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Luttes de classes en France en 1935, avant le front populaire
mercredi 3 avril 2024, par
Luttes de classes en France en 1935, avant le front populaire
La lutte des travailleurs n’a pas été enclenchée par la mise en place du gouvernement de front populaire, contrairement à ce qui a été souvent dit. C’est plutôt l’inverse : la bourgeoisie n’a eu besoin du faux espoir, du dérivatif, de la tromperie et de l’encadrement, nés de l’alliance de la gauche (SFIO, PCF et CGT essentiellement) et du centre (parti radical), que parce que la classe ouvrière était en pleine montée des luttes face à la misère, au chômage, au fascisme et à la marche à la guerre.
Des comités de base antifascistes naissent parmi les travailleurs de France qui manifestent massivement contre l’extrême droite :
https://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1998_num_58_1_3744
https://books.openedition.org/pur/103880?lang=fr
Lorsque le front populaire sera arrivé au pouvoir, il se chargera rapidement de décevoir les espoirs mis en lui et de mener la France au pouvoir fasciste. Le front populaire de 1936 en France était le pire ennemi de la grève ouvrière de masse contre la misère, le fascisme et la guerre.
Voir ici : https://www.matierevolution.fr/spip.php?article7670
Où va la France en fin 1934
En France, certes, on s’est longtemps bercé de l’idée que le fascisme n’avait rien à voir avec ce pays. Car la France est une république, où toutes les questions sont tranchées par le peuple souverain au moyen du suffrage universel. Mais, le 6 février, quelques milliers de fascistes et de royalistes, armés de revolvers, de matraques et de rasoirs, ont imposé au pays le réactionnaire gouvernement Doumergue, sous la protection duquel les bandes fascistes continuent à grandir et à s’armer. Que nous prépare demain ?
En France, certes, comme dans d’autres pays d’Europe -l’Angleterre, la Belgique, la Hollande, la Suisse, les pays scandinaves -, il existe encore un Parlement, des élections, des libertés démocratiques ou tout au moins leurs débris. Mais dans tous ces pays, la lutte des classes s’exacerbe dans le même sens qu’auparavant en Allemagne et en Italie. Celui qui se console avec l’affirmation que "la France n’est pas l’Allemagne" est un imbécile sans espoir. Dans tous les pays agissent aujourd’hui des lois identiques, celles de la décadence du capitalisme. Si les moyens de production demeurent entre les mains d’un petit nombre de capitalistes, il n’existe pas de salut pour la société qui est condamnée à aller de crise en crise, de misère en misère, de mal en pis. Selon les pays, les conséquences de la décrépitude et de la décadence du capitalisme s’expriment sous des formes diverses et se développent à des rythmes inégaux. Mais le fond du processus est partout le même. La bourgeoisie a conduit sa société à la faillite. Elle n’est capable d’assurer au peuple ni le pain ni la paix. C’est précisément pourquoi elle ne peut plus désormais supporter l’ordre démocratique. Elle est contrainte d’écraser les ouvriers par la violence physique. Or il est impossible de venir à bout du mécontentement des ouvriers et des paysans au moyen de la seule police ; il est trop souvent impossible de faire marcher l’armée contre le peuple, car elle commence à se décomposer et cela se termine par le passage d’une grande partie des soldats du côté du peuple. C’est pour ces raisons que le grand capital est contraint de constituer des bandes armées spécialisées, dressées à la lutte contre les ouvriers, comme certaines races de chiens contre le gibier. La signification historique du fascisme est qu’il doit écraser la classe ouvrière, détruire ses organisations, étouffer la liberté politique, et cela précisément au moment où les capitalistes sont incapables de continuer à dominer et à diriger par l’intermédiaire du mécanisme démocratique.
Son matériel humain, le fascisme le recrute surtout au sein de la petite bourgeoisie. Celle-ci est finalement ruinée par le grand capital et il n’existe pas pour elle d’issue dans la structure sociale actuelle : mais elle n’en connaît pas d’autre. Son mécontentement, sa révolte, son désespoir, les fascistes les détournent du grand capital pour les diriger contre les ouvriers : On peut dire du fascisme qu’il est une opération de "luxation" des cerveaux de la petite bourgeoisie dans l’intérêt de ses pires ennemis. Ainsi, le grand capital ruine d’abord les classes moyennes puis, à l’aide de ses mercenaires, les démagogues fascistes, il tourne contre le prolétariat la petite bourgeoisie sombrant dans le désespoir. Ce n’est que par de tels procédés de brigand que le régime bourgeois parvient encore à se maintenir Jusqu’à quand ? Jusqu’à ce qu’il soit renversé par la révolution prolétarienne…
Le parti radical est le parti à l’aide duquel la grande bourgeoisie entretenait les espoirs de la petite bourgeoisie en une amélioration progressive et pacifique de sa situation. Les radicaux n’ont pu jouer ce rôle qu’aussi longtemps que la situation économique de la petite bourgeoisie restait supportable, qu’elle n’était pas véritablement ruinée, qu’elle gardait espoir en l’avenir. Le programme des radicaux a toujours été, certes, un simple chiffon de papier. Ils n’ont accompli et ne pouvaient accomplir aucune réforme sociale sérieuse en faveur des travailleurs : la grande bourgeoisie qui détient tous les véritables leviers du pouvoir, les banques et la Bourse, la grande presse, les hauts fonctionnaires, la diplomatie, l’Etat-major, ne le leur eût pas permis. Mais ils obtenaient de temps à autre, en faveur de leur clientèle, surtout en province, quelques petites aumônes et entretenaient par là les illusions des masses populaires. Ainsi en allait-il jusqu’à la dernière crise. Actuellement, il devient clair, même pour le paysan le plus arriéré, qu’il ne s’agit pas d’une crise ordinaire passagère comme il y en eut un certain nombre avant la guerre, mais d’une crise de l’ensemble du système social. Il faut des mesures hardies et décisives. Lesquelles ? Le paysan ne le sait pas. Personne ne le lui a dit comme il eût fallu le lui dire.
https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/ouvalafrance/ovlf2.htm
Alfred Rosmer, dans sa préface au Journal d’exil de Trotsky
Dans les premiers jours de 1934, le prétexte d’une agitation contre le ministère radical alors au pouvoir, et contre le parlementarisme en général, avait été fourni par un scandale financier dans lequel des hommes politiques étaient plus ou moins compromis. De tels scandales éclatent de temps à autre dans tous les pays et sous tous les régimes (en Angleterre, Lloyd George lui-même...) et la guerre et l’après-guerre étaient des temps particulièrement favorables à leur éclosion. Durant tout un mois, des manifestations bruyantes s’étaient déroulées chaque soir dans les alentours du Palais-Bourbon. Jeunesses patriotes profascistes, camelots de l’Action française royaliste, Croix de feu, association nationaliste d’anciens combattants, occupaient rues et boulevards aux cris de : " A bas les voleurs !" La police, sous les ordres du préfet Chiappe, complice des manifestants, les favorisait. Bien qu’il y eût, parmi ces défenseurs de l’honnêteté, des hommes qui avaient reçu des subsides de l’escroc (l’enquête ultérieure révéla que celui-ci avait distribué deux millions à la "grande" et à la "petite" presse, journaux de gauche et de droite avaient " touché ") ces démonstrations répétées trouvèrent un écho dans cette partie du public qu’il est toujours facile en France d’enrôler sous la bannière de l’antiparlementarisme – un antiparlementarisme loquace mais tout de surface – et furent encouragées par un premier succès : le ministère présidé par le radical Chautemps, dont un des membres se trouva impliqué dans l’affaire, se retira. Un autre radical, Daladier, reprenait le pouvoir.
Pour former le nouveau gouvernement, il procéda avec une telle hâte et une si incroyable maladresse qu’il s’aliéna les socialistes dont le concours lui était pourtant indispensable. Le ministère, à peine formé, semblait peu viable. Cependant Daladier prit une sérié de mesures imprévues qui changèrent aussitôt la situation. Pour reprendre les socialistes, il retire Chiappe de la préfecture de police ; alors, ce sont les ministres du centre qui démissionnent. La confusion est complète, et cette incohérence n’est certes pas de nature à renforcer la position du gouvernement ni celle des gauches, en général. Par contre, elle favorise et encourage les hommes qui, de la coulisse, dirigent l’agitation. Et c’est alors qu’ils décident d’en appeler à un assaut général dirigé contre le Palais-Bourbon au jour où le nouveau ministère doit se présenter devant les Chambres : c’est le Six Février 1934.
Excités par les dirigeants des Ligues, les manifestants attaquèrent furieusement en direction du Palais-Bourbon ; seule la résistance des gardes mobiles les empêcha de franchir le pont de la Concorde, mais il y eut, cette fois, dix-neuf morts et de nombreux blessés.
