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Sur la liberté de penser

dimanche 18 juin 2023, par Robert Paris

Avertissement

La notion de liberté de pensée est issue en Europe de la doctrine du libre examen posée par Luther, reprise par les philosophes des Lumières pour diffuser l’athéisme, le matérialisme et le libéralisme. Arrivé au summum du libéralisme, le capitalisme annihile complètement la liberté de penser, dont il avait fait son dieu, en manipulant en masse l’opinion publique et en diffusant de grossiers mensonges comme des vérités indiscutables.

La contradiction fondamentalement dialectique entre Liberté et Nécessité :

http://www.matierevolution.fr/spip.php?article3981

Contre l’éclectisme :

https://www.matierevolution.fr/spip.php?article3079

Hegel et la liberté individuelle :

https://journals.openedition.org/philosophique/541

L’Encyclopédie de Diderot :

LIBERTÉ DE PENSÉE : ( Morale )

Ce terme, liberté de pensée, a deux sens, l’un général et l’autre limité. Dans le premier, il signifie cette généreuse force d’esprit qui lie nos croyances uniquement à la vérité. Dans le second, il exprime le seul effet que, selon les esprits forts, on puisse attendre d’un examen libre et exact, je veux dire l’incrédulité. Autant l’un est louable et digne d’applaudissements, autant l’autre est digne d’être combattu. Véritable liberté de penséemaintient l’esprit en alerte contre les préjugés et la précipitation. Guidé par cette sage Minerve, il ne fait que donner aux dogmes qui lui sont proposés un degré d’adhésion proportionnel à leur degré de certitude. Il croit fermement ceux qui sont évidents et il classe comme probabilités ceux qui ne le sont pas. Il y en a dont elle tient sa croyance à un état d’équilibre, mais si on y ajoute le merveilleux, elle y croit moins ; il commence à douter et se méfie des charmes de l’illusion. En un mot, il ne s’abandonne au merveilleux qu’après s’être pleinement protégé contre la pente rapide qui nous y conduit. Surtout, il rassemble toutes ses forces contre les préjugés religieux auxquels nous conduit notre éducation d’enfant, car ce sont ceux que nous détruisons le plus difficilement. Il en reste toujours une trace, même après que nous nous sommes éloignés d’eux. Usés d’être livrés à nous-mêmes, une influence plus forte que nous nous oblige à y revenir. Nous changeons de mode et de langage ; il y a mille choses auxquelles nous nous habituons sans le savoir à penser différemment de ce que nous faisions dans notre enfance. Notre raison prend volontiers ces formes nouvelles. Mais en ce qui la concerne, les idées qu’elle s’est faites sur la religion sont respectables. Elle ose rarement les examiner, et l’impression qu’elles ont faite sur l’homme encore enfant ne fait ordinairement que mourir avec lui. Il n’y a là rien d’étonnant ; l’importance du sujet, ainsi que l’exemple de nos parents – que nous voyons vraiment convaincus de cela – sont des raisons plus que suffisantes pour les graver dans nos cœurs de telle manière qu’il est difficile de les effacer. Les premiers traits que leurs mains impriment sur nos âmes laissent toujours des impressions profondes et durables. Telle est notre superstition que nous croyons honorer Dieu par les entraves que nous mettons devant notre raison. Nous avons peur de nous révéler à nous-mêmes, de nous prendre en erreur, comme si la vérité devait avoir peur d’apparaître au grand jour.

Je suis loin d’en conclure qu’il en résulte que nous devions trancher les questions qui concernent la foi seule dans le tribunal de l’orgueilleuse raison. Dieu n’a pas abandonné à nos discussions des mystères qui, s’ils étaient soumis à des spéculations, apparaîtraient comme des absurdités. Il a placé des barrières insurmontables à nos efforts dans l’ordre de la révélation. Il a marqué un point où l’évidence cesse de briller pour nous, et ce point est le terme de la raison. Mais là où elle finit, la foi commence, qui a le droit d’exiger l’assentiment parfait de l’esprit à ce qu’elle ne comprend pas. Mais cette soumission de la raison aveugle à la foi n’ébranle pas pour autant les fondements ni ne bouleverse les limites de la connaissance. Et alors ? Si cela ne se produit pas en matière de religion - cette raison, ce que certaines personnes dénoncent si fort – nous n’aurions pas le droit de ridiculiser les cérémonies, les opinions et les cérémonies extravagantes que nous constatons dans toutes les religions sauf la vraie. Qui ne voit que ce serait ouvrir un vaste champ au fanatisme le plus extrême et aux superstitions les plus folles ? Avec de tels principes, il n’y a rien auquel on ne croit pas, et les opinions les plus monstrueuses, la honte de l’humanité, seraient adoptées. La religion, qui est leur honneur, et qui nous distingue des bêtes, n’est-elle pas la chose en quoi les hommes paraissent le moins raisonnables ? Nous sommes étrangement constitués : nous sommes incapables de nous maintenir sur la voie médiane. Si nous ne sommes pas superstitieux, nous sommes impies. Il paraît que nous ne pouvons pas être dociles en raison et fidèles en philosophie. Je ne déciderai pas ici lequel des deux est le plus déraisonnable et le plus nuisible à la religion, superstition ou incrédulité. Quoi qu’il en soit, les limites imposées à l’un et à l’autre souffraient moins de l’audace de l’esprit que de la corruption du cœur. La superstition est devenue impiété et l’impiété elle-même est devenue superstitieuse. Oui, dans toutes les religions du mondela liberté de pensée, qui insulte les bons croyants, ainsi que les âmes faibles, les esprits superstitieux et les intelligences serviles, est parfois plus crédule et plus superstitieuse qu’on ne le pense. A quoi je vois que la raison est faite chez ces hommes qui croient à l’autorité qu’il ne faut pas croire à l’autorité ? Quels sont la plupart de ces enfants qui se glorifient de ne pas avoir de religion ? A les entendre parler, ce sont les seuls sages, les seuls philosophes dignes de ce nom. Eux seuls possèdent l’art d’examiner la vérité ; eux seuls sont capables de maintenir leur raison en parfait équilibre, qui ne peut être détruite que sous le poids de la preuve. Tous les autres hommes, esprits paresseux, cœurs serviles et lâches, rampent sous le joug de l’autorité et se laissent entraîner sans réticence par l’opinion reçue. Mais combien n’en voyons-nous pas dans leur société qui se laissent subjuguer par un enfant plus intelligent. Qu’il se trouve parmi eux un de ces heureux génies dont l’esprit vif et original est capable de donner le ton ; que cet esprit éclairé se livre à l’incrédulité parce qu’il a été dupe d’un cœur corrompu et que cette imagination forte, vigoureuse et dominante exercera sur leurs sentiments un pouvoir encore plus despotique et un penchant secret pourla liberté prêtera une force nouvelle à ses raisons victorieuses. Elle lui fera transmettre ses enthousiasmes aux jeunes imaginations, les affaiblira, les pliera à sa volonté, les subjuguera, les renversera.

Le traité sur la liberté de pensée de Collins passe parmi les mécréants comme le chef-d’œuvre de la raison humaine, et les jeunes mécréants se cachent derrière ce volume redoutable comme s’il était sous l’égide de Minerve. Dans ce livre tout ce qui est bon dans les mots liberté de penséeest abusée pour la réduire à l’irréligion, comme si toute libre recherche de la vérité devait nécessairement y conduire. C’est supposer ce qui doit être prouvé, c’est-à-dire que s’éloigner des opinions généralement reçues est un trait distinctif d’une raison asservie à la seule évidence. La paresse et le respect aveugle de l’autorité ne sont pas les seuls obstacles à l’esprit humain. La corruption du cœur, la vaine gloire, l’ambition de s’ériger en chef de parti exercent trop souvent un pouvoir tyrannique sur nos âmes, qu’elles détournent violemment du pur amour de la vérité.

Il est vrai que les incroyants sont et ne peuvent qu’être imposants, vu la liste des grands hommes parmi les anciens qui selon eux se sont distingués par la liberté de pensée : Socrate, Platon, Epicure, Cicéron, Virgile, Horace, Pétrone, Cornélius Tacite. Quels noms pour celui qui respecte le talent et la vertu ! Mais cette logique est-elle la bonne pour nous faire penser librement ? Pour montrer que ces illustres anciens pensaient librement, il suffit de citer quelques passages de leurs écrits où ils s’élèvent au-dessus de l’opinion vulgaire, au-dessus des dieux de leurs pays. Cela ne suppose-t-il pas que la liberté de penséeest l’apanage des incrédules, et suppose par conséquent ce qui doit être prouvé. Nous ne disons pas que pour se persuader que ces grands hommes de l’antiquité étaient entièrement libres dans leurs recherches, il fallait avoir pénétré les mouvements secrets de leur cœur, sur lesquels leurs travaux ne peuvent nous donner une connaissance suffisante, que si les incrédules sont capables de cette force de pénétration incompréhensible, ils sont assez intelligents. Mais s’ils ne le sont pas il est clair que par un sophisme grossier, qui suppose comme évident ce dont il s’agit, ils veulent que nous nous engagions à respecter comme d’excellents modèles des soi-disant sages dont l’intérieur leur est aussi inconnu qu’il l’est aux reste des hommes. Cette façon de raisonner mettrait en jugement tous les honnêtes gens qui ont écrit pour ou contre un système quelconque, et accuseraient d’hypocrisie, à Paris, à Rome, à Constantinople, en tous lieux de la terre et en tout temps, ceux qui ont fait l’honneur des nations d’hier et d’aujourd’hui. Mais ce qui nous fâche, c’est qu’un auteur ne se contente pas de nous donner comme modèles deliberté de pensée certains des sages les plus célèbres du paganisme, mais qu’il place aussi sous nos yeux des écrivains inspirés, et qu’il s’imagine prouver qu’ils pensaient librement parce qu’ils rejetaient la religion dominante. Les prophètes, dit-il, ont condamné les sacrifices offerts par le peuple d’Israël, ainsi les prophètes étaient les patrons de la liberté de pensée.Serait-il possible que celui qui écrit ceci ait été si distingué dans l’incrédulité ou l’ignorance qu’il ait cru que ces saints hommes voulaient détourner le peuple d’Israël du culte lévitique ? N’est-il pas plus raisonnable d’interpréter leurs sentiments par leur conduite et d’expliquer l’irrégularité de certaines de leurs expressions soit par la véhémence des langues orientales – qui ne se soumettent pas toujours à la précision des idées – soit par un violent sentiment d’indignation inspiré dans les saints hommes par les abus des préceptes d’une sainte religion commis par des peuples corrompus ? N’y a-t-il pas de différence entre l’homme inspiré par son Dieu et l’homme qui examine, discute, réfléchit tranquillement et la tête froide ?

Nous ne pouvons pas nier qu’il y avait et qu’il y a parmi les incroyants des hommes de premier mérite ; que leurs œuvres montrent l’intelligence, le jugement, la connaissance en cent endroits ; qu’ils n’ont pas servi la religion en dénonçant les véritables abus ; qu’ils n’ont pas forcé nos théologiens à devenir plus savants et plus circonspects, et qu’ils n’ont pas infiniment contribué à établir les esprits sacrés de paix et de tolérance entre les hommes. Mais il faut aussi convenir qu’il y en a beaucoup sur qui on peut s’interroger, avec Swift : « Qui se serait douté de leur existence si la religion, ce sujet inépuisable, ne leur avait-il pas abondamment fourni esprit et syllogismes ? Quel autre sujet renfermé dans les limites de la nature et de l’art aurait été capable de leur procurer le nom d’auteurs profonds et de les faire lire ? Si cent plumes de cette force avaient été employées à la défense du christianisme, elles auraient été livrées à l’oubli éternel. Qui aurait jamais pensé lire leurs œuvres si leurs défauts n’avaient pas été cachés et enterrés sous une forte teinture d’irréligion ? L’impiété est une grande ressource pour beaucoup d’hommes. Ils y trouvent les talents que la nature leur a refusés. La singularité des sentiments qu’ils affectent est moins une marque de leur esprit supérieur que d’un violent désir d’être vu. Leur vanité serait-elle satisfaite s’ils étaient les simples approbateurs des opinions les mieux démontrées ? Se contenteraient-ils de l’honneur subalterne d’appuyer les preuves, ou de les fortifier de quelques raisons nouvelles ? Non. Les premières places sont prises, et les seconds ne peuvent satisfaire leur ambition. Comme César, ils préfèrent être les premiers dans un village que les seconds à Rome ; ils recherchent l’honneur d’être les chefs d’un parti en ravivant de vieilles erreurs, ou en cherchant de nouvelles arguties dans une imagination que l’orgueil rend vive et féconde.

Paul Janet :

La liberté de pensée

Le terme de libre penseur est généralement entendu dans un sens assez équivoque. Il semble convenu qu’il est synonyme de sceptique et d’incrédule. D’après cette signification, est libre penseur quiconque ne croit à rien, et moins l’on croit, plus on est réputé capable de penser librement. Ainsi, par exemple, le protestant serait plus libre penseur que le catholique, le rationaliste plus que le protestant, l’athée plus que le déiste, et le sceptique absolu plus encore que l’athée. Quelques-uns essaient d’arrêter cette progression aux questions métaphysiques et spéculatives, comme ils les appellent, et voudraient sauver la morale ; mais c’est une contradiction, et d’après l’échelle précédente on sera forcé de dire que celui qui nie la morale est plus libre penseur que celui qui l’affirme ; par la même raison, celui qui nie tout principe en politique sera plus libre penseur que celui qui en reconnaît quelques-uns, par exemple la liberté et la justice. Ce préjugé qui mesure la liberté à la négation pourrait donc aller jusqu’à cette conséquence, que le plus haut degré de liberté d’esprit consiste à ne pas même croire à la liberté. On voit dans quelle logomachie on tomberait, si l’on adoptait sans réserve l’échelle précédente ; mais rien ne nous force d’admettre une telle échelle, ni même le principe sur lequel elle repose. Il y a des incrédules qui, bien loin de penser librement, ne pensent même pas du tout, et acceptent les objections aussi servilement que les autres les dogmes, et il y a eu au contraire des croyans qui ont eu la manière de penser la plus libre et la plus hardie. Ce n’est donc pas la chose même que l’on pense qui fait la liberté, mais la manière dont on la pense.

Grâce au malentendu que nous venons d’expliquer, la cause de la liberté de penser, quelques progrès qu’elle ait faits dans la société moderne depuis le XVIe siècle, est loin d’être entièrement gagnée, même auprès des esprits éclairés. Beaucoup d’objections, de défiances, de malentendus, couvrent encore la solide et éclatante vérité que ce principe exprime ; on en subit la nécessité sans en comprendre la justice, on en accepte les inconvéniens sans en attendre beaucoup de bienfaits. On est toujours porté à considérer comme des coupables ceux qui veulent user librement de leur raison et ne se soumettre qu’après discussion à la raison d’autrui. On dénonce sans cesse les libres penseurs comme portant atteinte à toutes les lois divines et humaines, comme menaçant les bases mêmes de la société, comme effaçant la distinction du bien et du mal au profit de l’anarchie et du triomphe des passions. Il se trouve encore des esprits qui, même dans l’ordre de la foi, voudraient que l’état intervînt pour fixer ce qu’il faut croire et ce qu’il est permis de ne pas croire. Le retour au moyen âge serait la vraie conséquence de ces déclamations, si elles se comprenaient elles-mêmes, et quelques-uns ne reculeraient nullement devant cette conséquence.

Il y a donc beaucoup à éclaircir encore en cette question, et nous sommes pour notre part d’autant plus disposés, et je dirai presque autorisés, à défendre dans toute sa latitude le principe de la liberté de penser, que nous n’appartenons pas en philosophie à ce que l’on peut appeler les partis extrêmes. De même qu’en politique le vrai libéral veut la liberté non-seulement pour lui-même, mais encore pour ses adversaires, de même dans l’ordre de la pensée et de la foi on ne peut être assuré de posséder la vérité qu’à la conditionne lui avoir fait subir toutes les épreuves de là critique. Une vérité dont on n’a pas douté est une vérité problématique. Elle n’a passé à l’état définitif de vérité que lorsqu’elle a traversé saine et sauve le feu de la discussion. La liberté de penser est donc le droit commun de toutes les écoles philosophiques : elles ne sont philosophiques qu’à cette condition. C’est là pour nous le premier principe, et par rapport à cette condition fondamentale les dissidences ultérieures n’ont en quelque sorte qu’une importance secondaire.

Un jeune écrivain, nouveau-venu dans la carrière philosophique, vient d’examiner avec beaucoup de soin dans un livre distingué toutes les questions relatives à ce grand problème de la liberté de penser. Son livre sur la Liberté dans l’ordre intellectuel et moral mérite encore d’être lu, même après les beaux ouvrages si connus de M. Stuart Mill et de M. Jules Simon. L’auteur, M. Emile Beaussire, fait preuve d’une grande indépendance de pensée unie à une gravité, une placidité, une modestie de ton et d’allures qui lui assureront indubitablement l’estime de ceux dont il contrariera les opinions. Il admet la liberté dans le sens le plus large, et en réclame les applications les plus délicates dans la religion, dans l’enseignement et dans la presse. Tout en se déclarant lui-même partisan des idées spiritualistes, il voudrait que les doctrines contraires jouissent de la plus grande liberté, en quoi nous nous associons entièrement à ses vœux. En nous protégeant trop, on nous affaiblit. Les doctrines qui passent pour plus favorables que d’autres à la conservation de l’ordre social semblent par là même dispensées de donner de bonnes raisons ; elles sont suspectes de privilège, et les esprits indépendans, hardis, curieux, s’en éloignent avec défiance. Rien n’est plus funeste à une cause que d’être déclarée officiellement la bonne cause par l’autorité publique, et je ne doute pas que le progrès des idées critiques et sceptiques que nous voyons depuis quelques années n’ait eu pour motif l’alliance trop étroite que les doctrines appelées saines par ceux qui les défendent avaient contractée avec l’état. Le livre de M. Beaussire, émané d’un professeur de l’état, a donc une grande autorité, lorsqu’il réclame une entière liberté pour toutes les opinions que celui-ci ne protège pas.

Notre intention d’ailleurs n’est pas de suivre M. Beaussire dans toutes les questions pratiques et délicates où il ne craint pas d’entrer, et qui touchent d’ailleurs à bien d’autres sujets[1] ; nous nous contenterons de quelques réflexions que son livre nous a suggérées sur le principe de la liberté de penser et sur les objections qu’elle peut soulever.

Descartes a exprimé d’une manière définitive le principe de la liberté de penser lorsqu’il a déclaré « qu’on ne doit reconnaître pour vrai que ce qui paraît évidemment être tel, c’est-à-dire ce que l’esprit aperçoit si clairement et si distinctement qu’il est impossible de le révoquer en doute[2]. » On a dit que cette méthode de Descartes, cet appel au libre examen avait répandu dans le monde le scepticisme, qui en est le fruit naturel, car si chacun est juge de la vérité, dit-on, rien n’est plus ni vrai, ni faux ; l’un juge d’une manière, l’autre juge d’une autre ; l’un trouve évident ce que l’autre trouve absurde ; tous se réfutent réciproquement. Qui décidera entre eux tous ? Qui servira de mesure et de règle ? C’est ainsi que l’anarchie des opinions a envahi la société, amenant à sa suite l’anarchie civile et politique, la ruine de toutes les grandes traditions, le renversement de toutes les autorités.

