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L’Encyclopédie, la vraie bombe philosophique de Diderot contre l’ancien fatras idéologique clérical et féodal
dimanche 5 février 2012, par
"Voyez-vous cet oeuf ? C’est avec cela qu’on renverse toutes les écoles de théologie et tous les temples de la terre."
Diderot dans "Entretien avec D’Alembert"
Combattre les superstitions par la science
Un adepte de l’industrie...
L’Encyclopédie, la vraie bombe philosophique de Diderot contre l’ancien fatras idéologique clérical et féodal
Si, pour la plupart des gens, une encyclopédie est juste une somme de connaissances, le caractère d’un bon dictionnaire est, selon Diderot, de « changer la façon commune de penser ».
Cela se traduit de mille manières. L’ouvrage prend parti politiquement dans les combats de l’époque. Il affirme que l’avenir économique et politique de la société humaine dépend du progrès des sciences et techniques et qu’il ne doit pas être entravé par le pouvoir. Il combat essentiellement la philosophie passéiste des religieux. Au plan philosophique, il défend un matérialisme dynamique proche de la dialectique de la nature. Diderot est carrément athée ! Mais il ne s’en contente pas : il combat politiquement l’appareil politique du christianisme français et pas au nom du protestantisme !!!! En plus, Diderot, contrairement à la plupart des grands philosophes, est un scientifique... Il développe donc une philosophie des sciences... matérialiste, athée, fondée sur la dynamique de la matière et non pas sur un dogme. Diderot comprend que le vivant provient de l’inerte, que la vie transforme sans cesse l’inerte en vivant.... Diderot n’est pas un simple scientiste, un simple adepte du progrès. Il est pleinement et philosophiquement un révolutionnaire.... Il sait qu’il tient une véritable mitrailleuse dans ses mains et il tire avec enthousiasme, avec plaisir, avec flamme sur ses adversaires au premier rang desquels on trouve la clef idéologique de l’édifice : la religion.
"Dieu : un père comme celui-là, il vaut mieux ne pas en avoir."
Denis Diderot
« Jamais aucune religion ne fut aussi féconde en crimes que le christianisme ; depuis le meurtre d’Abel jusqu’au supplice de Calas, pas une ligne de son histoire qui ne soit ensanglantée. »
Diderot dans « Salon de 1763 »
« Cette religion étant, à mon sens, la plus absurde et la plus atroce dans ses dogmes ; la plus inintelligible, la plus métaphysique, la plus entortillée et par conséquent la plus sujette à divisions, sectes, schismes, hérésies ; la plus funeste à la tranquillité publique, la plus dangereuse pour les souverains par son ordre hiérarchique, ses persécutions et sa discipline ; la plus plate, la plus maussade, la plus gothique et la plus triste dans ces cérémonies ; la plus puérile et la plus insociable dans sa morale considérée, non dans ce qui lui est commun avec la morale universelle, mais dans ce qui lui est propre et ce qui la constitue morale évangélique, apostolique et chrétienne ; la plus intolérante de toutes. »
Diderot dans « Lettre à Viallet » de juillet 1766
Diderot est d’autant plus capable de démolir la philosophie religieuse dominante qu’il a non seulement une formation scientifique mais une formation de théologien complète. Il connaît parfaitement la théorie métaphysique qui domine à l’époque et sait la détruire point par point... C’est une démolition systématique des points de vue métaphysiques, fatalistes, antiscientifiques, superstitieux, jésuites, fondés sur la soumission à l’ordre du régime catholique, royal et nobiliaire.
Les ennemis du changement social et idéologique ne s’y sont pas trompés : c’était une arme de guerre qui se préparait contre eux et ils ont tout entrepris pour l’empêcher de paraître.
La plupart des auteurs d’œuvres idéologiquement révolutionnaires ont choisi de s’enfuir dès que les menace se sont précisées. Ce n’est pas le cas de Diderot. Il n’a jamais fui. Il est resté au travail à Paris. il n’a jamais interrompu la rédaction et la direction de l’Encyclopédie. Il a été enfermé au château de Vincennes sous l’accusation d’avoir écrit la "lettre sur les aveugles". Mais sa notoriété et le mouvement de l’opinion sont tels qu’on est obligés de le relâcher. L’Encyclopédie va être interdite de publication, mais le pouvoir ne pourra pas empêcher son édition et sa diffusion... Déjà la transformation sociale de la société française et européenne commence à monter. Déjà les révolutions corse, suisse, américaine, du Brabant, etc.... pointent leur nez. Diderot se laisse porter par un immense courant, mais il est l’un des rares à le porter philosophiquement et politiquement très très loin, en se refusant à toute auto-censure. Mille fois son compagnon de l’Encyclopédie, D’Alembert, recule. Mille fois, il est prêt à abandonner ses idées, son œuvre. Lui jamais. Arrêté, il n’admet rien, il ne discute de rien. Il nie tout et ne renie rien !
A titre d’exemples, quelques articles de Diderot ou réécrits par lui dans l’Encyclopédie :
IRRÉLIGIEUX, adj. (Grammaire). Qui n’a point de religion, qui manque de respect pour les choses saintes, et qui, n’admettant point de Dieu, regarde la piété et les autres vertus qui tiennent à leur existence et à leur culte comme des mots vides de sens.
On n’est irréligieux que dans la société dont on est membre ; il est certain qu’on ne fera à Paris aucun crime à un mahométan de son mépris pour la loi de Mahomet, ni à Constantinople aucun crime à un chrétien de l’oubli de son culte.
Il n’en est pas ainsi des principes moraux ; ils sont les mêmes partout. L’inobservance en est et en sera répréhensible dans tous lieux et dans tous les temps. Les peuples sont partagés en différents cultes, religieux ou irréligieux, selon l’endroit de la surface de la terre où ils se transportent ou qu’ils habitent ; la morale est la même partout.
C’est la loi universelle que le doigt de Dieu a gravée dans tous les cœurs.
C’est le précepte éternel de la sensibilité et des besoins communs.
II ne faut donc pas confondre l’immoralité et l’irréligion. La moralité peut être sans la religion ; et la religion peut être, est même souvent avec l’immoralité.
Sans étendre ses vues au-delà de cette vie, il y a une foule de raisons qui peuvent démontrer à un homme, que pour être heureux dans ce monde, tout bien pesé, il n’y a rien de mieux à faire que d’être vertueux.
Il ne faut que du sens et de l’expérience pour sentir qu’il n’y a aucun vice qui n’entraîne avec lui quelque portion de malheur, et aucune vertu qui ne soit accompagnée de quelque portion de bonheur ; qu’il est impossible que le méchant soit tout à fait heureux, et l’homme de bien tout à fait malheureux ; et que malgré l’intérêt et l’attrait du moment, il n’a pourtant qu’une conduite à tenir.
D’irréligion, on a fait le mot irréligieux, qui n’est pas encore fort usité dans son acception générale.
AUTORITÉ POLITIQUE. Aucun homme n’a reçu de la nature le droit de commander aux autres. La liberté est un présent du ciel, et chaque individu de la même espèce a le droit d’en jouir aussitôt qu’il jouit de la raison. Si la nature a établi quelque autorité, c’est la puissance paternelle : mais la puissance paternelle a ses bornes, et dans l’état de nature elle finirait aussitôt que les enfants seraient en état de se conduire. Toute autre autorité vient d’une autre origine que de la nature. Qu’on examine bien, et on la fera toujours remonter à l’une de ces deux sources : ou la force et la violence de celui qui s’en est emparé, ou le consentement de ceux qui s’y sont soumis par un contrat fait ou supposé entre eux et celui à qui ils ont déféré l’autorité.
La puissance qui s’acquiert par la violence n’est qu’une usurpation, et ne dure qu’autant que la force de celui qui commande l’emporte sur celle de ceux qui obéissent ; en sorte que si ces derniers deviennent à leur tour les plus forts et qu’ils secouent le joug, ils le font avec autant de droit et de justice que l’autre qui le leur avait imposé. La même loi qui a fait l’autorité, la défait alors : c’est la loi du plus fort.
Quelquefois l’autorité qui s’établit par la violence change de nature c’est lorsqu’elle continue et se maintient du consentement exprès de ceux qu’on a soumis ; mais elle rentre par là dans la seconde espèce dont je vais parler ; et celui qui se l’était arrogée, devenant alors prince, cesse d’être tyran.
La puissance qui vient du consentement des peuples suppose nécessairement des conditions qui en rendent l’usage légitime, utile à la société, avantageux à la république, et qui la fixent et la restreignent entre des limites : car l’homme ne doit ni ne peut se donner entièrement et sans réserve à un autre homme, parce qu’il a un maître supérieur au-dessus de tout, à qui seul il appartient tout entier. C’est Dieu, dont le pouvoir est toujours immédiat sur la créature, maître aussi jaloux qu’absolu, qui ne perd jamais de ses droits, et ne les communique point. Il permet pour le bien commun et pour le maintien de la société, que les hommes établissent entre eux un ordre de subordination, qu’ils obéissent à l’un d’eux : mais il veut que ce soit par raison et avec mesure, et non pas aveuglément et sans réserve, afin que la créature ne s’arroge pas les droits du Créateur. Toute autre soumission est le véritable crime d’idolâtrie. Fléchir le genou devant un homme ou devant une image n’est qu’une cérémonie extérieure, dont le vrai Dieu qui demande le cœur et l’esprit ne se soucie guère, et qu’il abandonne à l’institution des hommes pour en faire, comme il leur conviendra, des marques d’un culte civil et politique, ou d’un culte de religion. Ainsi ce ne sont point ces cérémonies en elles-mêmes, mais l’esprit de leur établissement qui en rend la pratique innocente ou criminelle. Un Anglais n’a point de scrupule à servir le roi le genou en terre ; le cérémonial ne signifie que ce qu’on a voulu qu’il signifiât ; mais livrer son cœur, son esprit et sa conduite sans aucune réserve à la volonté et au caprice d’une pure créature, en faire l’unique et le der-nier motif de ses actions, c’est assurément un crime de lèse-majesté divine au premier chef : autrement ce pouvoir de Dieu, dont on parle tant, ne serait qu’un vain bruit dont la politique humaine userait à sa fantaisie, et dont l’esprit d’irréligion pourrait se jouer à son tour ; de sorte que toutes les idées de puissance et de subordination venant à se confondre, le prince se jouerait de Dieu, et le sujet du prince.
La vraie et légitime puissance a donc nécessairement des bornes. Aussi l’Écriture nous dit-elle : « Que votre soumission soit raisonnable », sit rationabile obsequium vestrum. « Toute puissance qui vient de Dieu est une puissance réglée », omnis potestas a Deo ordinata est. Car c’est ainsi qu’il faut entendre ces paroles, conformément à la droite raison et au sens littéral, et non conformément à l’interprétation de la bassesse et de la flatterie, qui prétendent que toute puissance, quelle qu’elle soit, vient de Dieu. Quoi donc, n’y a-t-il point de puissances injustes ? n’y a-t-il pas des autorités qui, loin de venir de Dieu, s’établissent contre ses ordres et contre sa volonté ? les usurpateurs ont-ils Dieu pour eux ? faut-il obéir en tout aux persécuteurs de la vraie religion ? et pour fermer la bouche à l’imbécillité, la puissance de l’Antéchrist sera-t-elle légitime ? Ce sera pourtant une grande puissance. Énoch et Élie qui lui résisteront, seront-ils des rebelles et des séditieux qui auront oublié que toute puissance vient de Dieu, ou des hommes raisonnables, fermes et pieux, qui sauront que toute puissance cesse de l’être dès qu’elle sort des bornes que la raison lui a prescrites, et qu’elle s’écarte des règles que le souverain des princes et des sujets a établies ; des hommes enfin qui penseront ; comme saint Paul, que toute puissance n’est de Dieu qu’autant qu’elle est juste et réglée ?
Le prince tient de ses sujets mêmes l’autorité qu’il a sur eux ; et cette autorité est bornée par les lois de la nature et de l’État. Les lois de la nature et de l’État sont les conditions sous lesquelles ils se sont soumis, ou sont censés s’être soumis à son gouvernement. L’une de ces conditions est que n’ayant de pouvoir et d’autorité sur eux que par leur choix et de leur consentement, il ne peut jamais employer cette autorité pour casser l’acte ou le contrat par lequel elle lui a été déférée : il agirait dès lors contre lui-même, puisque son autorité ne peut subsister que par le titre qui l’a établie. Qui annule l’un détruit l’autre. Le prince ne peut donc pas disposer de son pouvoir et de ses sujets sans le consentement de la nation, et indépendamment du choix marqué dans le contrat de soumission. S’il en usait autrement, tout serait nul, et les lois le relèveraient des promesses et des serments qu’il aurait pu faire, comme un mineur qui aurait agi sans connaissance de cause, puisqu’il aurait prétendu disposer de ce qu’il n’avait qu’en dépôt et avec clause de substitution, de la même manière que s’il l’avait eu en toute propriété et sans aucune condition.
D’ailleurs le gouvernement, quoique héréditaire dans une famille, et mis entre les mains d’un seul, n’est pas un bien particulier, mais un bien public, qui par conséquent ne peut jamais être enlevé au peuple, à qui seul il appartient essentiellement et en pleine propriété. Aussi est-ce toujours lui qui en fait le bail : il intervient toujours dans le contrat qui en adjuge l’exercice. Ce n’est pas l’État qui appartient au prince, c’est le prince qui appartient à l’État ; mais il appartient au prince de gouverner dans l’État, parce que l’État l’a choisi pour cela, qu’il s’est engagé envers les peuples à l’administration des affaires, et que ceux-ci de leur côté se sont engagés à lui obéir conformément aux lois. Celui qui porte la couronne peut bien s’en décharger absolument s’il le veut ; mais il ne peut la remettre sur la tête d’un autre sans le consentement de la nation qui l’a mise sur la sienne. En un mot, la couronne, le gouvernement, et l’autorité publique, sont des biens dont le corps de la nation est propriétaire, et dont les princes sont les usufruitiers, les ministres et les dépositaires. Quoique chefs de l’État, ils n’en sont pas moins membres, à la vérité les premiers, les plus vénérables et les plus puissants, pouvant tout pour gouverner, mais ne pouvant rien légitimement pour changer le gouvernement établi, ni pour mettre un autre chef à leur place. Le sceptre de Louis XV passe nécessairement à son fils aîné, et il n’y a aucune puissance qui puisse s’y opposer : ni celle de la nation, parce que c’est la condition du contrat, ni celle de son père par la même raison.
Le dépôt de l’autorité n’est quelquefois que pour un temps limité, comme dans la république romaine. Il est quelquefois pour la vie d’un seul homme, comme en Pologne ; quelquefois pour tout le temps que subsistera une famille, comme en Angleterre ; quelquefois pour le temps que subsistera une famille par les mâles seulement, comme en France.
Ce dépôt est quelquefois confié à un certain ordre dans la société ; quelquefois à plusieurs choisis de tous les ordres, et quelquefois à un seul.
Les conditions de ce pacte sont différentes dans les différents États. Mais partout la nation est en droit de maintenir envers et contre tous le contrat qu’elle a fait ; aucune puissance ne peut le changer ; et quand il n’a plus lieu, elle rentre dans le droit et dans la pleine liberté d’en passer un nouveau avec qui et comme il lui plait. C’est ce qui arriverait en France, si par le plus grand des malheurs la famille entière régnante venait à s’éteindre jusque dans ses moindres rejetons ; alors le sceptre et la couronne retourneraient à la nation.