Daladier parut d’abord résolu à tenir tête aux Ligues réactionnaires, responsables directement de l’émeute et de ses victimes. Sa résistance ne dura qu’un matin ; dans l’après-midi du 7 février, il porta sa démission à l’Elysée.
La situation était grave ; par leurs hésitations, leurs faiblesses, leur incohérence, les radicaux avaient perdu tout crédit, ils avaient vainement dilapidé le capital de confiance que les électeurs leur avaient, à deux reprises, accordé. Mais les dirigeants des Ligues, et leurs inspirateurs, n’étaient pas moins impopulaires ni moins impuissants, et il n’y eut, chez quelques-uns d’entre eux, que des velléités de coup d’Etat et de renversement du régime. Pour l’instant, ils étaient satisfaits d’avoir chassé le ministère radical, et semblaient vouloir s’en contenter. Mais comment en sortir ? Et à qui faire appel ?
La question n’était pas nouvelle pour le président de la République, Albert Lebrun. Cette danse de ministères qui ne durent que quelques mois mais sont dirigés toujours par les mêmes équipes, et la difficulté d’assurer une certaine stabilité gouvernementale quand ce sont les hommes d’ordre qui se font émeutiers, l’obligent à chercher à une situation exceptionnelle une solution exceptionnelle. Il est amené ainsi à s’orienter vers une sorte d’union nationale qui mettrait fin à ces querelles, désormais pleines de péril comme l’émeute vient de le montrer. Pour cette politique, il tient un homme en réserve : son prédécesseur à l’Elysée, Doumergue. Il n’est rien de plus qu’un politicien habile, mais s’étant retiré discrètement, son septennat achevé, dans un village méridional, il est en mesure de se placer, tel un arbitre, au-dessus des partis et de favoriser la formation d’un rassemblement national. Dès avant le 6 février, le président Lebrun l’avait pressenti ; il avait alors refusé de jouer ce rôle, préférant demeurer dans son village, loin de l’agitation.
Au lendemain de l’émeute, Lebrun se fit pressant ; les ouvriers se dressaient contre les Ligues, la crise économique persistait, le nombre grandissant des chômeurs approchait cinq cent mille ; il dit à Doumergue : " Si vous refusez, je démissionne... Nous devons l’un et l’autre faire des sacrifices. " D’autres influences agirent dans le même sens et, finalement, Doumergue consentit à quitter son village et à rentrer dans la mêlée politique, mais cette fois avec le prestige exceptionnel de l’homme jugé indispensable. Pour former son gouvernement, il prend avec lui les chefs des deux formations politiques hostiles, Herriot et Tardieu ; Laval devient ministre pour la première fois, le néo-socialisme entre au ministère avec Marquet ; un des radicaux qui acceptent de donner leur caution à cette opération, Sarraut, est à l’Intérieur.
La Chambre lui donne une majorité massive : quatre cent deux députés votent la confiance, et il n’y a que cent vingt-cinq opposants. Doumergue ne dédaigne pas pour autant les manoeuvres familières aux politiciens ; par un artifice de procédure, Léon Blum se trouve empêché de faire entendre à la tribune la voix de l’opposition ; il est réduit à publier dans le Populaire le discours qu’il n’a pu prononcer ; l’apostrophe par laquelle il voulait saluer le nouveau gouvernement : " Vous êtes le ministère de l’émeute ! " est ainsi privée du retentissement que lui aurait donné la tribune.
Sa voix reste, d’ailleurs, isolée ; c’est, dans la quasi-unanimité de la presse, un concert de louanges démesurées : " Grand Français ! Grand patriote ! " " Quelle joie d’avoir un tel président ! " " Chef idéal d’un gouvernement sauveur et réparateur ! L’homme dont la nation a besoin ! " Le Figaro voudrait des ministres pris hors du Parlement. La Bourse est favorable, les rentes montent, le franc est solide. Tout y est, même le chantage : " Si Doumergue tombe, c’est la guerre civile ", s’écrie de Kérillis dans l’Echo de Paris. " Nous verrions reparaître ce Cartel qui vient de s’effondrer dans le sang et la boue, et qui, ivre de colère et de revanche, nous conduirait tout droit à la guerre civile. " Parlant à la Radio, Doumergue demande la collaboration du pays tout entier : " Il faut l’aider. "
Ce ministère d’union nationale dura neuf mois (9 février-8 novembre 1934). Son prestige initial avait été progressivement déclinant ; malgré les pleins pouvoirs qu’il s’était fait octroyer, on le voyait tout aussi incapable que ses prédécesseurs, aussi impuissant à dominer les problèmes, qui depuis la fin de la guerre, angoissaient les Français ; les acclamations des premiers jours étaient oubliées ; son départ ne fut pas le signal de la guerre civile : c’est dans l’indifférence générale qu’il repartit vers son village.
Le rôle qu’il avait été appelé à jouer était terminé ; il avait été celui de l’arbitre d’une bataille où les combattants ne veulent ou ne peuvent s’engager à fond. Au 6 février des Ligues avait répondu une grève générale d’un jour, rassemblant dans la région parisienne une masse ouvrière numériquement considérable, et il en avait été de même dans toute la France. Et les choses en étaient restées là. Mais il ne s’agissait que d’une pause ; les conditions qui avaient favorisé l’appel à l’émeute restaient aussi impérieuses ; la flambée réactionnaire qui avait atteint son point culminant au 6 février pouvait paraître éteinte ; il n’en était rien. Si les hommes qui l’avaient préparée se contentaient, provisoirement, d’avoir écarté les radicaux du pouvoir, ils n’oubliaient pas que c’était par l’émeute qu’ils avaient atteint leur but et l’émeute faisait désormais partie de leur programme d’action. Un colonel des Isnards, conseiller municipal de Paris, membre du clan qui avait dirigé l’émeute, formula publiquement la pensée de ses partenaires : " Il y a des cas où l’émeute est un devoir sacré... Il était utile de descendre dans la rue. "
Ils tiraient la leçon des événements mieux que ne le faisaient les ouvriers, demeuraient agressifs, s’organisaient pour l’action clandestine, créaient de nouvelles ligues dont les membres s’armaient ; leurs journaux étaient d’une violence extrême ; par peur du communisme, la bourgeoisie française glissait vers le fascisme et le national-socialisme : Mussolini et Hitler avaient montré comment on mate la classe ouvrière et comment on chasse le spectre de la révolution socialiste ; ils étaient pour elle des modèles, même quand l’un revendiquait Nice et la Tunisie, et quand l’autre déchirait le traité de Versailles.
Où va la France ? C’est la question qui s’impose. Trotsky la pose à son tour, mais il indique tout de suite que pour pouvoir y répondre il faut placer les événements du jour dans une juste perspective que l’étude de situations identiques qui se sont développées récemment ailleurs permettra de préciser. Mais d’abord que sont ces régimes nouveaux qu’on voit surgir ici et là, dans divers pays d’Europe ; ils s’édifient sur les décombres des démocraties que la guerre mondiale a affaiblies ou détruites – momentanément ou pour toujours ? Ils sapent délibérément les bases traditionnelles de la démocratie bourgeoise ou parlementaire ; ils triomphent et s’imposent par une grossière démagogie qu’appuie une violence raisonnée méthodiquement appliquée.
La persistance de la crise économique déclenchée par l’effondrement de Wall Street en octobre 1929 dont les répercussions se font sentir à travers le monde contribue à compliquer une situation générale déjà difficile. En France, où ses effets ne se sont manifestés qu’avec un assez long retard mais sont maintenant au plus haut point, elle se double d’une crise financière que les cabinets radicaux tentent vainement de résoudre ; elle rend leur existence précaire en les exposant aux coups d’adversaires sans scrupules.
Les énormes découverts qui grèvent les finances publiques facilitent les attaques des réactionnaires fascisants. Cependant les déficits sont à la fois le fait de la guerre et de leur politique ; ils ont été au pouvoir depuis la fin de la guerre – sauf deux brèves périodes. Le budget de 1935 se soldera par un déficit de six milliards auquel il faut ajouter celui des chemins de fer – quatre milliards, et les échéances financières s’élèvent à dix milliards. La spéculation a beau jeu ; elle s’exerce du dehors mais elle trouve des complicités à l’intérieur, et précisément chez les ultra-nationalistes. Pour dominer cette situation, il faudrait proposer et imposer des mesures exceptionnelles, ne pas tolérer la dictature des banques. Quand Herriot demande des pouvoirs spéciaux, le Parlement les lui refuse – comme il les a refusés lui-même aux autres ministres radicaux qui se sont succédé au pouvoir depuis 1932 – et comme en 1926 il s’est borné à constater l’existence d’un " mur d’argent ", il ne fera que dénoncer en paroles les " naufrageurs de la monnaie ".
