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La contre révolution du 2 décembre 1851 en France (celle de Louis Bonaparte) racontée par Zola et Marx

jeudi 21 décembre 2023, par Robert Paris

La contre révolution du 2 décembre 1851 en France (pour en finir avec la révolution de 1848) racontée par Zola et Marx

Zola dans La Fortune de Rougon :

À Plassans, dans cette ville close où la division des classes se trouvait si nettement marquée en 1848, le contre-coup des événements politiques était très-sourd. Aujourd’hui même, la voix du peuple s’y étouffe ; la bourgeoisie y met sa prudence, la noblesse son désespoir muet, le clergé sa fine sournoiserie. Que des rois se volent un trône ou que des républiques se fondent, la ville s’agite à peine. On dort à Plassans, quand on se bat à Paris. Mais la surface a beau paraître calme et indifférente, il y a, au fond, un travail caché très-curieux à étudier. Si les coups de fusil sont rares dans les rues, les intrigues dévorent les salons de la ville neuve et du quartier Saint-Marc. Jusqu’en 1830, le peuple n’a pas compté. Encore aujourd’hui, on agit comme s’il n’était pas. Tout se passe entre le clergé, la noblesse et la bourgeoisie. Les prêtres, très-nombreux, donnent le ton à la politique de l’endroit ; ce sont des mines souterraines, des coups dans l’ombre, une tactique savante et peureuse qui permet à peine de faire un pas en avant ou en arrière tous les dix ans. Ces luttes secrètes d’hommes qui veulent avant tout éviter le bruit, demandent une finesse particulière, une aptitude aux petites choses, une patience de gens privés de passions. Et c’est ainsi que les lenteurs provinciales, dont on se moque volontiers à Paris, sont pleines de traîtrises, d’égorgillements sournois, de défaites et de victoires cachées. Ces bonshommes, surtout quand leurs intérêts sont en jeu, tuent à domicile, à coups de chiquenaudes, comme nous tuons à coups de canon, en place publique.

L’histoire politique de Plassans, ainsi que celle de toutes les petites villes de la Provence, offre une curieuse particularité. Jusqu’en 1830, les habitants restèrent catholiques pratiquants et fervents royalistes ; le peuple lui-même ne jurait que par Dieu et que par ses rois légitimes. Puis un étrange revirement eut lieu ; la foi s’en alla, la population ouvrière et bourgeoise, désertant la cause de la légitimité, se donna peu à peu au grand mouvement démocratique de notre époque. Lorsque la révolution de 1848 éclata, la noblesse et le clergé se trouvèrent seuls à travailler au triomphe d’Henri V. Longtemps ils avaient regardé l’avénement des Orléans comme un essai ridicule qui ramènerait tôt ou tard les Bourbons ; bien que leurs espérances fussent singulièrement ébranlées, ils n’en engagèrent pas moins la lutte, scandalisés par la défection de leurs anciens fidèles et s’efforçant de les ramener à eux. Le quartier Saint-Marc, aidé de toutes les paroisses, se mit à l’œuvre. Dans la bourgeoisie, dans le peuple surtout, l’enthousiasme fut grand au lendemain des journées de février ; ces apprentis républicains avaient hâte de dépenser leur fièvre révolutionnaire. Mais pour les rentiers de la ville neuve, ce beau feu eut l’éclat et la durée d’un feu de paille. Les petits propriétaires, les commerçants retirés, ceux qui avaient dormi leurs grasses matinées ou arrondi leur fortune sous la monarchie, furent bientôt pris de panique ; la république, avec sa vie de secousses, les fit trembler pour leur caisse et pour leur chère existence d’égoïstes. Aussi, lorsque la réaction cléricale de 1849 se déclara, presque toute la bourgeoisie de Plassans passa-t-elle au parti conservateur. Elle y fut reçue à bras ouverts. Jamais la ville neuve n’avait eu des rapports si étroits avec le quartier Saint-Marc ; certains nobles allèrent jusqu’à toucher la main à des avoués et à d’anciens marchands d’huile. Cette familiarité inespérée enthousiasma le nouveau quartier, qui fit, dès lors, une guerre acharnée au gouvernement républicain. Pour amener un pareil rapprochement, le clergé dut dépenser des trésors d’habileté et de patience. Au fond, la noblesse de Plassans se trouvait plongée, comme une moribonde, dans une prostration invincible ; elle gardait sa foi, mais elle était prise du sommeil de la terre, elle préférait ne pas agir, laisser faire le ciel ; volontiers elle aurait protesté par son silence seul, sentant vaguement peut-être que ses dieux étaient morts et qu’elle n’avait plus qu’à aller les rejoindre. Même à cette époque de bouleversement, lorsque la catastrophe de 1848 put lui faire espérer un instant le retour des Bourbons, elle se montra engourdie, indifférente, parlant de se jeter dans la mêlée et ne quittant qu’à regret le coin de son feu. Le clergé combattit sans relâche ce sentiment d’impuissance et de résignation. Il y mit une sorte de passion. Un prêtre, lorsqu’il désespère, n’en lutte que plus âprement ; toute la politique de l’Église est d’aller droit devant elle, quand même, remettant la réussite de ses projets à plusieurs siècles, s’il est nécessaire, mais ne perdant pas une heure, se poussant toujours en avant, d’un effort continu. Ce fut donc le clergé qui, à Plassans, mena la réaction. La noblesse devint son prête-nom, rien de plus ; il se cacha derrière elle, il la gourmanda, la dirigea, parvint même à lui rendre une vie factice. Quand il l’eut amenée à vaincre ses répugnances au point de faire cause commune avec la bourgeoisie, il se crut certain de la victoire. Le terrain était merveilleusement préparé ; cette ancienne ville royaliste, cette population de bourgeois paisibles et de commerçants poltrons devait fatalement se ranger tôt ou tard dans le parti de l’ordre. Le clergé, avec sa tactique savante, hâta la conversion. Après avoir gagné les propriétaires de la ville neuve, il sut même convaincre les petits détaillants du vieux quartier. Dès lors, la réaction fut maîtresse de la ville. Toutes les opinions étaient représentées dans cette réaction ; jamais on ne vit un pareil mélange de libéraux tournés à l’aigre, de légitimistes, d’orléanistes, de bonapartistes, de cléricaux. Mais peu importait, à cette heure. Il s’agissait uniquement de tuer la République. Et la République agonisait. Une fraction du peuple, un millier d’ouvriers au plus, sur les dix mille âmes de la ville, saluaient encore l’arbre de la liberté, planté au milieu de la place de la Sous-Préfecture.

Les plus fins politiques de Plassans, ceux qui dirigeaient le mouvement réactionnaire, ne flairèrent l’empire que fort tard. La popularité du prince Louis-Napoléon leur parut un engouement passager de la foule dont on aurait facilement raison. La personne même du prince leur inspirait une admiration médiocre. Ils le jugeaient nul, songe creux, incapable de mettre la main sur la France et surtout de se maintenir au pouvoir. Pour eux, ce n’était qu’un instrument dont ils comptaient se servir, qui ferait la place nette, et qu’ils mettraient à la porte, lorsque l’heure serait venue où le vrai prétendant devrait se montrer. Cependant, les mois s’écoulèrent, ils devinrent inquiets. Alors seulement ils eurent vaguement conscience qu’on les dupait. Mais on ne leur laissa pas le temps de prendre un parti ; le coup d’État éclata sur leur tête, et ils durent applaudir. La grande impure, la République, venait d’être assassinée. C’était un triomphe quand même. Le clergé et la noblesse acceptèrent les faits avec résignation, remettant à plus tard la réalisation de leurs espérances, se vengeant de leur mécompte en s’unissant aux bonapartistes pour écraser les derniers républicains.

Ces événements fondèrent la fortune des Rougon. Mêlés aux diverses phases de cette crise, ils grandirent sur les ruines de la liberté. Ce fut la République que volèrent ces bandits à l’affût ; après qu’on l’eut égorgée, ils aidèrent à la détrousser.

Au lendemain des journées de février, Félicité, le nez le plus fin de la famille, comprit qu’ils étaient enfin sur la bonne piste. Elle se mit à tourner autour de son mari, à l’aiguillonner, pour qu’il se remuât. Les premiers bruits de révolution avaient effrayé Pierre. Lorsque sa femme lui eut fait entendre qu’ils avaient peu à perdre et beaucoup à gagner dans un bouleversement, il se rangea vite à son opinion.

— Je ne sais ce que tu peux faire, répétait Félicité, mais il me semble qu’il y a quelque chose à faire. M. de Carnavant ne nous disait-il pas, l’autre jour, qu’il serait riche si jamais Henri V revenait, et que ce roi récompenserait magnifiquement ceux qui auraient travaillé à son retour. Notre fortune est peut-être là. Il serait temps d’avoir la main heureuse.

Le marquis de Carnavant, ce noble qui, selon la chronique scandaleuse de la ville, avait connu intimement la mère de Félicité, venait, en effet, de temps à autre rendre visite aux époux. Les méchantes langues prétendaient que madame Rougon lui ressemblait. C’était un petit homme, maigre, actif, alors âgé de soixante-quinze ans, dont cette dernière semblait avoir pris, en vieillissant, les traits et les allures. On racontait que les femmes lui avaient dévoré les débris d’une fortune déjà fort entamée par son père au temps de l’émigration. Il avouait, d’ailleurs, sa pauvreté de fort bonne grâce. Recueilli par un de ses parents, le comte de Valqueyras, il vivait en parasite, mangeant à la table du comte, habitant un étroit logement situé sous les combles de son hôtel.

— Petite, disait-il souvent en tapotant les joues de Félicité, si jamais Henri V me rend une fortune, je te ferai mon héritière.

Félicité avait cinquante ans qu’il l’appelait encore « petite ». C’était à ces tapes familières et à ces continuelles promesses d’héritage que madame Rougon pensait en poussant son mari dans la politique. Souvent M. de Carnavant s’était plaint amèrement de ne pouvoir lui venir en aide. Nul doute qu’il ne se conduisît en père à son égard, le jour où il serait puissant. Pierre, auquel sa femme expliqua la situation à demi-mots, se déclara prêt à marcher dans le sens qu’on lui indiquerait.

La position particulière du marquis fit de lui, à Plassans, dès les premiers jours de la République, l’agent actif du mouvement réactionnaire. Ce petit homme remuant, qui avait tout à gagner au retour de ses rois légitimes, s’occupa avec fièvre du triomphe de leur cause. Tandis que la noblesse riche du quartier Saint-Marc s’endormait dans son désespoir muet, craignant peut-être de se compromettre et de se voir de nouveau condamnée à l’exil, lui se multipliait, faisait de la propagande, racolait des fidèles. Il fut une arme dont une main invisible tenait la poignée. Dès lors, ses visites chez les Rougon devinrent quotidiennes. Il lui fallait un centre d’opérations. Son parent, M. de Valqueyras, lui ayant défendu d’introduire des affiliés dans son hôtel, il avait choisi le salon jaune de Félicité. D’ailleurs, il ne tarda pas à trouver dans Pierre un aide précieux. Il ne pouvait aller prêcher lui-même la cause de la légitimité aux petits détaillants et aux ouvriers du vieux quartier ; on l’aurait hué. Pierre, au contraire, qui avait vécu au milieu de ces gens-là, parlait leur langue, connaissait leurs besoins, arrivait à les catéchiser en douceur. Il devint ainsi l’homme indispensable. En moins de quinze jours, les Rougon furent plus royalistes que le roi. Le marquis, en voyant le zèle de Pierre, s’était finement abrité derrière lui. À quoi bon se mettre en vue, quand un homme à fortes épaules veut bien endosser toutes les sottises d’un parti. Il laissa Pierre trôner, se gonfler d’importance, parler en maître, se contentant de le retenir ou de le jeter en avant, selon les nécessités de la cause. Aussi l’ancien marchand d’huile fut-il bientôt un personnage. Le soir, quand ils se retrouvaient seuls, Félicité lui disait :

— Marche, ne crains rien. Nous sommes en bon chemin. Si cela continue, nous serons riches, nous aurons un salon pareil à celui du receveur, et nous donnerons des soirées.

Il s’était formé chez les Rougon un noyau de conservateurs qui se réunissaient chaque soir dans le salon jaune pour déblatérer contre la République.

Il y avait là trois ou quatre négociants retirés qui tremblaient pour leurs rentes, et qui appelaient de tous leurs vœux un gouvernement sage et fort. Un ancien marchand d’amandes, membre du conseil municipal, M. Isidore Granoux, était comme le chef de ce groupe. Sa bouche en bec de lièvre, fendue à cinq ou six centimètres du nez, ses yeux ronds, son air à la fois satisfait et ahuri, le faisaient ressembler à une oie grasse qui digère dans la salutaire crainte du cuisinier. Il parlait peu, ne pouvant trouver les mots ; il n’écoutait que lorsqu’on accusait les républicains de vouloir piller les maisons des riches, se contentant alors de devenir rouge à faire craindre une apoplexie et de murmurer des invectives sourdes, au milieu desquelles revenaient les mots « fainéants, scélérats, voleurs, assassins ».

Tous les habitués du salon jaune, à la vérité, n’avaient pas l’épaisseur de cette oie grasse. Un riche propriétaire, M. Roudier, au visage grassouillet et insinuant, y discourait des heures entières, avec la passion d’un orléaniste que la chute de Louis-Philippe avait dérangé dans ses calculs. C’était un bonnetier de Paris retiré à Plassans, ancien fournisseur de la cour, qui avait fait de son fils un magistrat, comptant sur les Orléans pour pousser ce garçon aux plus hautes dignités. La révolution ayant tué ses espérances, il s’était jeté dans la réaction à corps perdu. Sa fortune, ses anciens rapports commerciaux avec les Tuileries, dont il semblait faire des rapports de bonne amitié, le prestige que prend en province tout homme qui a gagné de l’argent à Paris et qui daigne venir le manger au fond d’un département, lui donnaient une très-grande influence dans le pays ; certaines gens l’écoutaient parler comme un oracle.

Mais la plus forte tête du salon jaune était à coup sûr le commandant Sicardot, le beau-père d’Aristide. Taillé en Hercule, le visage rouge brique, couturé et planté de bouquets de poil gris, il comptait parmi les plus glorieuses ganaches de la grande armée. Dans les journées de février, la guerre des rues seule l’avait exaspéré ; il ne tarissait pas sur ce sujet, disant avec colère qu’il était honteux de se battre de la sorte ; et il rappelait avec orgueil le grand règne de Napoléon.

On voyait aussi, chez les Rougon, un personnage aux mains humides, aux regards louches, le sieur Vuillet, un libraire qui fournissait d’images saintes et de chapelets toutes les dévotes de la ville. Vuillet tenait la librairie classique et la librairie religieuse ; il était catholique pratiquant, ce qui lui assurait la clientèle des nombreux couvents et des paroisses. Par un coup de génie, il avait joint à son commerce la publication d’un petit journal bi-hebdomadaire, la Gazette de Plassans, dans lequel il s’occupait exclusivement des intérêts du clergé. Ce journal lui mangeait chaque année un millier de francs ; mais il faisait de lui le champion de l’Église, et l’aidait à écouler les rossignols sacrés de sa boutique. Cet homme illettré, dont l’orthographe était douteuse, rédigeait lui-même les articles de la Gazette avec une humilité et un fiel qui lui tenaient lieu de talent. Aussi le marquis, en se mettant en campagne, avait-il été frappé du parti qu’il pourrait tirer de cette figure plate de sacristain, de cette plume grossière et intéressée. Depuis février, les articles de la Gazette contenaient moins de fautes ; le marquis les revoyait.

On peut imaginer, maintenant, le singulier spectacle que le salon jaune des Rougon offrait chaque soir. Toutes les opinions se coudoyaient et aboyaient à la fois contre la République. On s’entendait dans la haine. Le marquis, d’ailleurs, qui ne manquait pas une réunion, apaisait par sa présence les petites querelles qui s’élevaient entre le commandant et les autres adhérents. Ces roturiers étaient secrètement flattés des poignées de main qu’il voulait bien leur distribuer à l’arrivée et au départ. Seul, Roudier, en libre penseur de la rue Saint-Honoré, disait que le marquis n’avait pas un sou, et qu’il se moquait du marquis. Ce dernier gardait un aimable sourire de gentilhomme ; il s’encanaillait avec ces bourgeois, sans une seule des grimaces de mépris que tout autre habitant du quartier Saint-Marc aurait cru devoir faire. Sa vie de parasite l’avait assoupli. Il était l’âme du groupe. Il commandait au nom de personnages inconnus, dont il ne livrait jamais les noms. « Ils veulent ceci, ils ne veulent pas cela », disait-il. Ces dieux cachés, veillant aux destinées de Plassans du fond de leur nuage, sans paraître se mêler directement des affaires publiques, devaient être certains prêtres, les grands politiques du pays. Quand le marquis prononçait cet « ils » mystérieux, qui inspirait à l’assemblée un merveilleux respect, Vuillet confessait par une attitude béate qu’il les connaissait parfaitement.

La personne la plus heureuse dans tout cela était Félicité. Elle commençait enfin à avoir du monde dans son salon. Elle se sentait bien un peu honteuse de son vieux meuble de velours jaune ; mais elle se consolait en pensant au riche mobilier qu’elle achèterait, lorsque la bonne cause aurait triomphé. Les Rougon avaient fini par prendre leur royalisme au sérieux. Félicité allait jusqu’à dire, quand Roudier n’était pas là, que, s’ils n’avaient pas fait fortune dans leur commerce d’huile, la faute en était à la monarchie de Juillet. C’était une façon de donner une couleur politique à leur pauvreté. Elle trouvait des caresses pour tout le monde, même pour Granoux, inventant chaque soir une nouvelle façon polie de le réveiller, à l’heure du départ.

Le salon, ce noyau de conservateurs appartenant à tous les partis, et qui grossissait journellement, eut bientôt une grande influence. Par la diversité de ses membres, et surtout grâce à l’impulsion secrète que chacun d’eux recevait du clergé, il devint le centre réactionnaire qui rayonna sur Plassans entier. La tactique du marquis, qui s’effaçait, fit regarder Rougon comme le chef de la bande. Les réunions avaient lieu chez lui, cela suffisait aux yeux peu clairvoyants du plus grand nombre pour le mettre à la tête du groupe et le désigner à l’attention publique. On lui attribua toute la besogne ; on le crut le principal ouvrier de ce mouvement qui, peu à peu, ramenait au parti conservateur les républicains enthousiastes de la veille. Il est certaines situations dont bénéficient seuls les gens tarés. Ils fondent leur fortune là où des hommes mieux posés et plus influents n’auraient point osé risquer la leur. Certes, Roudier, Granoux et les autres, par leur position d’hommes riches et respectés, semblaient devoir être mille fois préférés à Pierre comme chefs actifs du parti conservateur. Mais aucun d’eux n’aurait consenti à faire de son salon un centre politique ; leurs convictions n’allaient pas jusqu’à se compromettre ouvertement ; en somme, ce n’étaient que des braillards, des commères de province, qui voulaient bien cancaner chez un voisin contre la République, du moment où le voisin endossait la responsabilité de leurs cancans. La partie était trop chanceuse. Il n’y avait pour la jouer, dans la bourgeoisie de Plassans, que les Rougon, ces grands appétits inassouvis et poussés aux résolutions extrêmes.

En avril 1849, Eugène quitta brusquement Paris et vint passer quinze jours auprès de son père. On ne connut jamais bien le but de ce voyage. Il est à croire qu’Eugène vint tâter sa ville natale pour savoir s’il y poserait avec succès sa candidature de représentant à l’Assemblée législative, qui devait remplacer prochainement la Constituante. Il était trop fin pour risquer un échec. Sans doute l’opinion publique lui parut peu favorable, car il s’abstint de toute tentative. On ignorait, d’ailleurs, à Plassans, ce qu’il était devenu, ce qu’il faisait à Paris. À son arrivée, on le trouva moins gros, moins endormi. On l’entoura, on tâcha de le faire causer. Il feignit l’ignorance, ne se livrant pas, forçant les autres à se livrer. Des esprits plus souples eussent trouvé, sous son apparente flânerie, un grand souci des opinions politiques de la ville. Il semblait sonder le terrain plus encore pour un parti que pour son propre compte.

Bien qu’il eût renoncé à toute espérance personnelle, il n’en resta pas moins à Plassans jusqu’à la fin du mois, très-assidu surtout aux réunions du salon jaune. Dès le premier coup de sonnette, il s’asseyait dans le creux d’une fenêtre, le plus loin possible de la lampe. Il demeurait là toute la soirée, le menton sur la paume de la main droite, écoutant religieusement. Les plus grosses niaiseries le laissaient impassible. Il approuvait tout de la tête, jusqu’aux grognements effarés de Granoux. Quand on lui demandait son avis, il répétait poliment l’opinion de la majorité. Rien ne parvint à lasser sa patience, ni les rêves creux du marquis qui parlait des Bourbons comme au lendemain de 1815, ni les effusions bourgeoises de Roudier, qui s’attendrissait en comptant le nombre de paires de chaussettes qu’il avait fournies jadis au roi citoyen. Au contraire, il paraissait fort à l’aise au milieu de cette tour de Babel. Parfois, quand tous ces grotesques tapaient à bras raccourcis sur la République, on voyait ses yeux rire sans que ses lèvres perdissent leur moue d’homme grave. Sa façon recueillie d’écouter, sa complaisance inaltérable lui avaient concilié toutes les sympathies. On le jugeait nul, mais bon enfant. Lorsqu’un ancien marchand d’huile ou d’amandes, ne pouvait placer, au milieu du tumulte, de quelle façon il sauverait la France, s’il était le maître, il se réfugiait auprès d’Eugène et lui criait ses plans merveilleux à l’oreille. Eugène hochait doucement la tête, comme ravi des choses élevées qu’il entendait. Vuillet seul le regardait d’un air louche. Ce libraire, doublé d’un sacristain et d’un journaliste, parlant moins que les autres, observait davantage. Il avait remarqué que l’avocat causait parfois dans les coins avec le commandant Sicardot. Il se promit de les surveiller, mais il ne put jamais surprendre une seule de leurs paroles. Eugène faisait taire le commandant d’un clignement d’yeux, dès qu’il approchait. Sicardot, à partir de cette époque, ne parla plus des Napoléon qu’avec un mystérieux sourire.

Deux jours avant son retour à Paris, Eugène rencontra sur le cours Sauvaire son frère Aristide, qui l’accompagna quelques instants, avec l’insistance d’un homme en quête d’un conseil. Aristide était dans une grande perplexité. Dès la proclamation de la République, il avait affiché le plus vif enthousiasme pour le gouvernement nouveau. Son intelligence, assouplie par ses deux années de séjour à Paris, voyait plus loin que les cerveaux épais de Plassans ; il devinait l’impuissance des légitimistes et des orléanistes, sans distinguer avec netteté quel serait le troisième larron qui viendrait voler la République. À tout hasard, il s’était mis du côté des vainqueurs. Il avait rompu tout rapport avec son père, le qualifiant en public de vieux fou, de vieil imbécile enjôlé par la noblesse.