Il semble qu’il n’y ait que des esclaves dont l’esprit serait aussi borné que le cœur serait bas, qui pussent penser autrement. Ces sortes de gens ne sont nés ni pour la gloire du prince, ni pour l’avantage de la société : ils n’ont ni vertu, ni grandeur d’âme. La crainte et l’intérêt sont les ressorts de leur conduite. La nature ne les produit que pour servir de lustre aux hommes vertueux ; et la Providence s’en sert pour former les puissances tyranniques, dont elle châtie pour l’ordinaire les peuples et les souverains qui offensent Dieu ; ceux-ci en usurpant, ceux-là en accordant trop à l’homme de ce pouvoir suprême que le Créateur s’est réservé sur la créature.
L’observation des lois, la conservation de la liberté et l’amour de la patrie sont les sources fécondes de toutes grandes choses et de toutes belles actions. Là se trouvent le bonheur des peuples, et la véritable illustration des princes qui les gouvernent. Là l’obéissance est glorieuse, et le commandement auguste. Au contraire, la flatterie, l’intérêt particulier et l’esprit de servitude sont l’origine de tous les maux qui accablent un État, et de toutes les lâchetés qui le déshonorent. Là les sujets sont misérables, et les princes haïs ; là le monarque ne s’est jamais entendu proclamer le bien-aimé ; la soumission y est honteuse, et la domination cruelle. Si je rassemble sous un même point de vue la France et la Turquie, j’aperçois d’un côté une société d’hommes que la raison unit, que la vertu fait agir, et qu’un chef également sage et glorieux gouverne selon les lois de la justice ; de l’autre, un troupeau d’animaux que l’habitude assemble, que la loi de la verge fait marcher, et qu’un maître absolu mène selon son caprice.
Mais pour donner aux principes répandus dans cet article toute l’autorité qu’ils peuvent recevoir, appuyons-les du témoignage d’un de nos plus grands rois. Le discours qu’il tint à l’ouverture de l’assemblée des notables de 1596, plein d’une sincérité que les souverains ne connaissent guère, était bien digne des sentiments qu’il y porta. « Persuadé, dit M. de Sully, que les rois ont deux souverains, Dieu et la loi, que la justice doit présider sur le trône, et que la douceur doit être assise à côté d’elle, que Dieu étant le vrai propriétaire de tous les royaumes, et les rois n’en étant que les administrateurs, ils doivent représenter aux peuples celui dont ils tiennent la place, qu’ils ne régneront comme lui, qu’autant qu’ils régneront en pères, que dans les États monarchiques héréditaires, il y a une erreur qu’on peut appeler aussi héréditaire, c’est que le souverain est maître de la vie et des biens de tous ses sujets, que moyennant ces quatre mots, tel est notre plaisir, il est dispensé de manifester les raisons de sa conduite, ou même d’en avoir ; que, quand cela serait, il n’y a point d’imprudence pareille à celle de se faire haïr de ceux auxquels on est obligé de confier à chaque instant sa vie, et que c’est tomber dans ce malheur que d’emporter tout de vive force. Ce grand homme, persuadé, dis-je, de ces principes que tout l’artifice du courtisan ne bannira jamais du cœur de ceux qui lui ressembleront, déclara que, pour éviter tout air de violence et de contrainte, il n’avait pas voulu que l’assemblée se fit par des députés nommés par le souverain, et toujours aveuglément asservis à toutes ses volontés ; mais que son intention était qu’on y admît librement toutes sortes de personnes, de quelque état et condition qu’elles pussent être, afin que les gens de savoir et de mérite eussent le moyen d’y proposer sans crainte ce qu’ils croiraient nécessaire pour le bien public ; qu’il ne prétendait encore en ce moment leur prescrire aucune borne ; qu’il leur enjoignait seulement de ne pas abuser de cette permission pour l’abaissement de l’autorité royale, qui est le principal nerf de l’État ; de rétablir l’union entre ses membres ; de soulager les peuples ; de décharger le trésor royal de quantité de dettes, auxquelles il se voyait sujet sans les avoir contractées ; de modérer avec la même justice les pensions excessives, sans faire tort aux nécessaires, afin d’établir pour l’avenir un fonds suffisant et clair pour l’entretien des gens de guerre. Il ajouta qu’il n’aurait aucune peine à se soumettre à des moyens qu’il n’aurait point imaginés lui-même, d’abord qu’il sentirait qu’ils avaient été dictés par un esprit d’équité et de désintéressement ; qu’on ne le verrait point chercher dans son âge, dans son expérience et dans ses qualités personnelles, un prétexte bien moins frivole que celui dont les princes ont coutume de se servir pour éluder les règlements ; qu’il montrerait au contraire par son exemple, qu’ils ne regardent pas moins les rois pour les faire observer, que les sujets, pour s’y soumettre. » « Si je faisais gloire, continua-t-il, de passer pour un excellent orateur, j’aurais apporté ici plus de belles paroles que de bonne volonté : mais mon ambition tend à quelque chose de plus haut que de bien parler. J’aspire au glorieux titre de libérateur et de restaurateur de la France. Je ne vous ai point ici appelés, comme faisaient mes prédécesseurs, pour vous obliger d’approuver aveuglément mes volontés : je vous ai fait assembler pour recevoir vos conseils, pour les croire, pour les suivre ; en un mot, pour me mettre en tutelle entre vos mains. C’est une envie qui ne prend guère aux rois, aux barbes grises et aux victorieux comme moi ; mais l’amour que je porte à mes sujets, et l’extrême désir que j’ai de conserver mon État, me font trouver tout facile et tout honorable. »
« Ce discours achevé, Henri se leva et sortit, ne laissant que M. de Sully dans l’assemblée, pour y communiquer les états, les mémoires et les papiers dont on pouvait avoir besoin. »
On n’ose proposer cette conduite pour modèle, parce qu’il y a des occasions où les princes peuvent avoir moins de déférence, sans toutefois s’écarter des sentiments qui font que le souverain dans la société se regarde comme le père de famille, et ses sujets comme ses enfants. Le grand monarque que nous venons de citer nous fournira encore l’exemple de cette sorte de douceur mêlée de fermeté, si requise dans les occasions où la raison est si visiblement du côté du souverain qu’il a droit d’ôter à ses sujets la liberté du choix, et de ne leur laisser que le parti de l’obéissance. L’édit de Nantes ayant été vérifié, après bien des difficultés du parlement, du clergé et de l’université, Henri IV dit aux évêques : « Vous m’avez exhorté de mon devoir ; je vous exhorte du vôtre. Faisons bien à l’envi les uns des autres. Mes prédécesseurs vous ont donné de belles paroles ; mais moi, avec ma jaquette, je vous donnerai de bons effets : je verrai vos cahiers, et j’y répondrai le plus favorablement qu’il me sera possible. » Et il répondit au parlement qui était venu lui faire des remontrances
« Vous me voyez en mon cabinet où je viens vous parler, non pas en habit royal, ni avec l’épée et la cape, comme mes prédécesseurs, mais vêtu comme un père de famille, en pourpoint, pour parler familièrement à ses enfants. Ce que j’ai à vous dire est que je vous prie de vérifier l’édit que j’ai accordé à ceux de la religion. Ce que j’en ai fait est pour le bien de la paix. Je l’ai faite au-dehors ; je veux la faire au-dedans de mon royaume. » Après leur avoir exposé les raisons qu’il avait eues de faire l’édit, il ajouta : « Ceux qui empêchent que mon édit ne passe veulent la guerre ; je la déclarerai demain à ceux de la religion ; mais je ne la ferai pas ; je les y enverrai. J’ai fait l’édit ; je veux qu’il s’observe. Ma volonté devrait servir de raison ; on ne la demande jamais au prince dans un État obéissant. Je suis roi. Je vous parle en roi. Je veux être obéi. »
Voilà comment il convient à un monarque de parler à ses sujets, quand il a évidemment la justice de son côté ; et pourquoi ne pourrait-il pas ce que peut tout homme qui a l’équité de son côté ? Quant aux sujets, la première loi que la religion, la raison et la nature leur imposent, est de respecter eux-mêmes les conditions du contrat qu’ils ont fait, de ne jamais perdre de vue la nature de leur gouvernement ; en France, de ne point oublier que tant que la famille régnante subsistera par les mâles, rien ne les dispensera jamais de l’obéissance ; d’honorer et de craindre leur maître, comme celui par lequel ils ont voulu que l’image de Dieu leur fût présente et visible sur la terre ; d’être encore attachés à ces sentiments par un motif de reconnaissance de la tranquillité et des biens dont ils jouissent à l’abri du nom royal ; si jamais il leur arrivait d’avoir un roi injuste, ambitieux et violent, de n’opposer au malheur qu’un seul remède, celui de l’apaiser par leur soumission, et de fléchir Dieu par leurs prières ; parce que ce remède est le seul qui soit légitime, en conséquence du contrat de soumission juré au prince régnant anciennement, et à ses descendants par les mâles, quels qu’ils puissent être ; et de considérer que tous ces motifs qu’on croit avoir de résister, ne sont, à les bien examiner, qu’autant de prétextes d’infidélités subtilement colorées ; qu’avec cette conduite, on n’a jamais corrigé les princes ni aboli les impôts ; et qu’on a seulement ajouté aux malheurs dont on se plaignait déjà, un nouveau degré de misère. Voilà les fondements sur lesquels les peuples et ceux qui les gouvernent pourraient établir leur bonheur réciproque.
DROIT NATUREL (Morale). L’usage de ce mot est si familier, qu’il n’y a presque personne qui ne soit convaincu au-dedans de soi-même que la chose lui est évidemment connue. Ce sentiment intérieur est commun au philosophe et à l’homme qui n’a point réfléchi, avec cette seule différence qu’à la question « qu’est -ce que le droit ? », celui-ci manquant aussitôt et de termes et d’idées, vous envoie au tribunal de la conscience et reste muet, et que le premier n’est réduit au silence et à des réflexions plus profondes, qu’après avoir tourné dans un cercle vicieux qui le ramène au point même d’où il était parti, ou le jette dans quelque autre question non moins difficile à résoudre que celle dont il se croyait débarrassé par sa définition.
Le philosophe interrogé dit : « Le droit est le fondement ou la raison première de la justice. — Mais qu’est ce que la justice ? — C’est l’obligation de rendre à chacun ce qui lui appartient. — Mais qu’est-ce qui appartient à l’un plutôt qu’à l’autre dans un état de choses où tout serait à tous, et où peut-être l’idée distincte d’obligation n’existerait pas encore ? et que devrait aux autres celui qui leur permettrait tout, et ne leur demanderait rien ? » C’est ici que le philosophe commence à sentir que de toutes les notions de la morale, celle du droit naturel est une des plus importantes et des plus difficiles à déterminer. Aussi croirions-nous avoir fait beaucoup dans cet article, si nous réussissions à établir clairement quelques principes à l’aide desquels on pût résoudre les difficultés les plus considérables qu’on a coutume de proposer contre la notion de droit naturel. Pour cet effet il est nécessaire de reprendre les choses de haut, et de ne rien avancer qui ne soit évident, du moins de cette évidence dont les questions morales sont susceptibles et qui satisfait tout homme sensé.
i. Il est évident que si l’homme n’est pas libre, ou que si, ses déterminations instantanées, ou même ses oscillations, naissant de quelque chose de matériel qui soit extérieur à son âme, son choix n’est point l’acte pur d’une substance incorporelle et d’une faculté simple de cette substance, il n’y aura ni bonté ni méchanceté raisonnées, quoiqu’il puisse y avoir bonté et méchanceté animales ; il n’y aura ni bien ni mal moral, ni juste ni injuste, ni obligation ni droit. D’où l’on voit, pour le dire en passant, combien il importe d’établir solidement la réalité, je ne dis pas du volontaire, mais de la liberté qu’on ne confond que trop ordinairement avec le volontaire.
ii. Nous existons d’une existence pauvre, contentieuse, inquiète. Nous avons des passions et des besoins. Nous voulons être heureux ; et à tout moment l’homme injuste et passionné se sent porté à faire à autrui ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui fît à lui-même. C’est un jugement qu’il prononce au fond de son âme, et qu’il ne peut se dérober. Il voit sa méchanceté, et il faut qu’il se l’avoue, ou qu’il accorde à chacun la même autorité qu’il s’arroge.
iii. Mais quels reproches pourrons-nous faire à l’homme tourmenté par des passions si violentes que la vie même lui devient un poids onéreux s’il ne les satisfait, et qui, pour acquérir le droit de disposer de l’existence des autres, leur abandonne la sienne ? Que lui répondrons-nous, s’il dit intrépidement : « Je sens que je porte l’épouvante et le trouble au milieu de l’espèce humaine ; mais il faut ou que je sois malheureux, ou que je fasse le malheur des autres ; et personne ne m’est plus cher que je me le suis à moi-même. Qu’on ne me reproche point cette abominable prédilection ; elle n’est pas libre. C’est la voix de la nature qui ne s’explique jamais plus fortement en moi que quand elle me parle en ma faveur. Mais n’est-ce pas dans mon cœur qu’elle se fait entendre avec la même violence ? Ô hommes, c’est à vous que j’en appelle ! Quel est celui d’entre vous qui, sur le point de mourir, ne rachèterait pas sa vie aux dépens de la plus grande partie du genre humain, s’il était sûr de l’impunité et du secret ? Mais, continuera-t-il, je suis équitable et sincère. Si mon bonheur demande que je me défasse de toutes les existences qui me seront importunes, il faut aussi qu’un individu, quel qu’il soit, puisse se défaire de la mienne, s’il en est importuné. La raison le veut, et j’y souscris. Je ne suis pas assez injuste pour exiger d’un autre un sacrifice que je ne veux point lui faire. »
iv. J’aperçois d’abord une chose qui me semble avouée par le bon et par le méchant, c’est qu’il faut raisonner en tout, parce que l’homme n’est pas seulement un animal, mais un animal qui raisonne ; qu’il y a par conséquent dans la question dont il s’agit des moyens de découvrir la vérité ; que celui qui refuse de la chercher renonce à la qualité d’homme, et doit être traité par le reste de son espèce comme une bête farouche ; et que la vérité une fois découverte, quiconque refuse de s’y conformer, est insensé ou méchant d’une méchanceté morale.
v. Que répondrons-nous donc à votre raisonneur violent, avant que de l’étouffer ? Que tout son discours se réduit à savoir s’il acquiert un droit sur l’existence des autres en leur abandonnant la sienne ; car il ne veut pas seulement être heureux, il veut encore être équitable, et par son équité écarter loin de lui l’épithète de méchant ; sans quoi il faudrait l’étouffer sans lui répondre. Nous lui ferons donc remarquer que quand bien même ce qu’il abandonne lui appartiendrait si parfaitement qu’il en pût disposer à son gré, et que la condition qu’il propose aux autres leur serait encore avantageuse, il n’a aucune autorité légitime pour la leur faire accepter ; que celui qui dit : « je veux vivre » a autant de raison que celui qui dit : « je veux mourir » ; que celui -ci n’a qu’une vie, et qu’en l’abandonnant il se rend maître d’une infinité de vies ; que son échange serait à peine équitable, quand il n’y aurait que lui et un autre méchant sur toute la surface de la terre ; qu’il est absurde de faire vouloir à d’autres ce qu’on veut ; qu’il est incertain que le péril qu’il fait courir à son semblable soit égal à celui auquel il veut bien s’exposer ; que ce qu’il permet au hasard peut n’être pas d’un prix disproportionné à ce qu’il me force de hasarder ; que la question du droit naturel est beaucoup plus compliquée qu’elle ne lui paraît ; qu’il se constitue juge et partie, et que son tribunal pourrait bien n’avoir pas la compétence dans cette affaire.