Mais si la bourgeoisie française devient accueillante aux conceptions fascistes et nazies, si on peut voir ses journaux sacrifier délibérément l’intérêt national à la défense de ses privilèges, les organisations prolétariennes n’échappent pas à une double contamination.
Le " plan de travail " imaginé par le socialiste belge Henri de Man pour résoudre la crise, et défendu par lui avec persévérance, trouve un écho dans beaucoup de pays. En France, il favorise la formation, au sein du Parti socialiste, d’une tendance " néo-socialiste " sur les bases de ce planisme ; aux formules socialistes classiques qu’elle juge désuètes elle en oppose une autre où il n’y a plus rien de socialiste : " Ordre, autorité, nation " ; elle fait siennes les thèses du socialiste belge inspirées, selon ses propres paroles, " de principes autoritaires et corporatistes nettement opposés aux conceptions traditionnelles de la social-démocratie " et qui demandent la substitution à l’Etat politique actuel d’un " Etat économique nouveau ". Accentuant sa formule de " l’Etat fort ", de Man aboutissait à cette conclusion : " Ce n’est pas par la révolution qu’on peut arriver au pouvoir ; c’est par le pouvoir qu’on peut arriver à la révolution. "
Ce planisme et ce néo-socialisme, qui correspondent déjà si exactement au soi-disant marxisme-léninisme stalinien, trouvent un puissant renfort dans le brusque " tournant " que prend alors la politique de Staline, un de ces zigzags qui la jettent d’un coup d’un infantilisme gauchiste vers l’extrême-droite. L’arrivée de Hitler au pouvoir, puis le retrait de l’Allemagne de la Société des Nations, d’autres craquements dans l’Europe non viable fabriquée à Versailles, ont bouleversé la situation internationale. Le gouvernement britannique, conservateur, s’efforcera d’apaiser l’inquiétude que ces événements ont fait naître. Eden ira à Berlin, tentera de ramener Hitler sur une position conciliante : en vain. Mais il poursuivra son voyage jusqu’à Moscou, où il trouvera le terrain déjà préparé pour un accord. La Russie a pris, à Genève, la place abandonnée par l’Allemagne ; Litvinov, ministre de rechange des Affaires étrangères, y trône, prononçant des discours antifascistes ; les négociations aboutiront à la conclusion d’un pacte de sécurité mutuelle ; Laval sera à Moscou le 15 mai, et le lendemain les journaux publieront l’étonnant communiqué : " ... M. Staline comprend et approuve pleinement la politique de défense nationale faite par la France pour maintenir sa force armée au niveau de sa sécurité. " Du jour au lendemain, les chefs communistes de tous les pays feront une nouvelle mais totale conversion. Ainsi, tandis que hantée par le spectre du communisme la bourgeoisie française s’est décomposée, parallèlement, le prolétariat a été démoralisé par Staline.
https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/journal/journal_preface.htm
Journal d’exil de Léon Trotsky séjournant en France
Il est difficile d’imaginer une occupation plus pénible que la lecture de Léon Blum. Cet homme cultivé, et intelligent à sa manière, on dirait qu’il s’est donné pour but dans la vie de ne rien dire d’autre que de plates inanités et de prétentieuses sottises. La clé de l’énigme, c’est qu’il est, politiquement, depuis longtemps périmé. Toute l’époque actuelle dépasse sa taille. Son tout petit talent, valable pour les couloirs, prend un air pitoyable et nul dans l’effrayant tourbillon de nos jours.
Dans le numéro d’aujourd’hui, il consacre un article au 6 février. Bien sûr, le fascisme n’a pas eu sa journée ! Mais Flandin n’est tout de même pas à la hauteur : Les émeutiers fascistes se fortifient contre sa faiblesse. Blum le fort reproche à Flandin sa faiblesse. Blum pose à Flandin un ultimatum : Pour ou contre l’émeute fasciste ! Mais Flandin n’est nullement obligé de choisir. Toute sa " force " est dans le fait qu’il est entre l’émeute fasciste et la défense ouvrière. La résultante tend d’autant plus vers le fascisme que Blum et Cachin sont plus faibles.
Staline a un jour laissé tomber cet aphorisme : La social-démocratie et le fascisme sont jumeaux ! Les jumeaux, maintenant, ce sont la social-démocratie et le stalinisme, Blum et Cachin. Ils font tout ce qu’il faut pour assurer la victoire du fascisme.
Même manchette triomphante dans l’Humanité : " Ils n’ont pas eu leur journée ! " Ce triomphe du puissant " Front Uni ", c’est le faible Flandin qui l’a assuré. La menace du Front Uni, de faire descendre les ouvriers sur la place de la Concorde, c’est-à-dire d’exposer les masses sans armes et sans organisation aux revolvers et aux casse-tête de bandes militarisées, serait un criminel aventurisme, si c’était une menace sérieuse. Mais il n’y a là qu’un bluff arrangé d’avance avec le " faible " Flandin. Victor Adler (où est son parti ?) fut au bon vieux temps un maître inégalé de cette tactique-là. Les invectives d’aujourd’hui contre Flandin dans le Popu aussi bien que dans l’Huma, ne sont que le camouflage de l’accord conclu hier avec lui. Ces Messieurs croient tromper l’histoire. Ils ne trompent qu’eux-mêmes. Et le Temps, pendant ce temps-là, part en guerre contre la corruption et le déclin des mœurs...
Le ministère de l’Intérieur a interdit les contre-manifestations ouvrières prévues pour le 11 février. Du moment où Cachin-Blum exigent du " faible " Flandin la dissolution des ligues fascistes, ils le rendent par là même suffisamment fort contre les organisations ouvrières. C’est typiquement le mécanisme du néo-bonapartisme. Cachin-Blum, naturellement, vont dans leur presse maudire Flandin : c’est également utile et à Flandin et à eux-mêmes. Mais en leur for intérieur ces messieurs se réjouiront de l’interdiction des manifestations ouvrières : tout, Dieu aidant, va rentrer dans l’ordre, et ils pourront continuer leur utile activité d’opposition...
Le nombre des chômeurs recevant un secours est monté pendant ce temps à quatre cent quatre-vingt-trois mille. Sur la question des chômeurs, Blum a fait intervenir Frossard au parlement. Cela signifie, à l’adresse de la bourgeoisie : " Ne vous inquiétez pas, Cette affaire de chômeurs ne vous menace en rien, conservez-nous seulement le parlement et nos libertés. "
Aujourd’hui le Popu et l’Huma s’étranglent d’enthousiasme parce que cent mille " antifascistes " ont défilé Place de la République. " Quel admirable peuple ! " écrit Blum. Ces gens sont toujours étonnés quand les masses répondent à leur appel. Et ils ont raison d’être étonnés, car depuis des dizaines d’années ils n’ont fait qu’abuser de la confiance de la masse. Cent mille ! Mais les condottieri du fascisme savent que ce n’est qu’une foule, rassemblée aujourd’hui et qui demain se sera dispersée. Vaillant-Couturier, ce snob qui a perverti la conception marxiste de la morale en un cynique débraillé, tire la conclusion de la manifestation de la Place de la République : " Sans délai ! Les ligues fascistes doivent être désarmées et dissoutes ! "
Comment ne pas se souvenir, à ce propos, que le général Gröner, alors ministre de l’Intérieur, interdit les S.A., l’armée de Hitler, par un décret du 13 avril 1932. Et Röhm écrit à ce sujet :
Aber nur die Uniformen und Abzeichen waren verschwunden. Nach wie vor übte die S.A. auf dem Truppenübungsplatz Doeberitz sowie auf anderen reichseigenen Plätzen. Nur trät sie jetzt nicht mehr als S.A. auf, sondern als Verein Deutscher Volkssport. (S. 184.)
Il faut ajouter que le général Gröner n’était pas seulement ministre de l’Intérieur, mais aussi ministre de la Reichswehr. En sa première fonction, et selon la conception de l’opportunisme parlementaire, il " interdisait " les S.A., et en sa seconde fonction il leur fournissait, aux frais de l’État, toutes les commodités nécessaires pour qu’elles continuassent de se développer. Cet épisode politique lourd de signification éclaire à fond la sottise désespérée de cette revendication : désarmer les fascistes.
L’interdiction des ligues para-militaires, si le gouvernement français jugeait nécessaire de recourir à cette mesure – ce qui n’est pas exclu en principe – signifierait simplement que les fascistes seraient contraints, pour ce qui est de leur armement, de recourir à un certain camouflage de surface, tandis que les ouvriers seraient effectivement privés de la moindre possibilité légale de préparer leur défense. Le mot d’ordre central du " front unique " est comme fait exprès pour aider la réaction bourgeoise à acculer l’avant-garde prolétarienne à la clandestinité.
