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Qu’est-ce que le front populaire ?
vendredi 22 mai 2015, par
Qu’est-ce que le front populaire ?
La France de 1936, vue par Trotsky
Le front populaire contre la révolution ouvrière en 1936 en France
Le front populaire en France, analysé par Léon Trotsky
Où a mené le front populaire ?
Les comités ouvriers face au gouvernement bourgeois de front populaire
Le front populaire en France, raconté par Léon Blum
Le front populaire en France, vu par Maurice Thorez
Quand Maurice Thorez lançait le front populaire
La thèse du front populaire antifasciste par Maurice Thorez
Le front populaire en France, vu par Marceau Pivert
Mai-Juin 1936 : de la grève générale à la révolution ou au fascisme et à la guerre
Espagne : le gouvernement de front populaire contre la révolution prolétarienne
Le front populaire en Espagne, vu par les révolutionnaires trotskistes
Le front populaire en Espagne, vu par les anarchistes
Front populaire ou front prolétarien ?
Critiques de gauche et opposition révolutionnaire au front populaire
Fronts populaires d’hier et d’aujourd’hui
Le front populaire, arme contre le fascisme ?
Grandeur et décadence du Front populaire
[par André Ferrat]
Paru dans « Que Faire ? », en janvier 1939
12 février 1934, juin 1936, 30 novembre 1938, ces trois dates marquent le début, l’apogée et la fin du premier grand mouvement révolutionnaire dans la France du 20° siècle.
12 février 1934, après cinq années de crise économique, les travailleurs de ce pays se sont soulevés contre les classes dominantes, sous le drapeau de la « défense républicaine ». Le fait que la grève générale du 12 février 1934 fut une réplique à la journée des ligues du 6 février, a fourni au mouvement révolutionnaire naissant ses mots d’ordre – lutte contre les ligues – et sa forme – mouvement de défense républicaine.
Mais dès le lendemain du 12 février le mouvement dépasse les limites de la défense républicaine, s’oriente vers la lutte pour « le pain, la paix et la liberté » et aboutit à la constitution du Front populaire – alliance des ouvriers et des classes moyennes pour « refaire la France ».
Deux pôles
Pour la bourgeoisie républicaine, qui détermine, dès le début, la politique officielle du front populaire, le but était de sauvegarder le statu quo - aussi bien à l’intérieur, qu’à l’extérieur -de conserver intactes « les institutions républicaines » telles quelles, c’est-à-dire dans le respect des oligarchies et des bureaucraties, sans toucher au statut politique, social et économique du pays.
Pour les ouvriers avancés – l’autre pôle du Front populaire – il s’agissait de tout autre chose. Exprimée d’une façon plus ou moins distincte, plus ou moins claire, l’idée qui germait chez eux, consistait à tirer profit des difficultés dans lesquelles se débattait la bourgeoisie, pour améliorer la condition ouvrière, pour conquérir de nouvelles positions, pour imprégner de l’esprit prolétarien et vraiment démocratique l’Etat républicain.
L’originalité de la période de 1934-1938 consiste dans l’association, au sein du même mouvement, dans l’âme, peut-on dire, des mêmes gens, de ces deux politiques contradictoires. Les combattants de juin 1936, ces nouveaux arrivés sur le champ debbataille de classe, font preuve, à la fois, d’un admirable instinct révolutionnaire, d’une véritable intuition de la situation – les états-majors sont complètement débordés, les formes, les méthodes de l’action sont déterminées en-dehors d’eux – et d’un conservatisme singulier, d’un attachement aux institutions existantes, d’un respect de la légalité et de l’ordre bourgeois.
L’idée centrale des journées de juin 1936 est qu’on peut mettre fin aux injustices sociales trop criantes, à l’arbitraire patronal dans l’usine, qu’il est possible de conquérir plus de bonheur pour les travailleurs, sans transformation de fond en comble de la machine économique et sociale vermoulue. Il suffit d’envoyer grâce aux bulletins de vote, nos hommes au parlement et au gouvernement, il suffit d’arracher quelques lois de justice sociale et tout ira bien, tout sera résolu dans l’ordre et dans l’allégresse. L’occupation pacifique des usines – pour faire pression sur le patronat – devait être complétée par l’ »occupation » non moins pacifique et symbolique des portefeuilles ministériels.