vi. Mais si nous ôtions à l’individu le droit de décider de la nature du juste et de l’injuste, où porterons-nous cette grande question ? Où ? Devant le genre humain : c’est à lui seul qu’il appartient de la décider, parce que le bien de tous est la seule passion qu’il ait. Les volontés particulières sont suspectes ; elles peuvent être bonnes ou méchantes, mais la volonté générale est toujours bonne ; elle n’a jamais trompé, elle ne trompera jamais. Si les animaux étaient d’un ordre à peu près égal au nôtre ; s’il y avait des moyens sûrs de communication entre eux et nous ; s’ils pouvaient nous transmettre évidemment leur sentiments et leurs pensées, et connaître les nôtres avec la même évidence ; en un mot, s’ils pouvaient voter dans une assemblée générale, il faudrait les y appeler ; et la cause du droit naturel ne se plaiderait plus par-devant l’humanité, mais par-devant l’animalité. Mais les animaux sont séparés de nous par des barrières invariables et éternelles ; et il s’agit ici d’un ordre de connaissances et d’idées particulières à l’espèce humaine, qui émanent de sa dignité et qui la constituent.
vii. C’est à la volonté générale que l’individu doit s’adresser pour savoir jusqu’où il doit être homme, citoyen, sujet, père, enfant, et quand il lui convient de vivre ou de mourir. C’est à elle de fixer les limites de tous les devoirs. Vous avez le droit naturel le plus sacré à tout ce qui ne vous est point contesté par l’espèce entière. C’est elle qui vous éclairera sur la nature de vos pensées et de vos désirs. Tout ce que vous concevrez, tout ce que vous méditerez sera bon, grand, élevé, sublime, s’il est de l’intérêt général et commun. Il n’y a de qualité essentielle à votre espèce que celle que vous exigez dans tous vos semblables pour votre bonheur et pour le leur. C’est cette conformité de vous à eux tous et d’eux tous à vous qui vous marquera quand vous sortirez de votre espèce, et quand vous y resterez. Ne la perdez donc jamais de vue, sans quoi vous verrez les notions de la bonté, de la justice, de l’humanité, de la vertu, chanceler dans votre entendement. Dites -vous souvent : « Je suis homme, et je n’ai d’autres droits naturels véritablement inaliénables que ceux de l’humanité. »
viii. Mais, me direz-vous, où est le dépôt de cette volonté générale ? Où pourrai-je la consulter ? — Dans les principes du droit écrit de toutes les nations policées ; dans les actions sociales des peuples sauvages et barbares ; dans les conventions tacites des ennemis du genre humain entre eux, et même dans l’indignation et le ressentiment, ces deux passions que la nature semble avoir placées jusque dans les animaux pour suppléer au défaut des lois sociales et de la vengeance publique.
ix. Si vous méditez donc attentivement tout ce qui précède, vous resterez convaincu : 1° que l’homme qui n’écoute que sa volonté particulière est l’ennemi du genre humain ; 2° que la volonté générale est dans chaque individu un acte pur de l’entendement qui raisonne dans le silence des passions sur ce que l’homme peut exiger de son semblable, et sur ce que son semblable est en droit d’exiger de lui ; 3° que cette considération de la volonté générale de l’espèce et du désir commun est la règle de la conduite relative d’un particulier à un particulier dans la même société, d’un particulier envers la société dont il est membre, et de la société dont il est membre envers les autres sociétés ; 4° que la soumission à la volonté générale est le lien de toutes les sociétés, sans en excepter celles qui sont formées par le crime. Hélas ! la vertu est si belle, que les voleurs en respectent l’image dans le fond même de leurs cavernes ! 5° que les lois doivent être faites pour tous, et non pour un ; autrement cet être solitaire ressemblerait au raisonneur violent que nous avons étouffé dans le paragraphe v ; 6° que, puisque des deux volontés, l’une générale et l’autre particulière, la volonté générale n’erre jamais, il n’est pas difficile de voir à laquelle il faudrait pour le bonheur du genre humain que la puissance législative appartînt, et quelle vénération l’on doit aux mortels augustes dont la volonté particulière réunit et l’autorité et l’infaillibilité de la volonté générale ; 7° que quand on supposerait la notion des espèces dans un flux perpétuel, la nature du droit naturel ne changerait pas, puisqu’elle serait toujours relative à la volonté générale et au désir commun de l’espèce entière ; 8° que l’équité est à la justice comme la cause est à son effet, ou que la justice ne peut être autre chose que l’équité déclarée ; 9° enfin que toutes ces conséquences sont évidentes pour celui qui raisonne, et que celui qui ne veut pas raisonner, renonçant à la qualité d’homme, doit être traité comme un être dénaturé.
RÉFUGIÉS, (Hist. mod. politiq.2) C’est ainsi que l’on nomme les protestants français que la révocation de l’édit de Nantes a forcés de sortir de France, et de chercher un asile dans les pays étrangers, afin de se soustraire aux persécutions qu’un zèle aveugle et inconsidéré leur faisait éprouver dans leur patrie. Depuis ce temps, la France s’est vue privée d’un grand nombre de citoyens qui ont porté à ses ennemis des arts, des talents, et des ressources dont ils ont souvent usé contre elle. Il n’est point de bon Français qui ne gémisse
depuis longtemps de la plaie profonde causée au royaume par la perte de tant de sujets utiles. Cependant, à la honte de notre siècle, il s’est trouvé de nos jours des hommes assez aveugles ou assez impudents pour justifier aux yeux de la politique et de la raison, la plus funeste démarche qu’ait jamais pu entreprendre le conseil d’un souverain. Louis XIV, en persécutant les protestants, a privé son royaume de près d’un million
d’hommes industrieux qu’il a sacrifiés aux vues intéressées et ambitieuses de quelques mauvais citoyens, qui sont les ennemis de toute liberté de penser, parce qu’ils ne peuvent régner qu’à l’ombre de l’ignorance. L’esprit persécuteur devrait être réprimé par tout gouvernement éclairé : si l’on punissait les perturbateurs qui veulent sans cesse troubler les consciences de leurs concitoyens lorsqu’ils diffèrent dans leurs opinions, on verrait toutes les sectes3 vivre dans une parfaite harmonie, et fournir à l’envi des citoyens utiles à la patrie, et fidèles à leur prince. Quelle idée prendre de l’humanité et de la religion des partisans de l’intolérance ? Ceux qui croient que la violence peut ébranler la foi des autres, donnent une opinion bien méprisable de leurs sentiments et de leur propre constance.
L’article JUIFS fait carrément trente pages (l’un des plus longs) et démolit l’un des racismes les plus forts de l’époque...
"Par ailleurs, le mépris de la loi romaine et la xénophobie des Juifs
provoquent dans l’Empire de violentes réactions antisémites. Tacite, dans ses
’’Histoires’’, attaque les principes religieux et les moeurs des juifs : « (...) Ceux qui adoptent leur religion suivent la même pratique, et les
premiers principes qu’on leur inculque sont le mépris des dieux, le
reniement de leur patrie et l’idée que parents, enfants, frères et soeurs
sont des choses sans valeur... Dans les autres Etats chrétiens de l’Europe du haut moyen âge, l’Eglise
catholique cherche à enrayer l’extension du judaïsme : elle se préoccupe
surtout des Juifs titulaires de fonctions publiques qui pourraient exercer
des pressions pour obtenir la conversion de chrétiens à la religion juive.
C’est pourquoi le 5e concile de Paris (614 ou 615) impose le baptême aux
Juifs qui occupent des fonctions publiques ainsi qu’aux membres de leurs
familles. De nombreuses lois sont également édictées pour empêcher les
Juifs d’amener au judaïsme les esclaves et les serviteurs se trouvant sous
leur domination. (...) Tout change au début du XIe siècle. Des rumeurs concernant la responsabilité
des Juifs dans la destruction de l’Eglise du Saint-Sépulcre à
Jérusalem par les Musulmans en 1009 circulent en Occident. La persécution
éclate en France où les autorités civiles et religieuses décident
d’expulser les Juifs de leurs cités. A Rouen, Orléans et Limoges, la foule
déchaînée se charge elle-même de faire justice ! « Voués à la haine
universelle, ils furent donc les uns expulsés, les autres passés au fil de
l’épée ou bien noyés dans les fleuves ou tués d’autres manières encore,
sans parler de ceux qui se donnèrent eux-mêmes la mort. Les évêques
interdirent aux chrétiens d’entretenir aucun rapport avec eux, sauf s’ils
acceptaient le baptême et promettaient de répudier toutes les mours et
coutumes juives : en effet, beaucoup se convertirent, nous dit Raoul
Glaber, mais bien plus par peur de la mort que par l’attrait de la vie
éternelle. Car, souvent ils acceptèrent le baptême pour la forme uniquement
et retournèrent assez vite, une fois la tourmente passée, à leur ancienne
foi. » Cette persécution devait connaître d’atroces prolongements en
Rhénanie, principalement à Mayence.
Dès le milieu du XIe siècle, le concile de Coyaza (1050), dans le diocèse
d’Oviedo, interdit aux chrétiens d’Espagne d’habiter les mêmes maisons que
les Juifs. Cette ségrégation imposée dans les lieux d’habitation est une
lointaine préfiguration du ghetto.
(…) Les Croisades amenèrent la détérioration progressive de la condition
des Juifs. Durant l’été 1096, on massacre des Juifs dans toute l’Europe .
Pour eux, le choix est clair : la baptême ou la mort ! Et beaucoup préfèrent
la mort ! (…)
Au XIIIe siècle, le Concile de Latran (1215) impose aux Juifs une
discrimination vestimentaire par le pot d’un signe distinctif. En France, en
Italie et en Espagne, tout Juif est contraint sous peine de fortes amendes ou
de châtiments corporels de coudre sur son vêtement la rouelle (marque de
forme circulaire et généralement de couleur jaune). En Allemagne et
en Pologne, tout Juif est contraint de porter un couvre-chef spécial, le
chapeau pointu. Dans toute l’Europe, la condition des Juifs devient
semblable à celle des serfs. « Les meubles mêmes du Juif sont au baron »,
dit un adage de l’époque. En 1235, un comte de Bourgogne sur le point de
mourir n’hésite pas à distribuer à ses sujets les biens de ses Juifs.
(...) En 1320, les paysans du nord de la France - les « Pastoureaux » -
partent en « Croisade » dans le sud du pays pour y exterminer les
communautés juives. Entre 1347 et 1350, on accuse les Juifs d’avoir
provoqué la peste noire en empoisonnant les eaux et on les massacre par
milliers. En 1394, les Juifs sont définitivement expulsés de France.
L’antisémitisme chrétien se cristallise en Occident à partir de la deuxième
moitié du XIVe siècle. La réputation d’usuriers faite aux Juifs accroît
encore leur impopularité. Toute la fin du moyen âge est remplie de
massacres, de conversions forcées et d’expulsions de Juifs. Parqués dans des
ghettos, dont les portes sont fermées le soir à clé, en marge de la société,
traités en êtres inférieurs, soumis à la capitation, les Juifs sont
persécutés dans toute l’Europe. Comme l’écrit Erasme, au début du XVIe
siècle, « s’il est d’un bon chrétien de détester les Juifs, alors nous
sommes tous de bons chrétiens » (50). Et Luther, en 1542, en publiant
Contre les Juifs et leurs mensonges, témoigne du même état d’esprit.
A la fin du XIVe siècle, des massacres de Juifs sont perpétrés dans la
plupart des villes de l’Espagne. (...) "
RAISON 1°. Nulle proposition ne peut être reçue pour révélation divine, si elle est contradictoirement opposée à ce qui nous est connu, ou par une intuition immédiate, telles que sont les propositions évidentes par elles-mêmes, ou par des déductions évidentes de la raison, comme dans les démonstrations ; parce que l’évidence qui nous fait adopter de telles révélations ne pouvant surpasser la certitude de nos connaissances, tant intuitives que démonstratives, si tant est qu’elle puisse l’égaler, il serait ridicule de lui donner la préférence ; et parce que ce serait renverser les principes et les fondements de toute connaissance et de tout assentiment : de sorte qu’il ne resterait plus aucune marque caractéristique de la vérité et de la fausseté, nulles mesures du croyable et de l’incroyable, si des propositions douteuses de voient prendre la place devant des propositions évidentes par elles-mêmes. Il est donc inutile de presser comme articles de foi des propositions contraires à la perception claire que nous avons de la convenance ou de la disconvenance de nos idées. Par conséquent, dans toutes les choses dont nous avons une idée nette et distincte, la raison est le vrai juge compétent ; et quoique la révélation en s’accordant avec elle puisse confirmer ces décisions, elle ne saurait pourtant dans de tels cas invalider ses décrets ; et par-tout où nous avons une décision claire et évidente de la raison, nous ne pouvons être obligés d’y renoncer pour embrasser l’opinion contraire, sous prétexte que c’est une matière de foi. La raison de cela, c’est que nous sommes hommes avant que d’être chrétiens.
Diderot philosophe révolutionnaire
Principes philosophiques sur la matière et le mouvement
Voici comment il décrit sa pensée :
I. Les doutes, en matière de religion, loin d’être des actes d’impiété, doivent être regardés comme de bonnes oeuvres, lorsqu’ils sont d’un homme qui reconnaît humblement son ignorance, et qu’ils naissent de la crainte de déplaire à Dieu par l’abus de la raison .
II. Admettre quelque conformité entre la raison de l’homme et la raison éternelle, qui est Dieu, et prétendre que Dieu exige le sacrifice de la raison humaine, c’est établir qu’il veut et ne veut pas tout à la fois.
III. Lorsque Dieu de qui nous tenons la raison en exige le sacrifice, c’est un faiseur de tours de gibecière qui escamote ce qu’il a donné.
IV. Si je renonce à ma raison, je n’ai plus de guide : il faut que j’adopte en aveugle un principe secondaire, et que je suppose ce qui est en question.
V. Si la raison est un don du ciel, et que l’on en puisse dire autant de la foi, le ciel nous a fait deux présents incompatibles et contradictoires.
VI. Pour lever cette difficulté, il faut dire que la foi est un principe chimérique, et qui n’existe point dans la nature.
VII. Pascal, Nicole, et autres ont dit : « Qu’un dieu punisse de peines éternelles la faute d’un père coupable sur tous ses enfants innocents, c’est une proposition supérieure et non contraire à la raison. » Mais qu’est-ce donc qu’une proposition contraire à la raison, si celle qui énonce évidemment un blasphème ne l’est pas ?
VIII. Égaré dans une forêt immense pendant la nuit, je n’ai qu’une petite lumière pour me conduire. Survient un inconnu qui me dit : Mon ami, souffle ta bougie pour mieux trouver ton chemin. Cet inconnu est un théologien.
IX. Si ma raison vient d’en haut, c’est la voix du ciel qui me parle par elle ; il faut que je l’écoute.
X. Le mérite et le démérite ne peuvent s’appliquer à l’usage de la raison, parce que toute la bonne volonté du monde ne peut servir à un aveugle pour discerner des couleurs. Je suis forcé d’apercevoir l’évidence où elle est, et le défaut d’évidence où l’évidence n’est pas, à moins que je ne sois un imbécile ; or l’imbécillité est un malheur et non pas un vice.
XI. L’auteur de la nature, qui ne me récompensera pas pour avoir été un homme d’esprit, ne me damnera pas pour avoir été un sot.
XII. Et il ne te damnera pas même pour avoir été un méchant. Quoi donc ! N’as-tu pas déjà été assez malheureux d’avoir été méchant ?
XIII. Toute action vertueuse est accompagnée de satisfaction intérieure ; toute action criminelle, de remords ; or l’esprit avoue, sans honte et sans remords, sa répugnance pour telles et telles propositions ; il n’y a donc ni vertu ni crime, soit à les croire, soit à les rejeter.
XIV. S’il faut encore une grâce pour bien faire, à quoi a servi la mort de Jésus-Christ ?
XV. S’il y a cent mille damnés pour un sauvé, le diable a toujours l’avantage, sans avoir abandonné son fils à la mort.
XVI. Le Dieu des chrétiens est un père qui fait grand cas de ses pommes, et fort peu de ses enfants.
XVII. Ôtez la crainte de l’enfer à un chrétien, et vous lui ôterez sa croyance.
XVIII. Une religion vraie, intéressant tous les hommes dans tous les temps et dans tous les lieux, a dû être éternelle, universelle et évidente ; aucune n’a ces trois caractères. Toutes sont donc trois fois démontrées fausses.