Le dernier Conseil National du parti socialiste français atteste la force de la pression qui s’exerce sur l’état-major parlementaire. Léon Blum a reconnu qu’à Tours, en 1920, il ne comprenait pas tout à fait correctement le problème de la prise du pouvoir, quand il soutenait qu’il fallait d’abord créer les conditions de la socialisation, et ensuite... mais pourquoi ensuite lutter pour le pouvoir si les conditions de la socialisation peuvent être créées sans lui ! Ou alors B. a en vue les conditions économiques, et non pas politiques. Mais ces conditions ne sont pas créées, mais détruites au contraire par une lutte pour le pouvoir qui traîne en longueur : le capitalisme ne se développe pas, il se décompose. B. ne comprend pas davantage la situation maintenant. La lutte révolutionnaire pour le pouvoir, il y est contraint selon lui non par la situation générale du capitalisme, mais par la menace venant des fascistes, lesquels apparaissent à ses yeux non comme le produit de la décomposition du capitalisme, mais comme un danger extérieur suspendu sur la paisible socialisation de la démocratie (c’était aussi la vieille illusion de Jaurès).
Que les chefs de la bourgeoisie soient aveugles devant les lois du déclin du capitalisme, c’est compréhensible : le mourant ne veut pas, ni ne peut, se rendre compte des étapes de sa propre agonie. Mais l’aveuglement de BIum et Cie, je crois bien qu’il démontre mieux que tout que ces messieurs sont, non pas l’avant-garde du prolétariat, mais tout au plus le flanc gauche, et le plus apeuré, de la bourgeoisie.
Après la guerre mondiale, Blum considérait (et il considère en fait encore) que les conditions n’étaient pas mûres pour le socialisme. Quels naïfs rêveurs étaient donc Marx et Engels, qui dès la seconde moitié du XIXème siècle attendaient la révolution sociale et s’y préparaient !
Pour Blum il existe (pour autant qu’il existe quoi que ce soit pour lui dans ce domaine) on ne sait quelle " maturité " économique absolue de la société pour le socialisme, une maturité qui se détermine d’elle-même, par ses seuls symptômes objectifs... J’ai mené la lutte contre cette conception mécaniquement fataliste dès 1905 (Voir " Bilans et Perspectives "). Après cela, il y a eu la Révolution d’Octobre (sans parler de tout le reste), mais ces dilettantes parlementaires n’ont rien appris !
Autant que j’en puis juger par les journaux qu’on m’envoie, les laquais de Staline en France – Thorez et Cie – ont tramé un véritable complot avec les chefs social-démocrates de droite pour mener campagne contre les " trotskystes ", en commençant par les organisations de jeunesses. Pendant combien de temps Staline et Boukharine nous ont-ils qualifiés " déviation social-démocrate ", puis social-fasciste ! En dépit de toute la différence de circonstances historiques, le bloc Blum-Cachin et leur lutte en commun contre le " trotskysme " rappellent étonnamment le bloc Kerensky-Tseretelli de 1912 et sa chasse à courre au bolchevisme. Leurs points de ressemblance, c’est l’esprit borné du petit-bourgeois " radical ", c’est sa terreur devant une situation menaçante, c’est son égarement quand il sent le sol se dérober sous lui, c’est son horreur de ceux qui lui disent tout haut ses vérités et lui prédisent son sort.
Les différences – et des différences qui ne sont malheureusement pas minces – c’est :
a) que les organisations ouvrières conservatrices (S.F.I.O., C.G.T.) jouent en France un rôle incomparablement plus grand qu’en 1917 en Russie ;
b) que le bolchévisme a été honteusement compromis par la caricature du parti stalinien ;
c) que toute l’autorité de l’Etat soviétique a été mise en oeuvre pour désorganiser et démoraliser l’avant-garde prolétarienne.
La bataille historique en France n’est pas encore perdue. Mais le fascisme a en la personne de Blum et des laquais de Staline d’inestimables auxiliaires. Thorez a retourné sens dessus dessous tous les raisonnements, les arguments et les méthodes de Thaelmann. Mais même retournée sens dessus dessous, la politique du stalinisme reste essentiellement la même. En Allemagne les deux appareils – social-démocrate et communiste – en menant une lutte de parade foraine, désaxée, ignorant les proportions, charlatanesque, ont détourné l’attention des travailleurs du péril qui montait ; en France aussi les deux appareils se sont mis d’accord sur les illusions par lesquelles il est possible de détourner les travailleurs de la réalité. Le résultat est le même !
Toute la presse bourgeoise sérieuse soutient, couvre, protège les ligues armées. La bourgeoisie s’est définitivement pénétrée de la conscience de ce qu’elles ont de nécessaire et de salutaire. Les difficultés économiques sont trop grandes. Une effervescence révolutionnaire est possible, inévitable même. Il n’y a pas assez de police. Faire intervenir la troupe, surtout avec le service d’un an, c’est trop risqué : la troupe peut flancher. Que peut-il y avoir de plus sûr que des détachements fascistes spécialement recrutés et entraînés ? Ceux-là ne flancheront pas et ne laisseront pas flancher l’armée. Faut-il s’étonner que la bourgeoisie se cramponne des deux mains à ses ligues armées ?
Quant à Blum, il demande au gouvernement bourgeois un tout petit service : qu’il se désarme. Rien de plus. Quotidiennement les Paul Faure, les Vaillant-Couturier, les Zyromsky répètent cette stupide et ignominieuse " exigence ", qui ne peut que renforcer la confiance des fascistes en leur propre lendemain. Pas un seul de ces héros d’opérette qui comprenne le sérieux de la situation. Ils sont condamnés.
Les " chefs " du prolétariat continuent de démontrer à l’envi leur lâcheté devant la réaction, leur pourriture, leur aptitude véritablement canine à lécher la main qui leur a donné le fouet. La palme revient bien entendu à Blum. Quelle magnifique tenue a été le 10 celle du peuple de Paris ! Quel calme ! quelle discipline ! Le gouvernement devrait comprendre de quel côté était la volonté populaire ! Flandin a été insulté à Notre-Dame, tandis que nous, nous n’avons pas offensé Régnier d’un mot. Etc. En bref : " De notre part, rien ne vous menace : pouvez-vous nous refuser le désarmement des fascistes ? " Mais a-t-on jamais vu la bourgeoisie faire des concessions à ceux de la part de qui rien ne la menace ?
Voici la manchette de l’Humanité du 4 avril :
[Coupure de journal collée]
" Le gouvernement doit interdire la mobilisation rouge du 7 avril. " (Ami du Peuple, ler avril.)
Le lendemain, le ministre RADICAL Régnier obéit.
Notre protestation a été entendue. " (Ami du Peuple, 3 avril.)
Conclusion : LE GOUVERNEMENT EST AUX ORDRES DES FASCISTES !
[Écrit à la main, puis biffé : ALORS ?]
Mais ce n’est pas leur dernière " conclusion " : ils en ont encore une autre : " Exigeons plus que jamais la dissolution et le désarmement des Ligues fascistes... " par le gouvernement qui est aux ordres des fascistes !
Ces gens-là, personne ne les sauvera !
[En marge du manuscrit, trois coupures de journaux français ; première coupure]
M. HENRI DORGERES SE DEFEND D’AVOIR, DANS SES PROPOS TENUS EN PUBLIC, OFFENSE LE CODE. IL RESTE D’AILLEURS TRES CONFIANT DANS L’ISSUE DES POURSUITES ENGAGEES CONTRE LUI.
Rouen, 11 avril. – M. Henri Dorgères, président du comité de défense paysanne du Nord-Ouest, est arrivé à Rouen ce matin, et a comparu devant M. Leroy, juge d’instruction.
Celui-ci a procédé, en présence de M. Dorgères, à la levée des scellés et a commencé le dépouillement des dossiers saisis. M. Dorgères a été interrogé sur les faits. Il a répondu qu’il était prêt à répéter les paroles prononcées par lui dans les réunions publiques, car elles n’avaient rien qui puisse motiver son inculpation.
– J’ai demandé notamment aux paysans, a dit M. Dorgères : " Nous pourrions être appelés à vous demander de faire la grève de l’impôt. Seriez-vous prêts à répondre oui ? "
L’interrogatoire a été suspendu à midi pour reprendre à 14 heures, mais à ce moment M. Dorgères a mandaté son secrétaire, M. Lefebvre, pour assister à l’ouverture des scellés, lui-même devant se rendre à Paris, où il prendra part, ce soir, à une conférence au Faubourg.
M. Dorgères, que nous avons rencontré au moment où il quittait le Palais de justice, accompagné de M. Suplice, président du comité de défense paysanne de la Seine-Inférieure, et de M. Lefebvre, secrétaire général du même comité, nous a déclaré :
– Je suis très tranquille sur l’issue de l’instruction car on ne peut trouver dans les dossiers saisis ou dans les paroles que j’ai prononcées dans les réunions publiques, rien qui puisse motiver des poursuites.