Le « double pouvoir » en juin 1936
Quand on examine maintenant les réformes du premier gouvernement Front populaire – sa période créatrice englobe à peine 10 semaines (juin-août 1936) – on est frappé par la disproportion entre la richesse de son oeuvre réformatrice sur le plan social et l’indigence – pour ne pas dire plus – de son oeuvre politique. Les cinq huit, les congés payés et l’organisation des loisirs populaires, les progrès considérables du régime coopératif à la campagne avec l’Office du blé, ces réformes, engendrées sous l’impulsion des grèves de juin, fournissent un bilan des plus impressionnants. A côté de cela, aucune réforme de l’appareil d’Etat, aucun élargissement des libertés populaires, aucune réforme dans le domaine de la politique économique et internationale. En-dehors de quelques timides essais d’épuration, vite terminés, sauf quelques renforcements des attributions de l’Etat (Banque de France, usines de guerre, chemins de fer), sans qu’on ait touché son caractère césarien et bureaucratique, on ne peut noter, dans ce domaine, qu’une réforme importante : l’institution – ou plutôt la sanction de l’institution – des délégués-ouvriers dans les usines et les ateliers.
C’est dans cette réforme que se manifeste le plus le caractère révolutionnaire des journées de juin. L’institution des délégués ouvriers met fin à l’absolutisme patronal sur le lieu de travail. L’organisation syndicale s’appuyant sur le réseau de délégués et des organisations syndicales de base, exprimant les aspirations et les volontés du monde du travail, devient une institution politique, germe d’un nouvel état. Les autres rouages du nouvel Etat, ce sont les comités de base du Front populaire, succédant aux comités de vigilance de 1934, nés un peu partout dans le pays, impulsés par les ouvriers avancés ; ce sont aussi des municipalités du Front populaire dont l’activité déborde très souvent les simples fonctions administratives que leur attribue la loi.
En 1936, nous sommes en présence de deux pouvoirs dans l’Etat, de deux gouvernements : « gouvernement légal », chef du pouvoir exécutif, et « gouvernement des masses », expression et émanation des travailleurs organisés.
Ces deux pouvoirs ne sont pas tellement délimités, ils s’interprètent, tantôt s’associent, tantôt s’opposent, mais ne fusionnent à aucun moment.
A la tête de l’Etat traditionnel, légal, anti-démocratique – avec sa police, son armée, ses tribunaux, ses préfets, ses bureaux indépendants du peuple, détachés de lui – les événements de juin 1936 placent les dirigeants des organisations démocratiques populaires, qui forment partie intégrante du second système étatique. En tant que gouvernement de l’Etat bureaucratique, ils considèrent de leur devoir de combattre les empiètements de leurs propres troupes, du Front populaire des masses, sur l’Exécutif.
D’autre part, la direction de la C.G.T., des partis ouvriers du Front populaire appartient à des groupements incapables de concevoir un autre régime que le règne de la police dans la rue, des entrepreneurs dans les usines, de la finance dans l’Etat. Portés au pouvoir par la vague populaire, les ministres du Front populaire et les dirigeants de la C.G.T. n’ont d’autre pensée que de rétablir l’ancien ordre – dans la rue, dans l’usine, dans l’économie – en coupant ainsi la branche sur laquelle ils sont assis.
Dans la mesure même où « le gouvernement des masses » renonce à user de son pouvoir révolutionnaire pour transformer de fond en comble les assises de la société et substituer un nouvel ordre légal, démocratique, à l’ancien régime, il se condamne à l’impuissance et capitule devant le second gouvernement réel du pays, les puissances d’argent, maîtresses de l’appareil économique et étatique.