XIX. Les faits dont quelques hommes seulement peuvent être témoins sont insuffisants pour démontrer une religion qui doit être également crue par tout le monde.
XX. Les faits dont on appuie les religions sont anciens et merveilleux, c’est-à-dire les plus suspects qu’il est possible, pour prouver la chose la plus incroyable.
XXI. Prouver l’Évangile par un miracle, c’est prouver une absurdité par une chose contre nature.
XXII. Mais que Dieu fera-t-il à ceux qui n’ont pas entendu parler de son fils ? Punira-t-il des sourds de n’avoir pas entendu ?
XXIII. Que fera-t-il à ceux qui, ayant entendu parler de sa religion, n’ont pu la concevoir ? Punira-t-il des pygmées de n’avoir pas su marcher à pas de géant ?
XXIV. Pourquoi les miracles de Jésus-Christ sont-ils vrais, et ceux d’Esculape, d’Apollonius de Tyane et de Mahomet sont-ils faux ?
XXV. Mais tous les Juifs qui étaient à Jérusalem ont apparemment été convertis à la vue des miracles de Jésus-Christ ? Aucunement. Loin de croire en lui, ils l’ont crucifié. Il faut convenir que ces juifs sont des hommes comme il n’y en a point ; partout on a vu les peuples entraînés par un seul faux miracle, et Jésus-Christ n’a pu rien faire du peuple juif avec une infinité de miracles vrais.
XXVI. C’est ce miracle-là d’incrédulité des Juifs qu’il faut faire valoir, et non celui de sa résurrection.
XXVII. Il est aussi sûr que deux et deux font quatre, que César a existé ; il est aussi sûr que Jésus-Christ a existé que César. Donc il est aussi sûr que Jésus-Christ est ressuscité, que lui ou César a existé. Quelle logique ! L’existence de Jésus-Christ et de César n’est pas un miracle.
XXVIII. On lit dans la Vie de M De Turenne, que le feu ayant pris dans une maison, la présence du Saint-Sacrement arrêta subitement l’incendie. D’ accord. Mais on lit aussi dans l’histoire, qu’un moine ayant empoisonné une hostie consacrée, un empereur d’Allemagne ne l’eut pas plus tôt avalée qu’il en mourut.
XXIX. Il y avait là autre chose que les apparences du pain et du vin, ou il faut dire que le poison s’était incorporé au corps et au sang de Jésus-Christ.
XXX. Ce corps se moisit, ce sang s’aigrit. Ce dieu est dévoré par les mites sur son autel. Peuple aveugle, Égyptien imbécile, ouvre donc les yeux !
XXXI. La religion de Jésus-Christ, annoncée par des ignorants, a fait les premiers chrétiens. La même religion, prêchée par des savants et des docteurs, ne fait aujourd’hui que des incrédules.
XXXII. On objecte que la soumission à une autorité législative dispense de raisonner. Mais où est la religion, sur la surface de la terre, sans une pareille autorité ?
XXXIII. C’est l’éducation de l’enfance qui empêche un mahométan de se faire baptiser ; c’est l’éducation de l’enfance qui empêche un chrétien de se faire circoncire ; c’est la raison de l’homme fait qui méprise également le baptême et la circoncision.
XXXIV. Il est dit dans Saint Luc, que Dieu le père est plus grand que Dieu le fils, pater major me est. Cependant, au mépris d’un passage aussi formel, l’Église prononce anathème au fidèle scrupuleux qui s’en tient littéralement aux mots du testament de son père.
XXXV. Si l’autorité a pu disposer à son gré du sens de ce passage, comme il n’y en a pas un dans toutes les Écritures qui soit plus précis, il n’y en a pas un qu’on puisse se flatter de bien entendre, et dont l’Église ne fasse dans l’avenir tout ce qu’il lui plaira.
XXXVI. Tu es Petrus, et super hunc petram aedificabo ecclesiam meam . Est-ce là le langage d’un Dieu, ou une bigarrure digne du seigneur des accords ?
XXXVII. In dolore paries. tu engendreras dans la douleur, dit Dieu à la femme prévaricatrice. Et que lui ont fait les femelles des animaux, qui engendrent aussi dans la douleur ?
XXXVIII. S’il faut entendre à la lettre, pater major me est, Jésus-Christ n’est pas Dieu. S’il faut entendre à la lettre, hoc est corpus meum, il se donnait à ses apôtres de ses propres mains ; ce qui est aussi absurde que de dire que Saint Denis baisa sa tête après qu’on la lui eut coupée.
XXXIX. Il est dit qu’il se retira sur le mont des Oliviers, et qu’il pria. Et qui pria-t-il ? Il se pria lui-même.
XL. Ce Dieu, qui fait mourir Dieu pour apaiser Dieu, est un mot excellent du baron de la Hontan . Il résulte moins d’évidence de cent volumes in-folio, écrits pour ou contre le christianisme, que du ridicule de ces deux lignes.
XLI. Dire que l’homme est un composé de force et de faiblesse, de lumière et d’aveuglement, de petitesse et de grandeur, ce n’est pas lui faire son procès, c’est le définir.
XLII. L’homme est comme Dieu ou la nature l’a fait ; et Dieu ou la nature ne fait rien de mal.
XLIII. Ce que nous appelons le péché originel, Ninon De L’Enclos l’appelait le péché original.
XLIV. C’est une impudence sans exemple que de citer la conformité des Évangélistes, tandis qu’il y a dans les uns des faits très importants dont il n’est pas dit un mot dans les autres.
XLV. Platon considérait la Divinité sous trois aspects, la bonté, la sagesse et la puissance. Il faut se fermer les yeux pour ne pas voir là la trinité des chrétiens. Il y avait près de trois mille ans que le philosophe d’Athènes appelait Logos ce que nous appelons le Verbe.
XLVI. Les personnes divines sont, ou trois accidents, ou trois substances. Point de milieu. Si ce sont trois accidents, nous sommes athées ou déistes. Si ce sont trois substances, nous sommes païens.
XLVII. Dieu le père juge les hommes dignes de sa vengeance éternelle : Dieu le fils les juge dignes de sa miséricorde infinie : le Saint-Esprit reste neutre. Comment accorder ce verbiage catholique avec l’unité de la volonté divine ?
XLVIII. Il y a longtemps qu’on a demandé aux théologiens d’accorder le dogme des peines éternelles avec la miséricorde infinie de Dieu ; et ils en sont encore là.
XLIX. Et pourquoi punir un coupable, quand il n’y a plus aucun bien à tirer de son châtiment ?
L. Si l’on punit pour soi seul, on est bien cruel et bien méchant.
LI. Il n’y a point de bon père qui voulût ressembler à notre père céleste.
LII. Quelle proportion entre l’offenseur et l’offensé ? Quelle proportion entre l’offense et le châtiment ? Amas de bêtises et d’atrocités !
LIII. Et de quoi se courrouce-t-il si fort, ce Dieu ? Et ne dirait-on pas que je puisse quelque chose pour ou contre sa gloire, pour ou contre son repos, pour ou contre son bonheur ?
LIV. On veut que Dieu fasse brûler le méchant, qui ne peut rien contre lui, dans un feu qui durera sans fin ; et on permettrait à peine à un père de donner une mort passagère à un fils qui compromettrait sa vie, son honneur et sa fortune !
LV. Ô chrétiens ! Vous avez donc deux idées différentes de la bonté et de la méchanceté, de la vérité et du mensonge. Vous êtes donc les plus absurdes des dogmatistes, ou les plus outrés des pyrrhoniens.
LVI. Tout le mal dont on est capable n’est pas tout le mal possible : or, il n’y a que celui qui pourrait commettre tout le mal possible qui pourrait aussi mériter un châtiment éternel. Pour faire de Dieu un être infiniment vindicatif, vous transformez un ver de terre en un être infiniment puissant.
LVII. A entendre un théologien exagérer l’action d’un homme que Dieu fit paillard, et qui a couché avec sa voisine, que Dieu fit complaisante et jolie, ne dirait-on pas que le feu ait été mis aux quatre coins de l’univers ? Eh ! Mon ami, écoute Marc-Aurèle, et tu verras que tu courrouces ton dieu pour le frottement illicite et voluptueux de deux intestins .
LVIII. Ce que ces atroces chrétiens ont traduit par éternel ne signifie, en hébreu, que durable . C’est de l’ignorance d’un hébraïste, et de l’humeur féroce d’un interprète, que vient le dogme de l’éternité des peines.
LIX. Pascal a dit : « Si votre religion est fausse, vous ne risquez rien à la croire vraie ; si elle est vraie, vous risquez tout à la croire fausse. » Un imam en peut dire tout autant que Pascal.
LX. Que Jésus-Christ qui est Dieu ait été tenté par le diable, c’est un conte digne des Mille et une nuits .
LXI. Je voudrais bien qu’un chrétien, qu’un janséniste surtout, me fît sentir le cui bono de l’incarnation. Encore ne faudrait-il pas enfler à l’infini le nombre des damnés si l’on veut tirer quelque parti de ce dogme.
LXII. Une jeune fille vivait fort retirée : un jour elle reçut la visite d’un jeune homme qui portait un oiseau ; elle devint grosse : et l’on demande qui est-ce qui a fait l’enfant ? Belle question ! C’est l’oiseau.
LXIII. Mais pourquoi le cygne de Léda et les petites flammes de Castor et Pollux nous font-ils rire, et que nous ne rions pas de la colombe et des langues de feu de l’Évangile ?
LXIV. Il y avait, dans les premiers siècles, soixante Évangiles presque également crus. On en a rejeté cinquante-six pour raison de puérilité et d’ineptie. Ne reste-t-il rien de cela dans ceux qu’on a conservés ?
LXV. Dieu donne une première loi aux hommes ; il abolit ensuite cette loi. Cette conduite n’est-elle pas un peu d’un législateur qui s’est trompé, et qui le reconnaît avec le temps ? Est-ce qu’il est d’un être parfait de se raviser ?
LXVI. Il y a autant d’espèces de foi qu’il y a de religions au monde.
LXVII. Tous les sectaires du monde ne sont que des déistes hérétiques.
LXVIII. Si l’homme est malheureux sans être né coupable, ne serait-ce pas qu’il est destiné à jouir d’un bonheur éternel, sans pouvoir, par sa nature, s’en rendre jamais digne ?
LXIX. Voilà ce que je pense du dogme chrétien : je ne dirai qu’un mot de sa morale. C’est que, pour un catholique père de famille, convaincu qu’il faut pratiquer à la lettre les maximes de l’Évangile sous peine de ce qu’on appelle l’enfer, attendu l’extrême difficulté d’atteindre à ce degré de perfection que la faiblesse humaine ne comporte point, je ne vois d’autre parti que de prendre son enfant par un pied, et que de l’écacher contre la terre, ou que de l’étouffer en naissant. Par cette action il le sauve du péril de la damnation, et lui assure une félicité éternelle ; et je soutiens que cette action, loin d’être criminelle, doit passer pour infiniment louable, puisqu’elle est fondée sur le motif de l’amour paternel, qui exige que tout bon père fasse pour ses enfants tout le bien possible.
LXX. Le précepte de la religion et la loi de la société, qui défendent le meurtre des innocents, ne sont-ils pas, en effet, bien absurdes et bien cruels, lorsqu’en les tuant on leur assure un bonheur infini, et qu’en les laissant vivre on les dévoue, presque sûrement, à un malheur éternel ?
LXXI. Comment, monsieur de La Condamine ! Il sera permis d’inoculer son fils pour le garantir de la petite vérole, et il ne sera pas permis de le tuer pour le garantir de l’enfer ? Vous vous moquez.
LXXII. Satis triumphat veritas si apud paucos, eosque bonos, accepta sit ; nec ejus indoles placere multis.
« Nous plaçons ici deux Pensées inédites, relevées sur les manuscrits de Diderot à la bibliothèque de l’Ermitage. Elles se rapportent exactement à ce qui précède, et l’une d’elles, la seconde, porte en tête l’indication : Pensée philosophique . »
Anciennement, dans l’île de Ternate, il n’était permis à qui que ce soit, pas même aux prêtres, de parler de religion. Il n’y avait qu’un seul temple ; une loi expresse défendait qu’il y en eût deux. On n’y voyait ni autel, ni statues, ni images. Cent prêtres, qui jouissaient d’un revenu considérable, desservaient ce temple. Ils ne chantaient ni ne parlaient, mais dans un énorme silence ils montraient avec le doigt une pyramide sur laquelle étaient écrits ces mots : Mortels, adorez Dieu, adorez Dieu, aimez vos frères et rendez,-vous utiles à la patrie.
Un homme avait été trahi par ses enfants, par sa femme et par ses amis ; des associés infidèles avaient renversé sa fortune et l’avaient plongé dans la misère. Pénétré d’une haine et d’un mépris profond pour l’espèce humaine, il quitta la société et se réfugia seul dans une caverne. Là, les poings appuyés sur les yeux, et méditant une vengeance proportionnée à son ressentiment, il disait : « Les pervers ! Que ferai-je pour les punir de leurs injustices, et les rendre tous aussi malheureux qu’ils le méritent ? Ah ! s’il était possible d’imaginer... de les entêter d’une grande chimère à laquelle ils missent plus d’importance qu’à leur vie, et sur laquelle ils ne pussent jamais s’entendre !... » A l’instant il s’élance de la caverne en criant : « Dieu ! Dieu ! » Des échos sans nombre répètent autour de lui : « Dieu ! Dieu ! » Ce nom redoutable est porté d’un pôle à l’autre et partout écouté avec étonnement. D’abord les hommes se prosternent, ensuite ils se relèvent, s’interrogent, disputent, s’aigrissent, s’anathématisent, se haïssent, s’entr’égorgent, et le souhait fatal du misanthrope est accompli. Car telle a été dans le temps passé, et telle sera dans le temps à venir, l’histoire d’un être toujours également important et incompréhensible.
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A lire de Diderot "Sur la suffisance de la religion naturelle
Pensées sur l’interprétation de la nature
Le rêve de D’Alembert
I**
d’Alembert
– J’avoue qu’un être qui existe quelque part et qui ne correspond à aucun point de l’espace ; un être qui est inétendu et qui occupe de l’étendue ; qui est tout entier sous chaque partie de cette étendue ; qui diffère essentiellement de la matière et qui lui est uni ; qui la suit et qui la meut sans se mouvoir ; qui agit sur elle et qui en subit toutes les vicissitudes ; un être dont je n’ai pas la moindre idée ; un être d’une nature aussi [DPV XVII 90] contradictoire est difficile à admettre. Mais d’autres obscurités attendent celui qui le rejette ; car enfin cette sensibilité que vous lui substituez, si c’est une qualité générale et essentielle de la matière, il faut que la pierre sente.
Diderot
– Pourquoi non ?
d’Alembert
– Cela est dur à croire.
Diderot
– Oui, pour celui qui la coupe, la taille, la broie et qui ne l’entend pas crier.
d’Alembert
– Je voudrais bien que vous me disiez quelle différence vous mettez entre l’homme et la statue, entre le marbre et la chair.
[DPV XVII 91]
Diderot
– Assez peu. On fait du marbre avec de la chair, et de la chair avec du marbre.
d’Alembert
– Mais l’un n’est pas l’autre.
Diderot
– Comme ce que vous appelez la force vive n’est pas la force morte.
d’Alembert
– Je ne vous entends pas.
Diderot
– Je m’explique. Le transport d’un corps d’un lieu dans un autre n’est pas le mouvement, ce n’en est que l’effet. Le mouvement est également et dans le corps transféré et dans le corps immobile.
d’Alembert
– Cette façon de voir est nouvelle.