Voilà bien des crimes imputés à la liberté de penser, et les discuter tous nous entraînerait trop loin. Contentons-nous d’examiner le principe, laissant à chacun le droit de juger, comme il l’entend, les conséquences. A ceux qui combattent le principe de Descartes, je me contenterai de demander par quel principe ils prétendent le remplacer. Par l’autorité, disent-ils ; mais quelle autorité ? Est-ce l’autorité des maîtres ? lesquels ? Aristote ou Platon ? De l’église ? mais quelle église ? car il y en a plusieurs. De la tradition ? mais il est de fausses traditions. De l’instinct naturel ? du sentiment ? mais il y a de bons et de mauvais sentimens, les uns qui nous guident et nous relèvent, les autres qui nous égarent et nous pervertissent. Serait-ce enfin le consentement universel, ce critérium cent fois réfuté ? Encore faut-il savoir si un tel consentement existe, et l’on ne peut s’en assurer que par l’examen.

Si on a souvent attaqué la liberté de penser comme complice du scepticisme, on l’a quelquefois aussi défendue au nom même du scepticisme. La vérité, dit-on, n’est autre chose que le point de vue selon lequel chacun considère les choses : or le point de vue de l’un n’a pas plus d’autorité que celui de l’autre ; chacun a le même droit de ressentir les choses telles que son organisation les lui présente, et de les concevoir en raison de ses impressions. Il n’y a donc ni vrai ni faux d’une manière absolue ; il n’y a que ce qui paraît vrai ou ce qui paraît faux à chacun de nous. S’il en est ainsi, de quel droit l’un imposerait-il à l’autre sa manière de voir ? de quel droit la majorité elle-même forcerait-elle la minorité à adopter ses propres opinions ? Une majorité n’est encore qu’une réunion de jugemens individuels, dont aucun en particulier n’a le droit de se préférer au mien, et le nombre ici ne fait rien à l’affaire. On va même jusqu’à soutenir que l’hypothèse d’une vérité absolue est radicalement opposée à la liberté de penser, car s’il y a une telle vérité, comment pourrait-il être légitime de penser autre chose que ce qu’elle proclame ? comment l’homme aurait-il le droit de préférer le faux au vrai ? Tous ceux qui croient à une vérité absolue, et qui par conséquent se persuadent qu’ils sont en possession de cette vérité, sont donc fatalement entraînés à une sorte d’intolérance ; ils condamnent tous ceux qui ne pensent pas comme eux, les appellent des esprits faux ou pervers, des ennemis de l’ordre social, et si cette intolérance ne va pas jusqu’aux excès des anciens âges, c’est uniquement parce que nos mœurs sont plus douces, ou encore parce que les plus clairvoyans ont été eux-mêmes atteints sans s’en douter par le mal de l’indifférence[3].

Une telle apologie de la liberté de penser serait le meilleur moyen de la rendre odieuse : le dilemme qui nous forcerait à choisir entre la vérité et la liberté serait un cruel déchirement pour les âmes généreuses. Ce qui fait pour moi la dignité de la pensée, c’est que je la crois capable de s’élever jusqu’à quelque chose au-dessus de moi-même, en dehors de moi-même : si elle n’est qu’une impression individuelle, une pure manière de sentir, elle ne m’intéresse pas plus que les sensations de chaud ou de froid, de doux ou d’amer, par lesquelles je passe continuellement, et je ne vois même pas pourquoi je me donnerais alors la peine de penser. Mais nous n’avons pas ici à discuter le scepticisme. Qu’il nous suffise de montrer que la liberté de penser n’est nullement solidaire d’une telle théorie.

Si j’admets qu’il y a quelque vérité en dehors de moi, et que ma pensée est capable d’y atteindre, qu’y a-t-il là qui soit incompatible en quoi que ce soit avec le droit de penser librement ? Un tel droit suppose au contraire implicitement que ma pensée bien conduite est capable d’atteindre à la vérité, et qu’il n’y a qu’à la laisser faire pour qu’elle la rencontre naturellement. Sans doute ma pensée est susceptible d’erreur ; mais l’erreur ne lui est pas essentielle, elle tient à de certaines conditions que l’expérience nous apprend à reconnaître, et l’exercice à éviter. S’il y a une vérité, quel autre moyen peut-on supposer de la découvrir que de la chercher, que d’examiner si c’est bien elle, que de la dégager des nuages qui la couvrent, que d’écarter les illusions de l’imagination, de la passion, de la routine, en un mot que de penser librement ? Nulle contradiction par conséquent chez ceux qui soutiennent d’une part qu’il y a une distinction nécessaire et objective entre le vrai et le faux, et d’autre part que l’homme est libre de penser, d’examiner, et de ne se décider qu’après examen. Ces deux doctrines sont au contraire intimement liées l’une à l’autre.

J’ajoute que dire qu’il y a une vérité absolue, ce n’est pas dire que cette vérité soit en la possession de certains hommes au détriment des autres hommes : il n’y a pas de privilège de ce genre, et c’est ce qui fait que nul n’a droit d’imposer aux autres sa manière de penser. La lumière luit pour tout le monde, et elle éclaire tout homme venant en ce monde ; de là vient que chacun a le droit d’atteindre à cette vérité par ses forces individuelles, par ses propres lumières, à la condition en même temps de ne point négliger les lumières des autres, ce qui est implicitement contenu dans l’idée que tous les hommes ont une seule et même raison. Chacun ne peut juger qu’avec son jugement, ne peut penser qu’avec sa pensée, cela est évident ; mais il ne suit point de là que la vérité soit individuelle et qu’il n’y ait pas en soi une vérité absolue que chacun atteint dans la mesure où il le peut, et qu’il transmet aux autres dans la mesure où ils sont capables de la recevoir. Le champ de la vérité est immense, et nul ne peut l’embrasser tout entière ; nous n’en atteignons que quelques degrés, nous n’en saisissons que quelques parcelles. L’un voit un côté des choses, l’autre en voit un autre ; l’un découvre un fait, l’autre une loi, un autre un sentiment : c’est pourquoi il est bon que tout le monde puisse dire son avis ; c’est de tous ces avis particuliers contrôlés les uns par les autres, c’est de tous ces laborieux efforts des raisons individuelles, que se forme la raison commune. Ainsi grandit et s’éclaire le génie de l’humanité.

On est tout étonné d’entendre soutenir le droit de l’erreur ; mais l’erreur n’est souvent qu’un moyen d’arriver à la vérité : ce n’est que par des erreurs successives, chaque jour amoindries, que se font le progrès des lumières et le perfectionnement des esprits. Le système de Ptolémée était peut-être nécessaire pour préparer celui de Copernic. Parmi les adversaires de la liberté de penser, il en est beaucoup qui soutiennent l’utilité même des préjugés, bien qu’ils les reconnaissent comme tels. N’est-ce pas admettre le droit de l’erreur et reconnaître que la vérité n’est souvent accessible aux hommes qu’en se mêlant à certaines illusions ? Cependant il ne faut pas asservir les hommes éternellement aux mêmes préjugés, et quand le moment est venu de séparer la vérité de l’erreur, il faut bien en prendre son parti. Dans ce triage, de nouvelles erreurs se glisseront encore comme conditions préparatoires d’une vérité supérieure ; c’est à la discussion de faire tomber successivement les erreurs contraires : de ce conflit se dégagent certains principes qui vont en se multipliant avec le temps. C’est ce qui a eu lieu incontestablement dans l’ordre des sciences physiques et mathématiques ; il faut espérer qu’il finira par en être de même dans l’ordre moral.

Il y a, dit-on, certaines vérités naturelles, instinctives, qui sont plus sûrement garanties par la foi que par l’examen, que la discussion au contraire obscurcit et confond bien loin de les affermir, et pour ces vérités au moins il faut écouter la nature plus que la raison. Je n’en disconviens pas ; mais je fais remarquer que pour retrouver ces vérités primitives, mêlées à tant de chimères, de superstitions et de préjugés, il faut une analyse éclairée qui sépare le vrai du faux, et les vérités vraiment naturelles des illusions de l’ignorance et de l’habitude. Par exemple, la croyance à une distinction primitive du bien et du mal est bien une de ces vérités élémentaires au-delà de laquelle il est difficile de remonter ; cependant combien de fausses croyances morales se sont présentées, se présentent encore parmi les hommes avec le même caractère apparent d’une autorité sacrée et d’une irrésistible certitude ! Est-ce volontairement que les enfans nés dans les États-Unis du sud apprenaient dès le plus bas âge que l’esclavage était une institution divine, nécessaire à l’ordre de la société et au bonheur des esclaves eux-mêmes ? Non, sans doute ; cette croyance leur paraissait aussi légitime et aussi nécessaire que la distinction du bien et du mal ; il en a été de même de tous les grands préjugés. Dans chaque société, dans chaque contrée, dans chaque classe, il est des préjugés sucés avec le lait et que nous portons avec nous comme des principes innés. Comment donc distinguer ici l’habitude de la nature, le conventionnel du primitif, si ce n’est par l’examen et la discussion, qui nous apprennent que parmi ces affirmations spontanées il en est de nécessaires et d’indispensables ? La discussion seule peut guérir les maux causés par la discussion.

Je ne veux pas dire non plus que l’homme ne doive jamais obéir qu’à la raison seule, et étouffer en lui, comme des instincts inférieurs, le cœur, l’enthousiasme, la sensibilité. En beaucoup de circonstances, il vaudra mieux écouter le cri du cœur et du sentiment que d’attendre les lumières lentes et douteuses de la démonstration rationnelle. Celui qui demanderait à sa raison s’il doit aimer son père, ses enfans, sa patrie, glacerait par là même les meilleurs et les plus naturels sentimens du cœur humain ; il ne serait plus qu’un automate pensant. Je vais plus loin : non-seulement dans la pratique, mais dans la spéculation même, je fais une large part au sentiment. La spéculation philosophique ne peut résoudre tous les problèmes ; elle laisse bien des vides et bien des fissures que le sentiment remplit. Enfin les sentimens humains sont des faits qui doivent avoir leur raison d’être et leur destination : le philosophe est tenu de les expliquer et par conséquent d’en tenir compte. Celui qui les dédaigne et les supprime comme indignes de lui montre par là même qu’il est bien peu philosophe. Pour tout dire, s’il fallait absolument choisir entre la raison et le cœur, c’est encore le cœur que je choisirais, et je dirais avec l’Écriture : « Là où est votre cœur, là est votre trésor. » Je ne serai donc point suspect de mal parler du sentiment et de l’amour.

Mais il n’est pas nécessaire de choisir entre la raison et le cœur : l’une n’exclut point l’autre ; au contraire elle le guide, l’éclaire et le juge. Si vous donnez au cœur la suprême autorité, comment distinguerez-vous les bonnes et légitimes affections de la nature des inspirations malfaisantes d’un enthousiasme aveuglé et des superstitions misérables d’un enthousiasme ignorant ? Le cri de la nature, dit-on, est irrésistible, et la raison elle-même n’a qu’à le suivre. Cependant, à quoi reconnaître ce cri de la nature, qui a été si souvent invoqué dans l’intérêt du crime et qui a servi tant de fois à la satisfaction des passions brutales ? Donner au cœur le droit de juger entre le vrai et le faux, le bien et le mal, c’est dire que le cœur est le juge du cœur, ce qui implique une sorte de pétition de principe. Ainsi c’est toujours à la raison qu’il faut en appeler en dernier lieu, et pour chacun cette raison, c’est sa propre raison, car de quel droit lui imposerait-on de se soumettre à la raison d’autrui plutôt qu’à la sienne, à la raison de celui-ci plutôt qu’à celle de celui-là ?

On objectera encore que dans beaucoup de circonstances nous ne jugeons pas par nous-mêmes, mais que nous nous en rapportons au jugement d’autrui. Dans ce cas-là, c’est que le jugement d’autrui nous paraît une bonne raison d’affirmer, et en définitive ce que nous affirmons alors, ce n’est pas la chose elle-même, c’est la véracité et la compétence du témoin qui nous la transmet. Affirmer un fait sur. un témoignage quelconque, sans critique et sans examen, est contraire à toutes les lois de la logique. Ainsi c’est toujours la raison individuelle qui demeure juge de la valeur du témoignage et de l’autorité du témoin. Insiste-t-on et va-t-on jusqu’à dire que souvent c’est l’opinion publique qui juge le témoin ? Nous répondons que c’est l’individu qui juge l’opinion publique et qui décide si pour lui-même elle est un bon témoignage en faveur du témoignage contesté. En un mot, si loin qu’on nous presse, on peut bien nous faire reconnaître qu’il y a souvent beaucoup d’intermédiaires entre la vérité et moi ; mais il restera toujours vrai que le dernier juge, c’est moi-même, j’entends pour moi-même, et il est impossible qu’il en soit autrement.

La diversité et la contradiction des opinions ne sont nullement une objection contre la liberté de penser, car ce n’est point cette liberté qui a créé ces contradictions. Est-ce en vertu de la liberté d’examen qu’il y a eu dans le monde tant de religions différentes, tant de lois contradictoires, tant de préjugés barbares et fanatiques, qui séparaient les hommes en troupes féroces et ennemies ? On voit bien à la vérité que dans telle société particulière, où règne l’autorité d’une foi non discutée, il y a une sorte d’unité de croyances, une paix apparente qui vient à se dissiper lorsque s’élèvent l’examen et à sa suite le doute ; mais ce à quoi on ne pense pas, c’est que grâce à des croyances contraires, également intolérantes, les hommes étaient partagés en mille camps ennemis, et que le genre humain, vu dans son ensemble, offrait un spectacle d’anarchie au moins égal à celui qui résulte, dit-on, de la libre discussion.

Au reste, si j’affirme avec Descartes que l’homme a le droit d’examiner ce qu’on lui propose de croire et de ne se décider que sur l’évidence, je ne veux point dire pour cela que l’homme ait le droit de penser, selon sa fantaisie et selon son caprice, tout ce qui peut lui passer par la tête, que je puis volontairement et à mon gré déclarer vrai ce qui est faux et faux ce qui est vrai, prendre ma passion pour souverain arbitre et faire de mon bon plaisir la règle de mes jugemens : ce serait confondre la liberté avec l’arbitraire, et je ne sache pas qu’aucun philosophe ait jamais réclamé ce droit extravagant. Les sceptiques eux-mêmes ne l’ont point entendu ainsi. Quelques poètes seuls ont quelquefois réclamé pour toutes les fantaisies de leur imagination cette sorte de droit divin, mais personne ne leur a donné raison ; c’était d’ailleurs dans le royaume des chimères et des rêves. Quant au royaume de la vérité, nul n’y est libre qu’à la condition de se soumettre au joug de la vérité seule. Tout droit suppose un devoir, le devoir d’écarter toutes les causes d’erreur et d’illusion qui nous captivent et nous égarent, les passions, l’imagination, les affections mêmes, de dégager en un mot de tous les nuages qui la couvrent la pure lumière de l’évidence.

Il est très singulier que l’on conteste l’examen comme un droit, tandis qu’en même temps on l’impose comme un devoir. Lorsque les autres hommes ne sont pas de notre avis, que leur répondons-nous d’ordinaire ? C’est qu’ils parlent sans avoir étudié ni examiné la question. Considérez la chose de plus près, leur disons-nous, et vous serez de notre avis. Écoutez les prédicateurs dans les chaires, ils vous diront que, si on ne croit pas à la religion, c’est qu’on ne l’a pas étudiée, qu’on n’y a pas appliqué son examen. Ils vous invitent à cet examen et vous garantissent que, si vous vous y mettez de bonne foi, vous serez convaincu ; ils parlent contre les préjugés qui éloignent de la religion et vous recommandent de vous en affranchir ; ils tonnent contre le respect humain et font appel à la libre fierté de l’homme, qui doit s’élever contre un joug servile, humiliant. Fort bien jusqu’ici, voilà l’examen qui a passé à l’état de devoir, et tous nous parlons ainsi quand nous voulons persuader et convertir les hommes. Comment se fait-il donc que ce même examen, s’il tourne contre vous, devienne tout à coup une méthode criminelle et folle, née de l’orgueil, ennemie de la société et de la morale ? Il m’est permis, il m’est ordonné d’examiner, mais à la condition que je sois de votre avis. Dites-moi tout de suite qu’il faut que je sois de votre avis sans examen, cela est plus simple.

Cette singulière contradiction n’est pas propre aux religions ; elle est très ordinaire en philosophie ; elle se rencontre même, ce qui est très piquant, chez les plus hardis libres penseurs. Ceux-là critiquent tout le monde, mais ils ne veulent pas qu’on les critique. Si l’on n’est pas de leur avis, ils vous dénoncent comme des ennemis de la libre pensée : la vraie liberté consiste à penser comme eux. Ils se placent sur une citadelle inviolable en arborant le drapeau de la belle indépendance. Grâce à cette spécieuse précaution, ils ont résolu le problème que les catholiques eux-mêmes ont eu tant de peine à résoudre : ils sont devenus infaillibles. En philosophie comme en politique, la liberté réclamée n’est souvent qu’un ingénieux moyen de devenir le maître. La liberté de penser, telle que je l’entends, n’est donc ni l’affirmation, ni la négation ; elle n’est ni catholique, ni protestante, ni philosophique, ni croyante, ni incrédule : elle est au-dessus de tout cela, elle est le droit d’examiner et de n’affirmer qu’après examen. À ce titre, elle est le droit de toutes les écoles ; de toutes les opinions, de toutes les sectes, elle est le postulat fondamental de là société.

Rien n’est moins contesté aujourd’hui que la liberté de penser dans les sciences physiques et naturelles et dans les sciences mathématiques. Combattre un calcul où une expérience par un nom, par un texte, par une autorité, n’est plus dans nos mœurs, et l’on ne serait guère accueilli à l’Académie des Sciences en invoquant l’autorité d’Aristote ou de saint Thomas contre une démonstration de Laplace ou d’Ampère ; mais il n’en a pas toujours été ainsi. Le mouvement de la terre à été condamné au nom d’un texte sacré, et la circulation du sang au nom d’un texte profane. Aristote, le plus libre génie de l’antiquité, s’est trouvé associé par une suite étrange de circonstances à la tyrannie scolastique. Galilée a affranchi pour toujours les sciences physiques et mathématiques. Que l’on nous explique cette liberté de fait conquise par ces sortes de sciences, si l’on admet que la liberté de penser est en soi une chose mauvaise. Pendant longtemps, on a pu interdire à l’homme de sonder les mystères de la nature, comme surpassant son intelligence et sa condition ; mais depuis que l’on a vu l’expérience et le calcul résoudre les questions les plus compliquées et les plus redoutables, cette superstition a disparu, et il a bien fallu reconnaître que l’homme a le droit de chercher à tout pénétrer, et que sa science n’a d’autres limites que celles de son intelligence même. On dit, il est vrai : Mundum tradidit disputationibus eorum, et il semble par là que la liberté de penser en matière de science n’est qu’une permission, une concession que l’on couvre ainsi d’une parole de l’autorité ; mais celui qui use de cette liberté sent très bien que ce n’est pas là une faveur, que c’est un droit qui résulte immédiatement de la nature d’un être pensant.