Croyant qu’avec le nouveau régime sur le lieu du travail, avec de nouveaux hommes au gouvernement, avec l’intégration de la C.G.T. dans les multiples rouages de l’Etat, leur rôle est terminé, les ouvriers transmettent les rênes du pouvoir qui, en juin 1936, était tombé dans leurs mains, à ses anciens détenteurs.
Un mouvement révolutionnaire sans objectifs politiques
Le manque de maturité politique de la classe ouvrière s’exprime par l’absence dans les partis prolétariens d’une politique capable de fixer aux masses les objectifs indispensables pour consolider les conquêtes sociales de juin et empêcher un retour offensif victorieux de la classe capitaliste.
Quels étaient ces objectifs politiques sans lesquels une série de conquêtes – telle l’augmentation des salaires – seraient rapidement annihilées et sans lesquelles les autres – telles la semaine de quarante heures et les conventions collectives – seraient bientôt battues en brèche ?
Il s’agissait d’abord de transformations démocratiques profondes et nécessaires de l’appareil de l’Etat à la place de quelques essais d’ »épuration », ou, même, à la place d’une politique d’ »épuration » illusoire dans les étroites limites de la légalité bourgeoise que tous les partis du front populaire étaient résolus à respecter. Sans ces transformations profondes les nouvelles conquêtes ouvrières, la nouvelle législation sociale, remises pour leur application et leur fonctionnement concret entre les mains de l’appareil bureaucratique de l’Etat bourgeois, prêtaient dès leur naissance le flanc à toutes les tentatives d’abrogation de fait.
Comment concevoir par exemple un développement satisfaisant pour la classe ouvrière du système arbitral et des conventions collectives, si celui-ci est remis en dernière analyse à la Cour de Cassation et au Conseil d’Etat, au lieu d’être entre les mains d’une juridiction élue démocratiquement ? Comment concevoir le maintien de la nouvelle puissance d’achat de la classe ouvrière sans contrôle efficace sur les prix par le contrôle démocratique des changes et des trusts qui font les prix ?
Il s’agissait en même temps de réformes essentielles de l’économie bourgeoise sans lesquelles éclateraient rapidement le paradoxe et la contradiction d’une législation avancée du travail coexistant avec la structure archaïque de l’économie française. La marche rapide vers la nationalisations et le contrôle ouvrier – notamment en développant le rôle des organisations de délégués d’atelier par industrie, par région, et nationalement – s’imposait sous peine de voir bientôt remettre en question la semaine de quarante heures.
Mais les partis ouvriers refusèrent, alors, cette politique – le parti communiste n’hésitait pas à exclure de ses rangs ceux qui la préconisaient. En se refusant à engager dans cette voie le plus puissant mouvement de masse que la France ait connu depuis la Commune de Paris, alors que ce mouvement était en plein essor, en le limitant à des revendications corporatives immédiates, en se laissant enfermer dans le cercle imaginaire de la légalité et du respect fétichiste des « institutions républicaines » les partis dirigeants du Front populaire rendaient la défaite inévitable.
C’est là qu’il faut chercher les origines du recul de 1938 et non point dans la série de fautes ultérieures qui sont surtout des conséquences de cette conception initiale.
Dès l’automne 1936, avec la dévaluation sans contrôle des changes, et avec la non-intervention dans les affaires d’Espagne, la politique bourgeoise s’affirme au sein du Front populaire.
Le gouvernement reconnaît, dès juin 1936, le caractère illégal des occupations des usines – en se rangeant ainsi du côté de la légalité bourgeoise vétuste, brisée par les grévistes de juin – mais il refuse de tirer la conséquence de sa constatation : faire triompher la loi, même par la force (quoiqu’il prenne un engagement dans ce sens devant le Sénat : « Nous ferons évacuer les usines par tous les moyens appropriés »).
La contradiction entre le statut social et le statut économique, financier du pays, entre le régime démocratique à l’usine et le régime bureaucratique dans l’Etat, entre la politique démocratique à l’intérieur et la politique de capitulation devant le fascisme à l’extérieur, sape les bases du Front populaire et amène en juin 1937 le retour de la bourgeoisie radicale à la direction du pays.