[Deuxième coupure]
UNE CONFERENCE DE M. HENRI DORGERES SUR LA PAYSANNERIE FRANÇAISE.
Paris, 5 avril. – Au théâtre des Ambassadeurs, M. Henri Dorgères donnait, cet après-midi, une conférence sur la paysannerie française.
On connaît la campagne que mène M. Dorgères dans les milieux paysans, campagne illustrée par sa candidature à la récente élection législative de Blois. " Le paysan sauvera la France ", tel est le thème qu’a développé le conférencier en s’attachant à démontrer que les paysans représentent la partie de la nation qui est restée saine, " celle qui n’a pas connu dans la période d’après-guerre les plaisirs faciles, les dancings et les huit heures ", et pour laquelle rien n’a été fait, assure-t-il, par les gouvernements successifs.
M. Dorgères a fait l’apologie de la classe paysanne et une critique acerbe du régime parlementaire, des parlementaires et de l’Etat, dont il demande la réforme au nom du corporatisme et de la famille.
[Troisième coupure]
LE PROGRAMME AGRICOLE DU FRONT PAYSAN
Tours, 6 avril. – A l’issue d’une réunion organisée cet après-midi, à Tours, par le Front Paysan, sous la présidence de M. Dorgères, un ordre du jour a été voté, disant notamment :
" Six mille agriculteurs réunis à Tours, devant l’aggravation persistante de la crise, proclament leur volonté de poursuivre une politique basée sur le programme suivant :
" 1º Défense et extension de la propriété individuelle et spécialement de la petite propriété paysanne ;
" 2º Lutte contre l’excès de mesures étatistes et des charges fiscales ;
" 3º Lutte contre les trusts ;
" 4º Organisation professionnelle solidement charpentée ;
" 5º Revalorisation des produits agricoles.
" Ils demandent aux pouvoirs publics :
" a) D’avoir une politique économique qui permette à tous les travailleurs, y compris ceux de la terre, de vivre de leur labeur ;
" b) De consulter la représentation agricole, chaque fois que les intérêts de la profession seront en jeu et spécialement lors des négociations des traités de commerce, et protestent contre les récentes lois dites d’assainissement des marchés. "
La presse bourgeoise fait de la publicité à Dorgères. Le chemin sur lequel il s’engage est le plus sûr chemin de la préparation d’une dictature fasciste. Les Dorgères minent l’impuissant parlementarisme des messieurs Chautemps en province, et quelqu’un, peut-être de la Rocque lui-même, qui n’est pas plus mal que Badinguet – portera ensuite le coup de grâce à la république parlementaire.
Le localisme correspond à la diversité des conditions agraires en France. Les programmes fascistes et pré-fascistes provinciaux seront divers et contradictoires comme sont contradictoires les intérêts des différentes catégories (vignerons, maraîchers, céréaliers, etc.) et des différentes couches sociales de la paysannerie. Mais ce que tous ces programmes auront de commun, ce sera leur haine de la banque, du fisc, du trust et des législateurs.
Les idiots et les poltrons du Komintern opposent à ce profond mouvement le programme des " revendications partielles ", mal recopiées de vieux cahiers d’écolier.
L’accord franco-soviétique est signé. Tous les commentaires de la presse française, sans considérations de tendances, se rencontrent sur un point : l’importance de l’accord réside en ce qu’il lie l’U.R.S.S. et ne lui permet pas de jouer avec l’Allemagne ; mais nos vrais " amis " sont toujours l’Italie et l’Angleterre, plus la Petite Entente et la Pologne. L’U.R.S.S. est considérée plutôt comme un otage que comme un allié. Le Temps brosse un séduisant tableau de la parade militaire du 1er mai à Moscou, mais ajoute très significativement : la force réelle d’une armée se juge non d’après des parades, mais d’après la puissance industrielle, les coefficients de transport, de ravitaillement et ainsi de suite.
Potemkine a échangé des télégrammes avec Herriot " ami de mon pays ". Au début de la guerre civile, Potemkine échoua au front, sans doute du fait d’une des innombrables mobilisations. Le front sud était alors assigné à Staline, qui nomma Potemkine chef de la section politique d’une des armées (ou des divisions ?). Au cours d’une tournée je visitai cette section politique. Potemkine, que je voyais pour la première fois, me fit un discours d’accueil extraordinairement obséquieux et cauteleux. Les militants bolchéviks, les commissaires, étaient visiblement gênés. J’écartai presque Potemkine de la table, et, sans répondre à sa harangue, je me mis à parler de la situation du front... Au bout d’un certain temps, le Politburo, Staline présent, prit en examen l’effectif des militants du front sud... Vint le tour de Potemkine. " Un type insupportable, dis-je – visiblement pas du tout des nôtres. " – Staline prit sa défense : il avait, à l’entendre, ramené je ne sais quelle division du front sud " à la foi orthodoxe " (c’est-à-dire à la discipline). Zinoviev, qui avait quelque peu connu Potemkine à Piter [Pétersbourg], se joignit à moi : " Potemkine, dit-il, ressemble au professeur Reisner, mais encore en pire. " C’est là, me semble-t-il, que j’appris pour la première fois que Potemkine était aussi un ancien professeur. – Et en quoi, au fait, est-il mauvais ? demanda Lénine. – Un courtisan, répondis-je. Lénine, apparemment, comprit que je faisais allusion à la servilité de Potemkine envers Staline. Mais c’est une idée qui ne m’était même pas venue. Je pensais simplement à l’inconvenant discours d’accueil que Potemkine m’avait adressé. Je ne me rappelle plus si j’ai dissipé le malentendu...
Le 1er mai s’est déroulé en France sous le signe de l’humiliation et de la faiblesse. Le ministre de l’Intérieur avait interdit les manifestations, même au bois de Vincennes, et effectivement, malgré les rodomontades et les menaces de l’Humanité, il n’y a pas eu de manifestations. Le 1er mai n’est que la continuation et l’illustration de tout le déroulement de la lutte. Si en mars et en avril les organisations dirigeantes ne font que retenir, freiner, désorienter, démoraliser, il n’y a évidemment pas de miracle qui puisse susciter à une date déterminée du calendrier, le 1er mai, une explosion de résolution offensive. Léon Blum et Marcel Cachin continuent comme auparavant de frayer la route au fascisme.
Hier les journaux ont publié le communiqué officiel relatif aux négociations de Laval à Moscou. En voici le passage le plus essentiel, le seul essentiel :
[Coupure de journal français collée ; la deuxième et la troisième phrase mises entre guillemets et soulignées à la main]
Ils ont été pleinement d’accord pour reconnaître dans l’état actuel de la situation internationale les obligations qui s’imposent aux Etats sincèrement attachés à la cause de la paix et qui ont clairement manifesté cette volonté de paix par leur participation à toute recherche de garanties mutuelles, dans l’intérêt même du maintien de la paix. " Le devoir, tout d’abord, leur incombe de ne laisser affaiblir en rien les moyens de leur défense nationale. A cet égard, M. Staline comprend et approuve pleinement la politique de défense nationale faite par la France pour maintenir sa force armée au niveau de sa sécurité. "
J’ai beau bien connaître le cynisme politique de Staline, son mépris des principes, son pragmatisme à courte vue, je n’en croyais tout de même pas mes yeux en lisant ces lignes. Le rusé Laval a su par où prendre le bureaucrate vaniteux et borné ; Staline s’est sans aucun doute senti flatté par la prière que lui a adressée le ministre français, d’émettre son jugement sur l’armement de la France : il ne s’est même pas gêné de séparer sur ce point son nom de ceux de Molotov et Litvinov. Le commissaire du peuple aux Affaires étrangères était certainement enchanté de ce franc et irréparable coup de pied au Komintern. Molotov était peut-être un peu gêné, mais qu’importe Molotov ? Derrière lui se tient déjà la " relève " en la personne de Tchoubar. Quant à Boukharine et Radek, journalistes officiels, ils expliqueront tout comme il convient pour " le peuple "...
Cependant le communiqué du 15 mai ne passera pas impuni. La question est trop aiguë, et trop impudique la trahison. Car c’est une trahison !... Après la capitulation du parti communiste allemand devant Hitler, j’écrivais : C’est le 4 août (1914) de la Troisième Internationale. Quelques amis objectaient alors : le 4 août était une trahison, et ici il n’y a eu " que " capitulation. Mais c’est bien là le point : la capitulation sans combat mettait à nu une pourriture intérieure d’où découlait inévitablement l’effondrement qui devait suivre. Le communiqué du 15 mai est, lui, dans le plein sens du mot, l’acte notarié de la trahison.