Si la liberté de penser ne trouve pas de limites dans l’ordre rigoureusement scientifique, n’en trouvera-t-elle pas alors qu’on passera des vérités physiques et mathématiques aux vérités morales ? Remarquons d’abord que chacun de nous, dans le cercle de ses perceptions les plus humbles et de ses affaires de tous les jours, revendique très légitimement et exerce sans scrupule le droit de ne s’en rapporter qu’à lui-même. Par exemple, si je déclare qu’il fait jour en plein midi, ce n’est pas sans doute pour l’avoir entendu dire ou pour me conformer à l’opinion reçue, mais parce que je le vois par moi-même. On affirme tous les jours que les hommes s’éclairent par l’expérience. N’est-ce pas dire qu’ils substituent à une sagesse d’emprunt ou à des illusions préconçues une sagesse personnelle qui vient de l’examen ? Lorsque la morale défend les jugemens téméraires, ne nous ordonne-t-elle pas de nous éclairer avant de parler, c’est-à-dire d’examiner, de contrôler, de voir clair par nous-mêmes ? Les plus grands adversaires de la liberté de penser trouveraient sans doute fort incommode qu’on leur nommât un tuteur pour gérer leurs affaires. Ils se croient assez éclairés pour les gérer eux-mêmes, c’est-à-dire pour juger de ce qui convient et de ce qui ne convient pas. Ils ont des conseillers, dira-t-on ; oui, mais ils les choisissent. Ils se trompent souvent, dira-t-on encore. Eh ! qui me prouve que mon tuteur ne se trompera pas ? Lui nommerez-vous un autre tuteur, et à celui-ci un autre, jusqu’à ce que vous arriviez à un tuteur absolu de la société tout entière ? Qui donc aurait le courage de prononcer ainsi l’interdiction du genre humain en masse, un seul homme excepté ? Le plus fougueux des ultramontains consentirait-il à remettre entre les mains du seul juge infaillible non-seulement sa conscience et sa pensée, mais encore ses intérêts et ceux de sa famille ? Bien peu iront jusque-là, et dans les limites de l’intérêt personnel on saura bien réclamer et pratiquer le droit du libre examen.

Il en est de même dans toutes les affaires humaines. Le juge chargé de décider une affaire ne s’en rapporte pas à une illumination d’en haut, à un sentiment confus, à la parole des autres. Nullement, il compare, il analyse, il confronte les témoignages, il apprécie le fait et le droit, et après avoir employé tous les moyens que lui fournit la logique judiciaire, il déclare vrai ce qui lui paraît évident. Ainsi procède le médecin qui cherche les moyens de guérir, le philologue qui cherche le sens d’un texte obscur ou d’une inscription mutilée, le législateur qui fait une loi, le spéculateur qui entreprend une affaire, je dis plus, le théologien qui soutient un point de dogme, enfin l’adversaire de la liberté de penser qui, en la combattant, s’en sert lui-même, s’adresse à elle et cherche à avoir raison contre la raison.

Dans l’ordre moral et social, la liberté dépenser semble particulièrement périlleuse et scandaleuse. Chaque homme, dit-on, aura donc le droit de décider ce qui est bien et ce qui est mal ? Il pourra prendre l’un pour l’autre à sa volonté, justifier ses passions par ses opinions, et lorsqu’on voudra le condamner au nom d’une règle reconnue par tous, il pourra toujours répondre que chacun est maître de sa manière de voir. Cette difficulté ne porte pas contre la liberté de penser, car de tout temps, sous tous les régimes philosophiques et religieux, les hommes ont su trouver des sophismes pour couvrir à leurs propres yeux leurs passions et leurs faiblesses. L’ambitieux a toujours coloré ses bassesses ou ses crimes du prétexte du bien public, le vindicatif de celui de l’honneur blessé ; le voluptueux ne cherche pas même de prétexte et se contente de s’excuser à ses yeux en disant que la chair est faible. Tous ces motifs sophistiques ont toujours été les jeux et les couleurs de la passion complaisante. La libre pensée n’y est pour rien et servirait plutôt à les disperser, car en habituant l’homme à voir clair en toutes choses, elle l’habitue à voir clair en lui-même. Au reste, les inconvéniens qui pourraient résulter dans la pratique de l’emploi de telle ou telle méthode ne peuvent prévaloir contre cette méthode elle-même, si elle est légitime et raisonnable. Quoi qu’on fasse et quoi qu’on dise, il n’y a qu’une seule manière de trouver la vérité : c’est de la chercher, ce qui ne peut se faire que par l’examen.

Non, dira-t-on, il ne s’agit pas de chercher ni de découvrir la vérité, elle est toute trouvée ; il ne s’agit que de la conserver et de la transmettre. Il n’y a plus à chercher s’il y a un Dieu, s’il y a une âme, s’il y a une vie future ; l’instinct du genre humain a résolu ces grands problèmes : il n’y a plus qu’à préserver ces solutions des atteintes de l’esprit d’examen, qui n’est jamais que l’esprit de doute et de ruine. Les mauvaises passions plaident trop haut en faveur de l’incrédulité. On ne peut sauver la vérité qu’en s’interdisant à soi-même et en interdisant aux autres un examen téméraire. La méthode de Descartes a égaré par son apparente innocence et sa spécieuse grandeur les plus fermes croyans du XVIIe siècle ; nous ne pouvons plus nous y tromper aujourd’hui, et nous savons bien que le doute de Descartes aboutit infailliblement au doute de Voltaire.

Ceux qui parlent ainsi croient sans doute défendre la cause de la vérité ; mais ils ne voient pas qu’ils lui portent de leur propre main les coups les plus redoutables et les plus profonds. Eh quoi ! ces vérités éternelles et inébranlables ne pourraient supporter l’examen sans périr, et celui qui les étudie librement et consciencieusement serait fatalement conduit à en douter comme Voltaire, ou à les nier comme Diderot ! Quelle est cette vérité qui ne peut se sauver que dans le silence, le mystère et la servitude ! Ne nous parlez pas des abus possibles de la liberté ; il est trop facile de répondre par les abus de l’ignorance, de la superstition et du fanatisme. D’ailleurs n’est-ce pas se faire une idée bien singulière de la vérité que de se la représenter comme une chose qui passe de main en main et que l’on met sous clé pour que personne n’y touche ? Une vérité ne mérite pour moi ce nom que lorsqu’elle est telle à mes propres yeux, lorsque je me la suis appropriée par l’étude, par la discussion, par la démonstration, lorsque j’en ai trouvé les racines dans les principes de ma raison. Je ne me refuse pas sans doute à me soumettre à l’autorité du genre humain, car cela même est un des principes de ma raison ; mais encore faut-il que je m’assure que telle ou telle vérité a réellement pour garant la voix unanime des hommes, et cette voix elle-même, pour me subjuguer, a besoin d’être d’accord avec ma conscience, car l’expérience m’apprend qu’elle s’est plus d’une fois égarée. Enfin, pour tout dire, accepter une vérité transmise sans la choisir, même après réflexion et contrôle, c’est ressembler aux pies et aux perroquets qui prononcent certaines paroles sans y attacher aucun sens.

Il est, dit-on, une limite où la pensée doit nécessairement s’arrêter : c’est lorsqu’elle rencontre la parole divine, l’autorité de la révélation. Là est le critérium qui nous permet de distinguer les vérités accessibles à l’examen des hommes et celles qui leur sont interdites et fermées, ce qui est abandonné aux disputes humaines et ce qui les surpasse. Le surnaturel est. le domaine sacré où la parole humaine doit se taire et la pensée s’humilier. Cette objection n’atteint pas les principes que nous avons posés. Les vérités surnaturelles, nous dit-on, limitent la liberté de penser. Fort bien, mais à quelle condition ? À cette condition qu’elles soient de vraies vérités surnaturelles, car si elles n’en sont, pas et que je soumette mon esprit à de soi-disant vérités surnaturelles, je renonce par là même à la vérité et je tombe volontairement dans l’erreur. Telle est par exemple la situation de ceux qui croient à de fausses religions. Ils prennent pour vérité surnaturelle ce qui n’en est pas ; leur foi n’est que superstition, leurs espérances ne sont qu’illusions, leur culte n’est qu’idolâtrie. Or, s’il y a dans le monde, ce dont on ne peut douter, des croyances qui passent pour vérités surnaturelles sans l’être en réalité, comment puis-je savoir a priori lesquelles le sont véritablement et même s’il y en a de ce genre ? Avant de soumettre mon esprit à de telles vérités, il faut donc que je les examine préalablement, afin de voir si elles ont bien le caractère qu’elles prétendent avoir. Un tel examen est nécessairement libre, car il ne pourrait être restreint qu’au nom de certains principes surnaturels ; or ce sont de tels principes qu’il s’agir précisément de constater : ils ne peuvent donc restreindre la liberté de mon examen sans un manifeste cercle vicieux.

Remarquez d’ailleurs qu’il n’est point du tout nécessaire que cet examen tourne contre les vérités surnaturelles pour être appelé libre. Au contraire, si on posait en principe sans discussion qu’il n’y a pas de surnaturel, on enchaînerait par là même sa liberté ; on s’interdirait d’avance et systématiquement de reconnaître pour vrai ce qui peut l’être ; on se fermerait les yeux pour être plus sûr de voir clair. Telle est la liberté de beaucoup de libres penseurs, qui prennent pour principe ce qui est précisément en question. Pour que l’examen soit vraiment libre, il faut qu’il soit indifférent entre le pour et le contre, aussi sincèrement disposé à accepter le surnaturel, s’il le rencontre, qu’à s’en passer, s’il ne le rencontre pas.

La liberté de penser, prise en soi, n’a donc rien de contraire à la foi, et les croyans eux-mêmes sont forcés d’y avoir recours quand ils essaient de démontrer la religion. Évidemment ils ne peuvent alors, sans pétition de principe, s’appuyer sur la religion elle-même. Le libre examen est donc la seule méthode qui puisse établir la vérité religieuse. Elle convient aux apologistes aussi bien qu’aux critiques et aux adversaires, car nul n’oserait avouer qu’il croit à la religion sans avoir de bonnes raisons, et qu’il choisit telle raison plutôt que telle autre sans ; savoir pourquoi. L’hypothèse contraire conduirait à des conséquences insoutenables : si l’on disait qu’il suffit que certaines choses soient enseignées pour être crues, l’argument vaudrait pour les infidèles aussi bien que pour les partisans de la vraie religion.

Que l’on ne nous dise point que le libre examen ne convient qu’à certaines confessions religieuses, et non point à toutes, à celles qui, admettant l’autorité d’un livre sacré, permettent cependant de le discuter, et non à celles qui reconnaissent une autorité chargée d’interpréter ce qui est dans ce livre ; car ceux qui croient à cette autorité y croient ou bien a priori, parce qu’il leur semble que cela est nécessaire, logique, inévitable dans l’hypothèse d’une révélation, ou a posteriori, parce qu’ils ont cru trouver dans les livres saints un texte qui fonde cette autorité. Ils croient donc par des raisons qui ont pu leur paraître bonnes après examen ; ils sont donc des libres penseurs en renonçant pour de bonnes raisons à leur libre pensée ; seulement ils ne doivent pas condamner chez les autres le droit dont ils usent eux-mêmes, et ne point ôter l’échelle qui les a conduits où ils sont.

J’accorde que l’on peut être librement croyant, même dans une église où il y a une autorité infaillible ; mais, s’il en est ainsi, j’avoue ne pas comprendre l’objection qu’élèvent les partisans de cette église contre les confessions qui ne reconnaissent pas une pareille autorité. Les catholiques reprochent aux protestans de livrer la religion et les textes sacrés à la merci du libre examen ; ne voient-ils pas qu’eux-mêmes, quand ils argumentent contre les protestans, interprètent les textes sacrés à l’aide de la raison seule ? Ne voient-ils pas que jusqu’à ce qu’ils aient trouvé dans l’Écriture le texte qui fonde l’autorité de l’église, ils usent eux-mêmes du libre examen ? Comment la méthode qui a été bonne et légitime jusque-là devient-elle tout à coup essentiellement mauvaise ? Comment serait-il bon de se servir de la raison pour interpréter le texte dabo tibi claves…, et deviendrait-il tout à coup mauvais de s’en servir pour établir autre chose ? Sans doute si le texte a le sens que l’on dit, il faut dès lors cesser d’examiner et substituer tout à coup la croyance à la critique ; mais cela n’est vrai que pour ceux qui lui donnent ce sens, pour ceux-là seulement il serait impie de continuer à examiner. Quant aux autres, qui contestent le sens de ce texte, comment leur fermerait-on la bouche avec ce texte même, qu’ils entendent autrement ? Il n’y a qu’une chose à leur dire, c’est qu’ils se trompent ; mais on ne peut leur reprocher de se servir d’une méthode dont on se sert soi-même pour les détromper.

Je n’ignore pas les inquiétudes et les préventions qu’éveille chez beaucoup d’esprits sages le principe d’une liberté de penser illimitée. Eh quoi ! s’écriera-t-on, vous accorderez à tous les hommes, même aux plus ignorans, de tout examiner, de tout discuter, de tout soumettre au contrôle de leur infirme raison ! Quelle société pourra subsister devant ce déchaînement des intelligences révoltées ? Je pourrais éluder cette objection en disant que je me suis contenté d’établir que la liberté dépenser, prise en elle-même, est un droit, sans rechercher à qui il appartient d’user de ce droit, et s’il est à l’usage de tout le monde ; j’avoue cependant ne pas trop voir comment l’on s’y prendrait pour fixer des limites, et à quel signe on reconnaîtra ceux à qui il serait permis de penser librement. Le jour où Luther a renversé l’autorité de l’église, il a implicitement reconnu à tous les fidèles le droit de lire et d’interpréter la Bible à leurs risques et périls. Dans la pratique, il est vrai, il sera bon que l’autorité des sages guide et éclaire l’inexpérience des humbles, mais c’est encore en s’adressant à leur liberté de penser et de juger, — non pas en se réservant le privilège des lumières, et en laissant au peuple celui de la servitude et de l’ignorance.

Sans doute si l’on considère combien peu d’hommes dans une société, quelque civilisée qu’elle soit, méritent le nom d’hommes éclairés, combien peu ont les plus simples des connaissances nécessaires pour s’élever plus haut à des questions plus difficiles ; si l’on considère aussi combien les idées dans l’homme sont voisines des passions, on peut craindre que cette émancipation des esprits, cette rupture avec toute tradition, cet appel à la raison individuelle, cette liberté de penser en tous sens ne soit la source de bien des maux, et je reconnais qu’il faut avoir l’esprit ferme pour envisager sans terreur l’avenir inconnu vers lequel marche la société contemporaine ; Le philosophe n’est pas plus que tout autre homme affranchi de ces émotions et de ces inquiétudes ; mais la réflexion modère, si elle ne calme pas entièrement, une anxiété si légitime. Elle nous apprend qu’à aucune époque, même quand le monde était gouverné par le principe d’autorité, la société n’a été à l’abri des grandes crises sociales. De tout temps il y a eu de grandes misères physiques et morales ; l’ignorance et la docilité ne sont nullement des garanties contre le vice, et souvent le prestige d’une autorité indiscutée a été complice de la corruption et du désordre. Si d’ailleurs il y avait lieu d’espérer que l’on pût par quelque moyen empêcher les hommes de penser de telle ou telle manière, s’il y avait quelque procédé sûr de maintenir les esprits dans cet état d’obéissance que l’on regarde comme si souhaitable, je comprendrais à la rigueur qu’on l’essayât ; mais depuis que le flot du libre examen a fait irruption dans la science, dans la société, dans la religion, il a marché sans cesse de progrès en progrès : il a pénétré de couche en couche dans toutes les classes, il a gagné les contrées les plus rebelles à sa puissance ; il n’existe aucune force capable de le contenir et de le refouler ; les pouvoirs qui commencent par marcher contre.lui se voient ensuite contraints de marcher avec lui. A n’en pas douter, il y a là tous les caractères d’un fait inévitable que les impies peuvent considérer comme le résultat des lois implacables du destin, mais où l’on peut tout aussi bien voir le signe d’une volonté providentielle.

Tout porte à croire que la société, après beaucoup d’épreuves passées ou futures, tend à se constituer de plus en plus sur le principe de la libre discussion. Les abus de ce principe se corrigeront par l’usage. A mesure que les hommes se serviront plus de leur raison, ils s’en serviront mieux. Les excès de la raison révoltée doivent être plutôt mis à la charge de la servitude antérieure que de la liberté qui s’éveille. Les instrumens et les outils dont se sert l’industrie humaine n’ont pas atteint du premier coup la perfection qu’ils ont aujourd’hui. Combien donc ne faudra-t-il pas de temps jusqu’à ce que cet instrument des instrumens, j’entends la raison, soit assez cultivé et perfectionné pour être manié par tous les hommes ! Nous devons y travailler chacun pour notre part, non pas en imposant aux autres nos propres idées, mais en leur apprenant à se rendre compte des leurs. Tel est le grand rôle de la philosophie ; elle est avant tout une méthode et une discipline.

Ceux qui sont attachés à certains principes d’ordre et de tradition qu’ils regardent comme la base nécessaire de toute société doivent se guérir de leurs défiances envers la liberté de penser, car elle est pour eux aussi bien que pour leurs adversaires. Le moment n’est pas loin où elle sera leur dernière défense. Quand ils seront une minorité, ils réclameront le droit de penser autrement que la foule ; quand la société nouvelle se sera fait sa foi, ses préjugés, ses traditions, ses lieux communs, tout ce qui ne manque jamais de s’établir dans une société bien assise, les partisans des anciennes idées et des anciennes mœurs demanderont à ne pas obéir aveuglément à ce nouveau genre d’autorité. Ils discuteront, ils critiqueront, ils seront à leur tour des révoltés ; ils le sont déjà. Dans ce va-et-vient des puissances de ce monde, dans ces oscillations de principes qui se renversent l’un l’autre et viennent successivement se déclarer principes absolus, il n’y a qu’une garantie pour tous, c’est la liberté réciproque.

P. JANET.

L’ouvrage de M. Beaussire traite non-seulement de la liberté de penser, mais de la famille, de la liberté d’association, de la propriété littéraire, en un mot de toutes les principales questions du droit naturel.
Pour que la maxime de Descartes soit irréprochable, il faut entendre le mot évidence dans le sens large, et comprendre par là l’évidence de l’expérience aussi bien que celle de la raison pure, ce que Descartes n’a pas toujours fait.

J’emprunte cette argumentation à un illustre écrivain anglais, M. Grote, qui l’a développée très subtilement dans un livre récent et original sur Platon et les disciples de Socrate ; Londres, 1865.

Hegel

Hegel écrivait dans « Introduction à la philosophie de l’histoire » :

« L’histoire universelle est le progrès dans la conscience de la liberté - progrès dont nous avons à reconnaître la nécessité... La liberté elle-même n’existe que pour autant qu’elle est en lutte avec son contraire... On confond souvent la liberté avec l’arbitraire ; mais l’arbitraire n’est qu’une liberté irrationnelle, les choix et les décisions qu’il provoque étant dictés, non par la volonté raisonnable, mais par des impulsions accidentelles, par des mobiles sensibles extérieurs. » Engels dit : « Hegel a été le premier à représenter exactement le rapport de la liberté et de la nécessité. Pour lui, la liberté est l’intellection de la nécessité ». « La nécessité n’est aveugle que dans la mesure où elle n’est pas comprise. » La liberté n’est pas dans une indépendance rêvée à l’égard des lois de la nature, mais dans la connaissance de ces lois et dans la possibilité donnée par là même de les mettre en œuvre méthodiquement pour des fins déterminées. Cela est vrai aussi bien des lois de la nature extérieure que de celles qui régissent l’existence physique et psychique de l’homme lui-même, deux classes de lois que nous pouvons séparer tout au plus dans la représentation, mais non dans la réalité. La liberté de la volonté ne signifie donc pas autre chose que la faculté de décider en connaissance de cause. Donc, plus le jugement d’un homme est libre sur une question déterminée, plus grande est la nécessité qui détermine la teneur de ce jugement... La liberté consiste par conséquent dans l’empire sur nous-mêmes et la nature extérieure, fondé sur la connaissance des nécessités naturelles. »

John Stuart Mill

De la liberté de pensée et de discussion

Il faut espérer que le temps est passé, où il aurait été nécessaire de défendre la liberté de la presse, comme une sécurité contre un gouvernement corrompu et tyrannique. Il n’est pas besoin aujourd’hui, je suppose, de pousser les hommes à la révolte contre tout pouvoir, législatif ou exécutif, dont les intérêts ne seraient pas identifiés avec ceux du peuple, et qui prétendrait lui prescrire des opinions et déterminer quelles doctrines ou quels arguments il lui sera permis d’entendre.

