Les révolutionnaires ont-ils leur place dans un mouvement dirigé par une intersyndicale réformiste
Un des caractères frappants de la série de « journées d’action », avec grève et défilés syndicaux, initiées par l’intersyndicale le 10 janvier 2023, c’est le caractère massif des manifestations qui ont lieu dans de nombreuses communes petites ou moyennes où l’on n’avait jamais vu de manifestation depuis des années.
Ce seul caractère fait que les révolutionnaires et les travailleurs conscients ont leur place dans ces journées d’action, auxquelles une masse de travailleurs participent. Cela est d’autant plus important que l’extrême gauche opportuniste, favori des grand media comme Poutou et Besancenot pour le NPA, Arthaud et J-P Mercier pour LO, Kazibe pour RP jouent aux côtés de la gauche réformiste de LFI, l’opposé d’une politique révolutionnaire, se contentant d’appeler les travailleurs à être les participants les plus actifs de ces journées, tout en restant complètement passifs politiquement. Les travailleurs conscients ont autant de raisons de vouloir participer aux manifestations que de les boycotter.
Un mouvement de type Mai 1966
Le premier mensonge de ces faux révolutionnaires de LO, NPA, et RP, est de présenter ce mouvement comme LA guerre de classe qui aurait démarré, que la classe ouvrière aurait déclenchée, « forçant » l’intersyndicale à prendre des initiatives. En « offrant » sous forme de flatteries, la paternité de ce mouvement à la classe ouvrière, au « monde du travail » et non aux bureaucrates qui s’expriment en son nom, ces révolutionnaires, fidèles à un procédé stalinien, attribuent d’avance l’échec possible du mouvement aux travailleurs, car d’eux seuls, de l’ampleur de leur mobilisation, dépendrait le succès du mouvement
N. Arthaud écrivait les 8 et 13 février : « Depuis le 19 janvier, nous sommes engagés dans un bras de fer pour empêcher le report de l’âge de la retraite à 64 ans », puis « Aussi unitaires soient-ils, les appels des centrales syndicales ne sont rien si les travailleurs n’en font pas leur combat. Alors, dès mardi, profitons-en pour constituer des équipes de travailleurs combatifs capables d’entraîner les autres » L’intersyndicale, qui de fait dirige le mouvement, n’est jamais nommée ! Le fait que c’est cette intersyndicale, par son communiqué du 10 janvier, et non pas « Nous », le 19 janvier qui a déclenché le mouvement, est noyé dans un verbiage guerrier qui culmine dans la formule du 13 février, faussement radicale, de N. Arthaud : « La seule guerre que nous avons à mener, c’est la guerre pour nos intérêts de travailleurs ! » Mensonge, une autre guerre, contre les directions réformistes de tout mouvement, sera aussi à mener ! La guerre contre le réformisme, c’est-à-dire contre les agents bourgeois du mouvement ouvrier (les sommets des CGT, CFDT, SUD, PS, PC,LFI, EELV).
Cette « défense des intérêts des travailleurs », le slogan phare de Lutte Ouvrière, n’est que l’article 1 des statuts de tout syndicat de salariés. Par cette formule, LO comme toute l’extrême gauche laisse entendre qu’elle n’est pas candidate pour contester le caractère purement syndical réformiste qu’a pris jusqu’à ce jour ce mouvement, dont la physionomie est bien plus modérée que celui des Gilets jaunes.
Les esclaves de Rome derrière Spartacus ne défendaient pas les "intérêts des esclaves", mais l’abolition de l’esclavage. Lors de grandes Jacqueries du Moyen-âge les serfs ne défendaient pas les "intérêt des serfs", mais se battaient pour l’abolition du servage. La CGT d’avant 1914, dont se réclame fallacieusement J-P Mercier à propos des retraites, revendiquait l’abolition du salariat, la défense des intérêts immédiats des travailleurs n’ayant de sens que dans cette perspective.
Au lieu de s’extasier devant l’« unité syndicale » et un mouvement qui serait « inédit », « historique », la véritable « guerre de classe », termes qui ont tous pour but d’effacer la mémoire de l’histoire des mouvements ouvriers, les révolutionnaires, qui savent que toute intersyndicale est un ramassis de bureaucrates qui trahiront le mouvement qu’ils lancent, est de rappeler les précédents.