— Ma mère est pourtant une femme intelligente, ajoutait-il. Jamais je ne l’aurais crue capable de pousser son mari dans un parti dont les espérances sont chimériques. Ils vont achever de se mettre sur la paille. Mais les femmes n’entendent rien à la politique.

Lui, voulait se vendre, le plus cher possible. Sa grande inquiétude fut dès lors de prendre le vent, de se mettre toujours du côté de ceux qui pourraient, à l’heure du triomphe, le récompenser magnifiquement. Par malheur, il marchait en aveugle ; il se sentait perdu, au fond de sa province, sans boussole, sans indications précises. En attendant que le cours des événements lui traçât une voie sûre, il garda l’attitude de républicain enthousiaste prise par lui dès le premier jour. Grâce à cette attitude, il resta à la sous-préfecture ; on augmenta même ses appointements. Mordu bientôt par le désir de jouer un rôle, il détermina un libraire, un rival de Vuillet, à fonder un journal démocratique, dont il devint un des rédacteurs les plus âpres. L’Indépendant fit, sous son impulsion, une guerre sans merci aux réactionnaires. Mais le courant l’entraîna peu à peu, malgré lui, plus loin qu’il ne voulait aller ; il en arriva à écrire des articles incendiaires qui lui donnaient des frissons lorsqu’il les relisait. On remarqua beaucoup, à Plassans, une série d’attaques dirigées par le fils contre les personnes que le père recevait chaque soir dans le fameux salon jaune. La richesse des Roudier et des Granoux exaspérait Aristide au point de lui faire perdre toute prudence. Poussé par ses aigreurs jalouses d’affamé, il s’était fait de la bourgeoisie une ennemie irréconciliable, lorsque l’arrivée d’Eugène et la façon dont il se comporta à Plassans vinrent le consterner. Il accordait à son frère une grande habileté. Selon lui, ce gros garçon endormi ne sommeillait jamais que d’un œil, comme les chats à l’affût devant un trou de souris. Et voilà qu’Eugène passait les soirées entières dans le salon jaune, écoutant religieusement ces grotesques que lui, Aristide, avait si impitoyablement raillés. Quand il sut, par les bavardages de la ville, que son frère donnait des poignées de main à Granoux et en recevait du marquis, il se demanda avec anxiété ce qu’il devait croire. Se serait-il trompé à ce point ? Les légitimistes ou les orléanistes auraient-ils quelque chance de succès ? Cette pensée le terrifia. Il perdit son équilibre, et, comme il arrive souvent, il tomba sur les conservateurs avec plus de rage, pour se venger de son aveuglement.

La veille du jour où il arrêta Eugène sur le cours Sauvaire, il avait publié, dans l’Indépendant, un article terrible sur les menées du clergé, en réponse à un entrefilet de Vuillet, qui accusait les républicains de vouloir démolir les églises. Vuillet était la bête noire d’Aristide. Il ne se passait pas de semaine sans que les deux journalistes échangeassent les plus grossières injures. En province, où l’on cultive encore la périphrase, la polémique met le catéchisme poissard en beau langage : Aristide appelait son adversaire « frère Judas », ou encore « serviteur de saint Antoine », et Vuillet répondait galamment en traitant le républicain de « monstre gorgé de sang dont la guillotine était l’ignoble pourvoyeuse. »

Pour sonder son frère, Aristide, qui n’osait paraître inquiet ouvertement, se contenta de lui demander :

— As-tu lu mon article d’hier ? Qu’en penses-tu ?

Eugène eut un léger mouvement d’épaules.

— Vous êtes un niais, mon frère, répondit-il simplement.

— Alors, s’écria le journaliste en pâlissant, tu donnes raison à Vuillet, tu crois au triomphe de Vuillet.

— Moi !… Vuillet…

Il allait certainement ajouter : « Vuillet est un niais comme toi. » Mais en apercevant la face grimaçante de son frère qui se tendait anxieusement vers lui, il parut pris d’une subite défiance.

— Vuillet a du bon, dit-il avec tranquillité.

En quittant son frère, Aristide se sentit encore plus perplexe qu’auparavant. Eugène avait dû se moquer de lui, car Vuillet était bien le plus sale personnage qu’on pût imaginer. Il se promit d’être prudent, de ne pas se lier davantage, de façon à avoir les mains libres, s’il lui fallait un jour aider un parti à étrangler la République.

Le matin même de son départ, une heure avant de monter en diligence, Eugène emmena son père dans la chambre à coucher et eut avec lui un long entretien. Félicité, restée dans le salon, essaya vainement d’écouter. Les deux hommes parlaient bas, comme s’ils eussent redouté qu’une seule de leurs paroles pût être entendue du dehors. Quand ils sortirent enfin de la chambre, ils paraissaient très-animés. Après avoir embrassé son père et sa mère, Eugène, dont la voix traînait d’habitude, dit avec une vivacité émue :

— Vous m’avez bien compris, mon père ? Là est notre fortune. Il faut travailler de toutes nos forces, dans ce sens. Ayez foi en moi.

— Je suivrai tes instructions fidèlement, répondit Rougon. Seulement n’oublie pas ce que je t’ai demandé comme prix de mes efforts.

— Si nous réussissons, vos désirs seront satisfaits, je vous le jure. D’ailleurs, je vous écrirai, je vous guiderai, selon la direction que prendront les événements. Pas de panique ni d’enthousiasme. Obéissez-moi en aveugle.

— Qu’avez-vous donc comploté ? demanda curieusement Félicité.

— Ma chère mère, répondit Eugène avec un sourire, vous avez trop douté de moi pour que je vous confie aujourd’hui mes espérances, qui ne reposent encore que sur des calculs de probabilité. Il vous faudrait la foi pour me comprendre. D’ailleurs, mon père vous instruira quand l’heure sera venue.

Et comme Félicité prenait l’attitude d’une femme piquée, il ajouta à son oreille, en l’embrassant de nouveau :

— Je tiens de toi, bien que tu m’aies renié. Trop d’intelligence nuirait en ce moment. Lorsque la crise arrivera, c’est toi qui devras conduire l’affaire.

Il s’en alla ; puis il rouvrit la porte, et dit encore d’une voix impérieuse :

— Surtout, défiez-vous d’Aristide, c’est un brouillon qui gâterait tout. Je l’ai assez étudié pour être certain qu’il retombera toujours sur ses pieds. Ne vous apitoyez pas ; car, si nous faisons fortune, il saura nous voler sa part.

Quand Eugène fut parti, Félicité essaya de pénétrer le secret qu’on lui cachait. Elle connaissait trop son mari pour l’interroger ouvertement ; il lui aurait répondu avec colère que cela ne la regardait pas. Mais, malgré la tactique savante qu’elle déploya, elle n’apprit absolument rien. Eugène, à cette heure trouble où la plus grande discrétion était nécessaire, avait bien choisi son confident. Pierre, flatté de la confiance de son fils, exagéra encore cette lourdeur passive qui faisait de lui une masse grave et impénétrable. Lorsque Félicité eut compris qu’elle ne saurait rien, elle cessa de tourner autour de lui. Une seule curiosité lui resta, la plus âpre. Les deux hommes avaient parlé d’un prix stipulé par Pierre lui-même. Quel pouvait être ce prix ? Là était le grand intérêt pour Félicité, qui se moquait parfaitement des questions politiques. Elle savait que son mari avait dû se vendre cher, mais elle brûlait de connaître la nature du marché. Un soir, voyant Pierre de belle humeur, comme ils venaient de se mettre au lit, elle amena la conversation sur les ennuis de leur pauvreté.

— Il est bien temps que cela finisse, dit-elle ; nous nous ruinons en bois et en huile, depuis que ces messieurs viennent ici. Et qui payera la note ? Personne peut-être.

Son mari donna dans le piége. Il eut un sourire de supériorité complaisante.

— Patience, dit-il.

Puis, il ajouta d’un air fin, en regardant sa femme dans les yeux.

— Serais-tu contente d’être la femme d’un receveur particulier ?

Le visage de Félicité s’empourpra d’une joie chaude. Elle se mit sur son séant, frappant comme une enfant dans ses mains sèches de petite vieille.

— Vrai ?… balbutia-t-elle. À Plassans ?…

Pierre, sans répondre, fit un long signe affirmatif. Il jouissait de l’étonnement de sa compagne. Elle étranglait d’émotion.

— Mais, reprit-elle enfin, il faut un cautionnement énorme. Je me suis laissé dire que notre voisin, M. Peirotte, avait dû déposer quatre-vingt mille francs au trésor.

— Eh ! dit l’ancien marchand d’huile, ça ne me regarde pas. Eugène se charge de tout. Il me fera avancer le cautionnement par un banquier de Paris… Tu comprends, j’ai choisi une place qui rapporte gros. Eugène a commencé par faire la grimace. Il me disait qu’il fallait être riche pour occuper ces positions-là, qu’on choisissait d’habitude des gens influents. J’ai tenu bon, et il a cédé. Pour être receveur, on n’a pas besoin de savoir le latin ni le grec ; j’aurai, comme M. Peirotte, un fondé de pouvoir qui fera toute la besogne.

Félicité l’écoutait avec ravissement.

— J’ai bien deviné, continua-t-il, ce qui inquiétait notre cher fils. Nous sommes peu aimés ici. On nous sait sans fortune, on clabaudera. Mais bast ! dans les moments de crise, tout arrive. Eugène voulait me faire nommer dans une autre ville. J’ai refusé, je veux rester à Plassans.

— Oui, oui, il faut rester, dit vivement la vieille femme. C’est ici que nous avons souffert, c’est ici que nous devons triompher. Ah ! je les écraserai, toutes ces belles promeneuses du Mail qui toisent dédaigneusement mes robes de laine !… Je n’avais pas songé à la place de receveur ; je croyais que tu voulais devenir maire.

— Maire, allons donc !… La place est gratuite !… Eugène aussi m’a parlé de la mairie. Je lui ai répondu : « J’accepte, si tu me constitues une rente de quinze mille francs. »

Cette conversation, où de gros chiffres partaient comme des fusées, enthousiasmait Félicité. Elle frétillait, elle éprouvait une sorte de démangeaison intérieure. Enfin elle prit une pose dévote, et, se recueillant :

— Voyons, calculons, dit-elle. Combien gagneras-tu ?

— Mais, dit Pierre, les appointements fixes sont, je crois, de trois mille francs.

— Trois mille, compta Félicité.

— Puis, il y a le tant pour cent sur les recettes, qui, à Plassans, peut produire une somme de douze mille francs.

— Ça fait quinze mille.

— Oui, quinze mille francs environ. C’est ce que gagne Peirotte. Ce n’est pas tout. Peirotte fait de la banque pour son compte personnel. C’est permis. Peut-être me risquerai-je, dès que je sentirai la chance venue.

— Alors mettons vingt mille… Vingt mille francs de rente ! répéta Félicité ahurie par ce chiffre.

— Il faudra rembourser les avances, fit remarquer Pierre.

— N’importe, reprit Félicité, nous serons plus riches que beaucoup de ces messieurs… Est-ce que le marquis et les autres doivent partager le gâteau avec toi ?

— Non, non, tout sera pour nous.

Et, comme elle insistait, Pierre crut qu’elle voulait lui arracher son secret. Il fronça les sourcils.

— Assez causé, dit-il brusquement. Il est tard, dormons. Ça nous portera malheur de faire des calculs à l’avance. Je ne tiens pas encore la place. Surtout, sois discrète.

La lampe éteinte, Félicité ne put dormir. Les yeux fermés, elle faisait de merveilleux châteaux en Espagne. Les vingt mille francs de rente dansaient devant elle, dans l’ombre, une danse diabolique. Elle habitait un bel appartement de la ville neuve, avait le luxe de M. Peirotte, donnait des soirées, éclaboussait de sa fortune la ville entière. Ce qui chatouillait le plus ses vanités, c’était la belle position que son mari occuperait alors. Ce serait lui qui paierait leurs rentes à Granoux, à Roudier, à tous ces bourgeois qui venaient aujourd’hui chez elle comme on va dans un café, pour parler haut et savoir les nouvelles du jour. Elle s’était parfaitement aperçue de la façon cavalière dont ces gens entraient dans son salon, ce qui les lui avait fait prendre en grippe. Le marquis lui-même, avec sa politesse ironique, commençait à lui déplaire. Aussi, triompher seuls, garder tout le gâteau, suivant son expression, était une vengeance qu’elle caressait amoureusement. Plus tard, quand ces grossiers personnages se présenteraient le chapeau bas chez M. le receveur Rougon, elle les écraserait à son tour. Toute la nuit elle remua ces pensées. Le lendemain, en ouvrant ses persiennes, son premier regard se porta instinctivement de l’autre côté de la rue, sur les fenêtres de M. Peirotte ; elle sourit en contemplant les larges rideaux de damas qui pendaient derrière les vitres.

Les espérances de Félicité, en se déplaçant, ne furent que plus âpres. Comme toutes les femmes, elle ne détestait pas une pointe de mystère. Le but caché que poursuivait son mari la passionna plus que ne l’avaient jamais fait les menées légitimistes de M. de Carnavant. Elle abandonna sans trop de regret les calculs fondés sur la réussite du marquis, du moment que, par d’autres moyens, son mari prétendait pouvoir garder les gros bénéfices. Elle fut, d’ailleurs, admirable de discrétion et de prudence.

Au fond, une curiosité anxieuse continuait à la torturer ; elle étudiait les moindres gestes de Pierre, elle tâchait de comprendre. S’il allait faire fausse route ? Si Eugène l’entraînait à sa suite dans quelque casse-cou d’où ils sortiraient plus affamés et plus pauvres ? Cependant la foi lui venait. Eugène avait commandé avec une telle autorité, qu’elle finissait par croire en lui. Là encore agissait la puissance de l’inconnu. Pierre lui parlait mystérieusement des hauts personnages que son fils aîné fréquentait à Paris ; elle-même ignorait ce qu’il pouvait y faire, tandis qu’il lui était impossible de fermer les yeux sur les coups de tête commis par Aristide à Plassans. Dans son propre salon, on ne se gênait guère pour traiter le journaliste démocrate avec la dernière sévérité. Granoux l’appelait brigand entre ses dents, et Roudier, deux ou trois fois par semaine, répétait à Félicité :

— Votre fils en écrit de belles. Hier encore il attaquait notre ami Vuillet avec un cynisme révoltant.

Tout le salon faisait chorus. Le commandant Sicardot parlait de calotter son gendre. Pierre reniait nettement son fils. La pauvre mère baissait la tête, dévorant ses larmes. Par instants, elle avait envie d’éclater, de crier à Roudier que son cher enfant, malgré ses fautes, valait encore mieux que lui et les autres ensemble. Mais elle était liée, elle ne voulait pas compromettre la position si laborieusement acquise. En voyant toute la ville accabler Aristide, elle pensait avec désespoir que le malheureux se perdait. À deux reprises, elle l’entretint secrètement, le conjurant de revenir à eux, de ne pas irriter davantage le salon jaune. Aristide lui répondit qu’elle n’entendait rien à ces choses-là, et que c’était elle qui avait commis une grande faute en mettant son mari au service du marquis. Elle dut l’abandonner, se promettant bien, si Eugène réussissait, de le forcer à partager la proie avec le pauvre garçon, qui restait son enfant préféré.

Après le départ de son fils aîné, Pierre Rougon continua à vivre en pleine réaction. Rien ne parut changé dans les opinions du fameux salon jaune. Chaque soir, les mêmes hommes vinrent y faire la même propagande en faveur d’une monarchie, et le maître du logis les approuva et les aida avec autant de zèle que par le passé. Eugène avait quitté Plassans le 1er mai. Quelques jours plus tard, le salon jaune était dans l’enthousiasme. On y commentait la lettre du président de la République au général Oudinot, dans laquelle le siége de Rome était décidé. Cette lettre fut regardée comme une victoire éclatante, due à la ferme attitude du parti réactionnaire. Depuis 1848, les Chambres discutaient la question romaine ; il était réservé à un Bonaparte d’aller étouffer une République naissante par une intervention dont la France libre ne se fût jamais rendue coupable. Le marquis déclara qu’on ne pouvait mieux travailler pour la cause de la légitimité. Vuillet écrivit un article superbe. L’enthousiasme n’eut plus de bornes, lorsque, un mois plus tard, le commandant Sicardot entra un soir chez les Rougon, en annonçant à la société que l’armée française se battait sous les murs de Rome. Pendant que tout le monde s’exclamait, il alla serrer la main à Pierre d’une façon significative. Puis, dès qu’il se fût assis, il entama l’éloge du président de la République qui, disait-il, pouvait seul sauver la France de l’anarchie.

— Qu’il la sauve donc au plus tôt, interrompit le marquis, et qu’il comprenne ensuite son devoir en la remettant entre les mains de ses maîtres légitimes !

Pierre sembla approuver vivement cette belle réponse. Quand il eut ainsi fait preuve d’ardent royalisme, il osa dire que le prince Louis Bonaparte avait ses sympathies, dans cette affaire. Ce fut alors, entre lui et le commandant, un échange de courtes phrases qui célébraient les excellentes intentions du président et qu’on eût dites préparées et apprises à l’avance. Pour la première fois, le bonapartisme entrait ouvertement dans le salon jaune. D’ailleurs, depuis l’élection du 10 décembre, le prince y était traité avec une certaine douceur. On le préférait mille fois à Cavaignac, et toute la bande réactionnaire avait voté pour lui. Mais on le regardait plutôt comme un complice que comme un ami ; encore se défiait-on de ce complice, que l’on commençait à accuser de vouloir garder pour lui les marrons après les avoir tirés du feu. Ce soir-là, cependant, grâce à la campagne de Rome, on écouta avec faveur les éloges de Pierre et du commandant.

Le groupe de Granoux et de Roudier demandait déjà que le président fît fusiller tous ces scélérats de républicains. Le marquis, appuyé contre la cheminée, regardait d’un air méditatif une rosace déteinte du tapis. Lorsqu’il leva enfin la tête, Pierre, qui semblait suivre à la dérobée sur son visage l’effet de ses paroles, se tut subitement. M. de Carnavant se contenta de sourire en regardant Félicité d’un air fin. Ce jeu rapide échappa aux bourgeois qui se trouvaient là. Vuillet seul dit d’une voix aigre :

— J’aimerais mieux voir votre Bonaparte à Londres qu’à Paris. Nos affaires marcheraient plus vite.

L’ancien marchand d’huile pâlit légèrement, craignant de s’être trop avancé.

— Je ne tiens pas à « mon » Bonaparte, dit-il avec assez de fermeté ; vous savez où je l’enverrais, si j’étais le maître, je prétends simplement que l’expédition de Rome est une bonne chose.

Félicité avait suivi cette scène avec un étonnement curieux. Elle n’en reparla pas à son mari, ce qui prouvait qu’elle la prit pour base d’un secret travail d’intuition. Le sourire du marquis, dont le sens exact lui échappait, lui donnait beaucoup à penser.

À partir de ce jour, Rougon, de loin en loin, lorsque l’occasion se présentait, glissait un mot en faveur du président de la République. Ces soirs-là, le commandant Sicardot jouait le rôle d’un compère complaisant. D’ailleurs, l’opinion cléricale dominait encore en souveraine dans le salon jaune. Ce fut surtout l’année suivante que ce groupe de réactionnaires prit dans la ville une influence décisive, grâce au mouvement rétrograde qui s’accomplissait à Paris. L’ensemble de mesures antilibérales qu’on nomma l’expédition de Rome à l’intérieur, assura définitivement à Plassans le triomphe du parti Rougon. Les derniers bourgeois enthousiastes virent la République agonisante et se hâtèrent de se rallier aux conservateurs. L’heure des Rougon était venue. La ville neuve leur fit presque une ovation le jour où l’on scia l’arbre de la liberté planté sur la place de la Sous-Préfecture. Cet arbre, un jeune peuplier apporté des bords de la Viorne, s’était desséché peu à peu, au grand désespoir des ouvriers républicains qui venaient chaque dimanche constater les progrès du mal, sans pouvoir comprendre les causes de cette mort lente. Un apprenti chapelier prétendit enfin avoir vu une femme sortir de la maison Rougon et venir verser un seau d’eau empoisonnée au pied de l’arbre. Il fut dès lors acquis à l’histoire que Félicité en personne se levait chaque nuit pour arroser le peuplier de vitriol. L’arbre mort, la municipalité déclara que la dignité de la République commandait de l’enlever. Comme on redoutait le mécontentement de la population ouvrière, on choisit une heure avancée de la soirée. Les rentiers conservateurs de la ville neuve eurent vent de la petite fête ; ils descendirent tous sur la place de la Sous-Préfecture, pour voir comment tomberait un arbre de la liberté. La société du salon jaune s’était mise aux fenêtres. Quand le peuplier craqua sourdement et s’abattit dans l’ombre avec la raideur tragique d’un héros frappé à mort, Félicité crut devoir agiter un mouchoir blanc. Alors il y eut des applaudissements dans la foule, et les spectateurs répondirent au salut en agitant également leurs mouchoirs. Un groupe vint même sous la fenêtre, criant :

— Nous l’enterrerons, nous l’enterrerons !

Ils parlaient sans doute de la République. L’émotion faillit donner une crise de nerfs à Félicité. Ce fut une belle soirée pour le salon jaune.

Cependant, le marquis gardait toujours son mystérieux sourire en regardant Félicité. Ce petit vieux était bien trop fin pour ne pas comprendre où allait la France. Un des premiers, il flaira l’Empire. Plus tard, quand l’Assemblée législative s’usa en vaines querelles, quand les orléanistes et les légitimistes eux-mêmes acceptèrent tacitement la pensée d’un coup d’État, il se dit que décidément la partie était perdue. D’ailleurs, lui seul vit clair. Vuillet sentit bien que la cause d’Henri V, défendue par son journal, devenait détestable ; mais peu lui importait ; il lui suffisait d’être la créature obéissante du clergé ; toute sa politique tendait à écouler le plus possible de chapelets et d’images saintes. Quant à Roudier et à Granoux, ils vivaient dans un aveuglement effaré ; il n’était pas certain qu’ils eussent une opinion ; ils voulaient manger et dormir en paix, là se bornaient leurs aspirations politiques. Le marquis, après avoir dit adieu à ses espérances, n’en vint pas moins régulièrement chez les Rougon. Il s’y amusait. Le heurt des ambitions, l’étalage des sottises bourgeoises, avaient fini par lui offrir chaque soir un spectacle des plus réjouissants. Il grelottait à la pensée de se renfermer dans son petit logement, dû à la charité du comte de Valqueyras. Ce fut avec une joie malicieuse qu’il garda pour lui la conviction que l’heure des Bourbons n’était pas venue. Il feignit l’aveuglement, travaillant comme par le passé au triomphe de la légitimité, restant toujours aux ordres du clergé et de la noblesse. Dès le premier jour, il avait pénétré la nouvelle tactique de Pierre, et il croyait que Félicité était sa complice.