D’ailleurs, cet aspect de la question a été déjà si souvent exposé, et d’une façon si triomphante, qu’il n’est pas nécessaire ici d’insister spécialement là-dessus. Quoique la loi anglaise au sujet de la presse, soit aussi servile aujourd’hui qu’elle l’était au temps des Tudors, il y a peu de danger qu’on s’en serve actuellement contre la discussion politique, excepté pendant quelque panique temporaire, quand la crainte de l’insurrection tire les ministres et les juges hors de leur état normal [1]. Généralement parlant, il n’est pas à craindre, dans un pays constitutionnel, que le gouvernement (qu’il soit ou non complètement responsable envers le peuple) essaye souvent de contrôler l’expression de l’opinion, excepté lorsque, en agissant ainsi, il se fait l’organe de l’intolérance générale du public.

Supposons donc que le gouvernement ne fait qu’un avec le peuple, et ne songe jamais à exercer aucun pouvoir de coercition, à moins que ce ne soit d’accord avec ce qu’il regarde comme la voix du peuple. Mais je refuse au peuple le droit d’exercer une telle coercition, soit de lui-même, soit par son gouvernement : ce pouvoir de coercition est illégitime. Le meilleur gouvernement n’y a pas plus de droit que le pire : un tel pouvoir est aussi nuisible, ou encore plus nuisible, lorsqu’on l’exerce d’accord avec l’opinion publique, que lorsqu’on l’exerce en opposition avec elle. Si toute l’espèce humaine, moins une personne, était d’un avis et qu’une personne seulement fût de l’avis contraire, l’espèce humaine ne serait pas plus justifiable en imposant silence à cette personne, qu’elle ne serait justifiable en imposant silence à l’espèce humaine, si elle le pouvait. Si une opinion était une possession personnelle, n’ayant de valeur que pour le possesseur, si d’être troublé dans la jouissance de cette possession, était simplement un dommage personnel, cela ferait quelque différence que le dommage fût infligé à peu de personnes ou à beaucoup. Mais ce qu’il y a de particulièrement mal à imposer silence à l’expression d’une opinion, c’est que c’est voler l’espèce humaine, la postérité aussi bien que la génération existante, ceux qui s’écartent de cette opinion encore plus que ceux qui la soutiennent. Si cette opinion est juste, on les prive d’une chance de quitter l’erreur pour la vérité ; si elle est fausse, ils perdent ce qui est un bienfait presqu’aussi grand ; la perception plus claire et l’impression plus vive de la vérité, produite par sa collision avec l’erreur.

Il est nécessaire de considérer séparément ces hypothèses, à chacune desquelles correspond une branche distincte de l’argument. Nous ne pouvons jamais être sûrs que l’opinion que nous cherchons à étouffer est fausse, et en fussions-nous sûrs, l’étouffer serait encore un mal.

1° L’opinion qu’on cherche à supprimer par l’autorité peut très-bien être vraie : ceux qui désirent la supprimer contestent naturellement sa vérité, mais ils ne sont pas infaillibles. Ils n’ont pas le pouvoir de décider la question pour tout le genre humain, et de refuser à d’autres qu’eux les moyens de juger. Ne point laisser connaître une opinion parce qu’on est sûr de sa fausseté, c’est affirmer qu’on possède la certitude absolue. Toutes les fois qu’on étouffe une discussion, on affirme par là même sa propre infaillibilité : on peut laisser la condamnation de ce procédé reposer sur cet argument.

Malheureusement pour le bon sens des hommes, le fait de leur faillibilité est loin d’avoir dans leur jugement pratique, l’importance qu’ils lui accordent en théorie. En effet, tandis que chacun d’eux sait très-bien qu’il est faillible, un petit nombre d’hommes seulement trouvent nécessaire de prendre des précautions là contre, ou d’admettre la supposition qu’une opinion dont ils se sentent certains, peut être un des exemples de l’erreur à laquelle ils se reconnaissent sujets.

Les princes absolus, ou d’autres personnes accoutumées à une déférence illimitée, ressentent ordinairement cette entière confiance dans leurs propres opinions sur presque tous les sujets. Les hommes plus heureusement placés, qui entendent quelquefois discuter leurs opinions, et qui ne sont pas tout à fait inaccoutumés à être redressés lorsqu’ils se trompent, placent la même confiance sans bornes dans telles de leurs opinions partagées par ceux qui les entourent, ou par ceux envers qui ils ont une déférence habituelle ; car en proportion du manque de confiance de l’homme dans son propre jugement solitaire, il accorde une foi plus implicite à l’infaillibilité du monde en général. Et le monde est pour chaque individu la portion du monde avec laquelle il est en contact ; son parti, sa secte, son église, sa classe de société : et comparativement on peut trouver qu’un homme a l’esprit étendu et libéral, lorsque ce mot le monde signifie pour lui son pays ou son siècle. La foi de l’homme dans cette autorité collective, n’est nullement ébranlée quoi qu’il sache que d’autres siècles, d’autres pays, d’autres sectes, d’autres églises, d’autres partis, ont pensé et pensent encore exactement le contraire. Il charge son propre monde d’avoir raison contre les mondes dissidents des autres hommes, et il ne s’inquiète jamais de l’idée que le pur hasard a décidé lequel de ces mondes nombreux posséderait sa confiance, et que les mêmes causes qui font de lui un chrétien à Londres, en auraient fait un bouddhiste à Pékin. Cependant la chose en elle-même est aussi évidente que pourraient le prouver tous les arguments possibles. Les siècles ne sont pas plus infaillibles que les individus, chaque siècle ayant professé beaucoup d’opinions que les siècles suivants ont estimées non seulement fausses, mais absurdes ; et il est également certain que beaucoup d’opinions aujourd’hui générales, seront rejetées par les siècles futurs, comme beaucoup d’opinions autrefois générales, sont rejetées par le siècle présent. L’objection qu’on fera probablement à cet argument, pourrait peut-être prendre la forme suivante. Il n’y a pas une plus grande prétention d’infaillibilité dans l’obstacle mis à la propagation de l’erreur que dans aucun autre acte de l’autorité. Le jugement est donné à l’humanité pour qu’elle s’en serve ; parce qu’on peut en faire mauvais usage, faut-il dire aux hommes qu’ils ne devraient pas s’en servir du tout ? En défendant ce qu’ils croyaient nuisible, ils ne prétendent pas être exempts d’erreur, ils ne font que remplir le devoir obligatoire pour eux (quoiqu’ils soient faillibles) d’agir suivant leur conviction consciencieuse. Si nous ne devions jamais agir d’après nos opinions, parce que nos opinions peuvent être fausses, nous négligerions de soigner tous nos intérêts, d’accomplir tous nos devoirs. Une objection applicable à toute conduite en général, ne peut pas être une objection solide, contre aucune conduite en particulier. C’est le devoir des gouvernements et des individus de se former les opinions les plus vraies qu’ils peuvent, de se les former soigneusement, et de ne jamais les imposer aux autres sans être tout à fait sûrs d’avoir raison. Mais quand ils en sont sûrs (ainsi parlent nos adversaires), ce n’est point conscience mais poltronnerie de ne pas agir suivant leurs opinions et de laisser propager librement des doctrines qu’en conscience ils trouvent dangereuses pour le bien-être de l’humanité, soit dans ce monde, soit dans l’autre ; et tout cela parce que d’autres peuples, dans des temps moins éclairés, ont persécuté des opinions qu’on croit vraies aujourd’hui.

Nos adversaires ajoutent : on peut nous dire, prenons garde de tomber dans la même erreur.

Mais les gouvernements et les nations ont commis des méprises, à propos d’autres choses qu’on regarde comme des sujets sur lesquels l’autorité publique peut s’exercer en toute convenance ; ils ont levé de mauvais impôts, fait des guerres injustes. Devrions-nous donc ne plus lever aucune taxe, et ne plus faire de guerres, malgré n’importe quelle provocation ? Les hommes et les gouvernements doivent agir du mieux qu’ils peuvent. Il n’existe pas de certitude absolue, mais il y en a assez pour les besoins de la vie. Nous pouvons et devons affirmer que notre opinion est vraie pour la direction de notre conduite, et nous n’affirmons rien de plus en empêchant de pervertir la société par la propagation d’opinions que nous regardons comme fausses et pernicieuses.

Je réponds que c’est affirmer beaucoup plus. Il y a la plus grande différence entre présumer qu’une opinion est vraie, parce qu’avec toutes les chances pour être réfutée elle ne l’a pas été, et affirmer sa vérité afin de ne pas en permettre la réfutation. La liberté complète de contredire et de désapprouver notre opinion, est la condition même qui nous permet d’affirmer sa vérité dans des vues pratiques ; et un être humain ne peut avoir d’aucune autre façon l’assurance rationnelle d’être dans le vrai.

Quand nous considérons soit l’histoire de l’opinion, soit la conduite ordinaire de la vie humaine, à quoi peut-on attribuer que l’une et l’autre ne soient pas pires ? Non pas certainement à la force inhérente à l’intelligence humaine, car sur tout sujet qui n’est pas évident de soi, une seule personne sur cent sera capable de juger. Encore la capacité de cette unique personne n’est-elle que relative ; car la majorité des hommes éminents de chaque génération passée, a soutenu beaucoup d’opinions regardées aujourd’hui comme erronées, et fait ou approuvé nombre de choses que personne ne justifiera aujourd’hui.

Comment se fait-il alors, qu’il y ait en somme, parmi l’espèce humaine, une prépondérance d’opinions rationnelles et de conduite rationnelle ? Si cette prépondérance existe réellement — ce qui doit être, à moins que les affaires humaines ne soient et n’aient toujours été dans un état presque désespéré, — elle est due à une qualité de l’esprit humain (la source de tout ce qu’il y a de respectable dans l’homme, soit comme être intellectuel, soit comme être moral), à savoir que ses erreurs sont corrigibles. Il est capable de rectifier ses méprises par la discussion et l’expérience. Non pas par l’expérience seulement : il faut la discussion pour montrer comment l’expérience doit être interprétée.

Les opinions et les coutumes fausses cèdent graduellement devant le fait et l’argument ; mais pour que les faits et les arguments produisent quelque impression sur l’esprit, il faut qu’on les lui présente. Très peu de faits peuvent dire leur histoire eux-mêmes, sans commentaires pour expliquer leur signification. Donc, toute la force et toute la valeur du jugement humain reposant sur cette propriété qu’il possède de pouvoir être redressé quand il s’égare, il n’est permis de lui accorder quelque confiance, que lorsqu’on garde tout prêts les moyens de le redresser. Comment a fait un homme dont le jugement mérite réellement confiance ? Il a fait attention à toutes les critiques sur ses opinions et sa conduite, il a eu pour coutume d’écouter tout ce qu’on pouvait dire contre lui, d’en profiter autant qu’il était juste, et d’exposer à lui-même et aux autres, à l’occasion, la fausseté de ce qui n’était que sophisme ; il a senti que la seule façon dont un être humain puisse jamais venir à bout de connaître à fond un sujet, c’est d’écouter ce qu’en peuvent dire des personnes de toutes les opinions, et d’étudier toutes les manières dont il peut être envisagé par les différents genres d’esprit. Jamais aucun homme sage n’acquit sa sagesse autrement, et il n’est pas dans la nature de l’intelligence humaine de devenir sage d’aucune autre façon. La constante habitude de corriger et de compléter son opinion, en la comparant à celle des autres, loin de causer du doute et de l’hésitation pour la mettre en pratique, est le seul fondement stable d’une juste confiance dans cette opinion.

En effet, l’homme sage connaissant tout ce qu’on peut, selon toute probabilité, dire contre lui, et ayant assuré sa position contre tout adversaire, sachant que loin d’éviter les objections et les difficultés il les a cherchées, et n’a écarté aucune lumière du sujet, cet homme a le droit de penser que son jugement vaut mieux que celui de n’importe quelle personne ou quelle multitude, qui n’a pas fait les mêmes façons.

Ce n’est pas trop exiger que d’imposer au public, à cette collection variée de quelques sages et de beaucoup de sots individus, les mêmes conditions que les hommes les plus sages, ceux qui ont le plus le droit de se fier à leur jugement, regardent comme des garanties nécessaires de leur confiance en eux-mêmes. La plus intolérante des églises, l’église catholique romaine, même lors de la canonisation d’un saint, admet et écoute patiemment un avocat du diable. Il paraît que les plus saints des hommes ne peuvent être admis aux honneurs posthumes, que lorsque tout ce que le diable peut dire contre eux est connu et pesé.

S’il n’était permis de révoquer en doute la philosophie de Newton, l’espèce humaine ne pourrait la tenir pour vraie en toute certitude. Les croyances pour lesquelles nous avons le plus de garanties, ne reposent sous aucune autre protection qu’une invitation constante au monde entier de démontrer leur manque de vérité. Si le défi n’est pas accepté, ou si il est accepté et que l’essai ne réussisse pas, nous sommes encore assez loin de la certitude, mais nous avons fait tout ce que nous permet de faire l’état présent de la raison humaine ; nous n’avons rien négligé de ce qui pouvait nous donner une chance d’atteindre la vérité. La lice restant ouverte, nous pouvons espérer que s’il y a une vérité meilleure, on la trouvera quand l’esprit humain sera capable de la recevoir ; et en attendant nous pouvons être sûrs d’avoir approché aussi près de la vérité qu’il était possible de le faire de notre temps. Voilà toute la certitude à laquelle peut arriver un être faillible, et voilà la seule manière d’y arriver.

Il est étrange que les hommes reconnaissent la valeur des arguments en faveur de la libre discussion, mais qu’ils répugnent à pousser ces arguments jusqu’au bout, ne voyant pas que si des raisons ne sont pas bonnes pour un cas extrême, elles ne valent rien du tout. — Autre singularité — ils croient ne pas se piquer d’infaillibilité, quand ils reconnaissent que la discussion doit être libre sur tous les sujets qui peuvent être douteux, mais qu’ils pensent en même temps qu’on devrait placer au-dessus de la discussion une doctrine ou un point particulier, parce que c’est si certain, c’est-à-dire parce qu’ils sont certains que c’est certain. Tenir un point pour certain, tant qu’il existe un être qui nierait sa certitude s’il le pouvait, mais qui ne le peut pas, c’est affirmer que nous, et ceux de notre opinion, sommes les juges de la certitude, et juges sans entendre les deux côtés de la question.

Dans notre siècle, qu’on a représenté comme privé de foi, mais effrayé du scepticisme, les hommes se sentant assurés non pas tant de la vérité de leurs opinions que de leur nécessité, les droits d’une opinion à être protégée contre l’attaque publique reposent sur son importance pour la société, plutôt que sur sa vérité. Il y a, dit-on, certaines croyances si utiles, pour ne pas dire indispensables au bien-être, que c’est autant le devoir des gouvernements de soutenir ces croyances, que de protéger aucun autre des intérêts de la société. Dans un cas de nécessité si absolue, et faisant partie si évidente de leur devoir, on soutient que quelque chose de moins que l’infaillibilité peut autoriser et même obliger les gouvernements à agir suivant leur propre opinion confirmée par l’opinion générale de l’humanité. On dit souvent aussi, et on le pense encore plus souvent : nul, si ce n’est un homme vicieux, ne désirerait affaiblir ces croyances salutaires, et il ne peut rien y avoir de mal à contenir des hommes vicieux, et à défendre ce qu’eux seuls désireraient faire. Cette manière de penser fait de la justification des contraintes imposées à la discussion, une question non de vérité mais d’utilité de doctrines, et se flatte par ce moyen d’éviter la responsabilité de la prétention à être infaillible. Mais ceux qui se contentent à si bon marché ne s’aperçoivent pas que la prétention à l’infaillibilité est simplement transportée d’un point sur un autre. L’utilité même d’une opinion est affaire d’opinion ; elle prête autant à la discussion, et elle l’exige autant que l’opinion elle-même. Il y a le même besoin d’un juge infaillible d’opinions pour décider qu’une opinion est nuisible, que pour décider qu’elle est fausse, à moins que l’opinion condamnée n’ait toute facilité pour se défendre. Et il ne convient pas de dire qu’on peut permettre à un hérétique de soutenir l’utilité ou l’innocence de son opinion, quoiqu’on lui défende d’en soutenir la vérité. La vérité d’une opinion fait partie de son utilité : dès que nous voulons savoir s’il est désirable ou non qu’une proposition soit crue, est-il possible d’exclure la considération de sa vérité ou de sa fausseté ?

Dans l’opinion, non des hommes vicieux mais des meilleurs, aucune croyance contraire à la vérité ne peut être réellement utile ; et pouvez-vous empêcher de tels hommes d’alléguer cette apologie quand on les poursuit pour avoir nié quelque doctrine utile, leur dit-on, mais qu’ils croient être fausse ? Ceux qui partagent les opinions reçues ne manquent jamais de tirer tout l’avantage possible de cette excuse ; vous ne les trouvez pas, eux, traitant la question d’utilité, comme si on pouvait la détacher complétement de la question de vérité. Au contraire, c’est surtout parce que leur doctrine est la vérité qu’il est si indispensable de la connaître ou d’y croire. Il ne peut pas y avoir de discussion loyale sur la question d’utilité quand un des partis seulement peut employer un argument si vital. Et en point de fait, quand la loi ou le sentiment public ne permettent pas de discuter la vérité d’une opinion, ils sont tout aussi peu tolérants pour un déni de son utilité. Le plus qu’ils permettent est une atténuation de sa nécessité absolue, ou du crime positif de la rejeter.

Afin de montrer plus clairement tout le mal qu’il y a à refuser d’écouter des opinions parce que nous les avons condamnées d’avance dans notre propre jugement, il serait désirable d’établir la discussion sur un cas déterminé. Je choisis de préférence les cas qui me sont le moins favorables, ceux dans lesquels l’argument contre la liberté d’opinion, et pour le compte de la vérité et pour le compte de l’utilité, est regardé comme le plus fort.