[Ver I 612]
Diderot
– Elle n’en est pas moins vraie. Otez l’obstacle qui s’oppose au transport local du corps immobile, et il sera transféré. Supprimez par une raréfaction subite l’air qui environne cet énorme tronc de chêne, et l’eau qu’il contient, entrant tout à coup en expansion, le dispersera en cent mille éclats. J’en dis autant de votre propre corps.
[DPV XVII 92]
II**
d’Alembert
– Soit. Mais quel rapport y a-t-il entre le mouvement et la sensibilité ? Serait-ce par hasard que vous reconnaîtriez une sensibilité active et une sensibilité inerte, comme il y a une force vive et une force morte ? Une force vive qui se manifeste par la translation, une force morte qui se manifeste par la pression ; une sensibilité active qui se caractérise par certaines actions remarquables dans l’animal et peut-être dans la plante ; et une sensibilité inerte dont on serait assuré par le passage à l’état de sensibilité active.
Diderot
– A merveille. Vous l’avez dit.
d’Alembert
– Ainsi la statue n’a qu’une sensibilité inerte ; et l’homme, l’animal, la plante même peut-être, sont doués d’une sensibilité active.
Diderot
– Il y a sans doute cette différence entre le bloc de marbre et le tissu de chair. mais vous concevez bien que ce n’est pas la seule.
d’Alembert
– Assurément. Quelque ressemblance qu’il y ait entre la forme extérieure de l’homme et de la statue, il n’y a point de rapport entre leur organisation intérieure. Le ciseau du plus habile statuaire ne fait pas même un épiderme. Mais il y a un procédé fort simple pour faire passer une force morte à l’état de force vive ; c’est une expérience qui se répète sous nos yeux cent fois par jour ; au lieu que je ne vois pas trop comment on fait passer un corps de l’état de sensibilité inerte à l’état de sensibilité active.
[DPV XVII 93]
Diderot
– C’est que vous ne voulez pas le voir. C’est un phénomène aussi commun.
d’Alembert
– Et ce phénomène aussi commun, quel est-il, s’il vous plaît ?
Diderot
– Je vais vous le dire, puisque vous en voulez avoir , la honte. Cela se fait toutes les fois que vous mangez.
d’Alembert
Toutes les fois que je mange !
Diderot
– Oui ; car en mangeant, que faites-vous ? Vous levez les obstacles qui s’opposaient à la sensibilité active de l’aliment ; vous l’assimilez avec vous-même ; vous en faites de la chair ; vous [Ver I 613] l’animalisez ; vous le rendez sensible ; et ce que vous exécutez sur un aliment, je l’exécuterai quand il me plaira sur le marbre.
d’Alembert
– Et comment cela ?
Diderot
– Comment ? je le rendrai comestible.
d’Alembert
– Rendre le marbre comestible, cela ne me parait pas facile.
Diderot
– C’est mon affaire, que de vous en indiquer le procédé. Je prends la statue que vous voyez, je la mets dans un mortier, et à grands coups de pilon...
d’Alembert
– Doucement, s’il vous plaît : c’est le chef-d’oeuvre de Falconet. Encore si c’était un morceau d’Huez ou d’un autre...
[DPV XVII 94]
Diderot
– Cela ne fait rien à Falconet ; la statue est payée, et Falconet fait peu de cas de la considération présente, aucun de la considération à venir.
d’Alembert
– Allons, pulvérisez donc.
Diderot
– Lorsque le bloc de marbre est réduit en poudre impalpable, je mêle cette poudre à de l’humus ou terre végétale ; je les pétris bien ensemble ; j’arrose le mélange, je le laisse putréfier un an, deux ans, un siècle, le temps ne me fait rien. Lorsque le tout s’est transformé en une matière à peu près homogène, en humus, savez-vous ce que je fais ?
d’Alembert
– Je suis sûr que vous ne mangez pas de l’humus.
Diderot
– Non, mais il y a un moyen d’union, d’appropriation, entre l’humus et moi, un latus, comme vous dirait le chimiste.
d’Alembert
– Et ce latus, c’est la plante ?
[DPV XVII 95]
Diderot
– Fort bien. J’y sème des pois, des fèves, des choux, d’autres plantes légumineuses. Les plantes se nourrissent de la terre, et je me nourris des plantes.
d’Alembert
– Vrai ou faux, j’aime ce passage du marbre à l’humus, de l’humus au règne végétal, et du règne végétal au règne animal, à la chair.
Diderot
– Je fais donc de la chair ou de l’âme comme dit ma fille, une matière activement sensible ; et si je ne résous pas le problème que vous m’avez proposé, du moins j’en approche beaucoup : car vous m’avouerez qu’il y a bien plus loin d’un morceau de marbre à un être qui sent, que d’un être qui sent à un être qui pense.
[Ver I 614]
d’Alembert
– J’en conviens. Avec tout cela l’être sensible n’est pas encore l’être pensant.
III**
Diderot
– Avant que de faire un pas en avant, permettez-moi de vous faire l’histoire d’un des plus grands géomètres de l’Europe. Qu’était-ce d’abord que cet être merveilleux ? Rien.
d’Alembert
– Comment rien ! On ne fait rien de rien.
Diderot
– Vous prenez les mots trop à la lettre. Je veux dire qu’avant que sa mère, la belle et scélérate chanoinesse Tencin, eût atteint l’âge de puberté, avant que le militaire La Touche fût adolescent, les molécules qui devaient former les premiers rudiments de mon géomètre étaient éparses dans les jeunes et frêles machines de l’une et de l’autre, se filtrèrent avec la lymphe, circulèrent avec le sang, jusqu’à ce qu’enfin elles se rendissent [DPV XVII 96] dans les réservoirs destinés à leur coalition, les testicules de sa mère et de son père. Voilà ce germe rare formé ; le voilà, comme c’est l’opinion commune, amené par les trompes de Fallope dans la matrice ; le voilà attaché à la matrice par un long pédicule ; le voilà, s’accroissant successivement et s’avançant à l’état de foetus ; voilà le moment de sa sortie de l’obscure prison arrivé ; le voilà né, exposé sur les degrés de Saint-Jean-le-Rond qui lui donna son nom ; tiré des Enfants-Trouvés ; attaché à la mamelle de la bonne vitrière, madame Rousseau ; allaité, devenu grand de corps et d’esprit, littérateur, mécanicien, géomètre. Comment cela s’est-il fait ? En mangeant et par d’autres opérations purement mécaniques. Voici en quatre mots la formule générale : Mangez, digérez, distillez in vasi licito, et fiat homo secundum artem. Et celui qui exposerait à l’Académie le progrès de la formation d’un homme ou d’un animal, n’emploierait que des agents matériels dont les effets successifs seraient un être inerte, un être sentant, un être pensant, un être résolvant le problème de la précession des équinoxes, un être sublime, un être merveilleux, un être vieillissant, dépérissant, mourant, dissous et rendu à la terre végétale.
[DPV XVII 97]
d’Alembert
– Vous ne croyez donc pas aux germes préexistants ?
Diderot
– Non.
d’Alembert
– Ah ! que vous me faites plaisir !
Diderot
– Cela est contre l’expérience et la raison : contre l’expérience qui chercherait inutilement ces germes dans l’oeuf et dans la plupart des animaux avant un certain âge ; contre la raison qui nous apprend que la divisibilité de la matière a un terme dans la nature, quoiqu’elle n’en ait aucun dans l’entendement, et qui répugne [Ver I 615] à concevoir un éléphant tout formé dans un atome, et dans cet atome un autre éléphant tout formé, et ainsi de suite à l’infini.
d’Alembert
– Mais sans ces germes préexistants, la génération première des animaux ne se conçoit pas.
Diderot
– Si la question de la priorité de l’oeuf sur la poule ou de la poule sur l’oeuf vous embarrasse, c’est que vous supposez que les animaux ont été originairement ce qu’ils sont à présent. Quelle folie ! On ne sait [DPV XVII 98] non plus ce qu’ils ont été qu’on ne sait ce qu’ils deviendront. Le vermisseau imperceptible qui s’agite dans la fange, s’achemine peut-être à l’état de grand animal ; l’animal énorme, qui nous épouvante par sa grandeur, s’achemine peut-être à l’état de vermisseau, est peut-être une production particulière et momentanée de cette planète.
d’Alembert
– Comment avez-vous dit cela ?
Diderot
– Je vous disais... Mais cela va nous écarter de notre première discussion.
d’Alembert
– Qu’est-ce que cela fait ? Nous y reviendrons ou nous n’y reviendrons pas.
Diderot
– Me permettriez-vous d’anticiper de quelques milliers d’années sur les temps ?
d’Alembert
– Pourquoi non ? Le temps n’est rien pour la nature.
Diderot
– Vous consentez donc que j’éteigne notre soleil ?
d’Alembert
– D’autant plus volontiers que ce ne sera pas le premier qui se soit éteint.
Diderot
– Le soleil éteint, qu’en arrivera-t-il ? Les plantes périront, les animaux périront, et voilà la terre solitaire et muette. Rallumez cet astre, et à l’instant vous rétablissez la cause nécessaire d’une infinité de générations nouvelles, entre lesquelles je n’oserais assurer qu’à la suite des [DPV XVII 99] siècles nos plantes, nos animaux d’aujourd’hui se reproduiront ou ne se reproduiront pas.
d’Alembert
– Et pourquoi les mêmes éléments épars venant à se réunir, ne rendraient-ils pas les mêmes résultats ?
Diderot
– C’est que tout tient dans la nature, et que celui qui suppose un nouveau phénomène ou ramène un instant passé, recrée un nouveau monde.
d’Alembert
– C’est ce qu’un penseur profond ne saurait nier. Mais pour en revenir à l’homme, puisque l’ordre général a voulu qu’il fût, rappelez-vous que c’est au passage d’être sentant à l’être pensant que vous m’avez laissé.
Diderot
– Je m’en souviens.
[Ver I 616]
d’Alembert
– Franchement vous m’obligeriez beaucoup de me tirer de là. Je suis un peu pressé de penser.
IV**
Diderot
– Quand je n’en viendrais pas à bout, qu’en résulterait-il contre un enchaînement de faits incontestables ?
d’Alembert
– Rien, sinon que nous serions arrêtés là tout court.
Diderot
– Et pour aller plus loin, nous serait-il permis d’inventer un agent contradictoire dans ses attributs, un mot vide de sens, inintelligible ?
d’Alembert
– Non.
Diderot
– Pourriez-vous me dire ce que c’est que l’existence d’un être sentant, par rapport à lui-même ?
d’Alembert
– C’est la conscience d’avoir été lui, depuis le premier instant de sa réflexion jusqu’au moment présent.
[DPV XVII 100]
Diderot
– Et sur quoi cette conscience est-elle fondée ?
d’Alembert
– Sur la mémoire de ses actions.
Diderot
– Et sans cette mémoire ?
d’Alembert
– Sans cette mémoire il n’aurait point de lui, puisque, ne sentant son existence que dans le moment de l’impression, il n’aurait aucune histoire de sa vie. Sa vie serait une suite interrompue de sensations que rien ne lierait.
Diderot
– Fort bien. Et qu’est-ce que la mémoire ? d’où naît-elle ?
d’Alembert
– D’une certaine organisation qui s’accroît, s’affaiblit et se perd quelquefois entièrement.
Diderot
– Si donc un être qui sent et qui a cette organisation propre à la mémoire lie les impressions qu’il reçoit, forme par cette liaison une histoire qui est celle de sa vie, et acquiert la conscience de lui, il nie, il affirme, il conclut, il pense.
d’Alembert
– Cela me parait ; il ne me reste plus qu’une difficulté.
Diderot
– Vous vous trompez ; il vous en reste bien davantage.
d’Alembert
– Mais une principale ; c’est qu’il me semble que nous ne pouvons penser qu’à une seule chose à la fois, et que pour former, je ne dis pas ces énormes chaînes de raisonnements qui embrassent dans leur circuit des milliers d’idées, mais une simple proposition, on dirait qu’il faut avoir au moins deux choses présentes, l’objet qui semble rester sous l’oeil de l’entendement, tandis qu’il s’occupe de la qualité qu’il en affirmera ou niera.
[DPV XVII 101]
Diderot
– Je le pense ; ce qui m’a fait quelquefois comparer les fibres de nos organes à des cordes vibrantes sensibles. La corde [Ver I 617] vibrante sensible oscille, résonne longtemps encore après qu’on l’a pincée. C’est cette oscillation, cette espèce de résonance nécessaire qui tient l’objet présent, tandis que l’entendement s’occupe de la qualité qui lui convient. Mais les cordes vibrantes ont encore une autre propriété, c’est d’en faire frémir d’autres ; et c’est ainsi qu’une première idée en rappelle une seconde, ces deux-là une troisième, toutes les trois une quatrième, et ainsi de suite, sans qu’on puisse fixer la limite des idées réveillées, enchaînées, du philosophe qui médite ou qui s’écoute dans le silence et l’obscurité. Cet instrument a des sauts étonnants, et une idée réveillée va faire quelquefois frémir une harmonique qui en est à un intervalle incompréhensible. Si le phénomène s’observe entre des cordes sonores, inertes et séparées, [DPV XVII 102] comment n’aurait-il pas lieu entre des points vivants et liés, entre des fibres continues et sensibles ?
d’Alembert
– Si cela n’est pas vrai, cela est au moins très ingénieux. Mais on serait tenté de croire que vous tombez imperceptiblement dans l’inconvénient que vous vouliez éviter.
Diderot
– Quel ?
d’Alembert
– Vous en voulez à la distinction des deux substances.
Diderot
– Je ne m’en cache pas.
d’Alembert
– Et si vous y regardez de près, vous faites de l’entendement du philosophe un être distinct de l’instrument, une espèce de musicien qui prête l’oreille aux cordes vibrantes, et qui prononce sur leur consonance ou leur dissonance.
Diderot
– Il se peut que j’aie donné lieu à cette objection, que peut-être vous ne m’eussiez pas faite si vous eussiez considéré la différence de l’instrument philosophe et de l’instrument clavecin. L’instrument philosophe est sensible, il est en même temps le musicien et l’instrument. Comme sensible, il a la conscience momentanée du son qu’il rend ; comme animal, il en a la mémoire. Cette faculté organique, en liant les sons en lui-même, y produit et conserve la mélodie. Supposez au clavecin de la sensibilité et de la mémoire, et dites-moi s’il ne saura pas, s’il ne se répétera pas de lui-même les airs que vous aurez exécutés sur ses touches. Nous sommes des instruments doués de sensibilité et de mémoire. Nos sens sont autant de touches qui sont pincées par la nature qui nous environne, et qui se pincent souvent elles-mêmes ; et voici, à mon jugement, tout ce qui se passe dans un clavecin organisé comme vous et moi. Il y a une impression qui a [DPV XVII 103] sa cause au dedans ou au dehors de l’instrument, une sensation qui naît de cette impression, une sensation qui dure ; car il est [Ver I 617] impossible d’imaginer qu’elle se fasse et qu’elle s’éteigne dans un instant indivisible ; une autre impression qui lui succède, et qui a pareillement sa cause au dedans et au dehors de l’animal ; une seconde sensation et des voix qui les désignent par des sons naturels ou conventionnels.
d’Alembert
– J’entends. Ainsi donc, si ce clavecin sensible et animé était encore doué de la faculté de se nourrir et de se reproduire, il vivrait et engendrerait de lui-même, ou avec sa femelle, de petits clavecins vivants et résonnants.