Un soir, étant arrivé le premier, il trouva la vieille femme seule dans le salon.

— Eh bien ! petite, lui demanda-t-il avec sa familiarité souriante, vos affaires marchent ?… Pourquoi, diantre ! fais-tu la cachottière avec moi ?

— Je ne fais pas la cachottière, répondit Félicité intriguée.

— Voyez-vous, elle croit tromper un vieux renard de mon espèce ! Eh ! ma chère enfant, traite-moi en ami. Je suis tout prêt à vous aider secrètement… Allons, sois franche.

Félicité eut un éclair d’intelligence. Elle n’avait rien à dire, elle allait peut-être tout apprendre, si elle savait se taire.

— Tu souris ? reprit M. de Carnavant. C’est le commencement d’un aveu. Je me doutais bien que tu devais être derrière ton mari ! Pierre est trop lourd pour inventer la jolie trahison que vous préparez… Vrai, je souhaite de tout mon cœur que les Bonaparte vous donnent ce que j’aurais demandé pour toi aux Bourbons.

Cette simple phrase confirma les soupçons que la vieille femme avait depuis quelque temps.

— Le prince Louis a toutes les chances, n’est-ce pas ? demanda-t-elle vivement.

— Me trahiras-tu si je te dis que je le crois ? répondit en riant le marquis. J’en ai fait mon deuil, petite. Je suis un vieux bonhomme fini et enterré. C’est pour toi, d’ailleurs, que je travaillais. Puisque tu as su trouver sans moi le bon chemin, je me consolerai en te voyant triompher de ma défaite… Surtout ne joue plus le mystère. Viens à moi si tu es embarrassée.

Et il ajouta, avec le sourire sceptique du gentilhomme encanaillé :

— Bast ! je puis bien trahir un peu, moi aussi.

À ce moment arriva le clan des anciens marchands d’huile et d’amandes.

— Ah ! les chers réactionnaires ! reprit à voix basse M. de Carnavant. Vois-tu, petite, le grand art en politique consiste à avoir deux bons yeux, quand les autres sont aveugles. Tu as toutes les belles cartes dans ton jeu.

Le lendemain, Félicité, aiguillonnée par cette conversation, voulut avoir une certitude. On était alors dans les premiers jours de l’année 1851. Depuis plus de dix-huit mois, Rougon recevait régulièrement, tous les quinze jours, une lettre de son fils Eugène. Il s’enfermait dans la chambre à coucher pour lire ces lettres, qu’il cachait ensuite au fond d’un vieux secrétaire, dont il gardait soigneusement la clef dans une poche de son gilet. Lorsque sa femme l’interrogeait, il se contentait de répondre : « Eugène m’écrit qu’il se porte bien. » Il y avait longtemps que Félicité rêvait de mettre la main sur les lettres de son fils. Le lendemain matin, pendant que Pierre dormait encore, elle se leva et alla, sur la pointe des pieds, substituer à la clef du secrétaire, dans la poche du gilet, la clef de la commode, qui était de la même grandeur. Puis, dès que son mari fut sorti, elle s’enferma à son tour, vida le tiroir et lut les lettres avec une curiosité fébrile.

M. de Carnavant ne s’était pas trompé, et ses propres soupçons se confirmaient. Il y avait là une quarantaine de lettres, dans lesquelles elle put suivre le grand mouvement bonapartiste qui devait aboutir à l’Empire. C’était une sorte de journal succinct, exposant les faits à mesure qu’ils s’étaient présentés, et tirant de chacun d’eux des espérances et des conseils. Eugène avait la foi. Il parlait à son père du prince Louis Bonaparte comme de l’homme nécessaire et fatal qui seul pouvait dénouer la situation. Il avait cru en lui avant même son retour en France, lorsque le bonapartisme était traité de chimère ridicule. Félicité comprit que son fils était depuis 1848 un agent secret très-actif. Bien qu’il ne s’expliquât pas nettement sur sa situation à Paris, il était évident qu’il travaillait à l’Empire, sous les ordres de personnages qu’il nommait avec une sorte de familiarité. Chacune de ses lettres constatait les progrès de la cause et faisait prévoir un dénouement prochain. Elles se terminaient généralement par l’exposé de la ligne de conduite que Pierre devait tenir à Plassans. Félicité s’expliqua alors certaines paroles et certains actes de son mari dont l’utilité lui avait échappé ; Pierre obéissait à son fils, il suivait aveuglément ses recommandations.

Quand la vieille femme eut terminé sa lecture, elle était convaincue. Toute la pensée d’Eugène lui apparut clairement. Il comptait faire sa fortune politique dans la bagarre, et, du coup, payer à ses parents la dette de son instruction, en leur jetant un lambeau de la proie, à l’heure de la curée. Pour peu que son père l’aidât, se rendît utile à la cause, il lui serait facile de le faire nommer receveur particulier. On ne pourrait rien lui refuser, à lui qui aurait mis les deux mains dans les plus secrètes besognes. Ses lettres étaient une simple prévenance de sa part, une façon d’éviter bien des sottises aux Rougon. Aussi Félicité éprouva-t-elle une vive reconnaissance. Elle relut certains passages des lettres, ceux dans lesquels Eugène parlait en termes vagues de la catastrophe finale. Cette catastrophe, dont elle ne devinait pas bien le genre ni la portée, devint pour elle une sorte de fin du monde ; le Dieu rangerait les élus à sa droite et les damnés à sa gauche, et elle se mettait parmi les élus.

Lorsqu’elle eut réussi, la nuit suivante, à remettre la clef du secrétaire dans la poche du gilet, elle se promit d’user du même moyen pour lire chaque nouvelle lettre qui arriverait. Elle résolut également de faire l’ignorante. Cette tactique était excellente. À partir de ce jour, elle aida d’autant plus son mari qu’elle parut le faire en aveugle. Lorsque Pierre croyait travailler seul, c’était elle qui, le plus souvent, amenait la conversation sur le terrain voulu, qui recrutait des partisans pour le moment décisif. Elle souffrait de la méfiance d’Eugène. Elle voulait pouvoir lui dire, après la réussite : « Je savais tout, et, loin de rien gâter, j’ai assuré le triomphe. » Jamais complice ne fit moins de bruit et plus de besogne. Le marquis, qu’elle avait pris pour confident, en était émerveillé.

Ce qui l’inquiétait toujours, c’était le sort de son cher Aristide. Depuis qu’elle partageait la foi de son fils aîné, les articles rageurs de l’Indépendant l’épouvantaient davantage encore. Elle désirait vivement convertir le malheureux républicain aux idées napoléoniennes ; mais elle ne savait comment le faire d’une façon prudente. Elle se rappelait avec quelle insistance Eugène leur avait dit de se défier d’Aristide. Elle soumit le cas à M. de Carnavant, qui fut absolument du même avis.

— Ma petite, lui dit-il, en politique il faut savoir être égoïste. Si vous convertissiez votre fils et que l’Indépendant se mît à défendre le bonapartisme, ce serait porter un rude coup au parti. L’Indépendant est jugé ; son titre seul suffit pour mettre en fureur les bourgeois de Plassans. Laissez le cher Aristide patauger, cela forme les jeunes gens. Il me paraît taillé de façon à ne pas jouer longtemps le rôle de martyr.

Dans sa rage d’indiquer aux siens la bonne voie, maintenant qu’elle croyait posséder la vérité, Félicité alla jusqu’à vouloir endoctriner son fils Pascal. Le médecin, avec l’égoïsme du savant enfoncé dans ses recherches, s’occupait fort peu de politique. Les empires auraient pu crouler, pendant qu’il faisait une expérience, sans qu’il daignât tourner la tête. Cependant, il avait fini par céder aux instances de sa mère, qui l’accusait plus que jamais de vivre en loup-garou.

— Si tu fréquentais le beau monde, lui disait-elle, tu aurais des clients dans la haute société. Viens au moins passer les soirées dans notre salon. Tu feras la connaissance de MM. Roudier, Granoux, Sicardot, tous gens bien posés qui te payeront tes visites quatre et cinq francs. Les pauvres ne t’enrichiront pas.

L’idée de réussir, de voir toute sa famille arriver à la fortune, était devenue une monomanie chez Félicité. Pascal, pour ne pas la chagriner, vint donc passer quelques soirées dans le salon jaune. Il s’y ennuya moins qu’il ne le craignait. La première fois, il fut stupéfait du degré d’imbécillité auquel un homme bien portant peut descendre. Les anciens marchands d’huile et d’amandes, le marquis et le commandant eux-mêmes, lui parurent des animaux curieux qu’il n’avait pas eu jusque-là l’occasion d’étudier. Il regarda avec l’intérêt d’un naturaliste leurs masques figés dans une grimace, où il retrouvait leurs occupations et leurs appétits ; il écouta leurs bavardages vides, comme il aurait cherché à surprendre le sens du miaulement d’un chat ou de l’aboiement d’un chien. À cette époque, il s’occupait beaucoup d’histoire naturelle comparée, ramenant à la race humaine les observations qu’il lui était permis de faire sur la façon dont l’hérédité se comporte chez les animaux. Aussi, en se trouvant dans le salon jaune, s’amusa-t-il à se croire tombé dans une ménagerie. Il établit des ressemblances entre chacun de ces grotesques et quelque animal de sa connaissance. Le marquis lui rappela exactement une grande sauterelle verte, avec sa maigreur, sa tête mince et futée. Vuillet lui fit l’impression blême et visqueuse d’un crapaud. Il fut plus doux pour Roudier, un mouton gras, et pour le commandant, un vieux dogue édenté. Mais son continuel étonnement était le prodigieux Granoux. Il passa toute une soirée à mesurer son angle facial. Quand il l’écoutait bégayer quelque vague injure contre les républicains, ces buveurs de sang, il s’attendait toujours à l’entendre geindre comme un veau ; et il ne pouvait le voir se lever, sans s’imaginer qu’il allait se mettre à quatre pattes pour sortir du salon.

— Cause donc, lui disait tout bas sa mère, tâche d’avoir la clientèle de ces messieurs.

— Je ne suis pas vétérinaire, répondit-il enfin, poussé à bout.

Félicité le prit, un soir, dans un coin, et essaya de le catéchiser. Elle était heureuse de le voir venir chez elle avec une certaine assiduité. Elle le croyait gagné au monde, ne pouvant supposer un instant les singuliers amusements qu’il goûtait à ridiculiser des gens riches. Elle nourrissait le secret projet de faire de lui, à Plassans, le médecin à la mode. Il suffirait que des hommes comme Granoux et Roudier consentissent à le lancer. Avant tout, elle voulait lui donner les idées politiques de la famille, comprenant qu’un médecin avait tout à gagner en se faisant le chaud partisan du régime qui devait succéder à la République.

— Mon ami, lui dit-elle, puisque te voilà devenu raisonnable, il te faut songer à l’avenir… On t’accuse d’être républicain, parce que tu es assez bête pour soigner tous les gueux de la ville sans te faire payer. Sois franc, quelles sont tes véritables opinions ?

Pascal regarda sa mère avec un étonnement naïf. Puis, souriant :

— Mes véritables opinions ? répondit-il, je ne sais trop… On m’accuse d’être républicain, dites-vous ? Eh bien ! je ne m’en trouve nullement blessé. Je le suis sans doute, si l’on entend par ce mot un homme qui souhaite le bonheur de tout le monde.

— Mais tu n’arriveras à rien, interrompit vivement Félicité. On te grugera. Vois tes frères, ils cherchent à faire leur chemin.

Pascal comprit qu’il n’avait point à se défendre de ses égoïsmes de savant. Sa mère l’accusait simplement de ne pas spéculer sur la situation politique. Il se mit à rire, avec quelque tristesse, et il détourna la conversation. Jamais Félicité ne put l’amener à calculer les chances des partis, ni à s’enrôler dans celui qui paraissait devoir l’emporter. Il continua cependant à venir de temps à autre passer une soirée dans le salon jaune. Granoux l’intéressait comme un animal antédiluvien.

Cependant, les événements marchaient. L’année 1851 fut, pour les politiques de Plassans, une année d’anxiété et d’effarement dont la cause secrète des Rougon profita. Les nouvelles les plus contradictoires arrivaient de Paris ; tantôt les républicains l’emportaient, tantôt le parti conservateur écrasait la République. L’écho des querelles qui déchiraient l’Assemblée législative parvenait au fond de la province, grossi un jour, affaibli le lendemain, changé au point que les plus clairvoyants marchaient en pleine nuit. Le seul sentiment général était qu’un dénouement approchait. Et c’était l’ignorance de ce dénouement qui tenait dans une inquiétude ahurie ce peuple de bourgeois poltrons. Tous souhaitaient d’en finir. Ils étaient malades d’incertitude, ils se seraient jetés dans les bras du Grand-Turc, si le Grand-Turc eût daigné sauver la France de l’anarchie.

Le sourire du marquis devenait plus aigu. Le soir, dans le salon jaune, lorsque l’effroi rendait indistincts les grognements de Granoux, il s’approchait de Félicité, il lui disait à l’oreille :

— Allons, petite, le fruit est mûr… Mais il faut vous rendre utile.

Souvent Félicité, qui continuait à lire les lettres d’Eugène, et qui savait que, d’un jour à l’autre, une crise décisive pouvait avoir lieu, avait compris cette nécessité : se rendre utile, et s’était demandé de quelle façon les Rougon s’emploieraient. Elle finit par consulter le marquis.

— Tout dépend des événements, répondit le petit vieillard. Si le département reste calme, si quelque insurrection ne vient pas effrayer Plassans, il vous sera difficile de vous mettre en vue et de rendre des services au gouvernement nouveau. Je vous conseille alors de rester chez vous et d’attendre en paix les bienfaits de votre fils Eugène. Mais si le peuple se lève et que nos braves bourgeois se croient menacés, il y aura un bien joli rôle à jouer… Ton mari est un peu épais…

— Oh ! dit Félicité, je me charge de l’assouplir… Pensez-vous que le département se révolte ?

— C’est chose certaine, selon moi. Plassans ne bougera peut-être pas ; la réaction y a triomphé trop largement. Mais les villes voisines, les bourgades et les campagnes surtout, sont travaillées depuis longtemps par des sociétés secrètes et appartiennent au parti républicain avancé. Qu’un coup d’État éclate, et l’on entendra le tocsin dans toute la contrée, des forêts de la Seille au plateau de Sainte-Roure.

Félicité se recueillit.

— Ainsi, reprit-elle, vous pensez qu’une insurrection est nécessaire pour assurer notre fortune ?

— C’est mon avis, répondit M. de Carnavant.

Et il ajouta avec un sourire légèrement ironique :

— On ne fonde une nouvelle dynastie que dans une bagarre. Le sang est un bon engrais. Il sera beau que les Rougon, comme certaines illustres familles, datent d’un massacre.

Ces mots, accompagnés d’un ricanement, firent courir un frisson froid dans le dos de Félicité. Mais elle était femme de tête, et la vue des beaux rideaux de M. Peirotte, qu’elle regardait religieusement chaque matin, entretenait son courage. Quand elle se sentait faiblir, elle se mettait à la fenêtre et contemplait la maison du receveur. C’était ses Tuileries, à elle. Elle était décidée aux actes les plus extrêmes pour entrer dans la ville neuve, cette terre promise sur le seuil de laquelle elle brûlait de désirs depuis tant d’années.

La conversation qu’elle avait eue avec le marquis acheva de lui montrer clairement la situation. Peu de jours après, elle put lire une lettre d’Eugène dans laquelle l’employé au coup d’État semblait également compter sur une insurrection pour donner quelque importance à son père. Eugène connaissait son département. Tous ses conseils avaient tendu à faire mettre entre les mains des réactionnaires du salon jaune le plus d’influence possible, pour que les Rougon pussent tenir la ville au moment critique. Selon ses vœux, en novembre 1851, le salon jaune était maître de Plassans. Roudier y représentait la bourgeoisie riche ; sa conduite déciderait à coup sûr celle de toute la ville neuve. Granoux était plus précieux encore ; il avait derrière lui le conseil municipal, dont il était le membre le plus influent, ce qui donne une idée des autres membres. Enfin, par le commandant Sicardot, que le marquis était parvenu à faire nommer chef de la garde nationale, le salon jaune disposait de la force armée. Les Rougon, ces pauvres hères mal famés, avaient donc réussi à grouper autour d’eux les outils de leur fortune. Chacun, par lâcheté ou par bêtise, devait leur obéir et travailler aveuglément à leur élévation. Ils n’avaient qu’à redouter les autres influences qui pouvaient agir dans le sens de la leur, et enlever, en partie, à leurs efforts le mérite de la victoire. C’était là leur grande crainte, car ils entendaient jouer à eux seuls le rôle de sauveurs. À l’avance, ils savaient qu’ils seraient plutôt aidés qu’entravés par le clergé et la noblesse. Mais, dans le cas où le sous-préfet, le maire et les autres fonctionnaires se mettraient en avant et étoufferaient immédiatement l’insurrection, ils se trouveraient diminués, arrêtés même dans leurs exploits ; ils n’auraient ni le temps ni les moyens de se rendre utiles. Ce qu’ils rêvaient, c’était l’abstention complète, la panique générale des fonctionnaires. Si toute administration régulière disparaissait, et s’ils étaient alors un seul jour les maîtres des destinées de Plassans, leur fortune était solidement fondée. Heureusement pour eux, il n’y avait pas dans l’administration un homme assez convaincu ou assez besogneux pour risquer la partie. Le sous-préfet était un esprit libéral que le pouvoir exécutif avait oublié à Plassans, grâce sans doute au bon renom de la ville ; timide de caractère, incapable d’un excès de pouvoir, il devait se montrer fort embarrassé devant une insurrection. Les Rougon, qui le savaient favorable à la cause démocratique, et qui, par conséquent, ne redoutaient pas son zèle, se demandaient simplement avec curiosité quelle attitude il prendrait. La municipalité ne leur donnait guère plus de crainte. Le maire, M. Garçonnet, était un légitimiste que le quartier Saint-Marc avait réussi à faire nommer en 1849 ; il détestait les républicains et les traitait d’une façon fort dédaigneuse ; mais il se trouvait trop lié d’amitié avec certains membres du clergé, pour prêter activement la main à un coup d’État bonapartiste. Les autres fonctionnaires étaient dans le même cas. Les juges de paix, le directeur de la poste, le percepteur, ainsi que le receveur particulier, M. Peirotte, tenant leur place de la réaction cléricale, ne pouvaient accepter l’Empire avec de grands élans d’enthousiasme. Les Rougon, sans bien voir comment ils se débarrasseraient de ces gens-là et feraient ensuite place nette pour se mettre seuls en vue, se livraient pourtant à de grandes espérances, en ne trouvant personne qui leur disputât leur rôle de sauveurs.

Le dénouement approchait. Dans les derniers jours de novembre, comme le bruit d’un coup d’État courait et qu’on accusait le prince président de vouloir se faire nommer empereur :

— Eh ! nous le nommerons ce qu’il voudra, s’était écrié Granoux, pourvu qu’il fasse fusiller ces gueux de républicains !

Cette exclamation de Granoux, qu’on croyait endormi, causa une grande émotion. Le marquis feignit de ne pas avoir entendu ; mais tous les bourgeois approuvèrent de la tête l’ancien marchand d’amandes. Roudier, qui ne craignait pas d’applaudir tout haut, parce qu’il était riche, déclara même, en regardant M. de Carnavant du coin de l’œil, que la position n’était plus tenable, et que la France devait être corrigée au plus tôt par n’importe quelle main.

Le marquis garda encore le silence, ce qui fut pris pour un acquiescement. Le clan des conservateurs, abandonnant la légitimité, osa alors faire des vœux pour l’Empire.

— Mes amis, dit le commandant Sicardot en se levant, un Napoléon peut seul aujourd’hui protéger les personnes et les propriétés menacées… Soyez sans crainte, j’ai pris les précautions nécessaires pour que l’ordre règne à Plassans.

Le commandant avait, en effet, de concert avec Rougon, caché, dans une sorte d’écurie, près des remparts, une provision de cartouches et un nombre assez considérable de fusils ; il s’était en même temps assuré le concours de gardes nationaux sur lesquels il croyait pouvoir compter. Ses paroles produisirent une très-heureuse impression. Ce soir-là, en se séparant, les paisibles bourgeois du salon jaune parlaient de massacrer « les rouges », s’ils osaient bouger.

Le 1er décembre, Pierre Rougon reçut une lettre d’Eugène qu’il alla lire dans la chambre à coucher, selon sa prudente habitude. Félicité remarqua qu’il était fort agité en sortant de la chambre. Elle tourna toute la journée autour du secrétaire. La nuit venue, elle ne put patienter davantage. Son mari fut à peine endormi, qu’elle se leva doucement, prit la clef du secrétaire dans la poche du gilet, et s’empara de la lettre en faisant le moins de bruit possible. Eugène, en dix lignes, prévenait son père que la crise allait avoir lieu et lui conseillait de mettre sa mère au courant de la situation. L’heure était venue de l’instruire ; il pourrait avoir besoin de ses conseils.

Le lendemain, Félicité attendit une confidence qui ne vint pas. Elle n’osa pas avouer ses curiosités, elle continua à feindre l’ignorance, en enrageant contre les sottes défiances de son mari, qui la jugeait sans doute bavarde et faible comme les autres femmes. Pierre, avec cet orgueil marital qui donne à un homme la croyance de sa supériorité dans le ménage, avait fini par attribuer à sa femme toutes les mauvaises chances passées. Depuis qu’il s’imaginait conduire seul leurs affaires, tout lui semblait marcher à souhait. Aussi avait-il résolu de se passer entièrement des conseils de sa femme, et de ne lui rien confier, malgré les recommandations de son fils.

Félicité fut piquée, au point qu’elle aurait mis des bâtons dans les roues si elle n’avait pas désiré le triomphe aussi ardemment que Pierre. Elle continua de travailler activement au succès, mais en cherchant quelque vengeance.

— Ah ! s’il pouvait avoir une bonne peur, pensait-elle, s’il commettait une grosse bêtise !… Je le verrais venir me demander humblement conseil, je ferais la loi à mon tour.

Ce qui l’inquiétait, c’était l’attitude de maître tout-puissant que Pierre prendrait nécessairement, s’il triomphait sans son aide. Quand elle avait épousé ce fils de paysan, de préférence à quelque clerc de notaire, elle avait entendu s’en servir comme d’un pantin solidement bâti, dont elle tirerait les ficelles à sa guise. Et voilà qu’au jour décisif, le pantin, dans sa lourdeur aveugle, voulait marcher seul ! Tout l’esprit de ruse, toute l’activité fébrile de la petite vieille protestaient. Elle savait Pierre très-capable d’une décision brutale, pareille à celle qu’il avait prise en faisant signer à sa mère le reçu de cinquante mille francs ; l’instrument était bon, peu scrupuleux ; mais elle sentait le besoin de le diriger, surtout dans les circonstances présentes qui demandaient beaucoup de souplesse.