Le parti communiste français reçoit un coup mortel. Ses pitoyables " chefs " répugnaient à adopter ouvertement la plate-forme du social-patriotisme ; ils comptaient amener les masses à la capitulation progressivement et insensiblement. Leur manœuvre perfide est maintenant mise à nu. Le prolétariat ne pourra qu’y gagner. La cause de la nouvelle Internationale va avancer.
Rien ne caractérise mieux le réformisme de gauche et gauchisant que son attitude à l’égard de la Société des Nations. La direction de la S.F.I.O. (Blum et Cie) a adopté (en paroles) un programme où il est déclaré indispensable de détruire l’armature bourgeoise du pouvoir et de la remplacer par un Etat ouvrier-paysan. En même temps Blum voit dans la Société des Nations le commencement d’une organisation internationale " démocratique ". Comment il entend " détruire " l’armature nationale de la bourgeoisie et en même temps conserver ses organismes internationaux - voilà qui serait une énigme - si véritablement Blum avait l’intention de " détruire " quoi que ce soit. En réalité son intention est d’attendre humblement que la bourgeoisie veuille bien détruire elle-même son " armature "... Il faut développer cette idée.
[Suit, collée et repliée, une revue de presse extraite (sans référence) d’un journal français]
DANS LES JOURNAUX
LES COMMUNISTES FRANÇAIS OBÉIRONT-ILS A STALINE ?
On sait que le communiqué final, qui a clôturé les entretiens de M. Laval avec Staline, Litvinoff et Molotoff " approuve pleinement la politique de défense nationale faite par la France pour maintenir sa force armée au niveau de sa sécurité ".
Il n’est pas sans intérêt de reproduire à ce sujet les commentaires des journaux du front commun. On remarquera que les explications de L’Humanité n’expliquent rien et que finalement, très embarrassés, les communistes français restent contre l’armée française...
L’Humanité (M. Magnien) :
Staline a justement dit approuver les mesures de défense prises à l’égard des forces hitlériennes.
D’où peut venir le danger d’agression ? Du fascisme hitlérien qui refuse de participer à toute mesure de paix, multiplie les efforts vers Memel, vers l’Autriche, etc.
L’assistance mutuelle implique les mesures appropriées de défense de la paix. D’ailleurs, la politique de paix de l’Union soviétique, orientée vers les intérêts des masses travailleuses de l’U.R.S.S. comme de tous les pays, tend constamment au désarmement. L’organisation collective de la paix postule le désarmement, car la sécurité assurée pour tous, les conditions du désarmement général et simultané seront également assurées.
Quant à nous, communistes français, notre ligne de conduite n’en est pas modifiée. L’U.R.S.S. traite avec des gouvernements bourgeois, puisqu’elle est entourée de gouvernements bourgeois. Mais les travailleurs savent pertinemment qu’ils ne peuvent se fier à leur bourgeoisie pour défendre la paix. [Souligné à la main par Tr.]
Les communistes français, les travailleurs français ne peuvent pas avoir confiance dans les dirigeants de l’armée de la bourgeoisie française. Parmi les officiers de Weygand sont de nombreux fascistes, des hommes des Croix de feu et des hitlériens français. Tous les actes des fascistes français - que couvre le gouvernement français - prouvent que leurs sympathies vont à Hitler, au fascisme allemand, principal fauteur de guerre en Europe.
Les communistes et les travailleurs français qui mènent la lutte acharnée contre le fascisme, savent que ces hommes sont prêts à trahir le pacte franco-soviétique pour s’allier à Hitler contre l’U.R.S.S. La force que la France peut mettre au service de la défense de la paix, elle ne peut être sûre que sous la puissance de l’action des masses travailleuses, combattant sans répit contre le fascisme et la bourgeoisie, pour chasser de l’armée les officiers fascistes et réactionnaires. [Souligné à la main par Tr.]
Nous mettrons tout en œuvre pour défendre la paix, ainsi que son rempart, l’Union soviétique. C’est pourquoi nous continuerons à mettre tout en œuvre pour combattre les ennemis intérieurs de la paix et de l’U.R.S.S. contre les excitations chauvines qui sont le contraire de la défense de la paix et qui poussent à la guerre.
Tout pour la défense de la liberté et de la paix, tout pour la défense de l’U.R.S.S., pour le soutien de sa ferme politique de paix. Tout pour que le socialisme triomphant sur un sixième du globe soit victorieux du fascisme dans le monde. Voilà la lutte pour la paix poursuivie par les communistes.
Le Populaire (Léon Blum) :
Staline donne raison contre nous au gouvernement que nous avons combattu et dont le représentant à Moscou va revenir muni de son certificat de bonne conduite.
Il donne raison contre nous aux adversaires dont nous venons de soutenir le choc dans la récente bataille électorale.
Notre position à nous, socialistes, qui, sans nier le devoir de défendre contre l’invasion le sol national [souligné à la main par Tr.], refusons cependant de nous solidariser avec les conceptions et l’organisation militaires de la bourgeoisie, est l’objet d’une condamnation.
Cette condamnation est implicite, mais elle est évidente.
Je crains que Staline n’ait pas, de Moscou, mesuré les répercussions que ses paroles [souligné par Tr.] exerceraient sur la situation politique en France, sur la situation prolétarienne en France.
Le Peuple (organe de la C.G.T.) :
Il faut savoir que M. Laval a été exigeant et que Staline se moque éperdument du parti communiste français. Car celui-ci est aujourd’hui dans une position franchement ridicule.
Nous allons voir si les communistes sont des hommes libres ou si leur dépendance à l’endroit de Moscou est aussi intégrale que nous l’avons toujours dit. Nous tenons, pour notre part, qu’ils vont s’incliner platement devant l’ukase stalinien. Déjà, leur campagne contre les deux ans est radicalement stoppée.
Ainsi, à ce jour, Mussolini, Weygand, Lavai et Staline sont d’accord pour affirmer publiquement que la sécurité des peuples repose, au premier chef, sur la qualité de leur armée. C’est au nom de cette politique révolutionnaire que les prolétaires français seront invités, l’un de ces jours, à revêtir l’uniforme pour la défense commune des privilèges de la bourgeoisie française et de la bureaucratie russe.
Mais les prolétaires français, et surtout les communistes français, marcheront-ils pour cette politique ? Toléreront-ils qu’on se moque impunément d’eux, avec une désinvolture aussi caractéristique ?
Voici maintenant deux autres commentaires :
Le Temps :
Contre le dictateur révolutionnaire de Moscou, symbole et incarnation vivante du parti communiste russe, du communisme international, le parti socialiste se fait le champion du défaitisme, car le défaitisme consiste aussi à s’élever contre les moyens reconnus indispensables pour assurer la défense nationale et pour maintenir la force armée au niveau de la sécurité. Il s’agit de savoir si le parti radical peut tolérer désormais le moindre contact avec le défaitisme socialiste, avec l’antipatriotisme. Le pavé dans la mare aux grenouilles marxiste est aussi un pavé dans l’étang du cartel...
Paris-Midi (Marcel Lucain) :
Reconnaissons sans passion et en toute impartialité que Staline vient de rendre le métier bien difficile aux révolutionnaires de chez nous. La France, certes, n’avait nul besoin de l’approbation d’un chef étranger, fût-il le dictateur des Soviets, pour comprendre son propre droit et son devoir de sécurité. Mais personne ne s’est trompé sur l’objectif exclusif du communiqué visant essentiellement à désavouer l’antimilitarisme et à infliger aux Blum et Cachin un démenti si cinglant à la face du monde que le front commun en serait désarticulé. Cette intention a d’ailleurs fait passer quelque peu sur le caractère insolite d’une telle immixtion [souligné par Tr.] du chef du bolchevisme dans nos affaires les plus sacrées : une amitié, surtout lorsqu’elle est neuve, avec l’ardeur des premiers contacts, peut expliquer certains audaces. [Souligné par Tr.] Quoi qu’il en soit, M. Blum est à la fois désolé et indigné.
Front Populaire et Comités d’action
26 novembre 1935
Léon Trotsky
Le “ Front Populaire ” est une alliance du prolétariat avec la bourgeoisie impérialiste représentée par le parti radical et d’autres débris, plus petits, de la même espèce. Cette alliance s’étend au domaine parlementaire. Dans tous les domaines, le parti radical qui conserve, lui, sa liberté d’action, limite brutalement celle du prolétariat.
Le parti radical est lui même en train de se décomposer : chaque élection nouvelle montre que les électeurs l’abandonnent à droite et à gauche. Au contraire, les partis socialiste et communiste en l’absence d’un véritable parti révolutionnaire se renforcent. La tendance générale des masses travailleuses, y compris des masses petites-bourgeoises, est évidente : elles vont à gauche. L’orientation des chefs des partis ouvriers n’est pas moins évidente : ils vont à droite.