V**
Diderot
– Sans doute. A votre avis, qu’est-ce autre chose qu’un pinson, un rossignol, un musicien, un homme ? Et quelle autre différence trouvez-vous entre le serin et la serinette ? Voyez-vous cet oeuf ? c’est avec cela qu’on renverse toutes les écoles de théologie et tous les temples [DPV XVII 104] de la terre. Qu’est-ce que cet oeuf ? une masse insensible avant que le germe y soit introduit ; et après que le germe y est introduit, qu’est-ce encore ? une masse insensible, car ce germe n’est lui-même qu’un fluide inerte et grossier. Comment cette masse passera-t-elle à une autre organisation, à la sensibilité, à la vie ? Par la chaleur. Qu’y produira la chaleur ? Le mouvement. Quels seront les effets successifs du mouvement ? Au lieu de me répondre, asseyez-vous, et suivons-les de l’oeil de moment en moment. D’abord c’est un point qui oscille, un filet qui s’étend et qui se colore, de la chair qui se forme ; un bec, des bouts d’ailes, des yeux, des pattes qui paraissent ; une matière jaunâtre qui se dévide et produit des intestins ; c’est un animal. Cet animal se meut, s’agite, crie ; j’entends ses cris à travers la coque ; il se couvre de duvet ; il voit ; la pesanteur de sa tête, qui oscille, porte sans cesse son bec contre la paroi intérieure de sa prison ; la voilà brisée ; il en sort, il marche, il vole, il s’irrite, il fuit, il approche, il se plaint, il souffre, il aime, il désire, il jouit ; il a toutes vos affections ; toutes vos actions, il les fait. Prétendrez-vous, avec Descartes, que c’est une pure machine imitative ? Mais les petits enfants se moqueront de vous, et les philosophes vous répliqueront que si c’est là une machine, vous en êtes une autre. Si vous avouez qu’entre l’animal et vous il n’y a de différence [DPV XVII 105] que dans l’organisation, vous montrerez du sens et de la raison, vous serez de bonne foi ; mais on en conclura contre vous qu’avec une matière inerte, disposée d’une certaine manière, imprégnée d’une autre matière inerte, de la chaleur et du mouvement, on obtient de la sensibilité, de la vie, de la mémoire, de la conscience, des passions, de la pensée. Il ne vous reste qu’un de ces deux partis à prendre ; c’est d’imaginer dans la masse inerte de l’oeuf un élément caché qui en attendait le développement pour manifester sa présence, ou de supposer que cet élément imperceptible s’y est insinué à travers la coque dans un instant déterminé du [Ver I 618] développement. Mais qu’est-ce que cet élément ? Occupait-il de l’espace, ou n’en occupait-il point ? Comment est-il venu, ou s’est-il échappé, sans se mouvoir ? Où était-il ? Que faisait-il là ou ailleurs ? A-t-il été créé à l’instant du besoin ? Existait-il ? Attendait-il un domicile ? Était-il homogène ou hétérogène à ce domicile ? Homogène, il était matériel ; hétérogène, on ne conçoit ni son inertie avant le développement, ni son énergie dans l’animal développé. Écoutez-vous, et vous aurez pitié de vous-même ; vous sentirez que, pour ne pas admettre une supposition simple qui explique tout, la sensibilité, propriété générale de la matière, ou produit de l’organisation, vous renoncez au sens commun, et vous précipitez dans un abîme de mystères, de contradictions et d’absurdités.
[DPV XVII 106]
VI**
d’Alembert
– Une supposition ! Cela vous plaît à dire. Mais si c’était une qualité essentiellement incompatible avec la matière ?
Diderot
– Et d’où savez-vous que la sensibilité est essentiellement incompatible avec la matière, vous qui ne connaissez l’essence de quoi que ce soit, ni de la matière, ni de la sensibilité ? Entendez-vous mieux la nature du mouvement, son existence dans un corps, et sa communication d’un corps à un autre ?
d’Alembert
– Sans concevoir la nature de la sensibilité, ni celle de la matière, je vois que la sensibilité est une qualité simple, une, indivisible et incompatible avec un sujet ou suppôt divisible.
Diderot
– Galimatias métaphysico-théologique. Quoi ? est-ce que [DPV XVII 107] vous ne voyez pas que toutes les qualités, toutes les formes sensibles dont la matière est revêtue sont essentiellement indivisibles ? Il n’y a ni plus ni moins d’impénétrabilité ; il y a la moitié d’un corps rond, mais il n’y a pas la moitié de la rondeur ; il y a plus ou moins de mouvement, mais il n’y a ni plus ni moins mouvement ; il n’y a ni la moitié, ni le tiers, ni le quart d’une tête, d’une oreille, d’un doigt, pas plus que la moitié, le tiers, le quart d’une pensée. Si dans l’univers il n’y a pas une molécule qui ressemble à une autre, dans une molécule pas un point qui ressemble à un autre point, convenez que l’atome même est doué d’une qualité, d’une forme indivisible ; convenez que la division est incompatible avec les essences des formes, puisqu’elle les détruit. Soyez physicien et convenez de la production d’un effet lorsque vous le voyez produit, quoique vous ne puissiez vous expliquer la liaison de la cause à l’effet. Soyez logicien, et ne substituez pas à une cause qui est et qui explique tout, une autre cause qui ne se conçoit pas, dont la liaison avec l’effet se conçoit encore moins, qui engendre une multitude infinie de difficultés, et qui n’en résout aucune.
d’Alembert
– Mais si je me dépars de cette cause ?
[Ver I 620]
Diderot
– Il n’y a plus qu’une substance dans l’univers, dans l’homme, dans l’animal. La serinette est de bois, l’homme est de chair. Le serin est de chair, le musicien est d’une chair diversement organisée ; [DPV XVII 108] mais l’un et l’autre ont une même origine, une même formation, les mêmes fonctions et la même fin.
d’Alembert
– Et comment s’établit la convention des sons entre vos deux clavecins ?
Diderot
– Un animal étant un instrument sensible parfaitement semblable à un autre, doué de la même conformation, monté des mêmes cordes, pincé de la même manière par la joie, par la douleur, par la faim, par la soif, par la colique, par l’admiration, par l’effroi, il est impossible qu’au pôle et sous la ligne il rende des sons différents. Aussi trouverez-vous les interjections à peu près les mêmes dans toutes les langues mortes ou vivantes. Il faut tirer du besoin et de la proximité l’origine des sons conventionnels. L’instrument sensible ou l’animal a éprouvé qu’en rendant tel son il s’ensuivait tel effet hors de lui, que d’autres instruments sensibles pareils à lui ou d’autres animaux semblables s’approchaient, s’éloignaient, demandaient, offraient, blessaient, caressaient, et ces effets se sont liés dans sa mémoire et dans celle des autres à la formation de ces sons. Et remarquez qu’il n’y a dans le commerce des hommes que des bruits et des actions. Et pour donner à mon système toute force, remarquez encore qu’il est sujet à la même difficulté insurmontable que Berkeley a proposée contre l’existence des corps. Il y a un moment de délire où le clavecin [DPV XVII 109] sensible a pensé qu’il était le seul clavecin qu’il y eût au monde, et que toute l’harmonie de l’univers se passait en lui.
d’Alembert
– Il y a bien des choses à dire là-dessus.
Diderot
– Cela est vrai.
VII**
d’Alembert
– Par exemple, on ne conçoit pas trop, d’après votre système, comment nous formons des syllogismes, ni comment nous tirons des conséquences.
Diderot
– C’est que nous n’en tirons point : elles sont toutes tirées par la nature. Nous ne faisons qu’énoncer des phénomènes conjoints, dont la liaison est ou nécessaire ou contingente, phénomènes qui nous sont connus par l’expérience : nécessaires en mathématiques, en physique et autres sciences rigoureuses ; contingents en morale, en politique et autres sciences conjecturales.
[DPV XVII 110]
d’Alembert
– Est-ce que la liaison des phénomènes est moins nécessaire dans un cas que dans un autre ?
Diderot
– Non ; mais la cause subit trop de vicissitudes particulières [Ver I 621] qui nous échappent, pour que nous puissions compter infailliblement sur l’effet qui s’ensuivra. La certitude que nous avons qu’un homme violent s’irritera d’une injure, n’est pas la même que celle qu’un corps qui en frappe un plus petit le mettra en mouvement.
d’Alembert
– Et l’analogie ?
Diderot
– L’analogie, dans les cas les plus composés, n’est qu’une règle de trois qui s’exécute dans l’instrument sensible. Si tel phénomène connu en nature est suivi de tel autre phénomène connu en nature, quel sera le quatrième phénomène conséquent à un troisième, ou donné par la nature, ou imaginé à l’imitation de nature ? Si la lance d’un guerrier ordinaire a dix pieds de long, quelle sera la lance d’Ajax ? Si je puis lancer une pierre de quatre livres, Diomède doit remuer un quartier de rocher. Les enjambées des dieux et les bonds de leurs chevaux seront dans le rapport imaginé des dieux à l’homme. C’est une quatrième corde harmonique et proportionnelle à trois autres dont l’animal attend la résonance qui se fait toujours en lui-même, mais qui ne se fait pas toujours en nature. Peu importe au poète, il n’en est pas moins vrai. C’est autre chose pour le [DPV XVII 111] philosophe ; il faut qu’il interroge ensuite la nature qui, lui donnant souvent un phénomène tout à fait différent de celui qu’il avait présumé, alors il s’aperçoit que l’analogie l’a séduit.
d’Alembert
– Adieu, mon ami, bonsoir et bonne nuit.
Diderot
– Vous plaisantez ; mais vous rêverez sur votre oreiller à cet entretien, et s’il n’y prend pas de la consistance, tant pis pour vous, car vous serez forcé d’embrasser des hypothèses bien autrement ridicules.
d’Alembert
– Vous vous trompez ; sceptique je me serai couché, sceptique je me lèverai.
Diderot
– Sceptique ! Est-ce qu’on est sceptique ?
d’Alembert
– En voici bien d’une autre ? N’allez-vous pas me soutenir que je ne suis pas sceptique ? Et qui le sait mieux que moi ?
Diderot
– Attendez un moment.
d’Alembert
– Dépêchez-vous, car je suis pressé de dormir.
Diderot
– Je serai court. Croyez-vous qu’il y ait une seule question discutée sur laquelle un homme reste avec une égale et rigoureuse mesure de raison pour et contre ?
d’Alembert
– Non, ce serait l’âne de Buridan.
[Ver I 622]
Diderot
– En ce cas, il n’y a donc point de sceptique, puisqu’à l’exception [DPV XVII 112] des questions de mathématiques, qui ne comportent pas la moindre incertitude, il y a du pour et du contre dans toutes les autres. La balance n’est donc jamais égale, et il est impossible qu’elle ne penche pas du côté où nous croyons le plus de vraisemblance.
d’Alembert
– Mais je vois le matin la vraisemblance à ma droite, et l’après-midi elle est à ma gauche.
Diderot
– C’est-à-dire que vous êtes dogmatique pour le matin, et dogmatique contre, l’après-midi.
d’Alembert
– Et le soir, quand je me rappelle cette inconstance si rapide de mes jugements, je ne crois rien, ni du matin, ni de l’après-midi.
Diderot
– C’est-à-dire que vous ne vous rappelez plus la prépondérance des deux opinions entre lesquelles vous avez oscillé ; que cette prépondérance vous parait trop légère pour asseoir un sentiment fixe, et que vous prenez le parti de ne plus vous occuper de sujets aussi problématiques, d’en abandonner la discussion aux autres, et de n’en pas disputer davantage.
d’Alembert
– Cela se peut.
Diderot
– Mais si quelqu’un vous tirait à l’écart et, vous questionnant d’amitié, vous demandait, en conscience, des deux partis quel est celui où [DPV XVII 112] vous trouvez le moins de difficultés, de bonne foi seriez-vous embarrassé de répondre, et réaliseriez-vous l’âne de Buridan ?
d’Alembert
– Je crois que non.
Diderot
– Tenez, mon ami, si vous y pensez bien, vous trouverez qu’en tout, notre véritable sentiment n’est pas celui dans lequel nous n’avons jamais vacillé, mais celui auquel nous sommes le plus habituellement revenus.
d’Alembert
– Je crois que vous avez raison.
Diderot
– Et moi aussi. Bonsoir, mon ami, et memento quia pulvis es, et in pulverem reverteris.
d’Alembert
– Cela est triste.
Diderot
– Et nécessaire. Accordez à l’homme, je ne dis pas [Ver I 623] l’immortalité, mais seulement le double de sa durée, et vous verrez ce qui en arrivera.
d’Alembert
– Et que voulez-vous qu’il en arrive ? Mais qu’est-ce que cela me fait ? Qu’il en arrive ce qui pourra. Je veux dormir, bonsoir.
L’Encyclopédie
L’encyclopédie constituait une demande de la communauté intellectuelle d’un raffinement de l’ensemble des branches du savoir par rapport aux découvertes passées ou récentes. Une telle compilation de la connaissance humaine serait à la fois laïque et naturaliste, discréditant la théologie comme principe de base. Bien qu’écrit par d’Alembert, le Discours était le fruit de la collaboration de plusieurs hommes de lettre visant les mêmes objectifs de progrès du siècle des Lumières. Les Trois grands contemporains membres du Parti philosophique qui ont sans aucun doute participé à l’orientation de la philosophie et des croyances du texte étaient Denis Diderot,
L’Enyclopédie fut la plus grande entreprise éditoriale du temps en volume, en capital investi, en ouvriers employés. Edité par souscription, l’ouvrage connut un succès attesté par les multiples rééditions et contrefaçons qui accompagnèrent sa parution. En un siècle qui fut l’âge d’or des dictionnaires, il s’agissait au départ, en 1745, de procéder à la traduction augmentée du Dictionnaire universel anglais en 2 volumes, la Cyclopaedia or an Universal dictionary of arts and sciences d’Ephraim Chambers, paru à Londres en 1728 et souvent réédité. En 1747, deux jeunes gens de Lettres, Diderot et d’Alembert, à la notoriété alors modeste, encore que, pour Diderot, déjà sulfureuse, sont chargés de l’édition par les libraires parisiens associés, Le Breton, Durand, David et Briasson. L’ouvrage, prévu pour constituer dix volumes, atteindra, à son achèvement, 28 volumes - 17 de discours et 11 de planches - et aura demandé plus de 25 ans de travail.
Si l’accomplissement de "cet ouvrage immense et immortel", pour citer Voltaire, marque avant tout l’ampleur des vues et l’énergie intellectuelle de ses concepteurs, sa publication souleva bourrasques et tempêtes.
Ce n’est pas un savoir paisible que celui qu’offre l’Encyclopédie : le caractère d’un bon dictionnaire, disait Diderot, "est de changer la façon commune de penser", et ces majestueux in-folio sont, de fait, traversés par les combats politiques, religieux, scientifiques du temps (lisons, p.e., DROIT NATUREL, INTOLÉRANCE de Diderot, COLLEGE, ELÉMENS DES SCIENCES de d’Alembert, INOCULATION de Tronchin). Très vite, une redoutable conjuration - les jésuites, menant campagne dans leur Journal de Trévoux et dénonçant l’ "impiété" des articles, bientôt relayés par les jansénistes et leurs représentants au Parlement - alerte le pouvoir royal et aboutit à l’interdiction de l’Encyclopédie (temporaire en 1752, définitive en 1759, avec révocation du privilège et, peu après, condamnation papale). Les dix derniers volumes de texte, parus en 1765, et les 11 volumes de planches, achevés en 1772, auront vu le jour grâce à l’efficace protection de Malesherbes, alors directeur de la Librairie, au travail inlassable du chevalier de Jaucourt, et surtout à la pugnacité du maître d’oeuvre Diderot qui sut affronter, outre ces multiples traverses, des accusations de plagiat, la défection de d’Alembert, et la censure secrète de ses articles par son libraire lui-même.