Un précédent du 10 janvier 2023 (appel de l’intersyndicale à la journée du 19 janvier), est un autre 10 janvier, celui de 1966. La CGT et la CFDT conclurent un accord d’unité d’action, qui aboutit à des grèves et manifestations similaires à celles d’aujourd’hui, culminant le 17 mai 1966. C’est bien à un mai 1966 que ressemble le mouvement de l’intersyndicale contre la réforme des retraites.
Cette alliance inter-syndicale CGT-CFDT n’a donc rien de nouveau, c’est une constante, voire un trait fondateur de la république bourgeoise de France depuis 1945. Elle remonte au Comité inter-confédéral d’Entente entre la CGT et la CFTC en 1944. Plus loin, elle remonte à l’Union sacrée de 1914 : c’est la participation des syndicats à la prétendue "démocratie sociale", le maintien de la classe ouvrière sous la tutelle de l’Etat bourgeois, par l’intermédiaire des ouvriers réformistes. Cette « démocratie sociale » ou « économique » est la démocratie bourgeoise qui eut besoin d’embrigader la classe ouvrière dans la guerre impérialiste, dixit Léon Jouhaux : : « De la guerre doit sortir non seulement un développement de la démocratie politique dans le monde mais une diminution des inégalités économiques dans ce pays ; la fin des hostilités doit marquer l’avènement de de la démocratie économique en France. La classe ouvrière a conquis le droit de faire entendre sa voix dans l’institution des règlements et conditions qui régiront demain le travail. » Faire entendre sa voix dans les institutions de la bourgeoisie, telle est l’illusion proposée par les réformistes aux travailleurs, inaugurée dans un bain de sang, mais en échange de postes et de médailles. C’est cette pseudo démocratie économique qui est mise en œuvre par l’intersyndicale. Les révolutionnaires peuvent y participer, comme aux institutions bourgeoises, mais dans le seul but de s’en servir de tribune .... pour dénoncer ces institutions.
P. Martinez l’a bien résumé lors d’une manifestation à Albi : « Ce n’est pas la rue qui s’exprime, c’est le monde du travail qui fait pression sur les députés ». Ce type de mouvement est donc un appel aux travailleurs à participer au « crétinisme parlementaire ». C’est en s’opposant à ce type de mouvement, que s’est formée la CGT avant 1914 : n’attendant rien des "pouvoirs publics", des "lois ouvrières", le mouvement ouvrier opposa à ce type de mouvement l’« action directe », la lutte de classe menée directement contre les patrons, sans passer par l’intermédiaire du gouvernement ou du parlement.
Besancenot et Arthaud à l’école des staliniens
De « chair à manif » pour les organisations syndicales, les travailleurs participant aux mouvement syndicaux sont également destinés à servir de « chair à élection » pour les organisations politiques de gauche.
L’éminent stalinien G. Seguy l’expliquait sans fard lors du Congrès 1972 de la CGT : « il est bien connu que l’évocation de l’unité sur le plan syndical ne peut être, dans un pays comme le nôtre, séparée des questions de l’unité sur le terrain politique et plus concrètement de l’unité de la gauche. Cela ne procède pas d’un choix, mais de la reconnaissance d’une réalité. Les progrès de l’unité syndicale favorisent l’évolution positive de l’unité politique et réciproquement »
Cela motivait l’accord de 1966 avec la CFDT car Krasucki déclarait dès 1967 : « Pour l’immédiat, il est évident que l’action syndicale pour les grands objectifs, tels que la Sécurité sociale ou l’Emploi, sera plus efficace si elle s’accompagne d’un puissant mouvement populaire et si les syndicats s’entendent à cet effet avec l’ensemble des formations politiques de gauche. » Le 24 février 1968 était publiée une « plate-forme minimum d’action commune » que François Mitterrand (FGDS) et Waldeck Rochet (PC) présentent ensemble. Cette alliance politique du PC et du futur parti socialiste, mise en place à partir de 1966, était le double de l’alliance de la CGT avec la CFDT.
Sur cet accord du 24 février, le PCI, ancêtre de la LCR puis du NPA, écrivait à juste titre un article intitulé : « Un accord pour duper le mouvement ouvrier ».