Tandis que les masses montrent aussi bien par leurs votes que par leur lutte qu’elles veulent renverser le parti radical, les chefs du Front unique aspirent au contraire à le sauver. Après avoir gagné la confiance des masses ouvrières sur la base d’un programme “ socialiste ”, les chefs des partis ouvriers cèdent volontairement la meilleure part de cette confiance aux radicaux, en qui les masses ouvrières n’ont précisément aucune confiance.
Le Front populaire, dans son aspect actuel, foule aux pieds non seulement la démocratie ouvrière, mais la démocratie formelle, bourgeoise. La plupart des électeurs radicaux ne participent pas à la lutte des travailleurs, ni, par conséquent, au Front populaire. Pourtant le parti radical occupe dans ce Front une position non seulement égale à celle des autres, mais encore privilégiée : l’activité des partis ouvriers est forcément limitée par le programme même du parti radical, constatation qui développent sans se gêner le moins du monde les cyniques rédacteurs de l’Humanité. Les dernières élections sénatoriales ont manifesté en outre très clairement la situation privilégiée qui est celle des radicaux dans le Front populaires [1]. Les chefs du parti communiste se vantent ouvertement d’avoir renoncé en faveur des partis non prolétariens à des sièges qui appartenaient de plein droit aux ouvriers. Cela signifie tout simplement que le Front unique a partiellement rétabli en faveur de la bourgeoisie le sens électoral basé sur la fortune.
Le Front est par définition l’organisation directe et immédiate de la lutte. Quand il s’agit de lutter, chaque ouvrier vaut bien une dizaine de bourgeois, même membres du Front populaire. Si l’on se plaçait au point de vue de la combativité révolutionnaire du Front, il faudrait donner des privilèges électoraux aux ouvriers et non aux bourgeois radicaux. Mais est il bien nécessaire, au fond, d’accorder des privilèges ? Le Front populaire défend la “ démocratie ” ? Qu’il commence donc par l’appliquer dans ses propres rangs. En d’autres termes : la direction du Front populaire doit directement et immédiatement refléter la volonté des masses en lutte.
Comment la refléter ? De la façon la plus simple qui soit, par des élections. Le prolétariat n’interdit à personne de lutter à côté de lui contre le fascisme, le gouvernement bonapartiste de Laval, le complot militaire des impérialistes et toutes les autres formes ignobles d’oppression. Tout ce que les ouvriers conscients exigent de leurs alliés, réels ou potentiels, est qu’ils luttent effectivement. Chacun des groupes qui participe réellement à la lutte à une étape donnée et qui est prêt à se soumettre à la discipline commune doit pouvoir influencer la direction du Front populaire avec des droits égaux.
Chaque groupe de deux cents, cinq cents ou mille citoyens qui adhérent au Front populaire dans la ville, le quartier, l’usine, la caserne, la campagne doit, pendant les actions de combat, élire son représentant dans les comités d’action locaux. Tous ceux qui participent à la lutte s’engagent à reconnaître leur discipline.
Le dernier congrès de l’Internationale communiste, dans sa résolution sur le rapport de Dimitrov, s’est prononcé pour la création de comités d’action élus qui devraient constituer la base de masse du Front populaire. C’est là la seule idée progressive de toute la résolution. Mais c’est précisément pourquoi les staliniens ne font rien pour la réaliser ; car ils ne peuvent s’y décider sans rompre du même coup la collaboration de classe avec la bourgeoisie.
Il est vrai que peuvent prendre part aux élections des comités d’action non seulement les ouvriers, mais les employés, les fonctionnaires, les anciens combattants, les artisans, les petits commerçants et les petits paysans. C’est ainsi que les comités d’action peuvent le mieux remplir leur tâche qui est de lutter pour conquérir une influence décisive sur la petite bourgeoisie. En revanche, ils rendent très difficile de la collaboration de la bureaucratie ouvrière avec la bourgeoisie. Or le Front populaire, sous sa forme actuelle, n’est rien d’autre que l’organisation de la collaboration de classe, entre les exploiteurs politiques du prolétariat réformistes et staliniens et les exploiteurs de la petite bourgeoisie radicaux. De véritables élections de masse pour les comités d’action chasseraient automatiquement les affairistes bourgeois radicaux du Front populaire et feraient ainsi sauter la criminelle politique dictée par Moscou.
Il serait néanmoins erroné de croire que l’on peut simplement, à un jour et une heure donnés, faire appel aux masses prolétariennes et petites bourgeoises pour élire des comités d’action sur la base de statuts déterminés. Ce serait une façon purement bureaucratique et par conséquent stérile d’aborder la question. Les ouvriers ne peuvent élire les comités d’action que lorsqu’ils participent eux mêmes à une action et éprouvent donc la nécessité d’avoir une direction révolutionnaire.
Il ne s’agit pas d’une représentation démocratique de toutes et de n’importe quelles masses, mais d’une représentation révolutionnaire des masses en lutte. Le comité d’action est l’appareil de la lutte. Il est inutile de chercher à déterminer d’avance les couches de travailleurs qui seront associées à la formation des comités d’action : les contours des masses qui luttent se traceront au cours de la lutte.
L’énorme danger en France actuellement consiste en ce que l’énergie révolutionnaire des masses, dépensée par à coups successifs dans des explosions isolées, comme à Toulon, à Brest, à Limoges, finisse par faire place à l’apathie [2]. Seuls les traîtres conscients ou des cerveaux obtus peuvent croire ou faire croire que l’on peut, dans la situation actuelle, maintenir les masses dans l’immobilité jusqu’à ce que l’on puisse d’en haut leur faire cadeau d’un gouvernement de Front populaire. Les grèves, les protestations, les escarmouches dans les rues, les révoltes ouvertes sont tout à fait inévitables. La tâche du parti prolétarien consiste non à freiner et à paralyser ces mouvements, mais à les unifier et à leur donner le plus de vigueur possible.
Les réformistes et plus encore les staliniens craignent les radicaux. L’appareil du front unique joue tout à fait consciemment le rôle qui consiste à désorganiser systématiquement les mouvements spontanés des masses. Et les “ gauchistes ” du type Marceau Pivert ne font que protéger cet appareil de la colère des masses. On ne peut sortir de cette situation que si l’on aide les masses en lutte, et, dans le processus même de la lutte, à créer un appareil nouveau qui réponde aux nécessités de l’heure. C’est précisément en cela que réside la fonction des comités d’action [3].
Pendant la lutte à Toulon et à Brest, les ouvriers auraient sans hésitation créé une organisation locale de combat si on les avait appelés à le faire. Au lendemain de la sanglante répression de Limoges, les ouvriers et une fraction importante de la petite bourgeoisie auraient sans aucun doute manifesté leur disposition à élire des comités pour enquêter sur les événements sanglants et les empêcher à l’avenir. Pendant le mouvement qui a eu lieu dans les casernes cet été, contre le “ rabiot ”, les soldats auraient sans hésiter élu des comités d’action de compagnie, de régiment et de garnison si on leur avait indiqué cette voie. De tels cas se présentent et se présenteront à chaque pas, plus souvent à l’échelle locale, plus rarement à l’échelle nationale. Il ne faut pas manquer une seule de ces occasions. La première condition pour ce faire est comprendre soi même clairement la signification des comités d’action contre les “ provocateurs ”, les appels réitérés au gouvernement pour une action contre les factieux contribuaient à limiter la portée de ces événements et, d’une certaine manière, à empêcher leur renouvellement comme l’unique moyen de briser la résistance anti révolutionnaire des appareils des partis et des syndicats [4].
Cela signifie t il que les comités d’action doivent remplacer les organisations des partis et des syndicats ? Il serait absurde de poser ainsi la question. Les masses entrent en lutte avec toutes leurs idées, leurs groupements, leurs traditions, leurs organisations. Les partis continuent de vivre et de lutter. Au cours des élections aux comités d’action, chaque parti essaiera naturellement de faire passer les siens. Les comités d’action prendront leurs décisions à la majorité, avec entière liberté pour les partis et les fractions de s’y grouper. Les comités d’action, par rapport aux partis, peuvent être considérés comme des parlements révolutionnaires : les partis ne sont pas exclus, bien au contraire puisqu’ils sont supposés nécessaires ; mais en même temps, ils sont contrôlés dans l’action et les masses apprennent à se libérer de l’influence des partis pourris.
Cela signifie t il que les comités d’action sont des soviets ? Dans certaines conditions, les comités d’action peuvent devenir des soviets. Il serait néanmoins erroné de désigner de ce nom les comité d’action. Aujourd’hui en effet, en 1935, les masses populaires sont habituées à associer au nom de soviet l’idée du pouvoir déjà conquis. Et nous n’en sommes pas encore près en France. En Russie, les soviets n’ont pas du tout été pendant leurs premiers pas ce qu’ils devaient devenir par la suite, ils ont même souvent, à l’époque, porté le nom modeste de comités ouvriers ou de comités de grève.