Les innovations de l’Encyclopédie par rapport aux autres grands Dictionnaires universels de son temps, comme celui de Trévoux, dont elle fut à la fois la critique et le dépassement, se marquent essentiellement sur quatre plans :
Entreprise collective, elle fait appel aux savants spécialisés, donc aux savoirs vivants et non plus seulement aux compilations livresques : d’Alembert s’occupe de la partie Mathématiques ; Daubenton contribue à l’Histoire naturelle, Bordeu, Tronchin, à la Médecine, Rousseau à la Musique, Dumarsais à la Grammaire générale, etc. ; parmi ces "talents épars", on trouve aussi Voltaire, Turgot, Jaucourt, d’Holbach, Quesnay, tant d’autres, sans oublier les anonymes, artisans ou artistes : plus de 150 collaborateurs, issus pour la plupart de la bourgeoisie d’Ancien Régime, techniciens, praticiens, liés à l’activité productive du temps.
Elle est un dictionnaire, certes, mais raisonné. Le "système figuré des connaissances humaines", l’ "arbre encyclopédique", renouvelé de celui du Chancelier Bacon, fonde l’entendement sur les trois facultés que sont Mémoire, Raison et Imagination, aux multiples ramifications : chaque article est, en principe, accompagné de la "branche" de savoir dont il relève, permettant ainsi d’obvier à l’arbitraire de l’ordre alphabétique par une lisibilité transversale renforcée par le système des renvois entre articles.
Elle intègre les "arts mécaniques" dans le cercle des connaissances : la description des arts et des métiers, impulsée par Diderot, unit l’inventaire des procédés de fabrication, des inventions techniques à la divulgation des secrets d’ateliers. Loin de se limiter à un glossaire de termes techniques, elle inclut une collection sans précédent de définitions ; elle témoigne, entre autres, de l’extraordinaire effort de Diderot pour penser une "langue des arts", devenant ainsi - citons Jacques Proust - "le premier homme de lettres qui ait considéré la technologie comme une partie de la littérature".
Elle offre 11 volumes de planches, relais indispensable à la description des métiers : "un coup d’oeil sur l’objet ou sur sa représentation en dit plus qu’une page de discours", souligne Diderot. Grâce aux planches, activité humaine et nature deviennent lisibles, voire limpides. Par les dessins d’abord, dus notamment à L.-J. Goussier, puis par les gravures, sont montrés, outre l’anatomie et l’histoire naturelle, les lieux, les outils, les gestes du travail, surtout de la manufacture, tous les secteurs de la technique et de la production.
Mais, au-delà de ces traits novateurs, ce qui caractérise l’Encyclopédie est avant tout d’avoir été un recueil critique : critique des savoirs, dans leur élaboration, leur transmission et leur représentation, critique aussi du langage et des préjugés véhiculés par l’usage, des interdits de pensée, de l’autorité surtout, et du dogme. Et de cette oeuvre, à laquelle sceptiques, huguenots, athées, voire pieux abbés ont collaboré, jaillit une véritable polyphonie. "Tentative d’un siècle philosophe", légué à la lointaine postérité, l’ouvrage le plus surveillé et censuré de son temps atteste, au-delà des inévitables erreurs, prudences ou contradictions qu’on y peut rencontrer, de ce que furent les Lumières : l’appétit de savoir, la liberté de penser, le goût d’inventer et la nécessité de douter. Et il émane de ces austères colonnes une impatience allègre, aux antipodes tant de la dérision désabusée que des maussades unions du savoir et du sérieux.
La descendance de l’Encyclopédie fut si riche qu’on n’évoquera que sa postérité immédiate : outre un Supplément et une Table, publiés par le libraire Panckoucke à partir de 1776, signalons les éditions de Genève, de Toscane, la refonte protestante d’Yverdon, l’Encyclopédie méthodique de Panckoucke, et, au XIXe siècle, ces monuments que sont la Description de l’Egypte, sous l’Empire, ou ,plus tard, le Grand Dictionnaire de Pierre Larousse.
L’Enyclopédie aujourd’hui, à l’heure des premières tentatives de numérisation de l’ouvrage, nous apparaît étrangement contemporaine : il y a 250 ans en effet qu’elle propose ce que nous appelons un parcours interactif , grâce au jeu incessant des renvois, dont nos liens hypertextes sont l’avatar électronique. Contemporaine, dans sa volonté de questionner et de décloisonner les savoirs. Contemporaine, voire en avance même sur notre temps, par sa capacité à rendre, en une langue limpide, le savoir accessible à ceux qui le cherchent, par son projet didactique auquel seul le souci du "genre humain" et de son avenir donne sens et contenu.
Les vicissitudes de l’histoire ont également porté atteinte à l’image de Diderot. En 1796 parait l’Abdication d’un roi de la fève ou Les éleuthéromanes. Le public tient des passages de ce texte pour responsables de certains excès de la Révolution française et les reproche à Diderot. Ces dispositions n’inciteront ni à l’étude, ni à la publication ni à la découverte de textes durant tout le XIXe siècle.
Dans la première partie du XIXe siècle, les œuvres de Diderot sont toujours contestées et interdites à de nombreuses reprises. On notera que le 31 mai 1826, à Paris, le Tribunal Correctionnel de la Seine, ordonne la destruction du roman de Denis Diderot "Jacques le Fataliste et son maître" et condamne l’éditeur à un mois de prison. D’autres œuvres de Diderot connaîtront la censure étatique pour outrage à la morale publique dont "La Religieuse" (en 1824 et 1826), où encore les "Bijoux Indiscrets" (en 1835)17.
Il faut en fait attendre le bicentenaire de sa naissance pour rencontrer un regain d’intérêt et avoir une vision considérée comme complète de ses écrits.
L’entreprise menée par Diderot est donc un inventaire dynamique et une organisation du savoir synonyme de progrès. C’est un point important : dans toute son œuvre philosophique, Diderot va travailler à partir de cette idée du progrès des individus et des sociétés, dans son lien à l’organisation du savoir et au développement des sciences.
Ainsi, au début de l’Encyclopédie, on trouve un arbre encyclopédique des connaissances, qui propose d’organiser les savoirs selon la manière dont nous seuls les produisons : les colonnes dans lesquelles ranger nos connaissances correspondent aux facultés de notre esprit (la mémoire, la raison, l’imagination). Il faut donc classer les connaissances non pas en fonction de l’objet dont elles traitent, mais en fonction de la faculté humaine qui saisit cet objet. L’homme est donc le centre qui produit le savoir et aussi celui vers lequel tout savoir doit être dirigé, le critère selon lequel on mesure le degré d’avancement des Lumières. En d’autres termes, ce qui est bien, c’est ce que l’homme produit selon un ordre raisonné, susceptible de progrès, à l’usage de l’homme : l’utile.
L’Encyclopédie se plaçait sous la tutelle de trois penseurs : Bacon, Locke, Newton. Tout en les prenant à son tour comme modèles, Diderot va discuter leur héritage. Bacon d’abord, est celui qui a indiqué qu’il fallait classer les connaissances en fonction des facultés. Mais il est également l’auteur d’une théorie de l’expérience et de la mise à l’épreuve, systématique et ordonnée selon une méthode, des données de cette même expérience, pour construire la science. Newton est celui qui a su recentrer les interrogations de la physique, du « pourquoi ? » (la Terre tourne-t-elle de telle manière, par exemple) vers le « comment ? ». En d’autres termes, Diderot comprend la démarche newtonienne comme une démarche elle aussi expérimentale : constater les faits et s’y tenir, sans « forger d’hypothèse », selon l’expression de Newton lui-même, sur ce que la physique des corps ne saurait résoudre. Locke, enfin et surtout, élabore une théorie de la connaissance qui redonne un contenu à l’axiome antique selon lequel « il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait été d’abord dans le sens » : un empirisme. En d’autres termes, toutes nos idées naissent de l’expérience sensible, de l’exercice des sens ; ou plus précisément toutes celles qui ont un contenu réel. Qu’en est-il des autres (par exemple celle de Dieu, dont je n’ai jamais fait l’expérience sensible), à quoi correspondent-elles ? Il faut alors une théorie des idées fausses, sans contenu, qui sont de purs êtres de langage auxquels rien ne correspond dans la réalité. Locke est celui qui a compris que toute question doit être rapportée à celle de l’origine des idées. Les trois figures tutélaires se rejoignent donc sous un commun mot d’ordre : l’expérience.
C’est cette notion qui est fondamentale pour toute la théorie de la connaissance du dix-huitième siècle : nous ne connaissons que ce dont nous faisons l’expérience, toutes nos idées sont des transformations, des combinaisons, des abstractions, à partir de sensations physiques. Mais il ne suffit pas de dire « expérience » pour s’entendre ni pour dire la même chose. Diderot va dans un premier temps affronter les difficultés qu’offre une telle théorie de la connaissance ; puis en donner son interprétation propre, dans le sens du matérialisme. Le personnage du mathématicien aveugle Saunderson est celui qui remet en question le bel ensemble de ceux qui s’écrient sans savoir ce qu’ils disent : « l’expérience ! ».
Si toutes nos idées vraies naissent des sens, il faut que même les plus « intellectuelles », comme le dit Diderot, soient comptables d’une genèse sensible. D’où nous viennent nos idées de bien, de beau, nos idées mathématiques, comment s’élève-t-on à leur niveau d’abstraction ? Mais auparavant, une question se pose : si telle idée naît de l’usage de tel sens, par exemple si l’idée de beauté est tirée de la vue du spectacle de la nature, alors faut-il penser que quand le sens est grossier, voire inapte, il n’y a pas d’accès possible à l’idée ? Par exemple, les aveugles peuvent-ils avoir l’idée du beau, alors qu’ils n’ont pas accès au spectacle de la nature ? Ou encore, sont-ils sensibles à la pitié, alors qu’ils ne voient pas non plus le spectacle de la douleur d’autrui ? Ce sont ces questions que Diderot pose, et auxquelles il tente de répondre dans la Lettre sur les aveugles. Le personnage de l’aveugle permet en outre à Diderot de donner un fondement expérimental aux deux idées qui caractérisent sa doctrine philosophique : l’anti-finalisme, qui est une expression du matérialisme, et l’athéisme.
2. Une nature matérielle, sans Dieu et sans but
Diderot combat, on le sait assez, la conception chrétienne de la nature et de la nature humaine. Le problème des thèses chrétiennes sur l’homme et la nature est qu’elles ne permettent de comprendre ni l’homme, ni la nature. Diderot reconnaît qu’il serait plus consolant de voir dans la nature un beau spectacle, créé pour notre plaisir, et dans l’homme un être libre et volontaire … Mais sa raison lui démontre, par mille et une difficultés que la philosophie chrétienne ne résout pas, qu’il s’agit là d’une vision illusoire, imaginaire, destinée à nous plaire et nous consoler. Elle conduit nécessairement à des contradictions entre la vie et la théorie, contradictions qui nous déchirent et nous rendent malheureux. Par exemple, la philosophie chrétienne exige de moi que je respecte et tente de pratiquer l’abstinence sexuelle. Selon elle, je le peux, puisque je suis un être libre qui décide de ce qu’il veut et dirige librement sa vie. Or, Diderot constate que cette prescription morale nous rend malheureux : ceux qui parviennent à être chastes se brident eux-mêmes, et sont malheureux tout en rendant d’autres malheureux, et ceux qui n’y parviennent pas aussi, parce qu’ils s’en prennent à eux-mêmes, à leur soi-disant manque de volonté. Cette philosophie de l’homme libre et volontaire est donc certainement une mauvaise compréhension de l’homme, une erreur intellectuelle, qui a des conséquences réelles. Il est plus conforme à ce qu’est vraiment l’homme de dire qu’il est un être sensible qui cherche le bonheur, qu’il est naturellement porté vers l’autre sexe, en raison de son instinct de conservation et de plaisir. Il n’y a là ni pure liberté ni pure volonté : ceux que leur corps pousse à se multiplier auront tendance à obéir à leur nature, de la même manière que ceux dont le corps désire naturellement moins. Il ne faut donc ni se glorifier ni se dévaloriser à propos d’actions qui ne dépendent pas entièrement d’une illusoire liberté.
Il faut confronter cette nouvelle théorie du corps sans âme à son adversaire. Pour les théologiens, l’homme est un composé de deux substances : un corps, qui est une substance matérielle, et une âme, qui est une substance spirituelle. Le premier serait passif, inerte, étendu, déterminé par des causes ; la seconde serait active, en mouvement, n’occuperait aucun lieu matériellement déterminé et serait libre. Si je veux me mettre à marcher par exemple, ma volonté, faculté active qui caractérise l’âme, en donne librement l’ordre à un corps qui lui obéit passivement dans tous ses membres. Ce que dit Diderot, suivant en cela toute la tradition matérialiste, c’est que l’union de l’âme et du corps est proprement incompréhensible et nous promène de difficulté en difficulté. La première phrase du Rêve de d’Alembert résume de la manière suivante : « j’avoue qu’un être qui existe quelque part et qui ne correspond à aucun point de l’espace ; (...) qui est tout entier sous chaque partie de cette étendue [puisque l’âme fait bouger tous les points du corps] ; qui diffère essentiellement de la matière et qui lui est uni ; (...) un être dont je n’ai pas la moindre idée [au sens où, comme on l’a vu, nous n’avons pas de sensation physique de l’âme] (...) est difficile à admettre. ». Pour Diderot, il est clair que l’idée de l’âme est une idée vide de correspondant réel ; elle n’existe pas ailleurs que dans notre imagination. C’est donc le corps qui commande le corps. La théorie matérialiste doit donc s’attacher à montrer comment le corps, c’est-à-dire la matière, prise ici dans une de ses organisations particulières, suffit pour expliquer toutes ses propres actions, sentiments et productions. Il faut une théorie matérialiste de l’action, des passions, de la connaissance, de l’art, de la morale et de la politique. Il faut même une science matérialiste : le matérialisme dit que la matière suffit à expliquer la vie sous toutes ses formes, qu’elles soient minérales, animales ou végétales.
L’affirmation matérialiste (tout est, en dernière analyse, matière, et cette substance seule suffit à tout expliquer, du minéral à l’œuvre d’art) contredit aussi radicalement la vision chrétienne de la nature. Pour les théologiens, la nature est finalisée, c’est-à-dire qu’elle est construite selon un plan dirigé par une volonté, une fin : la coexistence ordonnée des créatures. La thèse finaliste affirme que si nous avons un cerveau, c’est parce que Dieu a voulu que nous soyons des créatures pensantes. Le matérialisme renverse l’affirmation : nous sommes des créatures pensantes parce que, dans l’histoire sans volonté ni dessein de la nature, c’est-à-dire dans toutes les formes que la matière a prises dans l’histoire de ses productions au hasard, il s’est trouvé une formation animale dotée d’un cerveau tel, qu’il a permis la naissance de la pensée. Les formations viables (les espèces subsistantes) se reproduisent entre elles, et ainsi se perpétuent. Les formations monstrueuses sont stériles et disparaissent, comme celles qui ne sont pas adaptées à leur environnement. La nature et la nature humaine existent sans Dieu, elles n’ont pas besoin de lui ni comme créateur ni comme conservateur ; et elles sont sans but autre que de persévérer dans leur être, se conserver. En cela, on peut dire qu’il n’y a qu’une nature, à laquelle l’homme appartient sans plus de dignité que tout le reste des formations matérielles animées ou non.
Nous voilà désormais en possession des principes fondateurs de la philosophie de Diderot. Munis d’une théorie de la connaissance empiriste, de la conviction matérialiste, et débarrassés des hypothèses confuses de Dieu et de l’âme volontaire libre, parvient-on à rendre compte de tout ce qui est ? Si ce n’était pas le cas, il faudrait revenir à l’ancienne philosophie chrétienne. Diderot ne s’affirme athée, matérialiste et empiriste que si cela lui permet de mieux comprendre (c’est-à-dire avec moins de peine) plus de choses. C’est pourquoi il n’est jamais dogmatique, pourquoi encore il n’écrit pas de ces grands traités que les philosophes affectionnent : un traité sur la matière, un sur la nature animée et inanimée, un sur les passions, etc. On ne sait pas encore ce qu’est la matière, écrit Diderot à la fin de la Lettre sur les aveugles, mais on sait que jusqu’ici elle explique mieux les phénomènes que la volonté divine. Toute l’œuvre philosophique de Diderot est un essai, au sens où il teste continûment ce qu’il nomme ses « conjectures ». Elle est incontestablement philosophique dans sa volonté de comprendre, c’est-à-dire, dans le vocabulaire de Diderot, « d’interpréter ».