La nouvelle officielle du coup d’État n’arriva à Plassans que dans l’après-midi du 3 décembre, un jeudi. Dès sept heures du soir, la réunion était au complet dans le salon jaune. Bien que la crise fût vivement désirée, une vague inquiétude se peignait sur la plupart des visages. On commenta les événements au milieu de bavardages sans fin. Pierre, légèrement pâle comme les autres, crut devoir, par un luxe de prudence, excuser l’acte décisif du prince Louis devant les légitimistes et les orléanistes qui étaient présents.

— On parle d’un appel au peuple, dit-il ; la nation sera libre de choisir le gouvernement qui lui plaira… Le président est homme à se retirer devant nos maîtres légitimes.

Seul, le marquis, qui avait tout son sang-froid de gentilhomme, accueillit ces paroles par un sourire. Les autres, dans la fièvre de l’heure présente, se moquaient bien de ce qui arriverait ensuite ! Toutes les opinions sombraient. Roudier, oubliant sa tendresse d’ancien boutiquier pour les Orléans, interrompit Pierre avec brusquerie. Tous crièrent :

— Ne raisonnons pas. Songeons à maintenir l’ordre.

Ces braves gens avaient une peur horrible des républicains. Cependant, la ville n’avait éprouvé qu’une légère émotion à l’annonce des événements de Paris. Il y avait eu des rassemblements devant les affiches collées à la porte de la sous-préfecture ; le bruit courait aussi que quelques centaines d’ouvriers venaient de quitter leur travail et cherchaient à organiser la résistance. C’était tout. Aucun trouble grave ne paraissait devoir éclater. L’attitude que prendraient les villes et les campagnes voisines était bien autrement inquiétante ; mais on ignorait encore la façon dont elles avaient accueilli le coup d’État.

Vers neuf heures, Granoux arriva, essoufflé ; il sortait d’une séance du conseil municipal, convoqué d’urgence. D’une voix étranglée par l’émotion, il dit que le maire, M. Garçonnet, tout en faisant ses réserves, s’était montré décidé à maintenir l’ordre par les moyens les plus énergiques. Mais la nouvelle qui fit le plus clabauder le salon jaune, fut celle de la démission du sous-préfet ; ce fonctionnaire avait absolument refusé de communiquer aux habitants de Plassans les dépêches du ministre de l’Intérieur ; il venait, affirmait Granoux, de quitter la ville, et c’était par les soins du maire que les dépêches se trouvaient affichées. C’est peut-être le seul sous-préfet, en France, qui ait eu le courage de ses opinions démocratiques.

Si l’attitude ferme de M. Garçonnet inquiéta secrètement les Rougon, ils firent des gorges chaudes sur la fuite du sous-préfet, qui leur laissait la place libre. Il fut décidé, dans cette mémorable soirée, que le groupe du salon jaune acceptait le coup d’État et se déclarait ouvertement en faveur des faits accomplis. Vuillet fut chargé d’écrire immédiatement un article dans ce sens, que la Gazette publierait le lendemain. Lui et le marquis ne firent aucune objection. Ils avaient sans doute reçu les instructions des personnages mystérieux auxquels ils faisaient parfois une dévote allusion. Le clergé et la noblesse se résignaient déjà à prêter main-forte aux vainqueurs pour écraser l’ennemie commune, la République.

Ce soir-là, pendant que le salon jaune délibérait, Aristide eut des sueurs froides d’anxiété. Jamais joueur qui risque son dernier louis sur une carte n’a éprouvé une pareille angoisse. Dans la journée, la démission de son chef lui donna beaucoup à réfléchir. Il lui entendit répéter à plusieurs reprises que le coup d’État devait échouer. Ce fonctionnaire, d’une honnêteté bornée, croyait au triomphe définitif de la démocratie, sans avoir cependant le courage de travailler à ce triomphe en résistant. Aristide écoutait d’ordinaire aux portes de la sous-préfecture, pour avoir des renseignements précis ; il sentait qu’il marchait en aveugle, et il se raccrochait aux nouvelles qu’il volait à l’administration. L’opinion du sous-préfet le frappa ; mais il resta très-perplexe. Il pensait : « Pourquoi s’éloigne-t-il, s’il est certain de l’échec du prince président ? » Toutefois, forcé de prendre un parti, il résolut de continuer son opposition. Il écrivit un article très-hostile au coup d’État, qu’il porta le soir même à l’Indépendant, pour le numéro du lendemain matin. Il avait corrigé les épreuves de cet article, et il revenait chez lui, presque tranquillisé, lorsqu’en passant par la rue de la Banne, il leva machinalement la tête et regarda les fenêtres des Rougon. Ces fenêtres étaient vivement éclairées.

— Que peuvent-ils comploter là-haut ? se demanda le journaliste avec une curiosité inquiète.

Une envie furieuse lui vint alors de connaître l’opinion du salon jaune sur les derniers événements. Il accordait à ce groupe réactionnaire une médiocre intelligence ; mais ses doutes revenaient, il était dans une de ces heures où l’on prendrait conseil d’un enfant de quatre ans. Il ne pouvait songer à entrer chez son père en ce moment, après la campagne qu’il avait faite contre Granoux et les autres. Il monta cependant, tout en songeant à la singulière mine qu’il ferait, si l’on venait à le surprendre dans l’escalier. Arrivé à la porte des Rougon, il ne put saisir qu’un bruit confus de voix.

— Je suis un enfant, dit-il ; la peur me rend bête.

Et il allait redescendre, quand il entendit sa mère qui reconduisait quelqu’un. Il n’eut que le temps de se jeter dans un trou noir que formait un petit escalier menant aux combles de la maison. La porte s’ouvrit, le marquis parut, suivi de Félicité. M. de Carnavant se retirait d’habitude avant les rentiers de la ville neuve, sans doute pour ne pas avoir à leur distribuer des poignées de main dans la rue.

— Eh ! petite, dit-il sur le palier, en étouffant sa voix, ces gens sont encore plus poltrons que je ne l’aurais cru. Avec de pareils hommes, la France sera toujours à qui osera la prendre.

Et il ajouta avec amertume, comme se parlant à lui-même :

— La monarchie est décidément devenue trop honnête pour les temps modernes. Son temps est fini.

— Eugène avait annoncé la crise à son père, dit Félicité. Le triomphe du prince Louis lui paraît assuré.

— Oh ! vous pouvez marcher hardiment, répondit le marquis en descendant les premières marches. Dans deux ou trois jours, le pays sera bel et bien garrotté. À demain, petite.

Félicité referma la porte. Aristide, dans son trou noir, venait d’avoir un éblouissement. Sans attendre que le marquis eût gagné la rue, il dégringola quatre à quatre l’escalier et s’élança dehors comme un fou ; puis il prit sa course vers l’imprimerie de l’Indépendant. Un flot de pensées battait dans sa tête. Il enrageait, il accusait sa famille de l’avoir dupé. Comment ! Eugène tenait ses parents au courant de la situation, et jamais sa mère ne lui avait fait lire les lettres de son frère aîné, dont il aurait suivi aveuglément les conseils ! Et c’était à cette heure qu’il apprenait par hasard que ce frère aîné regardait le succès du coup d’État comme certain ! Cela, d’ailleurs, confirmait en lui certains pressentiments que cet imbécile de sous-préfet lui avait empêché d’écouter. Il était surtout exaspéré contre son père, qu’il avait cru assez sot pour être légitimiste, et qui se révélait bonapartiste au bon moment.

— M’ont-ils laissé commettre assez de bêtises, murmurait-il en courant. Je suis un joli monsieur, maintenant. Ah ! quelle école ! Granoux est plus fort que moi.

Il entra dans les bureaux de l’Indépendant, avec un bruit de tempête, en demandant son article d’une voix étranglée. L’article était déjà mis en page. Il fit desserrer la forme, et ne se calma qu’après avoir décomposé lui-même l’article, en mêlant furieusement les lettres comme un jeu de dominos. Le libraire qui dirigeait le journal, le regarda faire d’un air stupéfait. Au fond, il était heureux de l’incident, car l’article lui avait paru dangereux. Mais il lui fallait absolument de la matière, s’il voulait que l’Indépendant parût.

— Vous allez me donner autre chose ? demanda-t-il.

— Certainement, répondit Aristide.

Il se mit à une table et commença un panégyrique très-chaud du coup d’État. Dès la première ligne, il jurait que le prince Louis venait de sauver la République. Mais il n’avait pas écrit une page, qu’il s’arrêta et parut chercher la suite. Sa face de fouine devenait inquiète.

— Il faut que je rentre chez moi, dit-il enfin. Je vous enverrai cela tout à l’heure. Vous paraîtrez un peu plus tard, s’il est nécessaire.

En revenant chez lui, il marcha lentement, perdu dans ses réflexions. L’indécision le reprenait. Pourquoi se rallier si vite ? Eugène était un garçon intelligent, mais peut-être sa mère avait-elle exagéré la portée d’une simple phrase de sa lettre. En tout cas, il fallait mieux attendre et se taire.

Une heure plus tard, Angèle arriva chez le libraire, en feignant une vive émotion.

— Mon mari vient de se blesser cruellement, dit-elle. Il s’est pris en rentrant les quatre doigts dans une porte. Il m’a, au milieu des plus vives souffrances, dicté cette petite note qu’il vous prie de publier demain.

Le lendemain, l’Indépendant, presque entièrement composé de faits divers, parut avec ces quelques lignes en tête de la première colonne :

« Un regrettable accident survenu à notre éminent collaborateur, M. Aristide Rougon, va nous priver de ses articles pendant quelque temps. Le silence lui sera cruel dans les graves circonstances présentes. Mais aucun de nos lecteurs ne doutera des vœux que ses sentiments patriotiques font pour le bonheur de la France. »

Cette note amphigourique avait été mûrement étudiée. La dernière phrase pouvait s’expliquer en faveur de tous les partis. De cette façon, après la victoire, Aristide se ménageait une superbe rentrée par un panégyrique des vainqueurs. Le lendemain, il se montra dans toute la ville, le bras en écharpe. Sa mère étant accourue, très-effrayée par la note du journal, il refusa de lui montrer sa main et lui parla avec une amertume qui éclaira la vieille femme.

— Ce ne sera rien, lui dit-elle en le quittant, rassurée et légèrement railleuse. Tu n’as besoin que de repos.

Ce fut sans doute grâce à ce prétendu accident et au départ du sous-préfet, que l’Indépendant dut de n’être pas inquiété, comme le furent la plupart des journaux démocratiques des départements.

La journée du 4 se passa à Plassans dans un calme relatif. Il y eut, le soir, une manifestation populaire que la vue des gendarmes suffit à disperser. Un groupe d’ouvriers vint demander la communication des dépêches de Paris à M. Garçonnet, qui refusa avec hauteur ; en se retirant, le groupe poussa les cris de : Vive la République ! Vive la Constitution ! Puis, tout rentra dans l’ordre. Le salon jaune, après avoir commenté longuement cette innocente promenade, déclara que les choses allaient pour le mieux.

Mais les journées du 5 et du 6 furent plus inquiétantes. On apprit successivement l’insurrection des petites villes voisines ; tout le sud du département prenait les armes ; la Palud et Saint-Martin-de-Vaulx s’étaient soulevés les premiers, entraînant à leur suite les villages, Chavanoz, Nazères, Poujols, Valqueyras, Vernoux. Alors le salon jaune commença à être sérieusement pris de panique. Ce qui l’inquiétait surtout, c’était de sentir Plassans isolé au sein même de la révolte. Des bandes d’insurgés devaient battre les campagnes et interrompre toute communication. Granoux répétait d’un air effaré que M. le maire était sans nouvelles. Et des gens commençaient à dire que le sang coulait à Marseille et qu’une formidable révolution avait éclaté à Paris. Le commandant Sicardot, furieux de la poltronnerie des bourgeois, parlait de mourir à la tête de ses hommes.

Le 7, un dimanche, la terreur fut à son comble. Dès six heures, le salon jaune, où une sorte de comité réactionnaire se tenait en permanence, fut encombré par une foule de bonshommes pâles et frissonnants, qui causaient entre eux à voix basse, comme dans la chambre d’un mort. On avait su, dans la journée, qu’une colonne d’insurgés, forte environ de trois mille hommes, se trouvait réunie à Alboise, un bourg éloigné au plus de trois lieues. On prétendait, à la vérité, que cette colonne devait se diriger sur le chef-lieu, en laissant Plassans à sa gauche ; mais le plan de campagne pouvait être changé, et il suffisait, d’ailleurs, aux rentiers poltrons de sentir les insurgés à quelques kilomètres, pour s’imaginer que des mains rudes d’ouvriers les serraient déjà à la gorge. Ils avaient eu, le matin, un avant-goût de la révolte : les quelques républicains de Plassans, voyant qu’ils ne sauraient rien tenter de sérieux dans la ville, avaient résolu d’aller rejoindre leurs frères de la Palud et de Saint-Martin-de-Vaulx ; un premier groupe était parti, vers onze heures, par la porte de Rome, en chantant la Marseillaise et en cassant quelques vitres. Une des fenêtres de Granoux se trouvait endommagée. Il racontait le fait avec des balbutiements d’effroi.

Le salon jaune, cependant, s’agitait dans une vive anxiété. Le commandant avait envoyé son domestique pour être renseigné sur la marche exacte des insurgés, et l’on attendait le retour de cet homme, en faisant les suppositions les plus étonnantes. La réunion était au complet. Roudier et Granoux, affaissés dans leurs fauteuils, se jetaient des regards lamentables, tandis que, derrière eux, geignait le groupe ahuri des commerçants retirés. Vuillet, sans paraître trop effrayé, réfléchissait aux dispositions qu’il prendrait pour protéger sa boutique et sa personne ; il délibérait s’il se cacherait dans son grenier ou dans sa cave, et il penchait pour la cave. Pierre et le commandant marchaient de long en large, échangeant un mot de temps à autre. L’ancien marchand d’huile se raccrochait à son ami Sicardot, pour lui emprunter un peu de son courage. Lui qui attendait la crise depuis si longtemps, il tâchait de faire bonne contenance, malgré l’émotion qui l’étranglait. Quant au marquis, plus pimpant et plus souriant que de coutume, il causait dans un coin avec Félicité, qui paraissait fort gaie.

Enfin, on sonna. Ces messieurs tressaillirent comme s’ils avaient entendu un coup de fusil. Pendant que Félicité allait ouvrir, un silence de mort régna dans le salon ; les faces, blêmes et anxieuses, se tendaient vers la porte. Le domestique du commandant parut sur le seuil, tout essoufflé, et dit brusquement à son maître :

— Monsieur, les insurgés seront ici dans une heure.

Ce fut un coup de foudre. Tout le monde se dressa en s’exclamant ; des bras se levèrent au plafond. Pendant plusieurs minutes, il fut impossible de s’entendre. On entourait le messager, on le pressait de questions.

— Sacré tonnerre ! cria enfin le commandant, ne braillez donc pas comme ça. Du calme, ou je ne réponds plus de rien !

Tous retombèrent sur leurs siéges, en poussant de gros soupirs. On put alors avoir quelques détails. Le messager avait rencontré la colonne aux Tulettes, et s’était empressé de revenir.

— Ils sont au moins trois mille, dit-il. Ils marchent comme des soldats, par bataillons. J’ai cru voir des prisonniers au milieu d’eux.

— Des prisonniers ! crièrent les bourgeois épouvantés.

— Sans doute ! interrompit le marquis de sa voix flûtée. On m’a dit que les insurgés arrêtaient les personnes connues pour leurs opinions conservatrices.

Cette nouvelle acheva de consterner le salon jaune. Quelques bourgeois se levèrent et gagnèrent furtivement la porte, songeant qu’ils n’avaient pas trop de temps devant eux pour trouver une cachette sûre.

L’annonce des arrestations opérées par les républicains parut frapper Félicité. Elle prit le marquis à part et lui demanda :

— Que font donc ces hommes des gens qu’ils arrêtent ?

— Mais ils les emmènent à leur suite, répondit M. de Carnavant. Ils doivent les regarder comme d’excellents otages.

— Ah ! répondit la vieille femme d’une voix singulière.

Elle se remit à suivre d’un air pensif la curieuse scène de panique qui se passait dans le salon. Peu à peu, les bourgeois s’éclipsèrent ; il ne resta bientôt plus que Vuillet et Roudier, auxquels l’approche du danger rendait quelque courage. Quant à Granoux, il demeura également dans son coin, ses jambes lui refusant tout service.

— Ma foi ! j’aime mieux cela, dit Sicardot en remarquant la fuite des autres adhérents. Ces poltrons finissaient par m’exaspérer. Depuis plus de deux ans, ils parlent de fusiller tous les républicains de la contrée, et aujourd’hui ils ne leur tireraient seulement pas sous le nez un pétard d’un sou.

Il prit son chapeau et se dirigea vers la porte.

— Voyons, continua-t-il, le temps presse… Venez, Rougon.

Félicité semblait attendre ce moment. Elle se jeta entre la porte et son mari, qui, d’ailleurs, ne s’empressait guère de suivre le terrible Sicardot.

— Je ne veux pas que tu sortes, cria-t-elle, en feignant un subit désespoir. Jamais je ne te laisserai me quitter. Ces gueux te tueraient.

Le commandant s’arrêta, étonné.

— Sacrebleu ! gronda-t-il, si les femmes se mettent à pleurnicher, maintenant… Venez donc, Rougon.

— Non, non, reprit la vieille femme en affectant une terreur de plus en plus croissante, il ne vous suivra pas ; je m’attacherai plutôt à ses vêtements.

Le marquis, très-surpris de cette scène, regardait curieusement Félicité. Était-ce bien cette femme qui, tout à l’heure, causait si gaiement ? Quelle comédie jouait-elle donc ? Cependant Pierre, depuis que sa femme le retenait, faisait mine de vouloir sortir à toute force.

— Je te dis que tu ne sortiras pas, répétait la vieille, qui se cramponnait à l’un de ses bras.

Et, se tournant vers le commandant :

— Comment pouvez-vous songer à résister ? Ils sont trois mille et vous ne réunirez pas cent hommes de courage. Vous allez vous faire égorger inutilement.

— Eh ! c’est notre devoir, dit Sicardot impatienté.

Félicité éclata en sanglots.

— S’ils ne me le tuent pas, ils le feront prisonnier, poursuivit-elle, en regardant son mari fixement. Mon Dieu ! que deviendrai-je seule, dans une ville abandonnée !

— Mais, s’écria le commandant, croyez-vous que nous n’en serons pas moins arrêtés, si nous permettons aux insurgés d’entrer tranquillement chez nous ? Je jure bien qu’au bout d’une heure, le maire et tous les fonctionnaires se trouveront prisonniers, sans compter votre mari et les habitués de ce salon.

Le marquis crut voir un vague sourire passer sur les lèvres de Félicité, pendant qu’elle répondait d’un air épouvanté :

— Vous croyez ?

— Pardieu ! reprit Sicardot, les républicains ne sont pas assez bêtes pour laisser des ennemis derrière eux. Demain, Plassans sera vide de fonctionnaires et de bons citoyens.

À ces paroles, qu’elle avait habilement provoquées, Félicité lâcha le bras de son mari. Pierre ne fit plus mine de sortir. Grâce à sa femme, dont la savante tactique lui échappa d’ailleurs, et dont il ne soupçonna pas un instant la secrète complicité, il venait d’entrevoir tout un plan de campagne.

— Il faudrait délibérer avant de prendre une décision, dit-il au commandant. Ma femme n’a peut-être pas tort, en nous accusant d’oublier les véritables intérêts de nos familles.

— Non, certes, madame n’a pas tort, s’écria Granoux, qui avait écouté les cris terrifiés de Félicité avec le ravissement d’un poltron.

Le commandant enfonça son chapeau sur sa tête, d’un geste énergique, et dit, d’une voix nette :

— Tort ou raison, peu m’importe. Je suis commandant de la garde nationale, je devrais déjà être à la mairie. Avouez que vous avez peur et que vous me laissez seul… Alors, bonsoir.

Il tournait le bouton de la porte, lorsque Rougon le retint vivement.

— Écoutez, Sicardot, dit-il.

Et il l’entraîna dans un coin, en voyant que Vuillet tendait ses larges oreilles. Là, à voix basse, il lui expliqua qu’il était de bonne guerre de laisser derrière les insurgés quelques hommes énergiques, qui pourraient rétablir l’ordre dans la ville. Et comme le farouche commandant s’entêtait à ne pas vouloir déserter son poste, il s’offrit pour se mettre à la tête du corps de réserve.

— Donnez-moi, lui dit-il, la clef du hangar où sont les armes et les munitions, et faites dire à une cinquantaine de nos hommes de ne pas bouger jusqu’à ce que je les appelle.

Sicardot finit par consentir à ces mesures prudentes. Il lui confia la clef du hangar, comprenant lui-même l’inutilité présente de la résistance, mais voulant quand même payer de sa personne.

Pendant cet entretien, le marquis murmura quelques mots d’un air fin à l’oreille de Félicité. Il la complimentait sans doute sur son coup de théâtre. La vieille femme ne put réprimer un léger sourire. Et comme Sicardot donnait une poignée de main à Rougon et se disposait à sortir :

— Décidément, vous nous quittez ? lui demanda-t-elle en reprenant son air bouleversé.

— Jamais un vieux soldat de Napoléon, répondit-il, ne se laissera intimider par la canaille.

Il était déjà sur le palier, lorsque Granoux se précipita et lui cria :

— Si vous allez à la mairie, prévenez le maire de ce qui se passe. Moi, je cours chez ma femme pour la rassurer.

Félicité s’était à son tour penchée à l’oreille du marquis, en murmurant avec une joie discrète :

— Ma foi ! j’aime mieux que ce diable de commandant aille se faire arrêter. Il a trop de zèle.

Cependant, Rougon avait ramené Granoux dans le salon. Roudier, qui, de son coin, suivait silencieusement la scène, en appuyant de signes énergiques les propositions de mesures prudentes, vint les retrouver. Quand le marquis et Vuillet se furent également levés :

— À présent, dit Pierre, que nous sommes seuls, entre gens paisibles, je vous propose de nous cacher, afin d’éviter une arrestation certaine, et d’être libres, lorsque nous redeviendrons les plus forts.

Granoux faillit l’embrasser ; Roudier et Vuillet respirèrent plus à l’aise.

— J’aurai prochainement besoin de vous, messieurs, continua le marchand d’huile avec importance. C’est à nous qu’est réservé l’honneur de rétablir l’ordre à Plassans.

— Comptez sur nous, s’écria Vuillet avec un enthousiasme qui inquiéta Félicité.

L’heure pressait. Les singuliers défenseurs de Plassans qui se cachaient pour mieux défendre la ville, se hâtèrent chacun d’aller s’enfouir au fond de quelque trou. Resté seul avec sa femme, Pierre lui recommanda de ne pas commettre la faute de se barricader, et de répondre, si l’on venait la questionner, qu’il était parti pour un petit voyage. Et comme elle faisait la niaise, feignant quelque terreur et lui demandant ce que tout cela allait devenir, il lui répondit brusquement :

— Ça ne te regarde pas. Laisse-moi conduire seul nos affaires. Elles n’en iront que mieux.