Mais la bourgeoisie dont la politique triomphe dès 1936 ne peut gouverner contre la classe ouvrière. Elle est trop faible pour cela. L’appareil d’Etat seul, non soutenu par un courant populaire est suspendu dans l’air, donc impuissant. Les 30 mois qui séparent juin 1936 de novembre 1938 sont caractérisés par la coexistence du gouvernement officiel et du « gouvernement des masses », le premier s’appuyant sur le second, n’osant pas agir sans s’assurer de son accord.
D’où des conflits continuels, des troubles sociaux permanents, des crises parlementaires et gouvernementales.
La lutte pour le pouvoir
Le Temps du 7 décembre 1938, à l’occasion d’une nouvelle offre de collaboration de la C.G.T. pose bien le véritable problème escamoté par les dirigeants ouvriers :
« Est-ce la C.G.T. qui a la charge et la responsabilité du pouvoir ? Est-ce à la C.G.T. à imposer au pays « le plan de redressement » qu’elle a elle-même choisi ? A quoi bon une collaboration si la Confédération du Travail s’insurge contre les mesures de redressement décidées par le gouvernement ?
Il faut savoir ce que l’on veut. Ou bien la Confédération Générale du Travail renonce à être un Etat dans l’Etat et à imposer sa volonté illégale à la nation, et dans ce cas les conversations sont possibles et sans doute souhaitables. Ou bien elle refuse de se plier à la loi commune, elle continue son rôle révolutionnaire, elle demeure en insurrection permanente, et dans ce cas on ne comprend pas son désir d’une nouvelle collaboration »
L’éditorialiste du Temps oppose la C.G.T. « en insurrection permanente » au pays, dont la « volonté légale » est exprimée par le gouvernement.
Mais si l’on écarte la C.G.T. de la nation que reste-t-il ? Des syndicats patronaux, des oligarchies financières, des financiers en insurrection permanente non vis-à-vis du gouvernement, dont ils tirent les ficelles, mais vis-à-vis de la majorité de la nation !
Avec des arguments économiques faux, inventés de toutes pièces, sous des prétextes mensongers, le gouvernement Daladier-Reynaud poursuit avec persévérance, depuis août 1938, la politique de liquidation du régime hybride du « double pouvoir » et de restauration des vieux rapports sociaux d’avant la révolution de 1936.
Après la première offensive ratée (discours du 23 août 1938) la contre-révolution remporte la victoire dans deux batailles à deux mois d’intervalle. La bataille de la paix, le 30 septembre, et la bataille des décrets-lois, le 30 novembre.
Malgré les apparences, l’enjeu véritable de ces deux batailles n’était ni la paix, ni les décrets-lois. Aujourd’hui, trois mois après Munich, meêm les aveugles voient que nous sommes plus loin de la paix que jamais. Quant à »l’expérience Reynaud », son échec est aussi inévitable que celui des « expériences » précédentes, car elle ne s’attaque à aucun des problèmes vitaux du pays.
Le véritable enjeu de ces deux batailles, c’était l’avenir de la nation. Dans les sombres semaines de septembre, comme le 30 novembre, les ouvriers avancés luttaient pour le minimum de solidarité internationale et de liberté sociale, sans quoi les travailleurs ne sont rien dans la société. Le fascisme, maître de l’Europe, et le patron, maître de l’usine, ce sont les deux aspects du même tableau, de la même défaite.
La répression avant et après le 30 novembre, les révocations symboliques des dirigeants syndicaux éclairent le sens de « la victoire de l’ordre ». Le gouvernement et le patronat sont en train de décapiter la classe ouvrière, en chassant des usines les délégués et les responsables syndicaux, c’est-à-dire les éléments les plus combatifs, les plus conscients, les plus dévoués. Ainsi « épurés » les ouvriers devront subir toutes les vexations du « patronat de droit divin » qui saura réduire à néant les conquêtes de juin, en les sapant doucement, comme il l’a fait après 1919 avec la loi de huit heures.