Mettons que les opinions attaquées sont la croyance en Dieu et en une vie future, ou n’importe laquelle des doctrines de morale généralement acceptées. Livrer bataille sur ce terrain, c’est donner grand avantage à un adversaire de mauvaise foi, car il dira sûrement (et beaucoup de personnes qui ne désirent nullement être de mauvaise foi, se le diront aussi) : Sont-ce là des doctrines que vous n’estimez pas suffisamment certaines pour être prises sous la protection de la loi ? La croyance en Dieu est-elle une de ces opinions dont on ne peut pas se sentir sûr, sans prétendre selon vous à l’infaillibilité ? Mais je demande la permission de remarquer que se sentir sûr d’une doctrine, quelle qu’elle soit, n’est pas ce que j’appelle prétendre à l’infaillibilité. J’entends par là, entreprendre de décider cette question pour les autres, sans leur permettre d’entendre ce qu’on peut dire de l’autre côté. Et je ne dénonce et ne réprouve pas moins cette prétention, si elle s’avance pour soutenir mes convictions les plus solennelles. Un homme a beau être positivement convaincu non-seulement de la fausseté, mais des conséquences pernicieuses, non-seulement des conséquences pernicieuses, mais (pour employer des expressions que je condamne entièrement) de l’immoralité et de l’impiété d’une opinion, néanmoins en conséquence de ce jugement privé (et quand bien même il serait soutenu par le jugement public de son pays ou de ses contemporains), s’il empêche cette opinion de parler pour sa défense, il affirme sa propre infaillibilité. Et cette affirmation est loin d’être moins dangereuse ou moins répréhensible, parce que l’opinion est appelée immorale ou impie : c’est au contraire de tous les cas celui où elle est le plus fatale.

Voilà exactement les occasions où les hommes commettent ces affreuses méprises qui excitent l’étonnement et l’horreur de la postérité. Nous en trouvons des exemples mémorables dans l’histoire, lorsque nous voyons le bras de la loi occupé à détruire les meilleurs hommes et les plus nobles doctrines, et cela avec un succès déplorable quant aux hommes : quant aux doctrines, plusieurs ont survécu, pour être (comme par dérision) invoquées pour la défense d’une conduite semblable envers ceux qui n’acceptaient pas ces doctrines ou leur interprétation reçue.

On ne peut rappeler trop souvent à l’espèce humaine qu’il a existé un homme du nom de Socrate, et qu’il s’éleva une collision mémorable entre cet homme d’un côté, et de l’autre les autorités légales et l’opinion publique. Il était né dans un siècle et dans un pays riches en grandeur individuelle, et sa mémoire nous a été transmise par ceux qui connaissaient le mieux, et lui et son époque, comme la mémoire de l’homme le plus vertueux de son temps. Nous le connaissons en même temps pour le chef et le prototype de tous ces grands maîtres de vertu qui lui furent postérieurs, pour la source et de l’inspiration de Platon et du judicieux utilitarianisme d’Aristote « i maestri di color che sanno, » les deux créateurs de toute philosophie éthique ou autre. Ce maître reconnu de tous les penseurs éminents qui parurent après lui ; cet homme dont la gloire toujours croissante depuis plus de deux mille ans surpasse celle de tous les autres noms qui illustrèrent sa ville natale, fut mis à mort par ses concitoyens après une condamnation juridique, comme coupable d’impiété et d’immoralité. Impiété en niant les dieux reconnus par l’État ; à vrai dire, son accusateur affirmait qu’il ne croyait en aucuns dieux (voir l’Apologia). Immoralité en corrompant la jeunesse par ses doctrines et ses instructions. On a toute raison de croire que le tribunal le trouva en conscience coupable de ces crimes ; et il condamna l’homme qui probablement de tous ses contemporains méritait le plus de l’espèce humaine, à être mis à mort comme un criminel.

Passons à l’autre unique exemple d’iniquité judiciaire dont ce ne soit pas une gradation renversée que de faire mention après la mort de Socrate. Nous voulons parler de l’événement qui s’accomplit sur le Calvaire, il y a plus de dix-huit cents ans. L’homme qui laissa à tous ceux qui l’avaient vu et entendu une telle impression de sa grandeur morale, que dix-huit siècles lui ont rendu hommage comme au Tout-Puissant, fut ignominieusement mis à mort. Pourquoi ? comme blasphémateur. Non-seulement les hommes ne reconnurent point leur bienfaiteur, mais ils le prirent pour le contraire exact de ce qu’il était, et le traitèrent comme un prodige d’impiété. A présent on les tient pour tels eux-mêmes, à cause du traitement qu’ils lui firent subir. Les sentiments qui animent aujourd’hui l’espèce humaine au sujet de ces événements lamentables, la rendent extrêmement injuste dans son jugement sur les malheureux acteurs. Ceux-ci, selon toute apparence, n’étaient pas pires que le commun des hommes : c’était au contraire des hommes qui possédaient d’une façon complète, plus que complète peut-être, les sentiments religieux, moraux et patriotiques de leur temps et de leur pays ; de ces hommes qui sont faits, en tout temps, y compris le nôtre, pour traverser la vie sans reproche et respectés. Lorsque le grand-prêtre déchira ses vêtements en entendant prononcer les paroles qui, suivant toutes les idées de son pays, constituaient le plus noir des crimes, son indignation et son horreur étaient très-probablement aussi sincères que le sont aujourd’hui les sentiments moraux et religieux professés par la généralité des hommes pieux et respectables. Et beaucoup de ceux qui frémissent maintenant de sa conduite, auraient agi exactement de même, s’ils avaient vécu à cette époque, et parmi les Juifs. Les chrétiens orthodoxes qui sont tentés de croire ceux qui lapidèrent les premiers martyrs des hommes bien pires qu’eux-mêmes, devraient se rappeler que saint Paul fut au nombre de ces persécuteurs.

Ajoutons encore un exemple, le plus frappant de tous, si l’erreur fait d’autant plus d’impression que celui qui la commet possède plus de sagesse et de vertu. Si jamais un monarque eût sujet de se croire meilleur et plus éclairé qu’aucun de ses contemporains, ce fut l’empereur Marc-Aurèle. Maître absolu de tout le monde civilisé, il garda toute sa vie non seulement la justice la plus pure, mais, ce qu’on aurait moins attendu de son éducation stoïque, le cœur le plus tendre. Le peu de fautes qu’on lui attribue viennent toutes de son indulgence, tandis que ses écrits, les productions morales les plus élevées de l’antiquité, diffèrent a peine, si même ils diffèrent, des enseignements les plus caractéristiques du Christ. Cet homme, un meilleur chrétien en tout, excepté dans le sens dogmatique du mot, que la plupart des souverains ostensiblement chrétiens qui régnèrent depuis, persécuta le christianisme. Maître de toutes les conquêtes précédentes de l’humanité, doué d’une intelligence ouverte et libre et d’un caractère qui le portait à incorporer dans ses écrits moraux l’idéal chrétien, il ne vit pas cependant que le christianisme avec ses devoirs dont il était si profondément pénétré, était un bien et non un mal pour le monde. Il savait que la société existante était dans un état déplorable. Mais telle qu’elle était, il voyait ou s’imaginait voir qu’elle n’était soutenue et préservée d’un pire état, que par la foi et le respect pour les dieux reçus. Comme souverain, il estimait de son devoir de ne pas laisser la société se dissoudre, et ne voyait pas comment, si on ôtait les liens existants, on en pourrait former d’autres capables de la maintenir. La nouvelle religion visait ouvertement à briser ces liens ; donc, à moins qu’il ne fût de son devoir d’adopter cette religion, il semblait être de son devoir de la détruire. Du moment où la théologie du christianisme ne lui paraissait pas vraie ou d’origine divine, du moment où il ne pouvait croire à cette étrange histoire d’un Dieu crucifié, ni prévoir qu’un système reposant sur une semblable base fût l’influence rénovatrice que l’on sait, le plus doux et le plus aimable des philosophes et des souverains conduit par un sentiment solennel de devoir, dut autoriser la persécution du christianisme.

Selon moi, c’est un des faits les plus tragiques de l’histoire. Il est triste de penser combien eût pu être différent le christianisme du monde, si la foi chrétienne avait été adoptée comme religion de l’empire par Marc-Aurèle au lieu de Constantin. Mais ce serait à la fois une injustice et une fausseté de nier que Marc-Aurèle n’ait eu, pour punir comme il le fit, la propagation du christianisme, toutes les excuses qu’on peut alléguer pour punir des doctrines antichrétiennes. Un chrétien croit fermement que l’athéisme est une erreur et un principe de dissolution sociale ; mais Marc-Aurèle en pensait autant du christianisme, lui, que de tous les hommes alors vivants on aurait pu croire le plus capable de l’apprécier. Donc, que tout adversaire de la liberté de discussion s’abstienne d’affirmer à la fois son infaillibilité et celle de la multitude, comme le fit avec de si fâcheux résultats le grand Antonin, à moins cependant qu’il ne se flatte d’être plus sage et meilleur que Marc-Aurèle, plus profondément versé dans la sagesse de son temps et d’un esprit plus supérieur à ce milieu, de meilleure foi dans sa recherche de la vérité, ou plus sincèrement attaché à la vérité une fois trouvée.

Connaissant l’impossibilité de défendre les persécutions religieuses par des arguments qui ne justifient pas Marc-Aurèle, les ennemis de la liberté religieuse acceptent quelquefois, lorsqu’on les presse vivement, cette conséquence ; et ils disent avec le docteur Johnson, que les persécuteurs du christianisme étaient dans le vrai, que la persécution est une épreuve que la vérité doit subir et subit toujours avec succès, les pénalités légales étant au bout du compte sans force contre la vérité, quoique quelquefois utiles contre des erreurs nuisibles. Cette forme de l’argument en faveur de l’intolérance religieuse est assez remarquable pour qu’on s’y arrête.

Une théorie qui soutient qu’on est justifiable de persécuter la vérité, parce que la persécution ne lui fait pas de tort, ne peut pas être accusée d’être hostile avec intention à la réception de vérités nouvelles. Mais nous ne pouvons louer la générosité de sa manière d’agir envers les personnes auxquelles l’espèce humaine doit la découverte de ces vérités. Révéler au monde quelque chose qui l’intéresse profondément et qu’il ignorait jusque-là, lui prouver qu’il s’est trompé sur quelque point vital de son intérêt spirituel ou temporel, voilà le plus important service qu’un être humain puisse rendre à ses semblables, et dans certains cas, comme celui des premiers chrétiens ou des réformateurs, les partisans de l’opinion du docteur Johnson croyent que c’était le plus précieux don qu’on pût faire à l’humanité. Eh bien ! d’après cette théorie, traiter comme les plus vils criminels les auteurs de si grands bienfaits et les récompenser par le martyre, n’est pas une erreur et un malheur déplorable pour lesquels l’humanité doive faire pénitence avec le sac et la cendre, mais bien l’état normal et justifiable des choses. Celui qui propose une vérité nouvelle devrait, suivant cette doctrine, se présenter comme faisait chez les Locriens celui qui proposait une loi nouvelle, avec une corde au cou qu’on serrait si l’assemblée publique, après avoir entendu ses raisons, n’adoptait pas sur le champ sa proposition. On ne peut supposer que les personnes qui défendent cette façon de traiter les bienfaiteurs, attachent beaucoup de prix au bienfait. Et je crois que cette manière d’envisager le sujet, appartient presque uniquement aux gens persuadés que des vérités nouvelles pouvaient être désirables autrefois, mais que nous en avons assez maintenant.

Mais assurément ce dicton que la vérité triomphe toujours de la persécution, est un de ces mensonges plaisants que les hommes se répètent les uns aux autres jusqu’à ce qu’ils soient passés en lieux communs, mais que réfute toute expérience.

L’histoire nous montre constamment la vérité réduite au silence par la persécution ; si elle n’est pas supprimée à tout jamais, elle peut être reculée pour des siècles.

Pour ne parler que des opinions religieuses, la réforme éclata au moins vingt fois avant Luther et fut réduite au silence. Arnaud de Brescia, Fra Dolcino, Savonarole furent réduits au silence ; les Albigeois, les Vaudois, les Lollards, les Hussites, furent détruits. Même après Luther, partout où on persista dans la persécution, elle fut victorieuse. En Espagne, en Italie, en Flandre, en Autriche, le protestantisme fut extirpé ; et très-probablement il en aurait été de même en Angleterre, si la reine Marie avait vécu, ou si la reine Elisabeth était morte. La persécution a toujours réussi, excepté là où les hérétiques formaient un parti trop puissant pour être efficacement persécuté. Le christianisme aurait pu être extirpé de l’empire romain : aucune personne raisonnable n’en peut douter. Il se répandit et devint prédominant parce que les persécutions étaient seulement accidentelles, ne duraient que peu de temps, et étaient séparées par de longs intervalles de propagande presque libre. C’est pure déclamation de dire que la vérité possède, uniquement comme vérité, un pouvoir essentiel et refusé à l’erreur, de prévaloir contre les prisons et le bûcher. Les hommes ne sont pas plus zélés pour la vérité qu’ils ne le sont souvent pour l’erreur ; et une application suffisante de pénalités légales ou même sociales suffira pour arrêter la propagation soit de l’une, soit de l’autre. L’avantage réel que possède la vérité consiste en ce que, lorsqu’une opinion est vraie, on a beau l’étouffer plusieurs fois, elle reparaît toujours dans le cours des siècles, jusqu’à ce qu’une de ses réapparitions tombe sur une époque où, par suite de circonstances favorables, elle échappe à la persécution, assez longtemps au moins pour acquérir la force de pouvoir lui résister plus tard.

On nous dira que nous ne mettons plus à mort à présent ceux qui introduisent des opinions nouvelles ; nous ne sommes pas comme nos pères qui massacraient les prophètes, au contraire nous leur bâtissons des sépulcres. Il est vrai, nous ne mettons plus à mort les hérétiques, et toutes les peines que pourrait tolérer le sentiment moderne, même contre les opinions les plus odieuses, ne suffiraient pas pour les extirper. Mais ne nous flattons pas encore d’avoir échappé à la honte de la persécution légale. La loi permet encore des pénalités à l’égard de l’opinion ou au moins de son expression, et l’application de ces pénalités n’est pas une chose tellement sans exemple qu’on puisse espérer ne jamais les voir revivre dans toute leur force. L’année 1857, aux assises d’été du comté de Cornwall, un malheureux homme d’une conduite irréprochable, dit-on, dans toutes les relations de la vie, fut condamné à vingt et un mois d’emprisonnement pour avoir prononcé et écrit sur une porte quelques paroles offensantes au sujet du christianisme [2]. À un mois de là, à Old Bailey, deux personnes, dans deux occasions séparées, furent refusées comme jurés [3], et l’une d’elles fut grossièrement insultée par le juge et un des assesseurs, parce qu’elles déclarèrent honnêtement n’avoir aucune croyance religieuse. Pour la même raison on refusa justice contre un voleur à une troisième personne, un étranger [4]. Ce refus de réparation eut lieu en vertu de la doctrine légale qu’une personne qui ne croit pas en Dieu (n’importe quel Dieu) et en une vie future, ne peut être admise à porter témoignage en justice ; ce qui équivaut à déclarer que ces personnes sont hors de la loi, privées de la protection des tribunaux, et que non-seulement elles peuvent être impunément l’objet de vol ou de voies de fait, si elles n’ont d’autres témoins qu’elles-mêmes ou que des gens de leur opinion, mais encore que tout le monde doit subir ces attentats, dès que la preuve dépend uniquement de leur témoignage. Ceci est fondé sur la présomption que le serment d’une personne qui ne croit pas à une vie future est sans valeur ; proposition qui montre une grande ignorance de l’histoire chez ceux qui l’admettent (puisqu’il est historiquement vrai qu’à toutes les époques une grande quantité d’infidèles ont été des gens d’un honneur et d’une intégrité distingués) ; et pour soutenir cette proposition, il faudrait ne pas soupçonner combien de personnes, réputées dans le monde pour leurs vertus et leurs talents, sont bien connues, au moins de leurs amis intimes, comme ne croyant à rien. Cette règle en outre se détruit d’elle-même : sous prétexte que les athées doivent être des menteurs, elle admet le témoignage de tous les athées qui sont gens à mentir, et elle rejette seulement ceux qui bravent la disgrâce de confesser publiquement un symbole détesté plutôt que d’affirmer un mensonge. Une règle qui se ruine ainsi d’elle-même, par rapport au but qu’elle se propose, ne peut être maintenue que comme un gage de haine, comme un reste de persécution ; la persécution ayant ici cette particularité que la raison pour l’encourir, est la preuve bien acquise qu’on ne la mérite pas. Cette règle et la théorie qu’elle implique sont à peine moins insultantes pour les croyants que pour les infidèles ; car si celui qui ne croit pas à une vie future est nécessairement un menteur, naturellement ceux qui y croyent ne sont empêchés de mentir, si toutefois ils le sont, que par la crainte de l’enfer. Nous ne ferons pas aux auteurs et aux partisans de cette règle, l’injure de supposer que l’idée qu’ils se sont formée de la vertu chrétienne est tirée de leur propre conscience.

À la vérité, ce ne sont là que des lambeaux et des restes de persécution, et on peut les regarder non comme une indication du désir de persécuter, mais bien plutôt comme un exemple de cette infirmité très-fréquente chez des esprits anglais, qui leur fait prendre un plaisir absurde à affirmer un mauvais principe quand ils ne sont plus assez mauvais pour désirer réellement le mettre en pratique. Mais malheureusement on ne peut être sûr, dans l’état de l’esprit public, que cette suspension des plus odieuses formes de la persécution légale, qui dure depuis soixante ans environ, continuera : dans notre siècle, la surface paisible de la routine est troublée par des tentatives faites aussi souvent pour ressusciter des maux passés que pour introduire de nouveaux biens. Ce dont on se vante maintenant comme de la renaissance de la religion, est toujours au moins autant dans les esprits étroits et incultes, la renaissance du fanatisme ; et lorsqu’il y a dans les sentiments d’un peuple ce levain permanent et puissant d’intolérance qui résida de tous temps parmi les classes moyennes de notre pays, il faut peu de chose pour le pousser à persécuter activement ceux qu’il n’a jamais cessé de regarder comme dignes de persécution [5].

Car il en est ainsi, ce sont les opinions que les hommes entretiennent et les sentiments qu’ils nourrissent à l’égard des dissidents, quant aux croyances qu’ils estiment importantes, qui font de ce pays un lieu où n’existe pas la liberté mentale. Depuis longtemps déjà l’unique tort des pénalités légales est de soutenir et de renforcer le stigmate social. C’est ce stigmate seul qui est vraiment efficace, et il l’est tellement qu’on professe beaucoup moins souvent en Angleterre des opinions mises au ban de la société, qu’on n’avoue dans d’autres pays des opinions courant le risque des punitions judiciaires. Pour toutes personnes, excepté celles que leur fortune rend indépendantes de la bonne volonté des autres, l’opinion est sur ce sujet aussi efficace que la loi : des hommes pourraient aussi bien être emprisonnés que privés des moyens de gagner leur pain. Ceux dont le pain est déjà assuré et qui n’attendent la faveur ni des hommes au pouvoir, ni d’aucun corps, ni du public, ceux-là n’ont rien à craindre d’un franc aveu de n’importe quelle opinion, si ce n’est d’être maltraité dans la pensée et les discours d’autrui, et il ne leur faut pas grand héroïsme pour supporter cela. Il n’y a lieu à aucun appel ad misericordiam en faveur de telles personnes. Mais, quoique nous n’infligions pas d’aussi grands maux qu’autrefois à ceux qui ne pensent pas comme nous, nous nous nuisons peut-être plus que jamais par notre manière de les traiter. Socrate fut mis à mort, mais sa philosophie s’éleva comme le soleil dans le ciel et répandit sa lumière sur tout le firmament intellectuel. Les chrétiens furent jetés aux lions, mais l’Église chrétienne devint un arbre magnifique, dépassant les arbres plus vieux et moins vigoureux et les étouffant de son ombre. Notre intolérance, purement sociale, ne tue personne, n’extirpe aucune opinion ; mais elle pousse les hommes à cacher leurs opinions ou à s’abstenir d’aucun effort actif pour les répandre. Avec nous, les opinions hérétiques ne gagnent ni même ne perdent grand terrain à chaque décade ou à chaque génération ; mais elles ne brillent jamais d’un vif éclat, et continuent à couver dans le cercle étroit de penseurs et de savants où elles ont pris naissance, sans jamais jeter sur les affaires générales de l’humanité une lueur, soit vraie, soit fausse. Et ainsi se soutient un état de choses très-satisfaisant pour certains esprits, parce qu’il maintient toutes les opinions prépondérantes dans un calme apparent, sans la cérémonie ennuyeuse de mettre personne à l’amende ou au cachot, tandis qu’il n’interdit pas absolument l’usage de la raison aux dissidents affligés de la maladie de penser : un plan très-propre à maintenir la paix dans le monde intellectuel et à laisser toutes choses aller à peu près comme devant. Mais le prix de cette sorte de pacification est le sacrifice complet de tout le courage moral de l’esprit humain. Un état de choses grâce auquel la plupart des esprits actifs et investigateurs trouvent utile de garder pour eux les vrais motifs de leurs convictions, et où ils s’efforcent en parlant au public d’adapter ce qu’ils peuvent de leur manière de voir à des prémisses qu’ils nient intérieurement, ne peut produire de ces caractères francs et hardis, de ces intelligences consistantes et logiques qui ornèrent autrefois le monde pensant. L’espèce d’hommes à laquelle on peut s’attendre sous ce régime présente ou de purs esclaves du lieu commun, ou des serviteurs circonspects de la vérité dont les arguments sur tous les grands sujets sont proportionnés à leur auditoire et ne sont pas ceux dont ils se sont payés eux-mêmes. Les hommes qui évitent cette alternative, y réussissent en bornant leur pensée et leur intérêt aux choses dont on peut parler sans se hasarder dans la région des principes ; c’est-à-dire à un petit nombre de matières pratiques qui viendraient à bien d’elles-mêmes, si l’intelligence humaine prenait force et étendue, et qui n’y viendront jamais, tant que ce qui fortifierait et étendrait l’esprit humain, un libre et audacieux examen des sujets les plus élevés, est abandonné.