Quelques minutes après, il filait rapidement le long de la rue de la Banne. Arrivé au cours Sauvaire, il vit sortir du vieux quartier une bande d’ouvriers armés qui chantaient la Marseillaise.

— Fichtre ! pensa-t-il, il était temps. Voilà la ville qui s’insurge, maintenant.

Il hâta sa marche, qu’il dirigea vers la porte de Rome. Là, il eut des sueurs froides, pendant les lenteurs que le gardien mit à lui ouvrir cette porte. Dès ses premiers pas sur la route, il aperçut, au clair de lune, à l’autre bout du faubourg, la colonne des insurgés, dont les fusils jetaient de petites flammes blanches. Ce fut en courant qu’il s’engagea dans l’impasse Saint-Mittre et qu’il arriva chez sa mère, où il n’était pas allé depuis de longues années. (...)

Il était près de onze heures du soir, lorsque les insurgés entrèrent dans la ville, par la porte de Rome. Ce furent les ouvriers restés à Plassans qui leur ouvrirent cette porte à deux battants, malgré les lamentations du gardien, auquel on n’arracha les clefs que par la force. Cet homme, très-jaloux de ses fonctions, demeura anéanti devant ce flot de foule, lui qui ne laissait entrer qu’une personne à la fois, après l’avoir longuement regardée au visage ; il murmurait qu’il était déshonoré. À la tête de la colonne, marchaient toujours les hommes de Plassans, guidant les autres ; Miette, au premier rang, ayant Silvère à sa gauche, levait le drapeau avec plus de crânerie, depuis qu’elle sentait, derrière les persiennes closes, des regards effarés de bourgeois réveillés en sursaut. Les insurgés suivirent, avec une prudente lenteur, les rues de Rome et de la Banne ; à chaque carrefour, ils craignaient d’être accueillis à coups de fusil, bien qu’ils connussent le tempérament calme des habitants. Mais la ville semblait morte ; à peine entendait-on aux fenêtres des exclamations étouffées. Cinq ou six persiennes seulement s’ouvrirent ; quelque vieux rentier se montrait, en chemise, une bougie à la main, se penchant pour mieux voir ; puis, dès que le bonhomme distinguait la grande fille rouge qui paraissait traîner derrière elle cette foule de démons noirs, il refermait précipitamment sa fenêtre, terrifié par cette apparition diabolique. Le silence de la ville endormie tranquillisa les insurgés, qui osèrent s’engager dans les ruelles du vieux quartier, et qui arrivèrent ainsi sur la place du Marché et sur la place de l’Hôtel-de-Ville, qu’une rue courte et large relie entre elles. Les deux places, plantées d’arbres maigres, se trouvaient vivement éclairées par la lune. Le bâtiment de l’Hôtel-de-Ville, fraîchement restauré, faisait, au bord du ciel clair, une grande tache d’une blancheur crue sur laquelle le balcon du premier étage détachait en minces lignes noires ses arabesques de fer forgé. On distinguait nettement plusieurs personnes debout sur ce balcon, le maire, le commandant Sicardot, trois ou quatre conseillers municipaux, et d’autres fonctionnaires. En bas, les portes étaient fermées. Les trois mille républicains, qui emplissaient les deux places, s’arrêtèrent, levant la tête, prêts à enfoncer les portes d’une poussée.

L’arrivée de la colonne insurrectionnelle, à pareille heure, surprenait l’autorité à l’improviste. Avant de se rendre à la mairie, le commandant Sicardot avait pris le temps d’aller endosser son uniforme. Il fallut ensuite courir éveiller le maire. Quand le gardien de la porte de Rome, laissé libre par les insurgés, vint annoncer que les scélérats étaient dans la ville, le commandant n’avait encore réuni à grand’peine qu’une vingtaine de gardes nationaux. Les gendarmes, dont la caserne était cependant voisine, ne purent même être prévenus. On dut fermer les portes à la hâte pour délibérer. Cinq minutes plus tard, un roulement sourd et continu annonçait l’approche de la colonne.

M. Garçonnet, par haine de la république, aurait vivement souhaité de se défendre. Mais c’était un homme prudent qui comprit l’inutilité de la lutte, en ne voyant autour de lui que quelques hommes pâles et à peine éveillés. La délibération ne fut pas longue. Seul Sicardot s’entêta ; il voulait se battre, il prétendait que vingt hommes suffiraient pour mettre ces trois mille canailles à la raison. M. Garçonnet haussa les épaules et déclara que l’unique parti à prendre était de capituler d’une façon honorable. Comme les brouhahas de la foule croissaient, il se rendit sur le balcon, où toutes les personnes présentes le suivirent. Peu à peu le silence se fit. En bas, dans la masse noire et frissonnante des insurgés, les fusils et les faux luisaient au clair de lune.

— Qui êtes-vous et que voulez-vous ? cria le maire d’une voix forte.

Alors, un homme en paletot, un propriétaire de la Palud, s’avança.

— Ouvrez la porte, dit-il sans répondre aux questions de M. Garçonnet. Évitez une lutte fratricide.

— Je vous somme de vous retirer, reprit le maire. Je proteste au nom de la loi.

Ces paroles soulevèrent dans la foule des clameurs assourdissantes. Quand le tumulte fut un peu calmé, des interpellations véhémentes montèrent jusqu’au balcon. Des voix crièrent :

— C’est au nom de la loi que nous sommes venus.

— Votre devoir, comme fonctionnaire, est de faire respecter la loi fondamentale du pays, la constitution, qui vient d’être outrageusement violée.

— Vive la constitution ! vive la république !

Et comme M. Garçonnet essayait de se faire entendre et continuait à invoquer sa qualité de fonctionnaire, le propriétaire de la Palud, qui était resté au bas du balcon, l’interrompit avec une grande énergie.

— Vous n’êtes plus, dit-il, que le fonctionnaire d’un fonctionnaire déchu ; nous venons vous casser de vos fonctions.

Jusque-là, le commandant Sicardot avait terriblement mordu ses moustaches, en mâchant de sourdes injures. La vue des bâtons et des faux l’exaspérait ; il faisait des efforts inouïs pour ne pas traiter comme ils le méritaient ces soldats de quatre sous qui n’avaient pas même chacun un fusil. Mais quand il entendit un monsieur en simple paletot parler de casser un maire ceint de son écharpe, il ne put se taire davantage, il cria :

— Tas de gueux ! si j’avais seulement quatre hommes et un caporal, je descendrais vous tirer les oreilles pour vous rappeler au respect !

Il n’en fallait pas tant pour occasionner les plus graves accidents. Un long cri courut dans la foule, qui se rua contre les portes de la mairie. M. Garçonnet, consterné, se hâta de quitter le balcon, en suppliant Sicardot d’être raisonnable, s’il ne voulait pas les faire massacrer. En deux minutes, les portes cédèrent, le peuple envahit la mairie et désarma les gardes nationaux. Le maire et les autres fonctionnaires présents furent arrêtés. Sicardot, qui voulut refuser son épée, dut être protégé par le chef du contingent des Tulettes, homme d’un grand sang-froid, contre l’exaspération de certains insurgés. Quand l’Hôtel-de-Ville fut au pouvoir des républicains, ils conduisirent les prisonniers dans un petit café de la place du Marché, où ils furent gardés à vue.

L’armée insurrectionnelle aurait évité de traverser Plassans, si les chefs n’avaient jugé qu’un peu de nourriture et quelques heures de repos étaient pour leurs hommes d’une absolue nécessité. Au lieu de se porter directement sur le chef-lieu, la colonne, par une inexpérience et une faiblesse inexcusables du général improvisé qui la commandait, accomplissait alors une conversion à gauche, une sorte de large détour qui devait la mener à sa perte. Elle se dirigeait vers les plateaux de Sainte-Roure, éloignés encore d’une dizaine de lieues, et c’était la perspective de cette longue marche qui l’avait décidée à pénétrer dans la ville, malgré l’heure avancée. Il pouvait être alors onze heures et demie.

Lorsque M. Garçonnet sut que la bande réclamait des vivres, il s’offrit pour lui en procurer. Ce fonctionnaire montra, en cette circonstance difficile, une intelligence très-nette de la situation. Ces trois mille affamés devaient être satisfaits ; il ne fallait pas que Plassans, à son réveil, les trouvât encore assis sur les trottoirs de ses rues ; s’ils partaient avant le jour, ils auraient simplement passé au milieu de la ville endormie comme un mauvais rêve, comme un de ces cauchemars que l’aube dissipe. Bien qu’il restât prisonnier, M. Garçonnet, suivi par deux gardiens, alla frapper aux portes des boulangers et fit distribuer aux insurgés toutes les provisions qu’il put découvrir.

Vers une heure, les trois mille hommes, accroupis à terre, tenant leurs armes entre leurs jambes, mangeaient. La place du Marché et celle de l’Hôtel-de-Ville étaient transformées en de vastes réfectoires. Malgré le froid vif, il y avait des traînées de gaieté dans cette foule grouillante, dont les clartés vives de la lune dessinaient vivement les moindres groupes. Les pauvres affamés dévoraient joyeusement leur part, en soufflant dans leurs doigts ; et, du fond des rues voisines, où l’on distinguait de vagues formes noires assises sur le seuil blanc des maisons, venaient aussi des rires brusques qui coulaient de l’ombre et se perdaient dans la grande cohue. Aux fenêtres, les curieuses enhardies, des bonnes femmes coiffées de foulards, regardaient manger ces terribles insurgés, ces buveurs de sang allant à tour de rôle boire à la pompe du marché, dans le creux de leur main.

Pendant que l’Hôtel-de-Ville était envahi, la gendarmerie, située à deux pas, dans la rue Canquoin, qui donne sur la halle, tombait également au pouvoir du peuple. Les gendarmes furent surpris dans leur lit et désarmés en quelques minutes. Les poussées de la foule avaient entraîné Miette et Silvère de ce côté. L’enfant, qui serrait toujours la hampe du drapeau contre sa poitrine, fut collée contre le mur de la caserne, tandis que le jeune homme, emporté par le flot humain, pénétrait à l’intérieur et aidait ses compagnons à arracher aux gendarmes les carabines qu’ils avaient saisies à la hâte. Silvère, devenu farouche, grisé par l’élan de la bande, s’attaqua à un grand diable de gendarme nommé Rengade, avec lequel il lutta quelques instants. Il parvint, d’un mouvement brusque, à lui enlever sa carabine. Le canon de l’arme alla frapper violemment Rengade au visage et lui creva l’œil droit. Le sang coula, des éclaboussures jaillirent sur les mains de Silvère, qui fut subitement dégrisé. Il regarda ses mains, il lâcha la carabine ; puis il sortit en courant, la tête perdue, secouant les doigts.

— Tu es blessé ! cria Miette.

— Non, non, répondit-il d’une voix étouffée, c’est un gendarme que je viens de tuer.

— Est-ce qu’il est mort !

— Je ne sais pas, il avait du sang plein la figure. Viens vite.

Il entraîna la jeune fille. Arrivé à la halle, il la fit asseoir sur un banc de pierre. Il lui dit de l’attendre là. Il regardait toujours ses mains, il balbutiait. Miette finit par comprendre, à ses paroles entrecoupées, qu’il voulait aller embrasser sa grand’mère avant de partir.

— Eh bien ! va, dit-elle. Ne t’inquiète pas de moi. Lave tes mains.

Il s’éloigna rapidement, tenant ses doigts écartés, sans songer à les tremper dans les fontaines auprès desquelles il passait. Depuis qu’il avait senti sur sa peau la tiédeur du sang de Rengade, une seule idée le poussait, courir auprès de tante Dide et se laver les mains dans l’auge du puits, au fond de la petite cour. Là seulement, il croyait pouvoir effacer ce sang. Toute son enfance paisible et tendre s’éveillait, il éprouvait un besoin irrésistible de se réfugier dans les jupes de sa grand’mère, ne fût-ce que pendant une minute. Il arriva haletant. Tante Dide n’était pas couchée, ce qui aurait surpris Silvère en tout autre moment. Mais il ne vit pas même, en entrant, son oncle Rougon, assis dans un coin, sur le vieux coffre. Il n’attendit pas les questions de la pauvre vieille.

— Grand’mère, dit-il rapidement, il faut me pardonner… Je vais partir avec les autres… Vous voyez, j’ai du sang… Je crois que j’ai tué un gendarme.

— Tu as tué un gendarme ! répéta tante Dide d’une voix étrange.

Des clartés aiguës s’allumaient dans ses yeux fixés sur les taches rouges. Brusquement, elle se tourna vers le manteau de la cheminée.

— Tu as pris le fusil, dit-elle ; où est le fusil ?

Silvère, qui avait laissé la carabine auprès de Miette, lui jura que l’arme était en sûreté. Pour la première fois, Adélaïde fit allusion au contrebandier Macquart devant son petit-fils.

— Tu rapporteras le fusil ? Tu me le promets ! dit-elle avec une singulière énergie… C’est tout ce qui me reste de lui… Tu as tué un gendarme ; lui, ce sont les gendarmes qui l’ont tué.

Elle continuait à regarder Silvère fixement, d’un air de cruelle satisfaction, sans paraître songer à le retenir. Elle ne lui demandait aucune explication, elle ne pleurait point, comme ces bonnes grand’mères qui voient leurs petits-enfants à l’agonie pour la moindre égratignure. Tout son être se tendait vers une même pensée, qu’elle finit par formuler avec une curiosité ardente.

— Est-ce que c’est avec le fusil que tu as tué le gendarme ? demanda-t-elle.

Sans doute Silvère entendit mal ou ne comprit pas.

— Oui, répondit-il… Je vais me laver les mains.

Ce ne fut qu’en revenant du puits qu’il aperçut son oncle. Pierre avait entendu en pâlissant les paroles du jeune homme. Vraiment, Félicité avait raison, sa famille prenait plaisir à le compromettre. Voilà maintenant qu’un de ses neveux tuait les gendarmes ! Jamais il n’aurait la place de receveur, s’il n’empêchait ce fou furieux de rejoindre les insurgés. Il se mit devant la porte, décidé à ne pas le laisser sortir.

— Écoutez, dit-il à Silvère, très-surpris de le trouver là, je suis le chef de la famille, je vous défends de quitter cette maison. Il y va de votre honneur et du nôtre. Demain, je tâcherai de vous faire gagner la frontière.

Silvère haussa les épaules.

— Laissez-moi passer, répondit-il tranquillement. Je ne suis pas un mouchard ; je ne ferai pas connaître votre cachette, soyez tranquille.

Et comme Rougon continuait de parler de la dignité de la famille et de l’autorité que lui donnait sa qualité d’aîné :

— Est-ce que je suis de votre famille ! continua le jeune homme. Vous m’avez toujours renié… Aujourd’hui, la peur vous a poussé ici, parce que vous sentez bien que le jour de la justice est venu. Voyons, place ! je ne me cache pas, moi ; j’ai un devoir à accomplir.

Rougon ne bougeait pas. Alors tante Dide, qui écoutait les paroles véhémentes de Silvère avec une sorte de ravissement, posa sa main sèche sur le bras de son fils.

— Ôte-toi, Pierre, dit-elle, il faut que l’enfant sorte.

Le jeune homme poussa légèrement son oncle et s’élança dehors. Rougon, en refermant la porte avec soin, dit à sa mère d’une voix pleine de colère et de menaces :

— S’il lui arrive malheur, ce sera de votre faute… Vous êtes une vieille folle, vous ne savez pas ce que vous venez de faire.

Mais Adélaïde ne parut pas l’entendre ; elle alla jeter un sarment dans le feu qui s’éteignait, en murmurant avec un vague sourire :

— Je connais ça… Il restait des mois entiers dehors ; puis il me revenait mieux portant.

Elle parlait sans doute de Macquart.

Cependant Silvère regagna la halle en courant. Comme il approchait de l’endroit où il avait laissé Miette, il entendit un bruit violent de voix et vit un rassemblement qui lui firent hâter le pas. Une scène cruelle venait de se passer. Des curieux circulaient dans la foule des insurgés, depuis que ces derniers s’étaient tranquillement mis à manger. Parmi ces curieux se trouvait Justin, le fils du méger Rébufat, un garçon d’une vingtaine d’années, créature chétive et louche qui nourrissait contre sa cousine Miette une haine implacable. Au logis, il lui reprochait le pain qu’elle mangeait, il la traitait comme une misérable ramassée par charité au coin d’une borne. Il est à croire que l’enfant avait refusé d’être sa maîtresse. Grêle, blafard, les membres trop longs, le visage de travers, il se vengeait sur elle de sa propre laideur et des mépris que la belle et puissante fille avait dû lui témoigner. Son rêve caressé était de la faire jeter à la porte par son père. Aussi l’espionnait-il sans relâche. Depuis quelque temps, il avait surpris ses rendez-vous avec Silvère ; il n’attendait qu’une occasion décisive pour tout rapporter à Rébufat. Ce soir-là, l’ayant vue s’échapper de la maison vers huit heures, la haine l’emporta, il ne put se taire davantage. Rébufat, au récit qu’il lui fit, entra dans une colère terrible et dit qu’il chasserait cette coureuse à coups de pied, si elle avait l’audace de revenir. Justin se coucha, savourant à l’avance la belle scène qui aurait lieu le lendemain. Puis il éprouva un âpre désir de prendre immédiatement un avant-goût de sa vengeance. Il se rhabilla et sortit. Peut-être rencontrerait-il Miette. Il se promettait d’être très-insolent. Ce fut ainsi qu’il assista à l’entrée des insurgés et qu’il les suivit jusqu’à l’Hôtel-de-Ville, avec le vague pressentiment qu’il allait retrouver les amoureux de ce côté. Il finit, en effet, par apercevoir sa cousine sur le banc où elle attendait Silvère. En la voyant vêtue de sa grande pelisse et ayant à côté d’elle le drapeau rouge, appuyé contre un pilier de la halle, il se mit à ricaner, à la plaisanter grossièrement. La jeune fille, saisie à sa vue, ne trouva pas une parole. Elle sanglotait sous les injures. Et tandis qu’elle était toute secouée par les sanglots, la tête basse, se cachant la face, Justin l’appelait fille de forçat et lui criait que le père Rébufat lui ferait danser une fameuse danse si jamais elle s’avisait de rentrer au Jas-Meiffren. Pendant un quart d’heure, il la tint ainsi frissonnante et meurtrie. Des gens avaient fait cercle, riant bêtement de cette scène douloureuse. Quelques insurgés intervinrent enfin et menacèrent le jeune homme de lui administrer une correction exemplaire, s’il ne laissait pas Miette tranquille. Mais Justin, tout en reculant, déclara qu’il ne les craignait pas. Ce fut à ce moment que parut Silvère. Le jeune Rébufat, en l’apercevant, fit un saut brusque, comme pour prendre la fuite ; il le redoutait, le sachant beaucoup plus vigoureux que lui. Il ne put cependant résister à la cuisante volupté d’insulter une dernière fois la jeune fille devant son amoureux.

— Ah ! je savais bien, cria-t-il, que le charron ne devait pas être loin ! C’est pour suivre ce toqué, n’est-ce pas, que tu nous as quittés ? La malheureuse ! elle n’a pas seize ans ! À quand le baptême ?

Il fit encore quelques pas en arrière, en voyant Silvère serrer les poings.

— Et surtout, continua-t-il avec un ricanement ignoble, ne viens pas faire tes couches chez nous. Tu n’aurais pas besoin de sage-femme. Mon père te délivrerait à coups de pied, entends-tu ?

Il se sauva, hurlant, le visage meurtri. Silvère, d’un bond, s’était jeté sur lui et lui avait porté en pleine figure un terrible coup de poing. Il ne le poursuivit pas. Quand il revint auprès de Miette, il la trouva debout, essuyant fiévreusement ses larmes avec la paume de sa main. Comme il la regardait doucement, pour la consoler, elle eut un geste de brusque énergie.

— Non, dit-elle, je ne pleure plus, tu vois… J’aime mieux ça. Maintenant, je n’ai plus de remords d’être partie. Je suis libre.

Elle reprit le drapeau, et ce fut elle qui ramena Silvère au milieu des insurgés. Il était alors près de deux heures du matin. Le froid devenait tellement vif, que les républicains s’étaient levés, achevant leur pain debout et cherchant à se réchauffer en marquant le pas gymnastique sur place. Les chefs donnèrent enfin l’ordre du départ. La colonne se reforma. Les prisonniers furent placés au milieu ; outre M. Garçonnet et le commandant Sicardot, les insurgés avaient arrêté et emmenaient M. Peirotte, le receveur, et plusieurs autres fonctionnaires.

À ce moment, on vit circuler Aristide parmi les groupes. Le cher garçon, devant ce soulèvement formidable, avait pensé qu’il était imprudent de ne pas rester l’ami des républicains ; mais comme, d’un autre côté, il ne voulait pas trop se compromettre avec eux, il était venu leur faire ses adieux, le bras en écharpe, en se plaignant amèrement de cette maudite blessure qui l’empêchait de tenir une arme. Il rencontra dans la foule son frère Pascal, muni d’une trousse et d’une petite caisse de secours. Le médecin lui annonça, de sa voix tranquille, qu’il allait suivre les insurgés. Aristide le traita tout bas de grand innocent. Il finit par s’esquiver, craignant qu’on ne lui confiât la garde de la ville, poste qu’il jugeait singulièrement périlleux.

Les insurgés ne pouvaient songer à conserver Plassans en leur pouvoir. La ville était animée d’un esprit trop réactionnaire, pour qu’ils cherchassent même à y établir une commission démocratique, comme ils l’avaient déjà fait ailleurs. Ils se seraient éloignés simplement, si Macquart, poussé et enhardi par ses haines, n’avait offert de tenir Plassans en respect, à la condition qu’on laissât sous ses ordres une vingtaine d’hommes déterminés. On lui donna les vingt hommes, à la tête desquels il alla triomphalement occuper la mairie. Pendant ce temps, la colonne descendait le cours Sauvaire et sortait par la Grand’Porte, laissant derrière elle, silencieuses et désertes, ces rues qu’elle avait traversées comme un coup de tempête. Au loin s’étendaient les routes toutes blanches de lune. Miette avait refusé le bras de Silvère ; elle marchait bravement, ferme et droite, tenant le drapeau rouge à deux mains, sans se plaindre de l’onglée qui lui bleuissait les doigts.

Au loin s’étendaient les routes toutes blanches de lune.

La bande insurrectionnelle, dans la campagne froide et claire, reprit sa marche héroïque. C’était comme un large courant d’enthousiasme. Le souffle d’épopée qui emportait Miette et Silvère, ces grands enfants avides d’amour et de liberté, traversait avec une générosité sainte les honteuses comédies des Macquart et des Rougon. La voix haute du peuple, par intervalles, grondait, entre les bavardages du salon jaune et les diatribes de l’oncle Antoine. Et la farce vulgaire, la farce ignoble, tournait au grand drame de l’histoire.