Les comités d’action, dans leur stade actuel, ont pour tâche d’unifier la lutte défensive des masses travailleuses en France, et aussi de leur donner la conscience de leur propre force pour l’offensive à venir. Cela aboutira t il aux soviets véritables ? Cela dépend de la réponse à la question de savoir si l’actuelle situation critique en France se développera ou non jusqu’à sa conclusion révolutionnaire. Or cela ne dépend pas uniquement de la volonté de l’avant garde révolutionnaire, mais aussi de nombre de conditions objectives. En tout cas, le mouvement de masses qui se heurte actuellement à la barrière du Front populaire n’avancera pas sans les comités d’action [5].
Des tâches telles que la création de la milice ouvrière, l’armement des ouvriers, la préparation de la grève générale, resteront sur le papier si la masse ne s’attelle pas elle même à la lutte, par des organes responsables. Seuls ces comités d’action nés de la lutte peuvent réaliser la véritable milice, comptant non des milliers, mais des dizaines de milliers de combattants. Seuls les comités d’action couvrant les principaux centres du pays pourront choisir le moment de passer à des méthodes de lutte plus décidées, dont la direction leur appartiendra de droit.
Il découle des considérations exposées plus haut un certain nombre de conclusions pour l’activité politique des révolutionnaires prolétariens en France. La première concerne la prétendue “ gauche révolutionnaire ”. Ce groupe se caractérise par sa totale incompréhension des lois du mouvement des masses. Les centristes ont beau bavarder sur “ les masses ”, c’est toujours sur l’appareil réformiste qu’ils s’orientent. En répétant tels ou tels mots d’ordre révolutionnaires, Marceau Pivert continue à les subordonner au principe abstrait de l’ “ unité organique ”, qui se révèle en fait l’unité avec les patriotes contre les révolutionnaires.
Au moment où la question de vie ou de mort pour les masses révolutionnaires est de briser la résistance des appareils social-patriotes unis, les centristes de gauche considèrent l’ “ unité ” de ces appareils comme un bien absolu, situé au dessus des intérêts de la lutte révolutionnaire. Ne peut bâtir des comités d’action que celui qui a compris jusqu’au bout la nécessité de libérer les masses de la direction des traîtres des social patriotes. Cependant, Pivert s’accroche à Zyromski, qui s’accroche à Blum, qui, de concert avec Thorez, s’accroche à Herriot, qui s’accroche à Laval. Pivert entre dans le système du Front populaire ce n’est pas pour rien que la “ gauche révolutionnaire ” a voté au dernier conseil national la honteuse résolution de Blum et le Front populaire entre aussi, comme son “ aile ”, dans le régime bonapartiste de Laval. Si la direction du Front populaire (Herriot-Blum-Cachin-Thorez-Zyromski-Pivert) parvient à se maintenir au cours de la proche période décisive, alors le régime bonapartiste cédera inévitablement sa place au fascisme.
La condition de la victoire du prolétariat est la liquidation de la direction actuelle. Le mot d’ordre de l’ “ unité ” devient, dans ces conditions, non seulement une bêtise, mais un crime. Aucune unité avec les agents de l’impérialisme trançais et de la Société des Nations.
A leur direction perfide, il faut opposer les comités d’action révolutionnaires. On ne peut construire ces comités qu’en démasquant impitoyablement la politique antirévolutionnaire de la prétendue “, gauche révolutionnaire ”, Marceau Pivert en tête. Des illusions et des doutes à cet égard ne peuvent, bien entendu, avoir place dans nos rangs [6].
Notes
[1] Les candidats socialistes et communistes s’étaient, dans de nombreux cas, désistés au second tour pour le candidat radical, généralement mieux placé du fait même du mode de scrutin.
[2] Les bagarres de Limoges, le 17 novembre 1935, avaient revêtu le même caractère révolutionnaire que celles de Brest et Toulon au début d’août. Cependant, la propagande des partis socialiste et communiste, les mises en garde contre les “ provocateurs ”, les appels réitérés au gouvernement pour une action contre les factieux contribuaient à limiter la portée de ces événements et, d’une certaine manière, à empêcher leur renouvellement.
[3] Le 13 novembre, Trotsky écrivait à Jean Rous : “ On répète qu’entre le fascisme et nous, c’est une course de vitesse. Mais il faut bien analyser le contenu de cette formule du point de vue du parti révolutionnaire. Saurions nous donner aux masses une armature révolutionnaire avant que le fascisme ne les écrase ? Ce serait absurde de croire que nous aurons suffisamment de temps pour créer un parti omnipotent qui pourrait éliminer toutes les autres organisations avant les conflits décisifs avec le fascisme ou avant le déclenchement de la guerre ; mais il est tout à fait possible, dans un bref délai les événements aidant de gagner les larges masses non à notre programme, non à la IV° Internationale, mais à ces comités d’action. Et, une fois créés, ces comités d’action deviendraient un tremplin magnifique pour un parti révolutionnaire. ” (Cité par Nicolle Braun, L’organe de masse, p. 44.)
[4] Dans la même lettre à Jean Rous, Trotsky écrivait : “ S’il y avait eu à Toulon un groupe suffisamment orienté pour lancer au moment de l’explosion le mot d’ordre simple et clair “ Chaque centaine d’ouvriers envoie un délégué pour le comité d’action toulonnais ”, la masse aurait certainement suivi cet appel. Ce comité d’action aurait une tout autre autorité, non seulement aux yeux de la masse elle même, mais aussi aux yeux de la France entière, que les organisations traditionnelles et apeurées ” (Op. cit., p. 45).
[5] Les bolcheviks léninistes avaient présenté dans la S.F.I.O. une motion pour la constitution de comités d’action “dirigés par les masses ”. Trotsky avait écrit à Rous (lettre citée) : “ La relation réelle est renversée. Les comités d’action sont nécessaires précisément pour diriger les masses. Vous n’indiquez pas que ces comités doivent émaner de la masse en lutte, être élus par elle, et que les délégués doivent être responsables et révocables ”.
[6] Allusion brève, mais directe, à la discussion qui est en train de se dérouler à l’intérieur du G.B.L. au moment où Trotsky rédige ce texte. Pendant toute cette période, le groupe est engagé dans une sévère lutte interne et n’engage pas la lutte contre les exclusions ni la polémique contre Marceau Pivert, qui paraissaient à Trotsky les tâches les plus urgentes. Collaborateur de Trotsky et son porte parole en cette occasion, Nicolle Braun signale que la Vérité ne parut que quinze jours après la motion d’exclusion par la commission nationale des conflits et qu’elle était consacrée... à la question paysanne. (“ L’Organe de masse ”, p. 12). Il affirme qu’aucun des dirigeants B.L. ne voulait attaquer Pivert ouvertement (p. 16) et qu’un article de Trotsky sur les causes de la victoire de Staline fut systématiquement écarté de la Vérité (p. 28). Il écrit, au sujet des différentes tendances qui se partagent le G.B.L. : “ Indubitablement, la politique dont nous venons de parler est l’œuvre de Molinier- Frank. Mais les deux autres fractions sont, elles aussi, pleinement responsables, parce qu’elles ont toléré cette politique ; non seulement Rous, par son manque de persévérance, mais aussi Naville, dont les “ notes ” n’ont pas d’autre sens que celui d’un “ alibi écrit ” (p. 26). Au moment où il écrivait son article, Trotsky savait donc pertinemment que l’ensemble des dirigeants français avaient sur cette question soit des illusions, soit des doutes.
https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1935/11/lt19351126.htm
Et en mars 1935
https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/ouvalafrance/ovlf35.htm
https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/ouvalafrance/ovlf33.htm
Et en juin 1935
https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1935/06/lt19350610a.htm
Et en novembre 1935
https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/ouvalafrance/ovlf4.htm
Du plan de la CGT à la conquête du pouvoir
https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1935/04/lt19350405.htm
Emeute ouvrière en août 1935 à Brest et Toulon
https://bourrasque-info.org/spip.php?article102
https://larotative.info/aout-1935-emeutes-ouvrieres-a-1131.html
https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89meutes_d%27ao%C3%BBt_1935
https://actu.fr/bretagne/brest_29019/brest-les-trois-journees-sanglantes-daout-1935_49518270.html
https://doc.rero.ch/record/54160/files/1935-08-10.pdf
Révolte d’ouvriers agricoles en Martinique en février 1935
https://www.unioncommunistelibertaire.org/1935-La-marche-de-la-faim-en-Martinique-6213
La condition ouvrière en 1935 par Simone Weil
https://www.youtube.com/playlist?list=PLXYSaU75asXr6OkZpDlcTNcrzGSwtBoV8