer », en tirant des résultats d’observations qui n’ont pas été faites et de thèses préexistantes à toute observation…
Il nous dit : on ne sait pas quel était le climat global au moment de la déforestation mais cela ne fait rien : c’est la société humaine qui a détruit la forêt !!!
Cependant, de plus en plus d’études, scientifiques celles-là, affirment qu’El Niño est responsable d’une sécheresse dans l’île, d’une destruction de toutes sortes de ressources : poissons, oiseaux et végétaux et que c’est une lutte sociale causée par la crise économique qui a renversé le système d’exploitation en place, poussant les exploités à se révolter contre les exploiteurs.