3. L’interprétation de la nature
Selon Diderot, la méthode à suivre pour produire la connaissance de ce qui nous entoure porte le nom d’interprétation de la nature. Les Pensées sur l’interprétation de la nature en donnent le mode d’emploi. Observation, conjecture et expérimentation sont les trois étapes de la connaissance. La conjecture est plus spécialement la tâche du philosophe : elle est la supposition, l’hypothèse, formulée comme d’instinct (mais elle résulte en réalité d’une longue série d’expériences manquées ou réussies), à l’aide de laquelle on va tenter de comprendre. Les expérimentations qui doivent la suivre ont pour but de mettre à l’épreuve la validité de l’hypothèse. Or ces conjectures peuvent être de tous ordres : scientifique, moral, etc.
La grande hypothèse de Diderot, c’est celle de la matière sensible. De la pierre à l’homme pensant, tout est constitué par des molécules de matière qui peuvent sentir : il suffit qu’elles se trouvent dans des organisations telles que leur sensibilité peut s’exprimer. Dans la pierre, la sensibilité est empêchée. Mais si on brise une statue, qu’on l’incorpore à de la terre, qui nourrit une plante, si cette plante est mangée par un animal et cet animal par nous ; alors dans le processus de la digestion nous allons nous régénérer grâce à ses molécules, en faire notre propre chair. Or, sous forme de pierre ou de chair humaine, ce sont toujours les mêmes molécules. On ne les a pas rendues sensibles, elles l’étaient déjà, mais empêchées. Le rêve de d’Alembert décrit sur le mode onirique toutes les possibilités qu’offre une telle hypothèse : on pourrait comprendre la production des monstres, l’apparition et la disparition des espèces, la formation de la conscience de l’être pensant, etc.
C’est cette hypothèse philosophique qui permet à Diderot, qui pourtant ne croit pas à l’éternité de l’âme, d’espérer presser ses molécules éparses sur celles de sa bien-aimée Sophie, par-delà la mort : « Ceux qui se sont aimés pendant leur vie et qui se font inhumer l’un à côté de l’autre ne sont peut-être pas si fous qu’on pense. Peut-être leurs cendres se pressent, se mêlent et s’unissent. (...) O ma Sophie, il me resterait donc un espoir de vous toucher, de vous sentir, de vous aimer, de vous chercher, de m’unir, de me confondre avec vous, quand nous ne serons plus ! » (Lettre à Sophie Volland, 171-172).
On est loin ici de l’Encyclopédie, en apparence. Mais il s’agit toujours du même projet : comprendre, et savoir, faire progresser les sciences et la philosophie, pour être plus heureux. La méthode à suivre est désormais éclaircie. La philosophie matérialiste de Diderot en effet, dans sa tentative perpétuelle de comprendre la « nature », en d’autres termes de comprendre ce qui est, offre une interprétation possible de ces phénomènes humains que sont la société et la morale. Aidés de cette compréhension peut-être plus proche de la vérité, nous pourrons déterminer ce qu’elles doivent être, et cesser de souffrir d’une morale qui n’est pas adaptée à la vérité de notre vie, ainsi que d’un régime politique qui est fondé sur une fausse idée de l’autorité légitime.
L’encyclopédie de Diderot et D’Alembert en anglais
Entretien avec la Maréchale
(extraits)
DIDEROT. - Ainsi, vous êtes persuadée que la religion a plus d’avantages que d’inconvénients ; et c’est pour cela que vous l’appelez un bien ?
LA MARÉCHALE. - Oui.
DIDEROT. - Pour moi, je ne doute point que votre intendant ne vous vole un peu moins la veille de Pâques que le lendemain des fêtes, et que de temps en temps la religion n’empêche nombre de petits maux et ne produise nombre de petits biens.
LA MARÉCHALE. - Petit à petit, cela fait somme.
DIDEROT. - Mais croyez-vous que les terribles ravages qu’elle a causés dans les temps passés, et qu’elle causera dans les temps à venir, soient suffisamment compensés par ces guenilleux avantages-là ? Songez qu’elle a créé et qu’elle perpétue la plus violente antipathie entre les nations. Il n’y a pas un musulman qui n’imaginât faire une action agréable à Dieu et au saint Prophète, en exterminant tous les chrétiens, qui, de leur côté, ne sont guère plus tolérants. Songez qu’elle a créé et qu’elle perpétue, dans la même contrée, des divisions qui se sont rarement éteintes sans effusion de sang. Notre histoire ne nous en offre que de trop récents et de trop funestes exemples. Songez qu’elle a créé et qu’elle perpétue, dans la société entre les citoyens, et dans la famille entre les proches, les haines les plus fortes et les plus constantes. Le Christ a dit qu’il était venu pour séparer l’époux de la femme, la mère de ses enfants, le frère de la sœur, l’ami de l’ami ; et sa prédiction ne s’est que trop fidèlement accomplie.
LA MARÉCHALE. - Voilà bien les abus ; mais ce n’est pas la chose.
DIDEROT. - C’est la chose, si les abus en sont inséparables.
LA MARÉCHALE. - Et comment me montrerez-vous que les abus de la religion sont inséparables de la religion ?
DIDEROT. - Très aisément ; dites-moi, si un misanthrope s’était proposé de faire le malheur du genre humain, qu’aurait-il pu inventer de mieux que la croyance en un être incompréhensible sur lequel les hommes n’auraient jamais pu s’entendre, et auquel ils auraient attaché plus d’importance qu’à leur vie ? Or, est-il possible de séparer de la notion d’une divinité l’incompréhensibilité la plus profonde et l’importance la plus grande ?
LA MARÉCHALE. - Non.
DIDEROT. - Concluez donc.
LA MARÉCHALE. - Je conclus que c’est une idée qui n’est pas sans conséquence dans la tête des fous.
DIDEROT. - Et ajoutez que les fous ont toujours été et seront toujours le plus grand nombre ; et que les plus dangereux sont ceux que la religion fait, et dont les perturbateurs de la société savent tirer bon parti dans l’occasion.
LA MARÉCHALE. - Mais il faut quelque chose qui effraie les hommes sur les mauvaises actions qui échappent à la sévérité des lois ; et si vous détruisez la religion, que lui substituerez-vous ?
DIDEROT. - Quand je n’aurais rien à mettre à la place, ce serait toujours un terrible préjugé de moins ; sans compter que, dans aucun siècle et chez aucune nation, les opinions religieuses n’ont servi de base aux mœurs nationales. Les dieux qu’adoraient ces vieux Grecs et ces vieux Romains, les plus honnêtes gens de la terre, étaient la canaille la plus dissolue : un Jupiter, à brûler tout vif ; une Vénus, à enfermer à l’Hôpital ; un Mercure, à mettre à Bicêtre .
LA MARÉCHALE. - Et vous pensez qu’il est tout à fait indifférent que nous soyons chrétiens ou païens ; que païens, nous n’en vaudrions pas mieux ; et que chrétiens, nous n’en valons pas mieux.
DIDEROT. - Ma foi, j’en suis convaincu, à cela près que nous serions un peu plus gais.
LA MARÉCHALE. - Cela ne se peut.
DIDEROT. - Mais, madame la maréchale, est-ce qu’il y a des chrétiens ? Je n’en ai jamais vu.
Les points de vue philosophiques de Diderot sont à comparer par exemple à ceux de Voltaire ou de Rousseau
Rousseau se défend dans « Lettres écrites de la montagne » d’avoir attaqué la religion, accusation proférée par les autorités de Genève :
« La Religion est utile et même nécessaire aux Peuples. Cela n’est-il pas dit, soutenu, prouvé dans ce même Ecrit (Du contrat social) ? Loin d’attaquer les vrais principes de la Religion, l’Auteur (Rousseau lui-même) les pose, les affermit de tout son pouvoir ; ce qu’il attaque, ce qu’il combat, ce qu’il doit combattre, c’est le fanatisme aveugle, la superstition cruelle, le stupide préjugé. (…) Ils disent qu’en attaquant la superstition, je veux détruire la Religion même : comment e savent-ils ? Pourquoi confondent-ils ces deux causes, que je distingue avec tant de soin ? (….) La religion n’a pas d’ennemis plus terribles que les défenseurs de la superstition. (…) Nous respectons ce Livre sacré comme la parole et la vie de Jésus-Christ. (...) La Religion protestante est tolérante par principe, elle est tolérante essentiellement, elle l’est autant qu’il est possible de l’être, puisque le seul dogme qu’elle ne tolère pas est celui de l’intolérance. (…) (…) Et comment aurais-je attaqué les dogmes distinctifs des Protestants, puisqu’au contraire ce sont ceux que j’ai soutenus avec le plus de force, puisque je n’ai cessé d’insister sur l’autorité de la raison en matière de foi, sur la libre interprétation des Ecritures, sur la tolérance évangélique, et sur l’obéissance aux Lois même en matière de culte ; tous dogmes distinctifs et radicaux de l’Eglise réformée, et sans lesquels, loin d’être solidement établie, elle ne pourrait pas même exister. (...) J’ai prouvé ci-devant en général et je ne prouverai plus en détail ci-après qu’il n’est pas vrai que le Christianisme soit attaqué dans mon Livre. (…) Comment aurais-je attaqué les dogmes distinctifs des Protestants, puisqu’au contraire ce sont ceux que j’ai soutenus avec le plus de force (…) Il y a plus : voyez que la forme même de l’Ouvrage ajoute aux arguments en faveur des Réformés. (...) On ne peut pas dire que ce Livre tende en aucune sorte à troubler le culte établi ni l’ordre public puisqu’au contraire j’y insiste sur le respect qu’on doit aux formes établies, sur l’obéissance aux lois en toutes choses et même en matière de Religion. »
Cette dernière phrase est à comparer à celle de Diderot : "Les doutes, en matière de religion, loin d’être des actes d’impiété, doivent être regardés comme de bonnes oeuvres"
A Rousseau, tout fier d’être pleinement citoyen de Genève, opposons Diderot qui déclare sur la démocratie moderne :
« Avoir des esclaves n’est rien ; ce qui est intolérable, c’est d’avoir des esclaves en les appelant citoyens. »
On constate ainsi à quel point les conceptions de Diderot sur tous les plans philosophiques et politiques étaient en avance sur "Les Lumières"....
Concluons sur un dernier article de Diderot pour l’Encyclopédie :
DIEU Tertullien rapporte que Thalès étant à la cour de Crésus, ce prince lui demanda une explication claire et nette de la Divinité. Après plusieurs réponses vagues, le Philosophe convint qu’il n’avait rien à dire de satisfaisant.
Messages
1. L’Encyclopédie, la vraie bombe philosophique de Diderot contre l’ancien fatras idéologique clérical et féodal, 21 décembre 2014, 07:44, par R.P.
Diderot a inséré dans l’Encyclopédie la définition que voici de l’ouvrier manuel, du journalier :
« Journalier, ouvrier qui travaille de ses mains et qu’on paye au jour la journée. Cette espèce d’hommes forme la plus grande partie d’une nation ; c’est son sort qu’un bon gouvernement doit avoir principalement en vue. Si le journalier est misérable, la nation est misérable. »
2. L’Encyclopédie, la vraie bombe philosophique de Diderot contre l’ancien fatras idéologique clérical et féodal, 17 avril 2016, 11:36
Sur l’Encyclopédie de Diderot
Lire aussi
3. L’Encyclopédie, la vraie bombe philosophique de Diderot contre l’ancien fatras idéologique clérical et féodal, 29 septembre 2016, 15:14
Lire ici le discours préliminaire de l’Encyclopédie par D’Alembert :
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4. L’Encyclopédie, la vraie bombe philosophique de Diderot contre l’ancien fatras idéologique clérical et féodal, 29 septembre 2016, 15:17
Sur D’Alembert et l’Encyclopédie, lire aussi :
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5. L’Encyclopédie, la vraie bombe philosophique de Diderot contre l’ancien fatras idéologique clérical et féodal, 12 octobre 2016, 08:22, par Robert Paris
lire encore sur les conceptions de Diderot :
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Diderot et la religion
Quand Diderot anticipait la notion d’évolution des espèces et de passage de l’inerte au vivant...
Quelques pensées de Denis Diderot
Quand Diderot inventait la psychanalyse
Textes de Denis Diderot sur la philosophie des sciences
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6. L’Encyclopédie, la vraie bombe philosophique de Diderot contre l’ancien fatras idéologique clérical et féodal, 26 décembre 2023, 06:18, par Robert
« Voyez-vous cet œuf ? C’est avec cela qu’on renverse toutes les écoles de théologie et tous les temples de la terre. » écrivait Denis Diderot dans « Entretien avec d’Alembert ».
7. L’Encyclopédie, la vraie bombe philosophique de Diderot contre l’ancien fatras idéologique clérical et féodal, 26 décembre 2023, 06:20, par Robert
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"Voyez-vous cet oeuf ? c’est avec cela qu’on renverse toutes les écoles de théologie et tous les temples de la terre. Qu’est-ce que cet oeuf ? Une masse insensible avant que le germe y soit introduit ; et après que le germe y est introduit, qu’est-ce encore ? une masse insensible, car ce germe n’est lui-même qu’un fluide inerte et grossier. Comment cette masse passera-t-elle à une autre organisation, à la sensibilité, à la vie ? par la chaleur. Qu’y produira la chaleur ? le mouvement. Quels seront les effets successifs du mouvement ? Au lieu de me répondre, asseyez-vous, et suivons-les de l’oeil de moment en moment.D’abord c’est un point qui oscille, un filet qui s’étend et qui se colore ; de la chair qui se forme ; un bec, des bouts d’ailes, des yeux, des pattes qui paraissent ;une matière jaunâtre qui se dévide et produit des intestins ; c’est un animal. Cet animal se meut, s’agite, crie ; j’entends ses cris à travers la coque ; il se couvre de duvet ; il voit. La pesanteur de sa tête, qui oscille, porte sans cesse son bec contre l’ intérieure de sa prison ; la voilà brisée ; il en sort, il marche, il vole, il s’irrite.il fuit ; il approche, il se plaint, il souffre, il aime, il désire, il jouit ; il a toutes vos affections,toutes vos actions, il les fait. Prétendrez-vous, avec Descartes, que c’est une machine imitative ? Mais les petits enfants se moqueront de vous, et les philosophie répliqueront que si c’est là une machine, vous en êtes une autre. [...]
11 ne vous reste qu’un de ces deux partis à prendre ; c’est d’imaginer dans la masse inerte de l’oeuf un élément caché qui en attendait le développement pour manifester sa présence, ou de supposer que cet élément imperceptible s’y est insinué travers la coque dans un instant déterminé du développement. Mais qu’est-ce cet élément ? Occupait-il de l’espace, ou n’en occupait-il point ? Comment est-il venu , ou s’est-il échappé, sans se mouvoir ? Où était-il ? Que faisait-il là ou ailleurs créé à l’instant du besoin ? Existait-il ? Attendait-il un domicile ? Homogène,, il était matériel ; hétérogène, on ne conçoit ni son inertie avant le développement, ni son énergie dans l’animal développé. Écoutez-vous, et vous aurez pitié de vous-même ; vous sentirez que, pour ne pas admettre une supposition simple qui explique to ut, la sensibilité, propriété générale de la matière, ou produit de ]’organisation pus renoncez au sens commun, et vous précipitez dans un abîme de mystères, de contradictions et d’absurdités".
Diderot, Entretien entre d’Alembert et Diderot (1769)