Les hommes aux yeux desquels ce silence des hérétiques n’est pas un mal devraient considérer d’abord que, par suite d’un tel silence, les opinions hérétiques ne sont jamais discutées d’une façon loyale et approfondie, de sorte que celles d’entre elles qui ne pourraient soutenir une pareille discussion ne disparaissent pas, quoiqu’on les empêche peut-être de s’étendre. Mais ce n’est pas à l’esprit des hérétiques que nuit le plus la prohibition de toutes recherches dont les conclusions ne sont pas conformes à l’orthodoxie. Ceux qui en souffrent davantage sont les orthodoxes eux-mêmes, dont tout le développement intellectuel est gêné et dont la raison est domptée par la crainte de l’hérésie. Qui peut calculer tout ce que le monde perd dans cette quantité de belles intelligences alliées à des caractères timides, lesquelles n’osent se laisser aller à une façon de penser hardie, vigoureuse, indépendante, de peur d’arriver à une conclusion irréligieuse ou immorale aux yeux de quelques-uns ? Là vous voyez quelquefois un homme profondément consciencieux, d’un entendement subtil et raffiné, qui passe sa vie à sophistiquer avec son intelligence qu’il ne peut réduire au silence, et qui épuise toutes les ressources de l’esprit pour concilier les inspirations de sa conscience et de sa raison avec l’orthodoxie, ce à quoi après tout il ne réussit peut-être pas.

Nul ne peut être grand penseur qui ne regarde pas comme son premier devoir, en qualité de penseur, de suivre son intelligence n’importe où elle peut le mener. La société gagne encore plus aux erreurs même d’un homme qui, après l’étude et la préparation voulues, pense par lui-même, qu’aux opinions justes de ceux qui les professent, seulement parce qu’ils ne se permettent pas de penser. Non pas que ce soit uniquement ou principalement pour former de grands penseurs que la liberté de penser soit nécessaire. Au contraire, elle est aussi et même plus indispensable pour rendre la moyenne des hommes capable d’atteindre la hauteur intellectuelle que comporte leur aptitude. Il y a eu, et il peut encore y avoir de grands penseurs individuels dans une atmosphère générale d’esclavage mental. Mais il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais dans cette atmosphère un peuple intellectuellement actif. Partout où un peuple a possédé temporairement cette activité, ça a été parce que la crainte des spéculations hétérodoxes était pour un temps suspendue. Là où il est est entendu tacitement que les principes ne doivent pas être discutés, là ou la discussion des plus grandes questions qui peuvent occuper l’humanité est regardée comme terminée, on ne peut s’attendre à trouver à un degré généralement élevé cette activité intellectuelle qui a rendu si remarquables quelques époques de l’histoire. Jamais l’esprit d’un peuple ne fut remué jusque dans ses fondements, jamais ne fut donnée l’impulsion qui élève même les hommes de l’intelligence la plus ordinaire à quelque chose de la dignité d’êtres pensants, là où la controverse évitait les sujets assez vastes et assez importants pour enflammer l’enthousiasme. L’Europe a vu plusieurs de ces époques brillantes : la première immédiatement après la réforme, une autre quoique bornée au continent et à la classe la plus cultivée, lors du mouvement spéculatif de la dernière moitié du XVIIIe siècle, et une troisième, de plus courte durée encore, lors de la fermentation intellectuelle de l’Allemagne au temps de Goethe et de Fichte. Ces trois époques diffèrent énormément quant aux opinions particulières qu’elles développèrent, mais elles se ressemblent en ce que, durant toutes trois, le joug de l’autorité fut brisé. Pendant chacune d’elles, un ancien despotisme intellectuel avait été détrôné, et un nouveau ne l’avait pas encore remplacé. L’impulsion donnée par chacune de ces trois époques a fait de l’Europe ce qu’elle est maintenant. Tout progrès isolé qui s’est produit, soit dans l’esprit, soit dans les institutions humaines, remonte d’une façon évidente à l’une ou à l’autre de ces époques. Tout indique depuis quelque temps que ces trois impulsions sont presque usées, et nous ne pouvons pas attendre de nouvel élan, avant que nous n’ayons de nouveau proclamé notre liberté intellectuelle.

Passons maintenant à la deuxième division de l’argument, et, abandonnant la supposition que les opinions reçues peuvent être fausses, admettons qu’elles sont vraies et examinons ce que vaut la manière dont on les professera probablement, si leur vérité n’est pas librement et ouvertement débattue. Quelque difficulté qu’ait une personne à admettre la possibilité qu’une opinion à laquelle elle est fortement attachée puisse être fausse, elle devrait être touchée par l’idée que, si vraie que soit cette opinion, on la regardera comme un dogme mort et non comme une vérité vivante, si l’on ne peut la discuter complètement, souvent et hardiment.

Il y a une classe de personnes (heureusement pas tout à fait aussi nombreuse qu’autrefois) à qui il suffit que les autres se rangent à leur propre opinion, même quand ils ne possèdent nullement les motifs de cette opinion et qu’ils sont incapables de la défendre contre les objections les plus superficielles. Quand de telles personnes apprennent leur Credo de l’autorité, elles pensent naturellement que si l’on en permet la discussion, il n’en peut résulter que du mal. Partout où domine leur influence, elles rendent presque impossible de repousser sagement et en connaissance de cause l’opinion reçue, quoiqu’on puisse encore la repousser inconsidérément et avec ignorance, car empêcher complètement la discussion est presque impossible, et si elle parvient à se faire jour, des croyances qui ne sont pas fondées sur la conviction céderont facilement devant la plus légère apparence d’argument. Maintenant si l’on écarte cette possibilité, si l’on admet que l’opinion vraie demeure dans l’esprit, mais y demeure à l’état de préjugé, de croyance indépendante de l’argument et à l’épreuve de l’argument, ce n’est pas encore là la manière dont un être rationnel doit professer la vérité. Ce n’est pas connaître la vérité. La vérité ainsi professée n’est qu’une superstition de plus, s’attachant par hasard aux mots qui énoncent une vérité.

Si l’intelligence et le jugement de l’espèce humaine doivent être cultivés, une chose que les protestants au moins ne nient pas, ces facultés ne peuvent mieux s’exercer que sur des choses intéressant l’homme, à ce point qu’on regarde comme nécessaire pour lui d’avoir des opinions là-dessus. Si la culture de notre entendement doit s’attacher à une chose plutôt qu’à une autre, c’est surtout à savoir les motifs de nos propres opinions. Tout ce qu’on pense sur des sujets où il est de la plus haute importance de penser juste, on devrait au moins pouvoir le défendre contre les objections ordinaires. Mais, nous dira-t-on peut-être : « qu’on enseigne aux hommes le motif de leurs opinions. Parce qu’on n’a jamais entendu controverser des opinions, il ne s’en suit pas qu’elles seront purement dans la mémoire et non dans l’intelligence. Les personnes qui apprennent la géométrie ne font pas qu’apprendre les théorèmes, mais elles comprennent et apprennent également les démonstrations, et il serait absurde de dire qu’elles demeurent ignorantes des principes des vérités géométriques parce qu’elles ne les entendent jamais nier et discuter. » Sans aucun doute, et un pareil enseignement suffit pour un sujet comme les mathématiques, où il n’y a rien à dire du tout sur le côté faux de la question. Ce qu’a de particulier l’évidence des vérités mathématiques, c’est que les arguments sont tous d’un côté. Il n’y a pas d’objection et pas de réponse aux objections. Mais pour tout sujet sur lequel la différence d’opinion est possible, la vérité dépend d’un équilibre à garder entre deux systèmes de raisons contradictoires. Même dans la philosophie naturelle, il y a toujours quelqu’autre explication possible des mêmes faits : quelque théorie géocentrique au lieu d’une théorie héliocentrique, quelque théorie phlogiston au lieu d’une théorie oxigène, et il faut démontrer pourquoi cette autre théorie ne peut pas être la bonne, et jusqu’à ce que nous sachions comment c’est démontré, nous ne comprenons pas les motifs de notre opinion. Mais si nous nous tournons vers des sujets infiniment plus compliqués, vers la morale, la religion, la politique, les relations sociales et les affaires de la vie, les trois quarts des arguments pour chaque opinion discutée consistent à détruire les apparences qui favorisent l’opinion opposée. On rapporte que le second orateur de l’antiquité étudiait toujours la cause de son adversaire avec autant d’attention, si ce n’est plus, que la sienne propre. Ce que Cicéron faisait pour obtenir un succès au barreau, doit être imité par tous ceux qui étudient un sujet à cette fin d’arriver à la vérité. L’homme qui ne connaît que son propre avis ne connaît pas grand’chose. Ses raisons peuvent être bonnes, et il se peut que personne ne soit capable de les réfuter. Mais s’il est également incapable de réfuter les raisons du côté adverse, s’il ne les connaît même pas, il n’a pas de motif pour préférer une opinion à l’autre. La seule chose rationnelle que cet homme ait à faire est de suspendre son jugement, et à moins qu’il ne se contente de cela, ou il est conduit par l’autorité, ou bien il adopte, comme on le fait en général, le côté pour lequel il se sent le plus d’inclination. Et il ne suffit pas qu’un homme entende les arguments de ses adversaires de la bouche de ses propres maîtres présentés comme ceux-ci les établissent, et accompagnés de ce qu’ils offrent comme réfutations. Ce n’est pas là la manière de faire franc jeu à ces arguments, ou de mettre son esprit en véritable contact avec eux. On doit les entendre de la bouche des personnes mêmes qui y croient, qui les défendent de bonne foi et de leur mieux : on doit les connaître sous leurs formes les plus plausibles et les plus persuasives, on doit sentir dans toute sa force la difficulté qui embarrasse, qui hérisse le sujet considéré dans tout son jour. Autrement, jamais un homme ne possédera la portion de vérité qui est seule capable d’affronter et de vaincre la difficulté.

Quatre-vingt-dix-neuf sur cent de ce qu’on appelle des hommes instruits, même de ceux qui peuvent discuter couramment en faveur de leurs idées, se trouvent dans cette condition bizarre. Leur conclusion peut être vraie, mais elle peut être fausse sans qu’ils s’en doutent ; ils ne se sont jamais mis dans la position mentale de ceux qui pensent autrement qu’eux, et ils n’ont jamais considéré ce que ces personnes peuvent avoir à dire, par conséquent ils ne connaissent pas, dans le sens véritable du mot, la doctrine qu’ils professent. Ils ne connaissent pas ces parties de leur doctrine qui expliquent et justifient le reste, ces considérations qui montrent que deux faits, en apparence contradictoires, sont conciliables, ou que de deux raisons paraissant toutes deux très-fortes, l’une doit être préférée à l’autre. De tels hommes sont étrangers à toute cette portion de la vérité qui, pour un esprit complétement éclairé, l’emporte dans la balance et décide le jugement. Du reste ceux-là seuls la connaissent réellement qui ont écouté les deux côtés avec impartialité et qui ont essayé d’en voir les raisons sous leur forme la plus évidente. Cette discipline est si essentielle à une juste compréhension des sujets moraux et humains, que s’il n’existe pas des adversaires pour toutes les vérités importantes, on doit se les figurer et leur fournir les argument les plus forts que puisse imaginer le plus habile avocat du diable.

Pour diminuer la force de ces considérations, un ennemi de la libre discussion dira peut-être : « Il n’y a pas de nécessité pour l’humanité en général de connaître et de comprendre tout ce qui peut être dit contre ou pour ses opinions par les philosophes et les théologiens. Il n’est pas utile pour le commun des hommes de pouvoir exposer toutes les erreurs et tous les sophismes d’un habile adversaire. Il suffit qu’il y ait toujours quelqu’un capable d’y répondre, afin que tout ce qui pourrait tromper les personnes sans instruction soit réfuté. Les esprits ordinaires, connaissant les principes évidents des vérités qu’ils professent, peuvent se fier à l’autorité pour le reste : ils n’ont point, ils le savent bien, la science et le talent nécessaires pour résoudre toutes les difficultés qu’on pourrait élever : l’assurance qu’elles peuvent être résolues par les gens qui en font leur métier doit suffire à leur repos. »

Même en accordant à cette façon de penser tout ce que peuvent réclamer en sa faveur ceux à qui il ne coûte pas grand’chose de croire la vérité sans la comprendre parfaitement, les droits de l’homme à la libre discussion n’en sont nullement affaiblis. Car aux termes de cette doctrine même, l’humanité devrait avoir l’assurance rationnelle qu’on a répondu d’une manière satisfaisante à toutes les objections. Or, comment peut-on y répondre, si on n’en doit pas parler ? Ou, comment peut-on savoir que la réponse est satisfaisante, si les personnes gui élevaient les objections n’ont pu dire qu’elle ne l’était pas ? Les philosophes et les théologiens qui doivent résoudre les difficultés, sinon le public, devraient se familiariser avec ces difficultés sous leur forme la plus embarrassante ; et pour cela il faut qu’on puisse les poser librement et les montrer sous leur aspect le plus avantageux. L’église catholique traite à sa façon ce problème embarrassant. Elle trace une ligne de démarcation bien prononcée entre ceux qui doivent accepter ses doctrines comme matière de foi, et ceux qui peuvent les adopter par conviction. À la vérité elle ne permet à personne de faire un choix de ce qu’il acceptera ; mais le clergé, là du moins où il mérite sa pleine confiance, peut d’une manière admissible et méritoire, prendre connaissance des arguments des adversaires afin d’y répondre ; il peut, par conséquent, lire les livres hérétiques ; les laïques ne le peuvent pas sans une permission spéciale très-difficilement obtenue. Cette discipline regarde comme utile pour les enseignants de connaître la cause adverse ; mais, sans inconséquence, elle juge à propos de priver de cette connaissance le reste du monde, donnant ainsi à l’élite plus de culture d’esprit, sinon plus de liberté, qu’à la masse. Par ce moyen, elle réussit à obtenir la sorte de supériorité intellectuelle que requiert son but ; car bien que la culture sans la liberté n’ait jamais fait un esprit étendu et libéral, on peut en obtenir néanmoins un habile nisi prius avocat d’une cause. Mais cette ressource est refusée aux pays professant le protestantisme, puisque les protestants soutiennent, du moins en théorie, que la responsabilité pour le choix d’une religion doit peser sur chacun et ne peut être rejetée sur les enseignants. D’ailleurs dans l’état présent du monde, il est impossible en pratique que les ouvrages lus par les gens instruits soient ignorés des autres. Si les instituteurs de l’humanité doivent être compétents sur tout ce qu’ils doivent savoir, on doit pouvoir tout écrire et tout publier librement.

Cependant si l’absence de libre discussion ne causait d’autre mal, lorsque les opinions reçues sont vraies, que de laisser les hommes dans l’ignorance des principes de ces opinions, on pourrait la regarder comme un mal non moral mais simplement intellectuel et n’affectant nullement la valeur des opinions, quant à leur influence sur le caractère. Le fait est pourtant que l’absence de discussion fait oublier non-seulement les principes mais trop souvent aussi le sens même de l’opinion. Les mots qui l’expriment cessent de suggérer des idées ou ne suggèrent plus qu’une petite portion de celles qu’ils servaient à rendre originairement. Au lieu d’une conception forte et d’une croyance vivante, il ne reste que quelques phrases retenues par routine ; ou, si l’on retient quelque chose du sens, c’en est seulement l’écaille et l’écorce, la plus pure essence en étant perdue. Le grand chapitre que ce fait occupe et remplit dans l’histoire humaine ne peut être trop sérieusement étudié et médité.

On le trouve dans l’histoire de toutes les doctrines morales et de toutes les croyances religieuses. Elles sont pleines de sens et de vérité pour ceux qui les créent et pour les disciples immédiats des créateurs. Leur sens continue à être compris aussi clairement, si ce n’est plus, tant que dure la lutte pour donner à la doctrine ou à la croyance la suprématie sur les autres croyances. À la fin, ou elle l’emporte et devient l’opinion générale ; ou son progrès s’arrête, elle garde le terrain conquis mais cesse de s’étendre. Quand l’un ou l’autre de ces résultats est devenu apparent, la controverse sur le sujet diminue et s’éteint graduellement. La doctrine a pris sa place, sinon comme une opinion reçue, du moins comme une des sectes ou divisions d’opinion admises : ceux qui la professent en ont généralement hérité et ne l’ont pas adoptée, et des conversions d’une de ces doctrines à l’autre étant alors un fait exceptionnel, leurs partisans s’occupent fort peu de convertir. Au lieu d’être comme tout d’abord constamment sur le qui vive, soit pour se défendre contre le monde, soit pour le conquérir, ils en sont venus à une croyance inerte ; et jamais, autant qu’ils le peuvent, ils n’écoutent des arguments contre leur croyance, ni ne fatiguent les dissidents (s’il y en a) par des arguments en sa faveur. De cet instant on peut dater ordinairement le déclin du pouvoir vivant d’une doctrine.