Au sortir de Plassans, les insurgés avaient pris la route d’Orchères. Ils devaient arriver à cette ville vers dix heures du matin. La route remonte le cours de la Viorne, en suivant à mi-côte les détours des collines aux pieds desquelles coule le torrent. À gauche, la plaine s’élargit, immense tapis vert, piqué de loin en loin par les taches grises des villages. À droite, la chaîne des Garrigues dresse ses pics désolés, ses champs de pierres, ses blocs couleur de rouille, comme roussis par le soleil. Le grand chemin, formant chaussée du côté de la rivière, passe au milieu de rocs énormes, entre lesquels se montrent, à chaque pas, des bouts de la vallée. Rien n’est plus sauvage, plus étrangement grandiose, que cette route taillée dans le flanc même des collines. La nuit surtout, ces lieux ont une horreur sacrée. Sous la lumière pâle, les insurgés s’avançaient comme dans une avenue de ville détruite, ayant aux deux bords des débris de temples ; la lune faisait de chaque rocher un fût de colonne tronqué, un chapiteau écroulé, une muraille trouée de mystérieux portiques. En haut, la masse des Garrigues dormait, à peine blanchie d’une teinte laiteuse, pareille à une immense cité cyclopéenne dont les tours, les obélisques, les maisons aux terrasses hautes, auraient caché une moitié du ciel ; et, dans les fonds, du côté de la plaine, se creusait, s’élargissait un océan de clartés diffuses, une étendue vague, sans bornes, où flottaient des nappes de brouillard lumineux. La bande insurrectionnelle aurait pu croire qu’elle suivait une chaussée gigantesque, un chemin de ronde construit au bord d’une mer phosphorescente et tournant autour d’une Babel inconnue.

Cette nuit-là, la Viorne, au bas des rochers de la route, grondait d’une voix rauque. Dans ce roulement continu du torrent, les insurgés distinguaient des lamentations aigres de tocsin. Les villages épars dans la plaine, de l’autre côté de la rivière, se soulevaient, sonnant l’alarme, allumant des feux. Jusqu’au matin, la colonne en marche, qu’un glas funèbre semblait suivre dans la nuit d’un tintement obstiné, vit ainsi l’insurrection courir le long de la vallée comme une traînée de poudre. Les feux tachaient l’ombre de points sanglants ; des chants lointains venaient, par souffles affaiblis ; toute la vague étendue, noyée sous les buées blanchâtres de la lune, s’agitait confusément, avec de brusques frissons de colère. Pendant des lieues, le spectacle resta le même.

Ces hommes, qui marchaient dans l’aveuglement de la fièvre que les événements de Paris avaient mise au cœur des républicains, s’exaltaient au spectacle de cette longue bande de terre toute secouée de révolte. Grisés par l’enthousiasme du soulèvement général qu’ils rêvaient, ils croyaient que la France les suivait, ils s’imaginaient voir, au-delà de la Viorne, dans la vaste mer de clartés diffuses, des files d’hommes interminables qui couraient, comme eux, à la défense de la république. Et leur esprit rude, avec cette naïveté et cette illusion des foules, concevait une victoire facile et certaine. Ils auraient saisi et fusillé comme traître quiconque leur aurait dit, à cette heure, que seuls ils avaient le courage du devoir, tandis que le reste du pays, écrasé de terreur, se laissait lâchement garrotter.

Ils puisaient encore un continuel entraînement de courage dans l’accueil que leur faisaient les quelques bourgs bâtis sur le penchant des Garrigues, au bord de la route. Dès l’approche de la petite armée, les habitants se levaient en masse ; les femmes accouraient en leur souhaitant une prompte victoire ; les hommes, à demi vêtus, se joignaient à eux, après avoir pris la première arme qui leur tombait sous la main. C’était, à chaque village, une nouvelle ovation, des cris de bienvenue, des adieux longuement répétés. (...)

La nuit fut inquiète. Il passa un vent de malheur sur les insurgés. L’enthousiasme, la confiance de la veille furent comme emportés dans les ténèbres. Au matin, les figures étaient sombres ; il y avait des échanges de regards tristes, des silences longs de découragement. Des bruits effrayants couraient ; les mauvaises nouvelles, que les chefs avaient réussi à cacher depuis la veille, s’étaient répandues sans que personne eût parlé, soufflées par cette bouche invisible qui jette d’une haleine la panique dans les foules. Des voix disaient que Paris était vaincu, que la province avait tendu les pieds et les poings ; et ces voix ajoutaient que des troupes nombreuses parties de Marseille, sous les ordres du colonel Masson et de M. de Blériot, le préfet du département, s’avançaient à marches forcées pour détruire les bandes insurrectionnelles. Ce fut un écroulement, un réveil plein de colère et de désespoir. Ces hommes, brûlant la veille de fièvre patriotique, se sentirent frissonner dans le grand froid de la France soumise, honteusement agenouillée. Eux seuls avaient donc eu l’héroïsme du devoir ! Ils étaient, à cette heure, perdus au milieu de l’épouvante de tous, dans le silence de mort du pays ; ils devenaient des rebelles ; on allait les chasser à coups de fusil, comme des bêtes fauves. Et ils avaient rêvé une grande guerre, la révolte d’un peuple, la conquête glorieuse du droit ! Alors, dans une telle déroute, dans un tel abandon, cette poignée d’hommes pleura sa foi morte, son rêve de justice évanoui. Il y en eut qui, en injuriant la France entière de sa lâcheté, jetèrent leurs armes et allèrent s’asseoir sur le bord des routes ; ils disaient qu’ils attendraient là les balles de la troupe, pour montrer comment mouraient des républicains.

Bien que ces hommes n’eussent plus devant eux que l’exil ou la mort, il y eut peu de désertions. Une admirable solidarité unissait ces bandes. Ce fut contre les chefs que la colère se tourna. Ils étaient réellement incapables. Des fautes irréparables avaient été commises ; et maintenant, lâchés, sans discipline, à peine protégés par quelques sentinelles, sous les ordres d’hommes irrésolus, les insurgés se trouvaient à la merci des premiers soldats qui se présenteraient.

Ils passèrent deux jours encore à Orchères, le mardi et le mercredi, perdant le temps, aggravant leur situation. Le général, l’homme au sabre, que Silvère avait montré à Miette sur la route de Plassans, hésitait, pliait sous la terrible responsabilité qui pesait sur lui. Le jeudi, il jugea que décidément la position d’Orchères était dangereuse. Vers une heure, il donna l’ordre du départ, il conduisit sa petite armée sur les hauteurs de Sainte-Roure. C’était là, d’ailleurs, une position inexpugnable, pour qui aurait su la défendre. Sainte-Roure étage ses maisons sur le flanc d’une colline ; derrière la ville, d’énormes blocs de rochers ferment l’horizon ; on ne peut monter à cette sorte de citadelle que par la plaine des Nores, qui s’élargit au bas du plateau. Une esplanade, dont on a fait un cours, planté d’ormes superbes, domine la plaine. Ce fut sur cette esplanade que les insurgés campèrent. Les otages eurent pour prison une auberge, l’hôtel de la Mule-Blanche, située au milieu du cours. La nuit se passa lourde et noire. On parla de trahison. Dès le matin, l’homme au sabre, qui avait négligé de prendre les plus simples précautions, passa une revue. Les contingents étaient alignés, tournant le dos à la plaine, avec le tohu-bohu étrange des costumes, vestes brunes, paletots foncés, blouses bleues, serrées par des ceintures rouges ; les armes, bizarrement mêlées, luisaient au soleil clair, les faux aiguisées de frais, les larges pelles de terrassier, les canons brunis des fusils de chasse : lorsque, au moment où le général improvisé passait à cheval devant la petite armée, une sentinelle, qu’on avait oubliée dans un champ d’oliviers, accourut en gesticulant, en criant :

— Les soldats ! les soldats !

Ce fut une émotion inexprimable. On crut d’abord à une fausse alerte. Les insurgés, oubliant toute discipline, se jetèrent en avant, coururent au bout de l’esplanade, pour voir les soldats. Les rangs furent rompus. Et quand la ligne sombre de la troupe apparut, correcte, avec le large éclair des baïonnettes, derrière le rideau grisâtre des oliviers, il y eut un mouvement de recul, une confusion qui fit passer un frisson de panique d’un bout à l’autre du plateau.

Cependant, au milieu du cours, La Palud et Saint-Martin-de-Vaulx, s’étant reformés, se tenaient farouches et debout. Un bûcheron, un géant dont la tête dépassait celle de ses compagnons, criait, en agitant sa cravate rouge : « À nous, Chavanoz, Graille, Poujols, Saint-Eutrope ! à nous, les Tulettes ! à nous, Plassans ! »

De grands courants de foule traversaient l’esplanade. L’homme au sabre, entouré des gens de Faverolles, s’éloigna, avec plusieurs contingents des campagnes, Vernoux, Corbière, Marsanne, Pruinas, pour tourner l’ennemi et le prendre de flanc. D’autres, Valqueyras, Nazères, Castel-le-Vieux, les Roches-Noires, Murdaran, se jetèrent à gauche, se dispersèrent en tirailleurs dans la plaine des Nores.

Et, tandis que le cours se vidait, les villes, les villages que le bûcheron avait appelés à l’aide se réunissaient, formaient sous les ormes une masse sombre, irrégulière, groupée en dehors de toutes les règles de la stratégie, mais qui avait roulé là, comme un bloc, pour barrer le chemin ou mourir. Plassans se trouvait au milieu de ce bataillon héroïque. Dans la teinte grise des blouses et des vestes, dans l’éclat bleuâtre des armes, la pelisse de Miette, qui tenait le drapeau à deux mains, mettait une large tache rouge, une tache de blessure fraîche et saignante.

Il y eut brusquement un grand silence. À une des fenêtres de la Mule Blanche, la tête blafarde de M. Peirotte apparut. Il parlait, il faisait des gestes.

— Rentrez, fermez les volets, crièrent les insurgés furieusement ; vous allez vous faire tuer.

Les volets se fermèrent en toute hâte, et l’on n’entendit plus que les pas cadencés des soldats qui approchaient.

Une minute s’écoula, interminable. La troupe avait disparu ; elle était cachée dans un pli de terrain, et bientôt les insurgés aperçurent, du côté de la plaine, au ras du sol, des pointes de baïonnettes qui poussaient, grandissaient, roulaient sous le soleil levant, comme un champ de blé aux épis d’acier. Silvère, à ce moment, dans la fièvre qui le secouait, crut voir passer devant lui l’image du gendarme dont le sang lui avait taché les mains ; il savait, par les récits de ses compagnons, que Rengade n’était pas mort, qu’il avait simplement un œil crevé ; et il le distinguait nettement, avec son orbite vide, saignant, horrible. La pensée aiguë de cet homme, auquel il n’avait plus songé depuis son départ de Plassans, lui fut insupportable. Il craignit d’avoir peur. Il serrait violemment sa carabine, les yeux voilés par un brouillard, brûlant de décharger son arme, de chasser l’image du borgne à coups de feu. Les baïonnettes montaient toujours, lentement.

Quand les têtes des soldats apparurent au bord de l’esplanade, Silvère, d’un mouvement instinctif, se tourna vers Miette. Elle était là, grandie, le visage rose, dans les plis du drapeau rouge ; elle se haussait sur la pointe des pieds, pour voir la troupe ; une attente nerveuse faisait battre ses narines, montrait ses dents blanches de jeune loup dans la rougeur de ses lèvres. Silvère lui sourit. Et il n’avait pas tourné la tête, qu’une fusillade éclata. Les soldats, dont on ne voyait encore que les épaules, venaient de lâcher leur premier feu. Il lui sembla qu’un grand vent passait sur sa tête, tandis qu’une pluie de feuilles coupées par les balles tombaient des ormes. Un bruit sec, pareil à celui d’une branche morte qui se casse, le fit regarder à sa droite. Il vit par terre le grand bûcheron, celui dont la tête dépassait celles des autres, avec un petit trou noir au milieu du front. Alors il déchargea sa carabine devant lui, sans viser, puis il rechargea, tira de nouveau. Et cela, toujours, comme un furieux, comme une bête qui ne pense à rien, qui se dépêche de tuer. Il ne distinguait même plus les soldats ; des fumées flottaient sous les ormes, pareilles à des lambeaux de mousseline grise. Les feuilles continuaient à pleuvoir sur les insurgés, la troupe tirait trop haut. Par instants, dans les bruits déchirants de la fusillade, le jeune homme entendait un soupir, un râle sourd ; et il y avait dans la petite bande une poussée, comme pour faire de la place au malheureux qui tombait en se cramponnant aux épaules de ses voisins. Pendant dix minutes, le feu dura.

Puis, entre deux décharges, un homme cria : « Sauve qui peut ! » avec un accent terrible de terreur. Il y eut des grondements, des murmures de rage, qui disaient : « Les lâches ! oh ! les lâches ! » Des phrases sinistres couraient : le général avait fui ; la cavalerie sabrait les tirailleurs dispersés dans la plaine des Nores. Et les coups de feu ne cessaient pas, ils partaient irréguliers, rayant la fumée de flammes brusques. Une voix rude répétait qu’il fallait mourir là. Mais la voix affolée, la voix de terreur, criait plus haut : « Sauve qui peut ! sauve qui peut ! » Des hommes s’enfuirent, jetant leurs armes, sautant par-dessus les morts. Les autres serrèrent les rangs. Il resta une dizaine d’insurgés. Deux prirent encore la fuite ; et, sur les huit autres, trois furent tués d’un coup. (...)

Rougon, vers cinq heures du matin, osa enfin sortir de chez sa mère. La vieille s’était endormie sur une chaise. Il s’aventura doucement jusqu’au bout de l’impasse Saint-Mittre. Pas un bruit, pas une ombre. Il poussa jusqu’à la porte de Rome. Le trou de la porte, ouverte à deux battants, béante, s’enfonçait dans le noir de la ville endormie. Plassans dormait à poings fermés, sans paraître se douter de l’imprudence énorme qu’il commettait en dormant ainsi les portes ouvertes. On eût dit une cité morte. Rougon, prenant confiance, s’engagea dans la rue de Nice. Il surveillait de loin les coins des ruelles ; il frissonnait, à chaque creux de porte, croyant toujours voir une bande d’insurgés lui sauter aux épaules. Mais il arriva au cours Sauvaire sans mésaventure. Décidément, les insurgés s’étaient évanouis dans les ténèbres, comme un cauchemar.

Alors Pierre s’arrêta un instant sur le trottoir désert. Il poussa un gros soupir de soulagement et de triomphe. Ces gueux de républicains lui abandonnaient donc Plassans. La ville lui appartenait, à cette heure : elle dormait comme une sotte ; elle était là, noire et paisible, muette et confiante, et il n’avait qu’à étendre la main pour la prendre. Cette courte halte, ce regard d’homme supérieur jeté sur le sommeil de toute une sous-préfecture, lui causèrent des jouissances ineffables. Il resta là, croisant les bras, prenant, seul dans la nuit, une pose de grand capitaine à la veille d’une victoire. Au loin, il n’entendait que le chant des fontaines du cours, dont les filets d’eau sonores tombaient dans les bassins.

Puis des inquiétudes lui vinrent. Si, par malheur, on avait fait l’Empire sans lui ! si les Sicardot, les Garçonnet, les Peirotte, au lieu d’être arrêtés et emmenés par la bande insurrectionnelle, l’avaient jetée tout entière dans les prisons de la ville ! Il eut une sueur froide, il se remit en marche, espérant que Félicité lui donnerait des renseignements exacts. Il avançait plus rapidement, filant le long des maisons de la rue de la Banne, lorsqu’un spectacle étrange, qu’il aperçut en levant la tête, le cloua net sur le pavé. Une des fenêtres du salon jaune était vivement éclairée, et, dans la lueur, une forme noire qu’il reconnut pour être sa femme, se penchait, agitait les bras d’une façon désespérée. Il s’interrogeait, ne comprenait pas, effrayé, lorsqu’un objet dur vint rebondir sur le trottoir, à ses pieds. Félicité lui jetait la clef du hangar, où il avait caché une réserve de fusils. Cette clef signifiait clairement qu’il fallait prendre les armes. Il rebroussa chemin, ne s’expliquant pas pourquoi sa femme l’avait empêché de monter, s’imaginant des choses terribles.

Il alla droit chez Roudier, qu’il trouva debout, prêt à marcher, mais dans une ignorance complète des événements de la nuit. Roudier demeurait à l’extrémité de la ville neuve, au fond d’un désert où le passage des insurgés n’avait envoyé aucun écho. Pierre lui proposa d’aller chercher Granoux, dont la maison faisait un angle de la place des Récollets, et sous les fenêtres duquel la bande avait dû passer. La bonne du conseiller municipal parlementa longtemps avant de les introduire, et ils entendaient la voix tremblante du pauvre homme, qui criait du premier étage :

— N’ouvrez pas, Catherine ! les rues sont infestées de brigands.

Il était dans sa chambre à coucher, sans lumière. Quand il reconnut ses deux bons amis, il fut soulagé ; mais il ne voulut pas que la bonne apportât une lampe, de peur que la clarté ne lui attirât quelque balle. Il semblait croire que la ville était encore pleine d’insurgés. Renversé sur un fauteuil, près de la fenêtre, en caleçon et la tête enveloppée d’un foulard, il geignait :

— Ah ! mes amis, si vous saviez !… J’ai essayé de me coucher ; mais ils faisaient un tapage ! Alors je me suis jeté dans ce fauteuil. J’ai tout vu, tout. Des figures atroces, une bande de forçats échappés. Puis ils ont repassé ; ils entraînaient le brave commandant Sicardot, le digne M. Garçonnet, le directeur des postes, tous ces messieurs, en poussant des cris de cannibales !…

Rougon eut une joie chaude. Il fit répéter à Granoux qu’il avait bien vu le maire et les autres au milieu de ces brigands.

— Quand je vous le dis ! pleurait le bonhomme ; j’étais derrière ma persienne… C’est comme M. Peirotte, ils sont venus l’arrêter ; je l’ai entendu qui disait, en passant sous ma fenêtre : « Messieurs, ne me faites pas de mal. » Ils devaient le martyriser… C’est une honte, une honte…

Roudier calma Granoux en lui affirmant que la ville était libre. Aussi le digne homme fut-il pris d’une belle ardeur guerrière, lorsque Pierre lui apprit qu’il venait le chercher pour sauver Plassans. Les trois sauveurs délibérèrent. Ils résolurent d’aller éveiller chacun leurs amis et de leur donner rendez-vous dans le hangar, l’arsenal secret de la réaction. Rougon songeait toujours aux grands gestes de Félicité, flairant un péril quelque part. Granoux, assurément le plus bête des trois, fut le premier à trouver qu’il devait être resté des républicains dans la ville. Ce fut un trait de lumière, et Rougon, avec un pressentiment qui ne le trompa pas, se dit en lui-même :

— Il y a du Macquart là-dessous.

Au bout d’une heure, ils se retrouvèrent dans le hangar, situé au fond d’un quartier perdu. Ils étaient allés discrètement, de porte en porte, étouffant le bruit des sonnettes et des marteaux, racolant le plus d’hommes possible. Mais ils n’avaient pu en réunir qu’une quarantaine, qui arrivèrent à la file, se glissant dans l’ombre, sans cravate, avec les mines blêmes et encore tout endormies de bourgeois effarés. Le hangar, loué à un tonnelier, se trouvait encombré de vieux cercles, de barils effondrés, qui s’entassaient dans les coins. Au milieu, les fusils étaient couchés dans trois caisses longues. Un rat-de-cave, posé sur une pièce de bois, éclairait cette scène étrange d’une lueur de veilleuse qui vacillait. Quand Rougon eut retiré les couvercles des trois caisses, ce fut un spectacle d’un sinistre grotesque. Au-dessus des fusils, dont les canons luisaient, bleuâtres et comme phosphorescents, des cous s’allongeaient, des têtes se penchaient avec une sorte d’horreur secrète, tandis que, sur les murs, la clarté jaune du rat-de-cave dessinait l’ombre de nez énormes et de mèches de cheveux roidies.

Cependant la bande réactionnaire se compta, et, devant son petit nombre, elle eut une hésitation. On n’était que trente-neuf, on allait pour sûr se faire massacrer ; un père de famille parla de ses enfants ; d’autres, sans alléguer de prétexte, se dirigèrent vers la porte. Mais deux conjurés arrivèrent encore ; ceux-là demeuraient sur la place de l’Hôtel-de-Ville, ils savaient qu’il restait, à la mairie, au plus une vingtaine de républicains. On délibéra de nouveau. Quarante et un contre vingt parut un chiffre possible. La distribution des armes se fit au milieu d’un petit frémissement. C’était Rougon qui puisait dans les caisses, et chacun, en recevant son fusil, dont le canon, par cette nuit de décembre, était glacé, sentait un grand froid le pénétrer et le geler jusqu’aux entrailles. Les ombres, sur les murs, prirent des attitudes bizarres de conscrits embarrassés, écartant leurs dix doigts. Pierre referma les caisses avec regret ; il laissait là cent neuf fusils qu’il aurait distribués de bon cœur ; ensuite il passa au partage des cartouches. Il y en avait, au fond de la remise, deux grands tonneaux, pleins jusqu’aux bords, de quoi défendre Plassans contre une armée. Et, comme ce coin n’était pas éclairé, et qu’un de ces messieurs apportait le rat-de-cave, un autre des conjurés, — c’était un gros charcutier qui avait des poings de géant, — se fâcha, disant qu’il n’était pas du tout prudent d’approcher ainsi la lumière. On l’approuva fort. Les cartouches furent distribuées en pleine obscurité. Ils s’en emplirent les poches à les faire crever. Puis, quand ils furent prêts, quand ils eurent chargé leurs armes avec des précautions infinies, ils restèrent là un instant, à se regarder d’un air louche, en échangeant des regards où de la cruauté lâche luisait dans de la bêtise.

Dans les rues, ils s’avancèrent le long des maisons, muets, sur une seule file, comme des sauvages qui partent pour la guerre. Rougon avait tenu à honneur de marcher en tête ; l’heure était venue où il devait payer de sa personne, s’il voulait le succès de ses plans ; il avait des gouttes de sueur au front, malgré le froid, mais il gardait une allure très-martiale. Derrière lui, venaient immédiatement Roudier et Granoux. À deux reprises, la colonne s’arrêta net ; elle avait cru entendre des bruits lointains de bataille ; ce n’était que les petits plats à barbe de cuivre, pendus par des chaînettes, qui servent d’enseigne aux perruquiers du Midi, et que des souffles de vent agitaient. Après chaque halte, les sauveurs de Plassans reprenaient leur marche prudente dans le noir, avec leur allure de héros effarouchés. Ils arrivèrent ainsi sur la place de l’Hôtel-de-Ville. Là, ils se groupèrent autour de Rougon, délibérant une fois de plus. En face d’eux, sur la façade noire de la mairie, une seule fenêtre était éclairée. Il était près de sept heures, le jour allait paraître.