A partir du 1° décembre 1938 l’ancien régime est restauré dans les usines devenues de nouveau des bagnes industriels. A partir du 1° décembre 1938 la C.G.T. a cessé d’être le second gouvernement du pays pour ne devenir qu’une organisation corporative tolérée par le gouvernement et les entrepreneurs.
Les causes de l’échec
Cet échec a été préparé – nous avons essayé de le montrer – par toute l’évolution antérieure. Ses causes résidaient dans le caractère même de la « révolution pacifique » de juin 1936, dans la disproportion entre ses tâches et la capacité politique de la classe ouvrière, sa force motrice. Le programme des combattants de juin – créer des îlots démocratiques prolétariens, dans les usines au sein d’un Etat démocratique capitaliste, dans une Europe dominée par les barbares de l’axe Berlin-Rome – était un programme utopique, comme le fut celui des prolétaires de 1848, rêvant d’une « organisation du travail » dans les cadres d’une société inorganisée et anarchique. Ce programme a échoué devant la réalité, les formules équivoques se sont avérées vaines. Les dirigeants, auteurs et inspirateurs de cette politique utopique réformiste, effrayés par les résistances essayèrent – en vain – d’amadouer l’ennemi par la déclaration de la « pause » et finirent par être chassés du pouvoir, après avoir gaspillé l’immense capital de confiance populaire dont ils avaient reçu la charge, après avoir découragé et repoussé dans les bras de la réaction une partie importante des couches moyennes.
Les dirigeants du gouvernement du Front populaire essaient de rejeter sur les masses la responsabilité de leur échec. Par leurs manifestations, leurs grèves intempestives, leur impatience, les masses ont, paraît-il, empêché Léon Blum de mettre en vigueur son plan. C’est en gros le sens de la harangue de Léon Blum adressée aux ouvriers parisiens, au Vel’ d’Hiv’ le 3 décembre.
Il suffit de comparer l’oeuvre du gouvernement Blum, dans les premières semaines, quand il se trouve sous la pression directe des masses, avec les résultats négatifs de ses efforts ultérieurs, pour apercevoir que si les masses ont péché, dans cette période, c’est par l’insuffisance de leur pression, et non pas son exagération. Si en septembre 1936 les ouvriers avaient su imposer au gouvernement une politique d’aide à l’Espagne, s’ils avaient su imposer en octobre une politique économique financière anticapitaliste, s’ils avaient empêché – malgré les appels de Blum au calme – le Sénat, en juin 1937, de perpétuer son premier coup d’Etat contre le suffrage universel, certes, la situation serait aujourd’hui autrement favorable pour le prolétariat.
La tragédie consistait dans l’attachement trop grand des ouvriers à la légalité antidémocratique, couvrant la révolte des privilégiés contre la nation, dans la confiance trop grande dans le gouvernement formel n’ayant que l’apparence du pouvoir, dans le contrôle populaire insuffisant sur ce gouvernement. Les illusions légalistes et réformistes, l’absence d’une notion exacte des contradictions de classe, l’étroitesse nationale, les préjugés pacifistes et corporatistes – voici le terrain qui a préparé l’écroulement des forces révolutionnaires en automne 1938. Mal préparés à affronter les difficultés, les ouvriers réagissaient parfois d’une façon désordonnée, dans des conditions peu favorables. Mais si ces explosions affaiblissaient les forces ouvrières, à qui la faute ? N’icombe-t-elle pas, en premier lieu, à ceux qui ont freiné, par tous les moyens, la lutte en ne lui foxant pas les objectifs nécessaires dès juin 36 et en cédant, l’une après l’autre, les positions conquises en juin ?
Les perspectives
La victoire de la bourgeoisie en 1938 ne résoud aucun des grands problèmes qui se posent devant ce pays. La classe ouvrière dépossédée du pouvoir continue à peser, du dehors, sur le coursz des événements. Les classes moyennes qui acclament aujourd’hui Daladier, « sauveur de l’ordre et de la paix », se détourneront de lui en s’apercevant qu’il est incapable de leur apporter et l’ordre et la paix.