Le retournement de l’extrême gauche d’aujourd’hui est illustré par son ralliement à une sorte de grand parti de gauche émanant du mouvement syndical. Par la formule suivante dans un communiqué, le NPA montre qu’il a bien compris la leçon, et répète sans les citer les mots de Séguy et de Krasucki : « Contre Macron et ses amis capitalistes, le NPA défend l’unité de toute la gauche sociale et politique. » Finie la dénonciation du PCI de 1968
N. Arthaud évoque de même ce « parti des travailleurs » qui devrait émerger d’un mouvement : « nous avons à poursuivre notre combat contre la retraite à 64 ans, le recul de nos salaires et des droits ouvriers.. Il faut le faire en ayant en tête la nécessité de reconstruire une force politique pour pouvoir, demain, refuser de servir de chair à canon dans la guerre que fomentent les capitalistes. » Mais cette formule est un piège pour la classe ouvrière si l’on ne lui ajoute pas : un des objectifs de ces mouvements de type « 1966 » est pour les intersyndicales de participer à la construction d’un courant politique réformiste, un parti dont l’objectif est de nous faire justement « servir de chair à canon dans la guerre que fomentent les capitalistes. » En 1914 la CGT avait joué ce rôle de soutien syndical au gouvernement d’Union sacrée, où entrèrent des socialistes. Si les révolutionnaires font leur travail, ce sont deux partis qui émergeront à l’issue de grands mouvements : l’un réformiste, l’autre révolutionnaire. Ce dernier ne pourra conquérir la majorité de la classe ouvrier qu’en formant les organes de « front unique » que sont des soviets, des comités de travailleurs auto-organisés, souverains.
Appeler à construire un parti révolutionnaire mais ne pas faire de l’agitation et de la propagande pour des soviets dans tout mouvement, c’est construire l’aile gauche d’un parti réformiste. C’est ce que fait le NPA de Besancenot ouvertement par son ralliement à LFI, LO de manière hypocrite derrière un verbiage anti-réformiste, mais tout autant anti-soviets.
Mai 1906 : un précédent à méditer
Certes, Mai 68 a balayé le souvenir de Mai 66 pour la majorité des travailleurs. L’extrême-gauche rappelle Mai 68 lors de tout mouvement, mais sans jamais fixer les tâches politiques qui en découlent. N’est-ce pas le 1er mai 1906 qui est un épisode qui peut le plus nous inspirer actuellement ? Le slogan « A partir du premier mai 1906, nous ne travaillerons que 8h » affiché sur la façade de la bourse du travail parisienne incarnait l’action directe : les ouvriers prenaient eux-mêmes leurs droits, sans attendre une loi du gouvernement. La journée de 8 heures ne fut accordée qu’en 1919, mais ce mouvement de 1906 marqua l’apogée de la CGT d’avant-guerre, fut un succès. Ce 1er mai 1906 fut préparé pendant près de deux ans, il est l’exemple d’une campagne syndicaliste révolutionnaire, que les syndicats ne mènent plus pour des mouvements comme celui des retraites. Avec l’adoption de la Chartes d’Amiens au congrès du même nom, la victoire, contre les socialistes parlementaires, des syndicalistes révolutionnaires. Pourtant, 1906 maque le début du déclin de la CGT, sans que la raison soit claire à l’époque.
Après coup, les raisons en sont claires. En 1907, les viticulteurs du Languedoc se soulèvent, la CGT ne réussit pas à créer une alliance avec le prolétariat agricole. En 1908, une révolution démocratique soulève l’Iran, elle est réprimée par les britanniques et les russes, ces derniers soutenus par la Bourse de Paris. En 1912, les guerres balkaniques éclatent, prélude à 1914 où la CGT tombe massivement dans l’union sacrée.
Ces tâches que la CGT ne sut résoudre, liées à l’avènement d’une nouvelle époque, celle du stade impérialiste du capitalisme, elles le furent par les révolutionnaires russes, qui s’adressaient aux paysans, avaient intégré la lutte contre les oppressions nationales dans leur programme, ainsi que la dénonciation de leur impérialisme.
Ces trois problèmes sur lesquels butta la CGT se posent à nouveau à nous : celui du lien avec la révolution en Iran, le lien avec les paysans et travailleurs indépendants lors du mouvement des Gilets jaunes, et l’actuel mouvement sur les retraites. La guerre en Ukraine est l’analogue de celle de Balkans il y a 110 ans : un prélude à une plus vaste guerre. Or, ni la CGT ni la gauche politique, ni l’extrême gauche ne prépare la classe ouvrière à une aucune de ces tâches.