Nous entendons souvent ceux qui enseignent les croyances religieuses se plaindre de la difficulté d’entretenir dans l’esprit des croyants une conception vive de la vérité qu’ils reconnaissent nominalement, de façon à ce qu’elle puisse influer sur leurs sentiments et prendre véritablement de l’empire sur leur conduite. On ne se plaint pas d’une telle difficulté, tant que la croyance lutte encore pour s’établir. Alors les plus faibles combattants eux-mêmes savent et sentent pourquoi ils luttent, et connaissent la différence qu’il y a entre leur doctrine et les autres. Aussi peut-on, à cette époque de l’existence de toute croyance, trouver nombre de personnes qui ont réalisé ses principes fondamentaux sous toutes les formes de la pensée, qui les ont examinés et pesés sous tous leurs aspects importants, et qui en ont éprouvé, quant à leur caractère, tout l’effet que la foi en cette doctrine devrait produire sur un esprit qui en est profondément pénétré. Mais quand elle a passé à l’état de croyance héréditaire et qu’elle est reçue passivement et non activement, quand l’esprit n’est plus aussi obligé de concentrer toutes ses facultés sur des questions que lui suggère sa croyance, il y a une tendance croissante à ne retenir que les formules de la croyance ou bien à y donner un assentiment inerte et indifférent. On se figure que de l’accepter comme matière de foi dispense de la pratiquer en conscience ou d’en faire l’épreuve par l’expérience personnelle ; un moment vient enfin où tout rapport disparaît presque entre cette croyance et la vie intérieure de l’être humain. Alors on voit, ce qui est presque général aujourd’hui, la croyance religieuse demeurer pour ainsi dire à l’extérieur de l’esprit, pétrifié désormais contre toutes les autres influences qui s’adressent aux parties les plus élevées de notre nature ; elle manifeste son pouvoir en empêchant toute conviction nouvelle et vivante d’y pénétrer, mais elle ne fait rien elle-même pour l’esprit et le cœur que de monter la garde afin de les maintenir vides.

On voit à quel point des doctrines capables en elles-mêmes de produire la plus profonde impression sur l’esprit peuvent y rester à l’état de croyances mortes, sans jamais être comprises par l’imagination, les sentiments ou l’intelligence, lorsqu’on examine comment la majorité des croyants professe le christianisme. J’entends ici par christianisme ce que tiennent pour tel toutes les églises et toutes les sectes : les maximes et les préceptes contenus dans le Nouveau-Testament. Tous les chrétiens professants les regardent comme sacrées et les acceptent comme lois. Cependant, et c’est la pure vérité, il n’y a peut-être pas un chrétien sur mille qui dirige ou qui juge sa conduite individuelle d’après ces lois. Le modèle auquel chacun d’eux s’en rapporte est la coutume de sa nation, de sa classe ou de sa secte religieuse. Il a ainsi d’un côté une collection de maximes morales que la sagesse divine, selon lui, a daigné lui transmettre comme règle de conduite, et de l’autre un ensemble de jugements et de pratiques habituelles qui s’accordent assez bien avec quelques-unes de ces maximes, moins bien avec quelques autres, qui sont directement opposées à d’autres encore, et qui forment en somme un compromis entre la croyance chrétienne et les intérêts et les suggestions de la vie mondaine. Au premier de ces modèles le chrétien donne son hommage, au deuxième son obéissance véritable.

Tous les chrétiens croyent que les pauvres, les humbles et tous ceux que le monde maltraite sont bien heureux, qu’il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des cieux, qu’ils ne doivent pas juger de peur d’être jugés eux-mêmes, qu’ils ne doivent pas jurer, qu’ils doivent aimer leur prochain comme eux-mêmes, que si quelqu’un prend leur manteau ils doivent lui donner aussi leur habit, qu’ils ne doivent pas se préoccuper du lendemain, que pour être parfaits ils doivent vendre tout ce qu’ils ont et le donner aux pauvres. Ils ne mentent pas quand ils disent qu’ils croyent ces choses-là. Ils le croyent comme les hommes croyent ce qu’ils ont toujours entendu louer et jamais entendu discuter. Mais dans le sens de cette foi vivante qui règle la conduite, ils croyent à ces doctrines juste autant qu’on a coutume d’agir d’après elles. Les doctrines, dans leur intégrité, ont leur prix pour en lapider les adversaires, et il est entendu qu’on doit les mettre en avant (autant que possible) comme les motifs de tout ce que les hommes font de louable. Mais si quelqu’un leur rappelait que ces maximes demandent une foule de choses qu’ils ne pensent même jamais à faire, il n’y gagnerait que d’être rangé parmi ces gens impopulaires qui affectent d’être meilleurs que les autres. Les doctrines n’ont aucune prise sur les croyants ordinaires, aucun pouvoir sur leurs esprits. Ils ont un respect habituel pour le son des doctrines, mais ils n’ont pas le sentiment qui va des mots au fond des choses, forçant l’esprit à prendre ces dernières en considération, à les prendre pour base de conduite. Toutes les fois qu’il s’agit de conduite, les hommes regardent autour d’eux pour savoir de M. A. et de M. B. jusqu’à quel point ils doivent obéir au Christ.

Nous pouvons être assurés qu’il en était tout autrement parmi les premiers chrétiens ; s’il en eût été alors comme aujourd’hui, jamais le christianisme ne serait devenu, de secte obscure d’un peuple méprisé, la religion de l’empire romain. Quand leurs ennemis disaient « Voyez comme les chrétiens s’aiment les uns les autres » (une remarque que personne apparemment ne ferait aujourd’hui), les chrétiens sentaient bien sûr plus vivement la portée de leur croyance qu’ils ne firent jamais depuis. Et c’est pourquoi sans doute le christianisme fait si peu de progrès maintenant et se trouve, après dix-huit siècles, borné aux Européens et aux descendants des Européens. Il arrive souvent, même aux personnes strictement religieuses, à celles qui prennent leurs doctrines au sérieux et qui y attachent plus de sens qu’on ne le fait en général, d’avoir présente à l’esprit d’une façon active, seulement cette partie de la doctrine faite par Calvin ou Knox ou quelqu’autre personne semblable d’une position plus analogue à la leur. Les paroles du Christ coexistent passivement dans leur esprit, y produisant à peine plus d’effet que ne peut en produire l’audition machinale de paroles si douces. Il y a sans doute beaucoup de raisons pour que des doctrines qui sont le drapeau d’une secte particulière gardent plus de vitalité que les doctrines communes à toutes les sectes reconnues, et pour que ceux qui enseignent ces doctrines prennent plus de soin d’en inculquer tout le sens. Mais la principale raison, c’est que ces doctrines sont plus discutées et ont plus souvent à se défendre contre de francs adversaires. Dès qu’il n’y a plus d’ennemi à craindre, et ceux qui enseignent et ceux qui apprennent s’endorment à leur poste.

La même chose est vraie généralement parlant, pour toute doctrine traditionnelle, pour celles de prudence et de connaissance de la vie aussi bien que pour celles de morale ou de religion. Toutes les langues et toutes les littératures abondent en observations générales sur la vie et sur la manière de se conduire dans la vie ; observations que chacun connaît, que chacun répète ou écoute en y acquiesçant, qu’on regarde comme des truismes et dont pourtant on n’apprend en général le vrai sens que lorsque l’expérience les transforme pour nous en réalité, et presque toujours d’une façon pénible. Que de fois une personne, en éprouvant un malheur ou un désappointement, ne se rappelle-t-elle pas quelque proverbe ou quelque dicton qui, si elle en avait toujours aussi bien compris le sens, lui aurait épargné cette calamité. À la vérité il y a d’autres raisons pour cela que l’absence de discussion ; il y a beaucoup de vérités dont on ne peut comprendre tout le sens, que lorsque l’expérience personnelle nous l’a enseigné. Mais de celles-là même le sens aurait été plus et mieux compris, si l’homme s’était accoutumé à en entendre discuter le pour et le contre par des gens connaissant ce dont ils parlaient. La tendance fatale de l’espèce humaine à laisser de côté une chose dès qu’elle n’est plus révoquée en doute a causé la moitié de ses erreurs. Un auteur contemporain a bien décrit le profond sommeil d’une opinion faite, arrêtée.

« Mais quoi, » demandera-t-on, « est-ce que l’absence d’unanimité est une condition indispensable au vrai savoir ? est-il nécessaire qu’une portion de l’humanité persiste dans l’erreur pour que l’autre puisse comprendre la vérité ? Est-ce qu’une croyance cesse d’être vraie et vitale aussitôt qu’elle est généralement acceptée ? est-ce qu’une proposition n’est jamais complètement comprise et sentie, si l’on ne conserve quelque doute sur son compte ? Est-ce qu’une vérité périt aussitôt que l’humanité l’a unanimement acceptée ? On a toujours regardé l’acquiescement de plus en plus unanime des hommes aux vérités importantes, comme le but le plus élevé et le plus grand des progrès de l’intelligence. Est-ce que l’intelligence ne dure qu’aussi longtemps qu’elle n’a pas atteint son but ? Est-ce que la plénitude même de la victoire détruit les fruits de la conquête ? »

Je n’affirme rien de tel. À mesure que l’humanité progresse, le nombre des doctrines qui ne sont plus un sujet de discussion ni de doute augmente constamment, et le bien-être de l’humanité peut presque se mesurer au nombre et à l’importance des vérités devenues incontestables. La cessation sur un point, puis sur un autre, de toute controverse sérieuse, est un des incidents nécessaires de la consolidation de l’opinion ; une consolidation aussi salutaire dans le cas d’une opinion juste qu’elle est dangereuse et nuisible quand les opinions sont erronées. Mais, quoique cette diminution graduelle de la diversité d’opinion soit nécessaire dans toute la force du terme, étant à la fois inévitable et indispensable, nous ne sommes pas obligés d’en conclure que toutes ses conséquences doivent être salutaires.

La nécessité d’expliquer ou de défendre constamment une vérité aide si bien à la comprendre dans toute sa force, que cet avantage, quoiqu’il ne surpasse pas, pourrait presque balancer celui de la reconnaissance universelle de cette vérité.

J’avoue que je voudrais voir, là où on ne possède plus un tel avantage, les instituteurs de l’espèce humaine chercher à le remplacer. Je voudrais les voir créant quelque moyen de rendre les difficultés de la question aussi présentes à l’esprit des hommes que le ferait un adversaire désireux de les convertir.

Mais au lieu de chercher de semblables moyens, ils ont perdu ceux qu’ils avaient autrefois. Un de ces moyens étaient la dialectique de Socrate, dont Platon nous donne dans ses dialogues de si magnifiques exemples.

C’était essentiellement une discussion négative des grandes questions de la philosophie et de la vie, dirigée avec un art consommé, se proposant de montrer à un homme qui avait simplement adopté les lieux communs de l’opinion reçue, qu’il ne comprenait pas le sujet, qu’il n’avait encore attaché aucun sens défini aux doctrines qu’il professait ; afin qu’éclairé sur son ignorance il pût chercher à se faire une croyance solide, reposant sur une conception nette et du sens et de l’évidence des doctrines. Les disputes des écoles du moyen âge avaient un but à peu près semblable. On voulait s’assurer par là que l’élève comprenait sa propre opinion et (par une corrélation nécessaire) l’opinion opposée, et qu’il pouvait appuyer les motifs de l’une et réfuter ceux de l’autre. Ces dernières disputes avaient à la vérité ce défaut irrémédiable de tirer leurs prémisses non de la raison mais de l’autorité : et comme discipline pour l’esprit, elles étaient inférieures sous tous les rapports à ces dialectiques puissantes qui formèrent l’intelligence des Socratici viri ; mais l’esprit moderne doit beaucoup plus à toutes deux qu’il ne veut généralement le reconnaître, et les divers modes d’éducation d’aujourd’hui ne contiennent rien qui puisse remplacer le moins du monde l’une ou l’autre. Une personne qui tient toute son instruction des professeurs ou des livres, même si elle échappe à la tentation habituelle de se contenter d’apprendre sans comprendre, n’est nullement obligée d’entendre les deux côtés d’un sujet. Il est très-rare, même parmi les penseurs, qu’on connaisse à ce point un sujet des deux côtés ; et la plus faible partie de ce que chacun dit pour défendre son opinion est ce qu’il destine comme réplique à ses adversaires. C’est la mode aujourd’hui de déprécier la logique négative, celle qui indique les points faibles en théorie ou les erreurs en pratique, sans établir de vérités positives. À vrai dire une telle critique négative serait triste comme résultat final ; mais comme moyen d’obtenir une connaissance positive ou une conviction digne de ce nom, on ne peut trop l’estimer. Et jusqu’à ce que les hommes y soient de nouveau systématiquement dressés, il y aura peu de grands penseurs, et le niveau de la moyenne des intelligences sera peu élevé pour tout ce qui n’est pas mathématiques et sciences physiques. Sur tout autre sujet les opinions d’un homme ne méritent le nom de connaissance qu’autant qu’il a suivi, de gré ou de force, cette marche intellectuelle que lui eût fait suivre une controverse active des adversaires. On le voit, il est donc plus qu’absurde de renoncer, quand il s’offre de lui-même, à un avantage qu’il est si indispensable mais si difficile de créer lorsqu’il manque. Si donc il y a des personnes qui contestent une opinion reçue, ou qui le feront si la loi ou l’opinion le leur permet, remercions-les, écoutons-les, et réjouissons-nous de ce que quelqu’un fait pour nous ce qu’autrement (si nous tenons le moins du monde à la certitude ou à la vitalité de nos convictions) nous devrions faire nous-mêmes avec beaucoup plus de peine.

II nous reste encore à parler d’une des principales causes qui rendent la diversité d’opinions avantageuse. Cette cause subsistera jusqu’à ce que l’humanité soit entrée dans une ère de progrès intellectuel qui semble pour le moment à une distance incalculable. Nous n’avons jusqu’à présent examiné que deux possibilités : 1° l’opinion reçue peut être fausse, et par conséquent quelque autre opinion, vraie ; 2° l’opinion reçue étant vraie, une lutte entre elle et l’erreur opposée est indispensable à une conception nette et à un profond sentiment de sa vérité. Mais il arrive plus souvent encore que les doctrines en contradiction, au lieu d’être l’une vraie et l’autre fausse, se partagent la vérité ; alors l’opinion dissidente est nécessaire pour fournir le reste de la vérité dont la doctrine reçue ne réalise qu’une partie. Les opinions populaires sur tout sujet non palpable aux sens sont souvent vraies, mais ne le sont presque jamais complétement. Elles contiennent une partie de la vérité (tantôt plus grande, tantôt moindre) mais exagérée, défigurée et séparée des vérités qui devraient l’accompagner et la limiter. D’un autre côté les opinions hérétiques contiennent généralement quelques-unes de ces vérités supprimées et négligées qui brisant leurs chaînes, ou cherchent à se réconcilier avec la vérité contenue dans l’opinion commune, ou l’affrontent comme ennemie et s’élèvent contre elle, s’affirmant d’une manière aussi exclusive comme la vérité tout entière. Le dernier cas a été jusqu’à présent le plus commun, car l’esprit humain est plus généralement exclusif que libéral. De là vient qu’ordinairement, même dans les révolutions de l’opinion, une partie de la vérité s’obscurcit tandis qu’une autre paraît. Le progrès lui-même, qui devrait surajouter à la vérité, ne fait la plupart du temps que substituer une vérité partielle et incomplète à une autre. L’amélioration consiste simplement en ceci que le nouveau fragment de vérité est plus nécessaire, mieux adapté au besoin du moment que celui qu’il remplace. Tel est le caractère partiel des opinions dominantes, même quand elles reposent sur une base juste : donc, toute opinion qui représente quelque peu de la portion de vérité que néglige l’opinion commune, devrait être regardée comme précieuse, de quelques erreurs que cette vérité puisse être mêlée. Nul homme sensé ne ressentira d’indignation de ce que ceux qui nous obligent à remarquer des vérités qu’autrement nous eussions négligées, en négligent de leur côté quelques-unes de celles que nous apercevons. Il se dira plutôt que l’opinion populaire étant ainsi faite qu’elle ne voit qu’un côté de la vérité, il est désirable que les opinions impopulaires soient proclamées par des apôtres non moins exclusifs, parce que ce sont ordinairement les plus énergiques et les plus capables d’attirer malgré elle l’attention publique sur le fragment de sagesse qu’ils exaltent, comme si c’était la sagesse tout entière.

C’est ainsi qu’au XVIIIe siècle les paradoxes de Rousseau firent une salutaire explosion au milieu de cette société dont toutes les classes étaient éperdues d’admiration devant ce qu’on appelle la civilisation et devant les merveilles de la science, de la littérature, de la philosophie moderne, ne se comparant aux anciens que pour se mettre au-dessus d’eux.

Rousseau rendit le service de briser la masse compacte de l’opinion aveugle et de forcer ses éléments à se reconstituer sous une meilleure forme et avec des additions. Non pas que les opinions admises fussent, somme toute, plus loin de la vérité que celles de Rousseau ; au contraire, elles en étaient plus près, elles contenaient plus de vérité positive et beaucoup moins d’erreur. Néanmoins il y avait dans les doctrines de Rousseau, et il a passé dans l’opinion courante, précisément un grand nombre de ces vérités dont avait besoin l’opinion populaire ; aussi continuèrent-elles à subsister. Le mérite supérieur de la vie simple, l’effet énervant et démoralisant des entraves et des hypocrisies d’une société artificielle, sont des idées qui depuis Rousseau n’ont jamais complétement quitté les esprits cultivés ; elles produiront un jour leur effet, quoique pour le moment elles aient encore besoin d’être proclamées plus haut que jamais, et proclamées par des actes ; car les paroles sur ce sujet ont presque usé leur puissance.

D’autre part, il est reconnu en politique qu’un parti d’ordre ou de stabilité et un parti de progrès ou de réforme sont les deux éléments nécessaires d’un état politique florissant, jusqu’à ce que l’un ou l’autre ait tellement étendu sa puissance intellectuelle qu’il puisse être à la fois un parti d’ordre et de progrès, connaissant et distinguant ce qu’on doit conserver et ce qui doit être détruit. Chacune de ces manières de penser tire son utilité des défauts de l’autre ; mais c’est principalement leur opposition mutuelle qui les maintient dans les limites de la saine raison.

Si l’on ne peut exprimer avec une liberté égale, soutenir et défendre avec un talent et une énergie égale toutes les opinions militantes de la vie pratique, qu’elles soient favorables à la démocratie ou à l’aristocratie, à la propriété ou à l’égalité, à la coopération ou à la compétition, au luxe ou à l’abstinence, à l’état ou à l’individu, à la liberté ou à la discipline ; il n’y a aucune chance pour que les deux éléments obtiennent ce qui leur est dû ; il est sûr qu’un des plateaux de la balance l’emportera sur l’autre. La vérité, dans les grands intérêts pratiques de la vie, est surtout une question de combinaison et de conciliation des extrêmes ; aussi très-peu d’hommes ont-ils assez de lumière et d’impartialité pour faire cet accommodement d’une façon à peu près correcte : il doit être accompli alors par le procédé violent d’une lutte entre des combattants sous des bannières hostiles. Si, à propos d’une des grandes questions qu’on vient d’énumérer, une opinion a plus de droit que l’autre à être, non-seulement tolérée, mais encore encouragée et soutenue, c’est celle qui se trouve être la plus faible. Voilà l’opinion qui pour le moment représente les intérêts négligés, le côté du bien-être humain qui est en danger d’obtenir moins que sa part. Je sais qu’on tolère parmi nous les opinons les plus différentes sur la plupart de ces matières : ce qui prouve par des exemples nombreux et non équivoques l’universalité de ce fait, que dans l’état actuel de l’esprit humain toute la vérité ne peut se faire jour que par la diversité d’opinion. Quand on trouve des personnes qui ne partagent point l’apparente unanimité du monde sur un sujet, il est probable, même le monde fût-il dans le vrai, que ces dissidents ont à dire en leur faveur quelque chose qui mérite d’être écouté, et que la vérité perdrait quelque chose à leur silence.