L’heure du prolétariat, l’heure du Front populaire, en tant qu’alliance révolutionnaire des ouvriers et des petits bourgeois, peut sonner une fois encore, si la classe ouvrière sait tirer les enseignements nécessaires de l’échec et se réarmer en conséquence.
Daladier-Reynaud ont fourni, une fois de plus, l’illustration de cette évrité que la force seule décide de l’issue des batailles sociales. A la force militaire, policière, judiciaire de l’Etat, les ouvriers ne peuvent opposer une force physique équivalente. Ils peuvent, par contre, y opposer leur force d’organisation où leur nombre, associé à la conscience, créera une telle puissance qu’elle amènera la décomposition et la désagrégation des forces ennemies.
Seule l’organisation, basée sur la conscience nette du chemin à suivre, des obstacles à surmonter, est capable non seulement de gagner une bataille, mais de consolider les résultats atteints. L’organisation, basée sur la confiance aveugle dans les chefs, sur les formules équivoques, sur la ruse et l’habileté associées à la démagogie, est condamnée d’avance à sa déroute.
La grande idée, qui semble germer aux sommets du mouvement ouvrier, est d’attendre d’une manoeuvre parlementaire la chute du gouvernement Daladier et de préparer le terrain à un gouvernement du Front populaire ressuscité, élargi à sa droite, sous la direction de Herriot.
Il est possible que le gouvernement Daladier tombe prochainement, il est même possible (quoique peu probable) qu’un gouvernement plus à gauche vienne au pouvoir, mais rien ne sera résolu de ce fait. Déçues par la faillite des gouvernements parlementaires, les masses, après l’échec du Front populaire, n’iront pas à gauche, mais deviendront la proie facile pour la réaction fascisante et fasciste.
Que faire ?
Le prolétariat ne peut reprendre le dessus que s’il réussit à regrouper autour de lui les forces populaires sur un programme général de rénovation économique, sociale et politique du pays, programme démocratique socialiste. Il ne suffit pas de formuler un programme de ce genre, il faut savoir le mettre en avant, à l’occasion de chaque événement important. Le côté propagandiste de notre travail est particulièrement important au moment où nous sommes dans l’opposition.
Mais la propagande de ce programme ne sera efficace que s’il triomphe au sein du mouvement ouvrier. Cela n’est possible qu’à condition de livrer une guerre sans merci aux conceptions pacifistes, réformistes, nationalistes, à la démagogie pseudo-révolutionnaire qui empêchent le prolétariat de jouer son rôle de dirigeant de la nation, à l’intérieur et à l’extérieur.
La victoire d’une politique socialiste et révolutionnaire, si elle ne doit pas rester sur le papier, implique le changement de toute la vie des organisations ouvrières, leur adaptation aux nouvelles tâches, leur transformation complète.
C’est une tâche de longue haleine – réplique-t-on, et le temps presse. Peut-être, mais les ouvriers avancés n’ont pas d’autre moyen d’influencer le cours de l’histoire que d’agir sur leur classe en travaillant à son éducation politique.
Les chefs ne peuvent être rendus responsables de l’échec de la première étape de la révolution en cours – les causes plus profondes l’ont déterminé – mais ils sont responsables du fait que le mouvement ouvrier est aujourd’hui désamparé, que l’avant-garde est désorientée, surprise. Les dirigeants qui ne savent que flatter les préjugés ou freiner la combativité de leurs troupes, sont en train non seulement de faire battre leur armée, mais ils font peser les servitudes les plus lourdes sur tout l’avenir du mouvement ouvrier et du socialisme.