Après dix bonnes minutes de discussion, il fut décidé qu’on avancerait jusqu’à la porte, pour voir ce que signifiait cette ombre et ce silence inquiétants. La porte était entr’ouverte. Un des conjurés passa la tête et la retira vivement, disant qu’il y avait, sous le porche, un homme assis contre le mur, avec un fusil entre les jambes, et qui dormait. Rougon, voyant qu’il pouvait débuter par un exploit, entra le premier, s’empara de l’homme et le maintint, pendant que Roudier le bâillonnait. Ce premier succès, remporté dans le silence, encouragea singulièrement la petite troupe, qui avait rêvé une fusillade très-meurtrière. Et Rougon faisait des signes impérieux pour que la joie de ses soldats n’éclatât pas trop bruyamment.

Ils continuèrent à avancer sur la pointe des pieds. Puis, à gauche, dans le poste de police qui se trouvait là, ils aperçurent une quinzaine d’hommes couchés sur un lit de camp, ronflant dans la lueur mourante d’une lanterne accrochée au mur. Rougon, qui décidément devenait un grand général, laissa devant le poste la moitié de ses hommes, avec l’ordre de ne pas réveiller les dormeurs, mais de les tenir en respect et de les faire prisonniers, s’ils bougeaient. Ce qui l’inquiétait, c’était cette fenêtre éclairée qu’ils avaient vue de la place ; il flairait toujours Macquart dans l’affaire, et comme il sentait qu’il fallait d’abord s’emparer de ceux qui veillaient en haut, il n’était pas fâché d’opérer par surprise, avant que le bruit d’une lutte les fît se barricader. Il monta doucement, suivi des vingt héros dont il disposait encore. Roudier commandait le détachement resté dans la cour.

Macquart, en effet, se carrait en haut dans le cabinet du maire, assis dans son fauteuil, les coudes sur son bureau. Après le départ des insurgés, avec cette belle confiance d’un homme d’esprit grossier, tout à son idée fixe et tout à sa victoire, il s’était dit qu’il était le maître de Plassans et qu’il allait s’y conduire en triomphateur. Pour lui, cette bande de trois mille hommes qui venait de traverser la ville était une armée invincible, dont le voisinage suffirait pour tenir ses bourgeois humbles et dociles sous sa main. Les insurgés avaient enfermé les gendarmes dans leur caserne, la garde nationale se trouvait démembrée, le quartier noble devait crever de peur, les rentiers de la ville neuve n’avaient certainement jamais touché un fusil de leur vie. Pas d’armes, d’ailleurs, pas plus que de soldats. Il ne prit seulement pas la précaution de faire fermer les portes, et tandis que ses hommes poussaient la confiance plus loin encore, jusqu’à s’endormir, il attendait tranquillement le jour qui allait, pensait-il, amener et grouper autour de lui tous les républicains du pays.

Déjà il songeait aux grandes mesures révolutionnaires : la nomination d’une Commune dont il serait le chef, l’emprisonnement des mauvais patriotes et surtout des gens qui lui déplaisaient. La pensée des Rougon vaincus, du salon jaune désert, de toute cette clique lui demandant grâce, le plongeait dans une douce joie. Pour prendre patience, il avait résolu d’adresser une proclamation aux habitants de Plassans. Ils s’étaient mis quatre pour rédiger cette affiche. Quand elle fut terminée, Macquart, prenant une pose digne dans le fauteuil du maire, se la fit lire, avant de l’envoyer à l’imprimerie de l’Indépendant, sur le civisme de laquelle il comptait. Un des rédacteurs commençait avec emphase : « Habitants de Plassans, l’heure de l’indépendance a sonné, le règne de la justice est venu… » lorsqu’un bruit se fit entendre à la porte du cabinet, qui s’ouvrait lentement.

— C’est toi, Cassoute ? demanda Macquart en interrompant la lecture.

On ne répondit pas ; la porte s’ouvrait toujours.

— Entre donc ! reprit-il avec impatience. Mon brigand de frère est chez lui ?

Alors, brusquement, les deux battants de la porte, poussés avec violence, claquèrent contre les murs, et un flot d’hommes armés, au milieu desquels marchait Rougon, très-rouge, les yeux hors des orbites, envahirent le cabinet en brandissant leurs fusils comme des bâtons.

— Ah ! les canailles, ils ont des armes ! hurla Macquart.

Il voulut prendre une paire de pistolets posés sur le bureau ; mais il avait déjà cinq hommes à la gorge qui le maintenaient. Les quatre rédacteurs de la proclamation luttèrent un instant. Il y eut des poussées, des trépignements sourds, des bruits de chute. Les combattants étaient singulièrement embarrassés par leurs fusils, qui ne leur servaient à rien, et qu’ils ne voulaient pas lâcher. Dans la lutte, celui de Rougon, qu’un insurgé cherchait à lui arracher, partit tout seul, avec une détonation épouvantable, en emplissant le cabinet de fumée ; la balle alla briser une superbe glace, montant de la cheminée au plafond, et qui avait la réputation d’être une des plus belles glaces de la ville. Ce coup de feu, tiré on ne savait pourquoi, assourdit tout le monde et mit fin à la bataille.

Alors, pendant que ces messieurs soufflaient, on entendit trois détonations qui venaient de la cour. Granoux courut à une des fenêtres du cabinet. Les visages s’allongèrent, et tous, penchés anxieusement, attendirent, peu soucieux d’avoir à recommencer la lutte avec les hommes du poste, qu’ils avaient oubliés dans leur victoire. Mais la voix de Roudier cria que tout allait bien. Granoux referma la fenêtre, rayonnant. La vérité était que le coup de feu de Rougon avait réveillé les dormeurs ; ils s’étaient rendus, voyant toute résistance impossible. Seulement, dans la hâte aveugle qu’ils avaient d’en finir, trois des hommes de Roudier avaient déchargé leurs armes en l’air, comme pour répondre à la détonation d’en haut, sans bien savoir ce qu’ils faisaient. Il y a de ces moments où les fusils partent d’eux-mêmes dans les mains des poltrons.

Cependant Rougon fit lier solidement les poings de Macquart avec les embrasses des grands rideaux verts du cabinet. Celui-ci ricanait, pleurant de rage.

— C’est cela, allez toujours… balbutiait-il. Ce soir ou demain, quand les autres reviendront, nous réglerons nos comptes !

Cette allusion à la bande insurrectionnelle fit passer un frisson dans le dos des vainqueurs. Rougon surtout éprouva un léger étranglement. Son frère, qui était exaspéré d’avoir été surpris comme un enfant par ces bourgeois effarés, qu’il traitait d’abominables pékins, à titre d’ancien soldat, le regardait, le bravait avec des yeux luisants de haine.

— Ah ! j’en sais de belles, j’en sais de belles ! reprit-il sans le quitter du regard. Envoyez-moi donc un peu devant la Cour d’assises pour que je raconte aux juges des histoires qui feront rire.

Rougon devint blême. Il eut une peur atroce que Macquart ne parlât et ne le perdît dans l’estime des messieurs qui venaient de l’aider à sauver Plassans. D’ailleurs, ces messieurs, tout ahuris de la rencontre dramatique des deux frères, s’étaient retirés dans un coin du cabinet, en voyant qu’une explication orageuse allait avoir lieu. Rougon prit une décision héroïque. Il s’avança vers le groupe et dit d’un ton très-noble :

— Nous garderons cet homme ici. Quand il aura réfléchi à sa situation, il pourra nous donner des renseignements utiles.

Puis, d’une voix encore plus digne :

— J’accomplirai mon devoir, messieurs. J’ai juré de sauver la ville de l’anarchie, et je la sauverai, dussé-je être le bourreau de mon plus proche parent.

On eût dit un vieux Romain sacrifiant sa famille sur l’autel de la patrie. Granoux, très-ému, vint lui serrer la main d’un air larmoyant qui signifiait : « Je vous comprends, vous êtes sublime ! » Il lui rendit ensuite le service d’emmener tout le monde, sous le prétexte de conduire dans la cour les quatre prisonniers qui étaient là.

Quand Pierre fut seul avec son frère, il sentit tout son aplomb lui revenir. Il reprit :

— Vous ne m’attendiez guère, n’est-ce pas ? Je comprends maintenant : vous deviez avoir dressé quelque guet-apens chez moi. Malheureux ! voyez où vous ont conduit vos vices et vos désordres !

Macquart haussa les épaules.

— Tenez, répondit-il, fichez-moi la paix. Vous êtes un vieux coquin. Rira bien qui rira le dernier.

Rougon, qui n’avait pas de plan arrêté à son égard, le poussa dans un cabinet de toilette où M. Garçonnet venait se reposer parfois. Ce cabinet, éclairé par en haut, n’avait d’autre issue que la porte d’entrée. Il était meublé de quelques fauteuils, d’un divan et d’un lavabo de marbre. Pierre ferma la porte à double tour, après avoir délié à moitié les mains de son frère. On entendit ce dernier se jeter sur le divan, et il entonna le Ça ira ! d’une voix formidable, comme pour se bercer.

Rougon, seul enfin, s’assit à son tour dans le fauteuil du maire. Il poussa un soupir, il s’essuya le front. Que la conquête de la fortune et des honneurs était rude ! Enfin il touchait au but, il sentait le fauteuil moelleux s’enfoncer sous lui, il caressait de la main, d’un geste machinal, le bureau d’acajou, qu’il trouvait soyeux et délicat comme la peau d’une jolie femme. Et il se carra davantage, il prit la pose digne que Macquart avait un instant auparavant, en écoutant la lecture de la proclamation. Autour de lui, le silence du cabinet lui semblait prendre une gravité religieuse qui lui pénétrait l’âme d’une divine volupté. Il n’était pas jusqu’à l’odeur de poussière et de vieux papiers, traînant dans les coins, qui ne montât comme un encens à ses narines dilatées. Cette pièce, aux tentures fanées, puant les affaires étroites, les soucis misérables d’une municipalité de troisième ordre, était un temple dont il devenait le dieu. Il entrait dans quelque chose de sacré. Lui qui, au fond, n’aimait pas les prêtres, il se rappela l’émotion délicieuse de sa première communion quand il avait cru avaler Jésus.

Mais, dans son ravissement, il éprouvait de petits soubresauts nerveux, à chaque éclat de voix de Macquart. Les mots d’aristocrate, de lanterne, les menaces de pendaison, lui arrivaient par souffles violents à travers la porte, et coupaient d’une façon désagréable son rêve triomphant. Toujours cet homme ! Et son rêve, qui lui montrait Plassans à ses pieds, s’achevait par la vision brusque de la cour d’assises, des juges, des jurés et du public, écoutant les révélations honteuses de Macquart, l’histoire des cinquante mille francs et les autres ; ou bien, tout en goûtant la mollesse du fauteuil de M. Garçonnet, il se voyait tout d’un coup pendu à une lanterne de la rue de la Banne. Qui donc le débarrasserait de ce misérable ? Enfin Antoine s’endormit. Pierre eut dix bonnes minutes d’extase pure.

Roudier et Granoux vinrent le tirer de cette béatitude. Ils arrivaient de la prison, où ils avaient conduit les insurgés. Le jour grandissait, la ville allait s’éveiller, il s’agissait de prendre un parti. Roudier déclara qu’avant tout il serait bon d’adresser une proclamation aux habitants. Pierre, justement, lisait celle que les insurgés avaient laissée sur une table.

— Mais, s’écria-t-il, voilà qui nous convient parfaitement. Il n’y a que quelques mots à changer.

Et, en effet, un quart d’heure suffit, au bout duquel Granoux lut, d’une voix émue :

« Habitants de Plassans, l’heure de la résistance a sonné, le règne de l’ordre est revenu… »

Il fut décidé que l’imprimerie de la Gazette imprimerait la proclamation, et qu’on l’afficherait à tous les coins de rue.

— Maintenant, écoutez, dit Rougon, nous allons nous rendre chez moi ; pendant ce temps, M. Granoux réunira ici les membres du conseil municipal qui n’ont pas été arrêtés, et leur racontera les terribles événements de cette nuit.

Puis il ajouta, avec majesté :

— Je suis tout prêt à accepter la responsabilité de mes actes. Si ce que j’ai déjà fait paraît un gage suffisant de mon amour de l’ordre, je consens à me mettre à la tête d’une commission municipale, jusqu’à ce que les autorités régulières puissent être rétablies. Mais, pour qu’on ne m’accuse pas d’ambition, je ne rentrerai à la mairie que rappelé par les instances de mes concitoyens.

Granoux et Roudier se récrièrent. Plassans ne serait pas ingrat. Car enfin leur ami avait sauvé la ville. Et ils rappelèrent tout ce qu’il avait fait pour la cause de l’ordre : le salon jaune toujours ouvert aux amis du pouvoir, la bonne parole portée dans les trois quartiers, le dépôt d’armes dont l’idée lui appartenait, et surtout cette nuit mémorable, cette nuit de prudence et d’héroïsme, dans laquelle il s’était illustré à jamais. Granoux ajouta qu’il était sûr d’avance de l’admiration et de la reconnaissance de messieurs les conseillers municipaux. Il conclut en disant :

— Ne bougez pas de chez vous ; je veux aller vous chercher et vous ramener en triomphe.

Roudier dit encore qu’il comprenait, d’ailleurs, le tact, la modestie de leur ami, et qu’il l’approuvait. Personne, certes, ne songerait à l’accuser d’ambition, mais on sentirait la délicatesse qu’il mettait à ne vouloir rien être sans l’assentiment de ses concitoyens. Cela était très-digne, très-noble, tout à fait grand.

Sous cette pluie d’éloges, Rougon baissait humblement la tête. Il murmurait : « Non, non, vous allez trop loin, » avec de petites pâmoisons d’homme chatouillé voluptueusement. Chaque phrase du bonnetier retiré et de l’ancien marchand d’amandes, placés l’un à sa droite, l’autre à sa gauche, lui passait suavement sur la face ; et, renversé dans le fauteuil du maire, pénétré par les senteurs administratives du cabinet, il saluait à gauche, à droite, avec des allures de prince prétendant dont un coup d’État va faire un empereur.

Quand ils furent las de s’encenser, ils descendirent. Granoux partit à la recherche du conseil municipal. Roudier dit à Rougon d’aller en avant ; il le rejoindrait chez lui, après avoir donné les ordres nécessaires pour la garde de la mairie. Le jour grandissait. Pierre gagna la rue de la Banne, en faisant sonner militairement ses talons sur les trottoirs encore déserts. Il tenait son chapeau à la main, malgré le froid vif ; des bouffées d’orgueil lui jetaient tout le sang au visage.

Au bas de l’escalier, il trouva Cassoute. Le terrassier n’avait pas bougé, n’ayant vu rentrer personne. Il était là, sur la première marche, sa grosse tête entre les mains, regardant fixement devant lui, avec le regard vide et l’entêtement muet d’un chien fidèle.

— Vous m’attendiez, n’est-ce pas ? lui dit Pierre, qui comprit tout en l’apercevant. Eh bien ! allez dire à M. Macquart que je suis rentré. Demandez-le à la mairie.

Cassoute se leva et se retira, en saluant gauchement. Il alla se faire arrêter comme un mouton, pour la grande réjouissance de Pierre, qui riait tout seul en montant l’escalier, surpris de lui-même, ayant vaguement cette pensée :

— J’ai du courage, aurais-je de l’esprit ?

Félicité ne s’était pas couchée. Il la trouva endimanchée, avec son bonnet à rubans citron, comme une femme qui attend du monde. Elle était vainement restée à la fenêtre, elle n’avait rien entendu ; elle se mourait de curiosité.

— Eh bien ? demanda-t-elle, en se précipitant au-devant de son mari.

Celui-ci, soufflant, entra dans le salon jaune, où elle le suivit, en fermant soigneusement les portes derrière elle. Il se laissa aller dans un fauteuil, il dit d’une voix étranglée :

— C’est fait, nous serons receveur particulier.

Elle lui sauta au cou ; elle l’embrassa.

— Vrai ? vrai ? cria-t-elle. Mais je n’ai rien entendu. Ô mon petit homme, raconte-moi ça, raconte-moi tout.

Elle avait quinze ans, elle se faisait chatte, elle tourbillonnait, avec ses vols brusques de cigale ivre de lumière et de chaleur. Et Pierre, dans l’effusion de sa victoire, vida son cœur. Il n’omit pas un détail. Il expliqua même ses projets futurs, oubliant que, selon lui, les femmes n’étaient bonnes à rien, et que la sienne devait tout ignorer, s’il voulait rester le maître. Félicité, penchée, buvait ses paroles. Elle lui fit recommencer certaines parties du récit, disant qu’elle n’avait pas entendu ; en effet, la joie faisait un tel vacarme dans sa tête que, par moments, elle devenait comme sourde, l’esprit perdu en pleine jouissance. Quand Pierre raconta l’affaire de la mairie, elle fut prise de rires, elle changea trois fois de fauteuil, roulant les meubles, ne pouvant tenir en place. Après quarante années d’efforts continus, la fortune se laissait enfin prendre à la gorge. Elle en devenait folle, à ce point qu’elle oublia elle-même toute prudence.

— Hein ! c’est à moi que tu dois tout cela ! s’écria-t-elle avec une explosion de triomphe. Si je t’avais laissé agir, tu te serais fait bêtement pincer par les insurgés. Nigaud, c’était le Garçonnet, le Sicardot et les autres, qu’il fallait jeter à ces bêtes féroces.

Et, montrant ses dents branlantes de vieille, elle ajouta avec un rire de gamine :

— Eh ! vive la République ! elle a fait place nette.

Mais Pierre était devenu maussade.

— Toi, toi, murmura-t-il, tu crois toujours avoir tout prévu. C’est moi qui ai eu l’idée de me cacher. Avec cela que les femmes entendent quelque chose à la politique ! Va, ma pauvre vieille, si tu conduisais la barque, nous ferions vite naufrage.

Félicité pinça les lèvres. Elle s’était trop avancée, elle avait oublié son rôle de bonne fée muette. Mais il lui vint une de ces rages sourdes, qu’elle éprouvait quand son mari l’écrasait de sa supériorité. Elle se promit de nouveau, lorsque l’heure serait venue, quelque vengeance exquise qui lui livrerait le bonhomme pieds et poings liés.

— Ah ! j’oubliais, reprit Rougon, M. Peirotte est de la danse. Granoux l’a vu qui se débattait entre les mains des insurgés.

Félicité eut un tressaillement. Elle était justement à la fenêtre, qui regardait avec amour les croisées du receveur particulier. Elle venait d’éprouver le besoin de les revoir, car l’idée du triomphe se confondait en elle avec l’envie de ce bel appartement, dont elle usait les meubles du regard, depuis si longtemps.

Elle se retourna, et, d’une voix étrange :

— M. Peirotte est arrêté ? dit-elle.

Elle sourit complaisamment ; puis une vive rougeur lui marbra la face. Elle venait, au fond d’elle, de faire ce souhait brutal : « Si les insurgés pouvaient le massacrer ! » Pierre lut sans doute cette pensée dans ses yeux.

— Ma foi ! s’il attrapait quelque balle, murmura-t-il, ça arrangerait nos affaires… On ne serait pas obligé de le déplacer, n’est-ce pas ? et il n’y aurait rien de notre faute.

Mais Félicité, plus nerveuse, frissonnait. Il lui semblait qu’elle venait de condamner un homme à mort. Maintenant, si M. Peirotte était tué, elle le reverrait la nuit, il viendrait lui tirer les pieds. Elle ne jeta plus sur les fenêtres d’en face que des coups d’œil sournois, pleins d’une horreur voluptueuse. Et il y eut, dès lors, dans ses jouissances, une pointe d’épouvante criminelle qui les rendit plus aiguës.

D’ailleurs, Pierre, le cœur vidé, voyait à présent le mauvais côté de la situation. Il parla de Macquart. Comment se débarrasser de ce chenapan ? Mais Félicité, reprise par la fièvre du succès, s’écria :

— On ne peut pas tout faire à la fois. Nous le bâillonnerons, parbleu ! Nous trouverons bien quelque moyen…

Elle allait et venait, rangeant les fauteuils, époussetant les dossiers. Brusquement, elle s’arrêta au milieu de la pièce et, jetant un long regard sur le mobilier fané :

— Bon Dieu ! dit-elle, que c’est laid ici ! Et tout ce monde qui va venir !

— Baste ! répondit Pierre avec une superbe indifférence, nous changerons tout cela.

Lui qui, la veille, avait un respect religieux pour les fauteuils et le canapé, il serait monté dessus à pieds joints. Félicité, éprouvant le même dédain, alla jusqu’à bousculer un fauteuil dont une roulette manquait et qui ne lui obéissait pas assez vite.

Ce fut à ce moment que Roudier entra. Il sembla à la vieille femme qu’il était d’une bien plus grande politesse. Les « monsieur », les « madame » roulaient, avec une musique délicieuse. D’ailleurs, les habitués arrivaient à la file, le salon s’emplissait. Personne ne connaissait encore, dans leurs détails, les événements de la nuit, et tous accouraient, les yeux hors de la tête, le sourire aux lèvres, poussés par les rumeurs qui commençaient à courir la ville. Ces messieurs qui, la veille au soir, avaient quitté si précipitamment le salon jaune, à la nouvelle de l’approche des insurgés, revenaient, bourdonnants, curieux et importuns, comme un essaim de mouches qu’aurait dispersé un coup de vent. Certains n’avaient pas même pris le temps de mettre leurs bretelles. Leur impatience était grande, mais il était visible que Rougon attendait quelqu’un pour parler. À chaque minute, il tournait vers la porte un regard anxieux. Pendant une heure, ce furent des poignées de main expressives, des félicitations vagues, des chuchotements admiratifs, une joie contenue, sans cause certaine, et qui ne demandait qu’un mot pour devenir de l’enthousiasme.

Enfin Granoux parut. Il s’arrêta un instant sur le seuil, la main droite dans sa redingote boutonnée ; sa grosse face blême, qui jubilait, essayait vainement de cacher son émotion sous un grand air de dignité. À son apparition, il se fit un silence ; on sentit qu’une chose extraordinaire allait se passer. Ce fut au milieu d’une haie que Granoux marcha droit vers Rougon. Il lui tendit la main.

— Mon ami, lui dit-il, je vous apporte l’hommage du conseil municipal. Il vous appelle à sa tête, en attendant que notre maire nous soit rendu. Vous avez sauvé Plassans. Il faut, dans l’époque abominable que nous traversons, des hommes qui allient votre intelligence à votre courage. Venez…

Granoux, qui récitait là un petit discours qu’il avait préparé avec grand’peine, de la mairie à la rue de la Banne, sentit sa mémoire se troubler. Mais Rougon, gagné par l’émotion, l’interrompit, en lui serrant les mains, en répétant :

— Merci, mon cher Granoux, je vous remercie bien.