On peut faire l’objection suivante : « Mais quelques-uns des principes reçus, surtout sur les sujets les plus élevés et les plus essentiels, sont plus que des demi-vérités. La morale chrétienne, par exemple, contient la vérité tout entière sur ce sujet, et si quelqu’un enseigne une morale différente, il est complétement dans l’erreur. » Comme ceci est un des cas les plus importants en pratique, on ne peut rien trouver de mieux pour mettre à l’épreuve la maxime générale. Mais avant de décider ce que la morale chrétienne est ou n’est pas, il serait désirable de fixer ce qu’on entend par morale chrétienne. Si on entend par là la morale du Nouveau-Testament, je m’étonne que quelqu’un qui tire sa science de ce livre lui-même, puisse supposer qu’il fût conçu ou annoncé comme une doctrine complète de morale. L’évangile en réfère toujours à une morale préexistante, et borne ses préceptes aux points particuliers sur lesquels cette morale devait être corrigée ou remplacée par une autre plus étendue et plus élevée. De plus, il s’exprime toujours dans les termes les plus généraux, impossibles souvent à interpréter littéralement et possédant plutôt l’onction de la poésie ou de l’éloquence que la précision de la législation. On n’a jamais pu en extraire un corps de doctrine morale, sans y ajouter l’Ancien-Testament, c’est-à-dire un système élaboré, à la vérité, mais barbare sous beaucoup de rapports, et fait seulement pour un peuple barbare. Saint Paul, un ennemi déclaré de cette manière judaïque d’interpréter la doctrine et d’achever l’esquisse de son maître, admet également une morale préexistante, savoir, celle des Grecs et des Romains, et il conseille aux chrétiens de s’en accommoder, jusqu’au point de sanctionner en apparence l’esclavage. Ce qu’on appelle la morale chrétienne, mais qu’on devrait plutôt appeler morale théologique, n’est nullement l’œuvre du Christ ni des apôtres ; elle date de plus près, elle a été faite graduellement par l’église chrétienne des cinq premiers siècles, et quoique les modernes et les protestants ne l’aient pas adoptée implicitement, ils l’ont moins modifiée qu’on n’aurait pu s’y attendre. À vrai dire, ils se sont contentés, pour la plupart, de retrancher les additions qui y avaient été faites au moyen âge, chaque secte les remplaçant par de nouvelles additions plus conformes à son caractère et à ses tendances. Je ne prétends nullement nier que l’espèce humaine doive beaucoup à cette morale et à ceux qui l’enseignèrent les premiers ; mais je me permets de dire qu’elle est sur beaucoup de points incomplète et exclusive, et que si des idées et des sentiments qu’elle ne sanctionne pas n’avaient point contribué à la formation de la vie et du caractère Européen, les affaires humaines seraient à présent bien pires qu’elles ne le sont. La morale chrétienne, comme on l’appelle, a tous les caractères d’une réaction : c’est en grande partie une protestation contre le paganisme. Son idéal est négatif plutôt que positif, passif plutôt qu’actif, l’innocence plutôt que la grandeur, l’abstinence du mal plutôt que la poursuite énergique du bien ; dans ses préceptes, comme on l’a très-bien dit, le tu ne feras pas, domine à l’excès le tu feras. Dans son horreur de la sensualité elle a fait une idole de l’ascétisme, puis, par un compromis graduel, de la légalité. Elle tient l’espérance du ciel et la crainte de l’enfer pour les mobiles d’une vie vertueuse ; elle reste en cela bien au-dessous des sages de l’antiquité, et fait ce qu’il faut pour donner à la morale humaine un caractère essentiellement égoïste, en séparant les sentiments de devoir chez chaque homme des intérêts de ses semblables, excepté lorsqu’un motif intéressé le porte à y avoir égard. C’est essentiellement une doctrine d’obéissance passive ; elle inculque la soumission à toutes les autorités constituées ; à la vérité on ne doit pas leur obéir activement, quand elles commandent ce que la religion défend, mais on ne doit pas leur résister, encore bien moins se révolter contre elles, si injustes qu’elles soient. Tandis que dans la morale des meilleures nations païennes les devoirs du citoyen envers l’État tiennent une place disproportionnée et empiètent sur la liberté individuelle, dans la morale purement chrétienne cette grande division de nos devoirs est à peine mentionnée ou reconnue. C’est dans le Coran et non dans le Nouveau-Testament que nous lisons cette maxime : Un gouvernant qui désigne un homme pour un emploi, quand il y a dans ses États un autre homme plus capable de le remplir, pèche contre Dieu et contre l’État. Si l’idée d’obligation envers le public est parvenue à se faire jour dans la morale moderne, on l’a empruntée non au christianisme mais aux Grecs et aux Romains. De même ce qu’il y a, dans la morale privée, de magnanimité, d’élévation d’esprit, de dignité personnelle, je dirai même de sens de l’honneur, provient non de la partie religieuse, mais de la partie purement humaine de notre éducation, et n’aurait jamais pu être le fruit d’une doctrine morale qui n’accorde de valeur qu’à l’obéissance.

Je suis aussi loin que possible de dire que ces défauts sont nécessairement inhérents à la doctrine chrétienne, de quelque manière qu’on la conçoive ; ou bien de dire que ce qui lui manque pour être une doctrine morale complète ne saurait se concilier avec elle. Je prétends encore bien moins insinuer cela des doctrines et des préceptes du Christ lui-même. Je crois que les paroles du Christ sont visiblement tout ce qu’elles ont voulu être ; qu’elles ne sont inconciliables avec rien de ce qu’exige une morale étendue ; qu’on peut en extraire tout ce qu’il y a d’excellent en théorie sans leur faire plus de violence que n’ont fait tous ceux qui ont cherché à en déduire un système pratique de conduite quelconque. Mais je crois en même temps, et il n’y a pas là contradiction, qu’elles ne contiennent et ne voulaient contenir qu’une partie de la vérité.

Je crois que dans ses instructions le fondateur du christianisme a négligé à dessein beaucoup d’éléments essentiels de la plus haute morale, que l’Église chrétienne, elle, a complètement rejetés dans le système de morale qu’elle a basé sur ces mêmes instructions. Et cela étant, je regarde comme une grande erreur de vouloir trouver dans la doctrine chrétienne cette règle complète de conduite que son auteur n’a pas voulu détailler tout entière, mais seulement sanctionner et appuyer. Je crois aussi que cette étroite théorie devient un mal pratique très-grave, en diminuant beaucoup la valeur de l’éducation et de l’instruction morale que tant de personnes bien intentionnées s’efforcent enfin d’encourager. Je crains beaucoup qu’en essayant de former l’esprit et les sentiments sur un type exclusivement religieux, et en écartant ces modèles séculiers (si l’on peut parler ainsi) qui côtoyaient et suppléaient la morale chrétienne, mêlant leur esprit au sien, il n’en résulte un type de caractère bas, abject, servile, capable peut-être de se soumettre à ce qu’il estime la volonté divine, mais incapable de s’élever à la conception de la bonté divine ou de sympathiser avec elle. Je crois qu’une morale autre que la morale purement chrétienne doit exister à côté d’elle pour produire la régénération morale de l’esprit humain, et que le système chrétien ne fait pas exception à cette règle que, dans un état imparfait de l’esprit humain, les intérêts de la vérité exigent la diversité d’opinions.

Il n’est pas nécessaire qu’en cessant d’ignorer les vérités morales non contenues dans le christianisme, les hommes se mettent à ignorer aucune de celles qu’il contient. Un tel préjugé ou une telle inadvertance, quand elle a lieu, est tout à fait un mal ; mais c’est un mal dont nous ne pouvons espérer d’être toujours exempts, et qui doit être regardé comme le prix d’un bien inestimable. On doit protester contre la prétention exclusive qu’élève une portion de la vérité à être la vérité tout entière ; et si une réaction rendait injustes à leur tour ceux qui protestent, cet aveuglement peut, comme l’autre, être déploré, mais il doit être toléré. Si les chrétiens voulaient apprendre aux infidèles à être justes envers le christianisme, ils devraient être justes eux-mêmes envers l’infidélité. C’est mal servir la vérité, que de perdre de vue ce fait bien connu par tous ceux qui ont la moindre notion d’histoire littéraire, qu’une grande partie de l’enseignement moral le plus noble et le plus élevé a été l’œuvre, non-seulement d’hommes qui ne connaissaient pas, mais d’hommes qui connaissaient et rejetaient la foi chrétienne.

Je ne soutiens pas que l’usage le plus illimité de la liberté d’énoncer toutes les opinions possibles mettrait fin aux maux de l’esprit de secte religieux ou philosophique. Toutes les fois que des hommes d’un esprit étroit croient de bonne foi une vérité, on est sûr de les voir la proclamer, l’inculquer et même souvent agir d’après leur conviction, comme s’il n’y avait pas au monde d’autre vérité, ou du moins pas d’autre qui puisse limiter ou modifier la première. Je reconnais que la plus libre discussion n’empêche pas la tendance de toute opinion à devenir sectaire, que souvent au contraire elle l’accroît et l’aigrit ; car on repousse d’autant plus violemment la vérité, inaperçue jusque-là, qu’elle est proclamée par des personnes regardées comme des adversaires.

Mais ce n’est pas sur le partisan passionné, c’est sur le spectateur plus calme et plus désintéressé, que cette collision des opinions produit son effet salutaire. Ce n’est pas la lutte violente entre les diverses parties de la vérité qui est le mal redoutable, mais bien la suppression tranquille d’une moitié de la vérité ; il y a toujours de l’espoir quand les hommes sont obligés d’écouter les deux côtés : c’est quand ils ne s’occupent que d’un seul que leurs erreurs tournent en préjugés et que la vérité exagérée et faussée cesse d’avoir les effets de la vérité. Et puisque rien n’est si rare dans le domaine intellectuel que cette faculté judiciaire qui peut rendre un jugement intelligent sur les deux côtés d’une question lorsqu’elle n’a entendu plaider qu’un avocat, la vérité n’a de chance que si toute opinion renfermant quelqu’une de ses fractions trouve des avocats et des avocats dignes d’être écoutés.

Nous avons reconnu maintenant la nécessité pour le bien-être intellectuel de l’espèce humaine (dont dépend son bien-être matériel) de la liberté d’opinions et de la liberté de discussion : cela pour quatre motifs distincts, que nous allons à présent récapituler brièvement : 1° Une opinion qu’on réduirait au silence peut très-bien être vraie : nier ceci, c’est affirmer notre propre infaillibilité ; 2° quand même l’opinion réduite au silence serait une erreur, elle peut contenir, ce qui arrive la plupart du temps, une portion de la vérité ; et puisque l’opinion générale ou dominante sur quelque sujet que ce soit est rarement ou n’est jamais toute la vérité, on n’a de chance de la connaître en entier que par la collision des opinions adverses ; 3° même dans le cas où l’opinion reçue contiendrait la vérité et toute la vérité, on la professera comme une sorte de préjugé, sans comprendre ou sentir ses principes rationnels, si elle ne peut être discutée vigoureusement et loyalement ; 4° le sens de la doctrine elle-même sera en danger d’être perdu, ou affaibli, ou privé de son effet vital sur le caractère et la conduite ; car le dogme deviendra une simple formule, inefficace pour le bien mais encombrant le terrain et empêchant la naissance de toute conviction réelle fondée sur la raison ou sur l’expérience personnelle.

Avant de quitter ce sujet de la liberté d’opinion, il convient d’accorder quelque attention à ceux qui disent : « On peut permettre d’exprimer librement toute opinion, pourvu qu’on le fasse d’une façon modérée, et qu’on ne passe pas les bornes de la discussion loyale. » On pourrait en dire long sur l’impossibilité de fixer ces bornes supposées. Il n’est guère possible de dire : il suffit de ne pas offenser ceux dont l’opinion est attaquée, car l’expérience le prouve, ils se regarderont comme offensés, toutes les fois que l’attaque sera puissante, et ils accuseront de manquer de modération tout adversaire qui les embarrassera. Mais cette considération, quoiqu’ importante sous un point de vue pratique, disparaît devant une objection plus fondamentale. Sans aucun doute la manière de proclamer une opinion, même une opinion juste, peut-être très-répréhensible et encourir à juste titre une censure sévère. Mais les principales offenses de ce genre sont telles qu’il est le plus souvent impossible, si ne n’est à moins d’un aveu accidentel, d’arriver à les démontrer.

La plus grave de ces offenses est de discuter d’une manière sophistique, de supprimer des faits ou des arguments, d’exposer inexactement les éléments du cas ou de dénaturer l’opinion adverse. Mais des personnes qu’on ne regarde pas, et qui, sous beaucoup d’autres rapports, ne méritent pas d’être regardées comme ignorantes ou incompétentes, agissent ainsi, même de la façon la plus grave, si souvent et avec tant de bonne foi, qu’il est rarement possible de pouvoir, en conscience, sur des motifs suffisants déclarer moralement coupable un faux exposé ; et la loi pourrait encore bien moins se permettre d’incriminer ce vice de polémique.

Quant à ce qu’on entend communément par discussion sans mesure, à savoir les invectives, les sarcasmes, les personnalités, etc., la dénonciation de ces procédés mériterait plus de sympathie, si on proposait jamais de les interdire également aux deux côtés ; mais on ne désire en restreindre l’emploi qu’au profit de l’opinion dominante. Qu’un homme les emploie contre les autres opinions, il est sûr, non seulement de n’être pas blâmé, mais d’être loué pour son zèle honnête et sa juste indignation. Cependant le mal que peuvent produire ces procédés n’est jamais si grand que lorsqu’on les emploie contre des opinions comparativement sans défense, et l’avantage injuste que peut tirer une opinion de cette manière de se proclamer revient presque uniquement aux opinions reçues.

La pire offense de cette espèce qu’on puisse commettre dans une polémique est de stigmatiser, comme des hommes dangereux et immoraux, ceux qui professent l’opinion contraire. Les hommes qui professent une opinion impopulaire sont particulièrement exposés à de telles calomnies, parce qu’ils sont en général peu nombreux et sans influence, et que personne ne s’intéresse à leur voir rendre justice. Mais par la nature des choses cette arme est refusée à ceux qui attaquent une opinion dominante ; ils courraient un danger personnel à s’en servir, et n’y eût-il pas danger, ils ne feraient par là que discréditer leur cause. En général les opinions opposées aux opinions reçues ne parviennent à se faire écouter qu’en employant un langage d’une modération étudiée, et en évitant avec le plus grand soin toute offense inutile : elles ne peuvent dévier le moindrement de cette ligne de conduite sans perdre du terrain ; tandis qu’au contraire des insultes sans mesure adressées par l’opinion reçue aux opinions contraires détournent réellement les hommes de celles-ci. C’est pourquoi, dans l’intérêt de la vérité et de la justice, il est important surtout ici d’interdire cet usage du langage insultant, et par exemple s’il fallait choisir, il serait beaucoup plus nécessaire de réprouver les attaques offensantes contre l’infidélité que contre la religion. Il est évident toutefois que ni la loi ni l’autorité n’ont à se mêler d’empêcher les unes ou les autres, et que le jugement de l’opinion devrait être déterminé, dans chaque occasion, par les circonstances du cas particulier.

On doit condamner tout homme, n’importe de quel côté de l’argument il se place, dans la plaidoirie duquel percerait ou le manque de bonne foi, ou la malignité, ou la bigoterie, ou l’intolérance de sentiment.

Mais il ne faut pas imputer ces vices à nos adversaires parce qu’ils sont nos adversaires, et l’on doit rendre honneur à la personne, dans quelque parti qu’elle se rencontre, qui a le calme de voir et l’honnêteté de reconnaître ce que sont réellement ses adversaires et leurs opinions, n’exagérant rien de ce qui peut leur nuire, ne cachant rien de ce qui peut leur être favorable. Voilà la vraie moralité de la discussion publique, et si elle est souvent violée, je suis heureux de penser qu’il y a beaucoup de polémistes qui l’observent à un très-haut degré, et un plus grand nombre encore qui s’efforcent consciencieusement d’arriver à cette observance.

Notes :

Ces mots étaient à peine écrits, lorsque, comme pour leur donner un démenti solennel, survinrent les poursuites du gouvernement contre la presse en 1858. Cette intervention d’un mauvais esprit dans la liberté de la discussion publique, ne m’a pas entraîné à changer un seul mot du texte ; elle n’a pas davantage affaibli ma conviction que, les moments de panique exceptés, l’ère des pénalités pour la discussion politique était passée dans notre pays. Car d’abord on ne persista pas dans les poursuites, et secondement ce ne furent jamais à proprement parler des poursuites politiques. L’offense reprochée n’était pas d’avoir critiqué les institutions, ou les actes, ou les personnes des gouvernants, mais bien d’avoir propagé une doctrine estimée immorale, la légitimité du tyrannicide.

Thomas Pooley, assises de Bodnin, 31 juillet 1857 ; au mois de décembre suivant il reçut un libre pardon de la couronne.

Georges-Jacob Holysake, 17 août 1857 ; Edward Truelove, juillet 1857.
Baron de Glenchein, cour de police Marlborough street, 4 août 1857.
Toute la passion persécutante qui s’est mêlée, lorsde la révolte des cipayes, au déploiement universel des plus mauvaises parties de notre caractère national, nous offre ici un grand enseignement. Les fureurs des fanatiques et des charlatans de la tribune ne sont peut-être pas dignes de remarque ; mais les chefs du parti évangélique ont énoncé comme leur principe pour le gouvernement des Hindous et des Mahométans, qu’aucune école où la Bible n’est pas enseignée ne doit être assistée par les finances de l’État, et que nul emploi public ne peut être accordé à qui n’est pas chrétien ou ne se donne pas pour tel.
Un sous-secrétaire d’État, dans un discours adressé à ses commettants le 22 novembre 1857, s’exprimait ainsi, à ce que l’on rapporte : « La tolérance par le gouvernement anglais de leur foi (la foi de 100 millions de sujets britanniques), de la superstition qu’ils appellent religion, avait eu pour effet de retarder la suprématie croissante du nom anglais, et d’empêcher le développement salutaire du christianisme. » La tolérance a été la pierre angulaire des libertés de notre pays. Mais qu’on se ne méprenne pas sur ce précieux mot de tolérance. De la manière dont le secrétaire d’État l’entendait, il signifiait la complète liberté pour tous, l’affranchissement du culte parmi les chrétiens qui avaient un culte fondé sur les mêmes bases ; il signifiait la tolérance de toutes les diverses sectes de chrétiens qui croyaient en un seul médiateur. Je désire appeler l’attention sur ce fait, qu’un homme estimé digne d’occuper un emploi élevé dans le gouvernement de notre pays, sous un ministère libéral, affirme cette doctrine qu’on n’a pas droit à la tolérance, quand on ne croit pas à la divinité du Christ.

Après le stupide discours que nous venons de rapporter, qui peut se laisser aller à croire que les persécutions religieuses sont passées à tout jamais ?

Kant :

Lorsque la nature a développé, sous sa dure enveloppe, le germe sur lequel elle veille si tendrement, à savoir le penchant et la vocation de l’homme pour la liberté de penser, alors ce penchant réagit insensiblement sur les sentiments du peuple (qu’il rend peu à peu plus capable de la liberté d’agir), et enfin sur les principes mêmes du gouvernement, lequel trouve son propre avantage à traiter l’homme, qui n’est plus alors une machine, conformément à sa dignité.

https://fr.wikisource.org/wiki/M%C3%A9taphysique_des_m%C5%93urs_(trad._Barni)/Tome_I/PERAD/R%C3%A9ponse

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