Alors qu’attendre du mouvement présent ? Un des dirigeants du grand mouvement de 1906, Griffuelhes, donnait à ce mouvement le but apparemment modeste, mais en fait le plus élevé : « Il suffirait qu’au 1er Mai un fort mouvement se produisît sans trop de résultats appréciables. ce serait la première fois qu’un parti, en France, aurait pu poursuivre pendant dix-huit mois, une agitation et une propagande capables de mettre debout un nombre considérable de travailleurs. ce serait la démonstration de notre force. »
Le contenu de la propagande et de l’agitation indispensable pour que puisse s’exercer cette force, Lénine et Trotsky le donnèrent dès le premier congrès fondateur de la IIIème internationale. Se réclamant de la tradition de l’action directe, ils ajoutaient leur expérience des soviets : « Une des tâches les plus importantes pour les camarades des pays de l’Europe Occidentale consiste à expliquer aux masses la signification, l’importance et la nécessité du système des Soviets. » Puis « en qualité de fraction organisée des ouvriers et du Parti, nous tendons et devons tendre à obtenir la majorité dans les Soviets. Alors notre victoire sera assurée et il n’y aura plus de force en mesure d’entreprendre quoi que ce soit contre la révolution communiste. Autrement la victoire ne sera pas si facile à atteindre et ne sera pas de longue durée. »
Pour conclure
Il ne suffit pas de participer aux actions dirigées par des réformistes, il ne suffit pas de les faire réussir au-delà même des souhaits des réformistes pour que les travailleurs ouvrent de vraies perspectives de la lutte des classes. Car, dans cette dernière, les appareils syndicaux, même les plus "à gauche" ne sont pas seulement timides ou timorés, ce sont carrément des adversaires de classe. Nos luttes sont donc dirigées par nos ennemis ! Et ils sont directement liés à l’Etat capitaliste et à les patrons, notamment parce que ces derniers financent les appareils syndicaux.
Il ne faut se faire aucune illusion sur les possibilités de pousser des adversaires ou des ennemis. On ne les bat pas ainsi.
Pour les battre, il faut déployer ce qui fait notre force. L’essentiel n’est pas le nombre mais l’organisation sur des bases POLITIQUES de classe, c’est-à-dire les comités comme embryon et signe avant-coureur du pouvoir prolétarien.
Pour les battre, il faut aussi mettre sur la table ce qui fait que nous devons nous révolter, sans oublier la guerre mondiale qui menace, la guerre pandémique qui continue (même si on a cessé de faire des statistiques), la guerre sociale qui n’a pas comme seule couleur les retraites, mais aussi les salaires, les emplois, la santé, et aussi l’alliance que le prolétariat peut mener avec tous les opprimés et les exploités.
Alors oui, se contenter d’être nombreux à se promener derrière les centrales syndicales, c’est donner du crédit à nos ennemis de classe !
Les prétendus "radicaux" au sein des syndicats prétendent que l’essentiel serait de pousser à bloquer momentanément l’économie.
La force de la classe ouvrière n’apparaît que si elle menace la direction politique de la société par les capitalistes et pas seulement qu’elle arrête momentanément une économie qui menace de s’arrêter par ses propres contradictions.
Cette force prolétarienne, ce sont les gilets jaunes qui l’avaient car, en permettant aux prolétaires de s’auto-organiser, ils menaçaient justement la direction politique des capitalistes, les comités et les assemblées du peuple étant des organes potentiels de double pouvoir. Si cela ne s’est pas produit, c’est parce que le rempart syndical et de gauche a empêché les gilets jaunes d’entrer dans les entreprises et de s’y implanter.
Les classes dirigeantes ont plus peur de cent travailleurs auto-organisés que de mille et même dix mille travailleurs qui se promènent sagement derrière les sonos syndicales.
De nombreux travailleurs posent la question : comment faire reculer le gouvernement ? La réponse des syndicats, de la gauche et de l’extrême gauche opportuniste est : en leur faisant payer cher leur refus par le coût de la grève. Notre réponse : en leur faisant payer infiniment plus cher, en leur faisant craindre de perdre le pouvoir, la grève renforçant les potentialités révolutionnaires du prolétariat en construisant les débuts du pouvoir autonome des travailleurs, des comités de travailleurs qui ne se contentent pas de « faire payer les patrons » mais contestent leur pouvoir.