Dire ce qui est, combattre les ilusions et les préjugés, faure preuve d’intransigeance sur les idées, faire, par contre, fi des considérations de prestige et de patriotisme de boutique, tout en remplissant son rôle de militant de rang discipliné et dévoué, voici la tâche la plus importante, la plus utile, la plus urgente. Cette activité est la seule à porter ses fruits quel que soit le développement des événements, car elle seule préserve et développe l’essentiel : la conscience socialiste, sans laquelle le prolétariat ne remplira ni sa mission historique, ni sa mission immédiate – diriger la lutte nationale et internationale contre le fascisme.
André Ferrat
Messages
1. Qu’est-ce que le front populaire ?, 23 août 2015, 13:50
Lire aussi :
Le front populaire contre la révolution espagnole
2. Qu’est-ce que le front populaire ?, 3 septembre 2017, 07:44
Léon Blum rapport la mise en place du Front populaire en France :
Je suis arrivé à l’Elysée avec mes collaborateurs vers 7 heures du soir. Je les ai présentés au Président de la République. [...] M. Albert Lebrun m’a demandé de rester auprès de lui et m’a dit ceci : « La situation est terrible. Quand comptez-vous vous présenter devant les Chambres ? » Je lui répondis : « Après-demain samedi, je ne vois pas le moyen d’aller plus vite. » Il me dit alors : « Vous allez attendre jusqu’à samedi ? Vous ne voyez pas ce qui se passe ? » « Comment voulez-vous que j’aille plus vite, ai-je repris, il faut malgré tout que je rédige la déclaration ministérielle, que je convoque un Conseil de Cabinet et un Conseil des ministres. D’ailleurs, matériellement, convoquer la Chambre pour demain serait impossible. »
M. Lebrun me répondit alors : « Les ouvriers ont confiance en vous. Puisque vous ne pouvez convoquer la Chambre avant samedi, et que certainement dans votre déclaration ministérielle, vous allez leur promettre le vote immédiat des lois qu’ils réclament, alors, je vous en prie, dès demain, adressez-vous à eux par la voie de la radio. Dites-leur que le Parlement va se réunir, que dès qu’il sera réuni, vous allez lui demander le vote rapide et sans délai des lois dont le vote figure sur leurs cahiers de revendications en même temps que le relèvement des salaires. Ils vous croiront, ils auront confiance en vous, et alors, peut-être ce mouvement s’arrêtera-t-il ? »
[...] La contrepartie, c’était l’évacuation des usines. Dès ce jour-là, les représentants de la CGT ont dit aux représentants du grand patronat qui étaient à Matignon, MM. Duchemin, Lambert-Ribot, Dauhouze, Richemont, président du Syndicat de la Métallurgie de la région parisienne : « Nous nous engageons à faire tout ce que nous pourrons et nous le ferons. Mais nous vous en avertissons tout de suite. Nous ne sommes pas sûrs d’aboutir. Quand on a affaire à un mouvement comme celui-là, à une marée comme celle-là, il faut lui laisser le temps de s’étaler. Et puis, c’est maintenant que vous allez peut-être regretter d’avoir systématiquement profité des années de déflation et de chômage pour exclure de vos usines tous les militants syndicalistes. Ils n’y sont plus. Ils ne sont plus là pour exercer sur leurs camarades l’autorité qui serait nécessaire pour faire exécuter nos ordres. » Et je vois encore M. Richemont qui était assis à ma gauche, baisser la tête en disant : « C’est vrai, nous avons eu tort. »
[...] Cela a peut-être l’air singulier, de parler ainsi aujourd’hui de la place où je suis et dans une situation comme celle-là. Mais je dois vous dire qu’à ce moment dans la bourgeoisie et en particulier dans le monde patronal, on me considérait, on m’attendait, on m’espérait comme un sauveur. Les circonstances étaient si angoissantes, on était si près de quelque chose qui ressemblait à la guerre civile qu’on n’espérait plus que dans une sorte d’intervention providentielle : je veux dire, l’arrivée au pouvoir d’un homme auquel on attribuait sur la classe ouvrière un pouvoir suffisant de persuasion, un ascendant suffisant pour qu’il lui fit entendre raison, et qu’il la décidât à ne pas abuser de sa force.