Il ne trouva rien autre chose. Alors il y eut une explosion de voix assourdissante. Chacun se précipita, lui tendit la main, le couvrit d’éloges et de compliments, le questionna avec âpreté. Mais lui, digne déjà comme un magistrat, demanda quelques minutes pour conférer avec MM. Granoux et Roudier. Les affaires avant tout. La ville se trouvait dans une situation si critique ! Ils se retirèrent tous trois dans un coin du salon, et là, à voix basse, ils se partagèrent le pouvoir, tandis que les habitués, éloignés de quelques pas, et jouant la discrétion, leur jetaient à la dérobée des coups d’œil où l’admiration se mêlait à la curiosité. Rougon prendrait le titre de président de la commission municipale ; Granoux serait secrétaire ; quant à Roudier, il devenait commandant en chef de la garde nationale réorganisée. Ces messieurs se jurèrent un appui mutuel, d’une solidité à toute épreuve.

Félicité, qui s’était approchée d’eux, leur demanda brusquement :

— Et Vuillet ?

Ils se regardèrent. Personne n’avait aperçu Vuillet. Rougon eut une légère grimace d’inquiétude.

— Peut-être qu’on l’a emmené avec les autres…, dit-il pour se tranquilliser.

Mais Félicité secoua la tête. Vuillet n’était pas un homme à se laisser prendre. Du moment qu’on ne le voyait pas, qu’on ne l’entendait pas, c’est qu’il faisait quelque chose de mal.

La porte s’ouvrit, Vuillet entra. Il salua humblement, avec son clignement de paupières, son sourire pincé de sacristain. Puis il vint tendre sa main humide à Rougon et aux deux autres. Vuillet avait fait ses petites affaires tout seul. Il s’était taillé lui-même sa part du gâteau, comme aurait dit Félicité. Il avait vu, par le soupirail de sa cave, les insurgés venir arrêter le directeur des postes, dont les bureaux étaient voisins de sa librairie. Aussi, dès le matin, à l’heure même où Rougon s’asseyait dans le fauteuil du maire, était-il allé s’installer tranquillement dans le cabinet du directeur. Il connaissait les employés ; il les avait reçus à leur arrivée, en leur disant qu’il remplacerait leur chef jusqu’à son retour, et qu’ils n’eussent à s’inquiéter de rien. Puis il avait fouillé le courrier du matin avec une curiosité mal dissimulée ; il flairait les lettres ; il semblait en chercher une particulièrement. Sans doute sa situation nouvelle répondait à un de ses plans secrets, car il alla, dans son contentement, jusqu’à donner à un de ses employés un exemplaire des Œuvres badines de Piron. Vuillet avait un fonds très-assorti de livres obscènes, qu’il cachait dans un grand tiroir, sous une couche de chapelets et d’images saintes ; c’était lui qui inondait la ville de photographies et de gravures honteuses, sans que cela nuisît le moins du monde à la vente des paroissiens. Cependant il dut s’effrayer, dans la matinée, de la façon cavalière dont il s’était emparé de l’hôtel des postes. Il songea à faire ratifier son usurpation. Et c’est pourquoi il accourait chez Rougon, qui devenait décidément un puissant personnage.

— Où êtes-vous donc passé ? lui demanda Félicité d’un air méfiant.

Alors il conta son histoire, qu’il enjoliva. Selon lui, il avait sauvé l’hôtel des postes du pillage.

— Eh bien, c’est entendu, restez-y ! dit Pierre après avoir réfléchi un moment. Rendez-vous utile.

Cette dernière phrase indiquait la grande terreur des Rougon ; ils avaient peur qu’on ne se rendît trop utile, qu’on ne sauvât la ville plus qu’eux. Mais Pierre n’avait trouvé aucun péril sérieux à laisser Vuillet directeur intérimaire des postes ; c’était même une façon de s’en débarrasser. Félicité eut un vif mouvement de contrariété.

Le conciliabule terminé, ces messieurs revinrent se mêler aux groupes qui emplissaient le salon. Ils durent enfin satisfaire la curiosité générale. Il leur fallut détailler par le menu les événements de la matinée. Rougon fut magnifique. Il amplifia encore, orna et dramatisa le récit qu’il avait conté à sa femme. La distribution des fusils et des cartouches fit haleter tout le monde. Mais ce fut la marche dans les rues désertes et la prise de la mairie qui foudroyèrent ces bourgeois de stupeur. À chaque nouveau détail, une interruption partait.

— Et vous n’étiez que quarante et un, c’est prodigieux !

— Ah bien ! merci, il devait faire diablement noir.

— Non, je l’avoue, jamais je n’aurais osé cela !

— Alors, vous l’avez pris, comme ça, à la gorge !

— Et les insurgés, qu’est-ce qu’ils ont dit ?

Mais ces courtes phrases ne faisaient que fouetter la verve de Rougon. Il répondait à tout le monde. Il mimait l’action. Ce gros homme, dans l’admiration de ses propres exploits, retrouvait des souplesses d’écolier, il revenait, se répétait, au milieu des paroles croisées, des cris de surprise, des conversations particulières qui s’établissaient brusquement pour la discussion d’un détail ; et il allait ainsi en s’agrandissant, emporté par un souffle épique. D’ailleurs, Granoux et Roudier étaient là qui lui soufflaient des faits, de petits faits imperceptibles qu’il omettait. Ils brûlaient, eux aussi, de placer un mot, de conter un épisode, et parfois ils lui volaient la parole. Ou bien ils parlaient tous les trois ensemble. Mais lorsque, pour garder comme dénouement, comme bouquet, l’épisode homérique de la glace cassée, Rougon voulut dire ce qui s’était passé en bas dans la cour, lors de l’arrestation du poste, Roudier l’accusa de nuire au récit en changeant l’ordre des événements. Et ils se disputèrent un instant avec quelque aigreur. Puis Roudier, voyant l’occasion bonne pour lui, s’écria d’une voix prompte :

— Eh bien, soit ! Mais vous n’y étiez pas… Laissez-moi dire…

Alors il expliqua longuement comment les insurgés s’étaient réveillés et comment on les avait mis en joue pour les réduire à l’impuissance. Il ajouta que le sang n’avait pas coulé, heureusement. Cette dernière phrase désappointa l’auditoire qui comptait sur son cadavre.

— Mais vous avez tiré, je crois, interrompit Félicité, voyant que le drame était pauvre.

— Oui, oui, trois coups de feu, reprit l’ancien bonnetier. C’est le charcutier Dubruel, M. Liévin et M. Massicot qui ont déchargé leurs armes avec une vivacité coupable.

Et, comme il y eut quelques murmures :

— Coupable, je maintiens le mot, reprit-il. La guerre a déjà de bien cruelles nécessités, sans qu’on y verse du sang inutile. J’aurais voulu vous voir à ma place… D’ailleurs, ces messieurs m’ont juré que ce n’était pas leur faute ; ils ne s’expliquent pas comment leurs fusils sont partis… Et pourtant il y a eu une balle perdue qui, après avoir ricoché, est allée faire un bleu sur la joue d’un insurgé…

Ce bleu, cette blessure inespérée satisfit l’auditoire. Sur quelle joue le bleu se trouvait-il, et comment une balle, même perdue, peut-elle frapper une joue sans la trouer ? Cela donna sujet à de longs commentaires.

— En haut, continua Rougon de sa voix la plus forte, sans laisser à l’agitation le temps de se calmer ; en haut, nous avions fort à faire. La lutte a été rude…

Et il décrivit l’arrestation de son frère et des quatre autres insurgés, très-largement, sans nommer Macquart, qu’il appelait « le chef. » Les mots : « Le cabinet de M. le maire, le fauteuil, le bureau de M. le maire, » revenaient à chaque instant dans sa bouche et donnaient, pour les auditeurs, une grandeur merveilleuse à cette terrible scène. Ce n’était plus chez le portier, mais chez le premier magistrat de la ville qu’on se battait. Roudier était enfoncé. Rougon arriva enfin à l’épisode qu’il préparait depuis le commencement, et qui devait décidément le poser en héros.

— Alors, dit-il, un insurgé se précipite sur moi. J’écarte le fauteuil de M. le maire, je prends mon homme à la gorge. Et je le serre, vous pensez ! Mais mon fusil me gênait. Je ne voulais pas le lâcher, on ne lâche jamais son fusil. Je le tenais, comme cela, sous le bras gauche. Brusquement, le coup part…

Tout l’auditoire était pendu aux lèvres de Rougon. Granoux, qui allongeait les lèvres, avec une démangeaison féroce de parler, s’écria :

— Non, non, ce n’est pas cela… Vous n’avez pu voir, mon ami ; vous vous battiez comme un lion… Mais moi qui aidais à garrotter un des prisonniers, j’ai tout vu… L’homme a voulu vous assassiner ; c’est lui qui a fait partir le coup de fusil ; j’ai parfaitement aperçu ses doigts noirs qu’il glissait sous votre bras…

— Vous croyez ? dit Rougon devenu blême.

Il ne savait pas qu’il eût couru un pareil danger, et le récit de l’ancien marchand d’amandes le glaçait d’effroi. Granoux ne mentait pas d’ordinaire ; seulement, un jour de bataille, il est bien permis de voir les choses dramatiquement.

— Quand je vous le dis, l’homme a voulu vous assassiner, répéta-t-il avec conviction.

— C’est donc cela, dit Rougon, d’une voix éteinte, que j’ai entendu la balle siffler à mon oreille !

Il y eut une violente émotion ; l’auditoire parut frappé de respect devant ce héros. Il avait entendu siffler une balle à son oreille ! Certes, aucun des bourgeois qui étaient là n’aurait pu en dire autant. Félicité crut devoir se jeter dans les bras de son mari, pour mettre l’attendrissement de l’assemblée à son comble. Mais Rougon se dégagea tout d’un coup et termina son récit par cette phrase héroïque qui est restée célèbre à Plassans :

— Le coup part, j’entends siffler la balle à mon oreille, et, paf ! la balle va casser la glace de M. le maire.

Ce fut une consternation. Une si belle glace ! incroyable, vraiment ! Le malheur arrivé à la glace balança dans la sympathie de ces messieurs l’héroïsme de Rougon. Cette glace devenait une personne, et l’on parla d’elle pendant un quart d’heure avec des exclamations, des apitoiements, des effusions de regret, comme si elle eût été blessée au cœur. C’était le bouquet tel que Pierre l’avait ménagé, le dénoûment de cette odyssée prodigieuse. Un grand murmure de voix remplit le salon jaune. On refaisait entre soi le récit qu’on venait d’entendre, et, de temps à autre, un monsieur se détachait d’un groupe pour aller demander aux trois héros la version exacte de quelque fait contesté. Les héros rectifiaient le fait avec une minutie scrupuleuse ; ils sentaient qu’ils parlaient pour l’histoire.

Cependant, Rougon et ses deux lieutenants dirent qu’ils étaient attendus à la mairie. Il se fit un silence respectueux ; on se salua avec des sourires graves. Granoux crevait d’importance ; lui seul avait vu l’insurgé presser la détente et casser la glace ; cela le grandissait, le faisait éclater dans sa peau. En quittant le salon, il prit le bras de Roudier, d’un air de grand capitaine brisé de fatigue, en murmurant :

— Il y a trente-six heures que je suis debout, et Dieu sait quand je me coucherai !

Rougon, en s’en allant, prit Vuillet à part et lui dit que le parti de l’ordre comptait plus que jamais sur lui et sur la Gazette. Il fallait qu’il publiât un bel article pour rassurer la population et traiter comme elle le méritait cette bande de scélérats qui avait traversé Plassans.

— Soyez tranquille ! répondit Vuillet. La Gazette ne devait paraître que demain matin, mais je vais la lancer dès ce soir.

Quand ils furent sortis, les habitués du salon jaune restèrent encore un instant, bavards comme des commères qu’un serin envolé réunit sur un trottoir. Ces négociants retirés, ces marchands d’huile, ces fabricants de chapeaux nageaient en plein drame féerique. Jamais pareille secousse ne les avait remués. Ils ne revenaient pas de ce qu’il se fût révélé, parmi eux, des héros tels que Rougon, Granoux et Roudier. Puis, étouffant dans le salon, las de se raconter entre eux la même histoire, ils éprouvèrent une vive démangeaison d’aller publier la grande nouvelle ; ils disparurent un à un, piqués chacun par l’ambition d’être le premier à tout savoir, à tout dire ; et Félicité, restée seule, penchée à la fenêtre, les vit qui se dispersaient dans la rue de la Banne, effarouchés, battant des bras comme de grands oiseaux maigres, soufflant l’émotion aux quatre coins de la ville.

Il était dix heures. Plassans, éveillé, courait les rues, ahuri de la rumeur qui montait. Ceux qui avaient vu ou entendu la bande insurrectionnelle racontaient des histoires à dormir debout, se contredisaient, avançaient des suppositions atroces. Mais le plus grand nombre ne savait même pas ce dont il s’agissait ; ceux-là demeuraient aux extrémités de la ville, et ils écoutaient, bouche béante, comme un conte de nourrice, cette histoire de plusieurs milliers de bandits envahissant les rues et disparaissant avant le jour, ainsi qu’une armée de fantômes. Les plus sceptiques disaient : « Allons donc ! » Cependant certains détails étaient précis. Plassans finit par être convaincu qu’un épouvantable malheur avait passé sur lui pendant son sommeil, sans le toucher. Cette catastrophe mal définie empruntait aux ombres de la nuit, aux contradictions des divers renseignements, un caractère vague, une horreur insondable qui faisaient frissonner les plus braves. Qui donc avait détourné la foudre ? Cela tenait du prodige. On parlait de sauveurs inconnus, d’une petite bande d’hommes qui avaient coupé la tête de l’hydre, mais sans détails, comme d’une chose à peine croyable, lorsque les habitués du salon jaune se répandirent dans les rues, semant les nouvelles, refaisant devant chaque porte le même récit.

Ce fut une traînée de poudre. En quelques minutes, d’un bout à l’autre de la ville, l’histoire courut. Le nom de Rougon vola de bouche en bouche, avec des exclamations de surprise dans la ville neuve, des cris d’éloge dans le vieux quartier. L’idée qu’ils étaient sans sous-préfet, sans maire, sans directeur des postes, sans receveur particulier, sans autorités d’aucune sorte, consterna d’abord les habitants. Ils restaient stupéfaits d’avoir pu achever leur somme et de s’être réveillés comme à l’ordinaire, en dehors de tout gouvernement établi. La première stupeur passée, ils se jetèrent avec abandon dans les bras des libérateurs. Les quelques républicains haussaient les épaules ; mais les petits détaillants, les petits rentiers, les conservateurs de toute espèce bénissaient ces héros modestes dont les ténèbres avaient caché les exploits. Quand on sut que Rougon avait arrêté son propre frère, l’admiration ne connut plus de bornes ; on parla de Brutus ; cette indiscrétion qu’il redoutait tourna à sa gloire. À cette heure d’effroi mal dissipé, la reconnaissance fut unanime. On acceptait le sauveur Rougon sans le discuter.

— Songez donc ! disaient les poltrons, ils n’étaient que quarante et un !

Ce chiffre de quarante et un bouleversa la ville. C’est ainsi que naquit à Plassans la légende des quarante et un bourgeois faisant mordre la poussière à trois mille insurgés. Il n’y eut que quelques esprits envieux de la ville neuve, des avocats sans causes, d’anciens militaires, honteux d’avoir dormi cette nuit-là, qui élevèrent certains doutes. En somme, les insurgés étaient peut-être partis tout seuls. Il n’y avait aucune preuve de combat, ni cadavres, ni taches de sang. Vraiment ces messieurs avaient eu la besogne facile.

— Mais la glace, la glace ! répétaient les fanatiques. Vous ne pouvez pas nier que la glace de M. le maire soit cassée. Allez donc la voir.

Et, en effet, jusqu’à la nuit, il y eut une procession d’individus qui, sous mille prétextes, pénétrèrent dans le cabinet, dont Rougon laissait, d’ailleurs, la porte grande ouverte ; ils se plantaient devant la glace, dans laquelle la balle avait fait un trou rond, d’où partaient de larges cassures ; puis tous murmuraient la même phrase :

— Fichtre ! la balle avait une fière force !

Et ils s’en allaient, convaincus.

Félicité, à sa fenêtre, humait avec délices ces bruits, ces voix élogieuses et reconnaissantes qui montaient de la ville. Tout Plassans, à cette heure, s’occupait de son mari ; elle sentait les deux quartiers, sous elle, qui frémissaient, qui lui envoyaient l’espérance d’un prochain triomphe. Ah ! comme elle allait écraser cette ville qu’elle mettait si tard sous ses talons ! Tous ses griefs lui revinrent, ses amertumes passées redoublèrent ses appétits de jouissance immédiate.

Elle quitta la fenêtre, elle fit lentement le tour du salon. C’était là que, tout à l’heure, les mains se tendaient vers eux. Ils avaient vaincu, la bourgeoisie était à leurs pieds. Le salon jaune lui parut sanctifié. Les meubles éclopés, le velours éraillé, le lustre noir de chiures, toutes ces ruines prirent à ses yeux un aspect de débris glorieux traînant sur un champ de bataille. La plaine d’Austerlitz ne lui eût pas causé une émotion aussi profonde.

Comme elle se remettait à la fenêtre, elle aperçut Aristide qui rôdait sur la place de la Sous-Préfecture, le nez en l’air. Elle lui fit signe de monter. Il semblait n’attendre que cet appel.

— Entre donc, lui dit sa mère sur le palier en voyant qu’il hésitait. Ton père n’est pas là.

Aristide avait l’air gauche d’un enfant prodigue. Depuis près de quatre ans, il n’était plus entré dans le salon jaune. Il tenait encore son bras en écharpe.

— Ta main te fait toujours souffrir ? lui demanda railleusement Félicité.

Il rougit, il répondit avec embarras :

— Oh ! ça va beaucoup mieux, c’est presque guéri.

Puis il resta là, tournant, ne sachant que dire. Félicité vint à son secours.

— Tu as entendu parler de la belle conduite de ton père ? reprit-elle.

Il dit que toute la ville en causait. Mais son aplomb revenait ; il rendit à sa mère sa raillerie ; il la regarda en face, en ajoutant :

— J’étais venu voir si papa n’était pas blessé.

— Tiens, ne fais pas la bête ! s’écria Félicité, avec sa pétulance. Moi, à ta place, j’agirais très-carrément. Tu t’es trompé, là, avoue-le, en t’enrôlant avec tes gueux de républicains. Aujourd’hui tu ne serais pas fâché de les lâcher et de revenir avec nous, qui sommes les plus forts. Hé ! la maison t’est ouverte !

Mais Aristide protesta. La République était une grande idée. Puis les insurgés pouvaient l’emporter.

— Laisse-moi donc tranquille ! continua la vieille femme irritée. Tu as peur que ton père te reçoive mal. Je me charge de l’affaire… Écoute-moi : tu vas aller à ton journal, tu rédigeras d’ici à demain un numéro très-favorable au coup d’État, et demain soir, quand ce numéro aura paru, tu reviendras ici, tu seras accueilli à bras ouverts.

Et, comme le jeune homme restait silencieux :

— Entends-tu ? poursuivit-elle d’une voix plus basse et plus ardente ; c’est de notre fortune, c’est de la tienne, qu’il s’agit. Ne va pas recommencer tes bêtises. Tu es déjà assez compromis comme cela.

Le jeune homme fit un geste, le geste de César passant le Rubicon. De cette façon, il ne prenait aucun engagement verbal. Comme il allait se retirer, sa mère ajouta, en cherchant le nœud de son écharpe :

— Et d’abord, il faut m’ôter ce chiffon-là. Ça devient ridicule, tu sais !

Aristide la laissa faire. Quand le foulard fut dénoué, il le plia proprement et le mit dans sa poche. Puis il embrassa sa mère en disant :

— À demain !

Pendant ce temps, Rougon prenait officiellement possession de la mairie. Il n’était resté que huit conseillers municipaux ; les autres se trouvaient entre les mains des insurgés, ainsi que le maire et les deux adjoints. Ces huit messieurs, de la force de Granoux, eurent des sueurs d’angoisse, lorsque ce dernier leur expliqua la situation critique de la ville. Pour comprendre avec quel effarement ils vinrent se jeter dans les bras de Rougon, il faudrait connaître les bonshommes dont sont composés les conseils municipaux de certaines petites villes. À Plassans, le maire avait sous la main d’incroyables buses, de purs instruments d’une complaisance passive. Aussi, M. Garçonnet n’étant plus là, la machine municipale devait se détraquer et appartenir à quiconque saurait en ressaisir les ressorts. À cette heure, le sous-préfet ayant quitté le pays, Rougon se trouvait naturellement, par la force des circonstances, le maître unique et absolu de la ville ; crise étonnante, qui mettait le pouvoir entre les mains d’un homme taré, auquel, la veille, pas un de ses concitoyens n’aurait prêté cent francs.

Le premier acte de Pierre fut de déclarer en permanence la commission provisoire. Puis il s’occupa de la réorganisation de la garde nationale, et réussit à mettre sur pied trois cents hommes ; les cent neuf fusils restés dans le hangar furent distribués, ce qui porta à cent cinquante le nombre des hommes armés par la réaction ; les cent cinquante autres gardes nationaux étaient des bourgeois de bonne volonté et des soldats à Sicardot. Quand le commandant Roudier passa la petite armée en revue sur la place de l’Hôtel-de-Ville, il fut désolé de voir que les marchands de légumes riaient en dessous ; tous n’avaient pas d’uniforme, et certains se tenaient bien drôlement, avec leur chapeau noir, leur redingote et leur fusil. Mais, au fond, l’intention était bonne. Un poste fut laissé à la mairie. Le reste de la petite armée fut dispersé, par peloton, aux différentes portes de la ville. Roudier se réserva le commandement du poste de la Grand’Porte, la plus menacée.

Rougon, qui se sentait très-fort en ce moment, alla lui-même rue Canquoin, pour prier les gendarmes de rester chez eux, de ne se mêler de rien. Il fit, d’ailleurs, ouvrir les portes de la gendarmerie, dont les insurgés avaient emporté les clefs. Mais il voulait triompher seul, il n’entendait pas que les gendarmes pussent lui voler une part de sa gloire. S’il avait absolument besoin d’eux, il les appellerait. Et il leur expliqua que leur présence, en irritant peut-être les ouvriers, ne ferait qu’aggraver la situation. Le brigadier le complimenta beaucoup sur sa prudence. Lorsqu’il apprit qu’il y avait un homme blessé dans la caserne, Rougon voulut se rendre populaire, il demanda à le voir. Il trouva Rengade couché, l’œil couvert d’un bandeau, avec ses grosses moustaches qui passaient sous le linge. Il réconforta, par de belles paroles sur le devoir, le borgne jurant et soufflant, exaspéré de sa blessure, qui allait le forcer à quitter le service. Il promit de lui envoyer un médecin.

— Je vous remercie bien, monsieur, répondit Rengade ; mais, voyez-vous, ce qui me soulagerait mieux que tous les remèdes, ce serait de tordre le cou au misérable qui m’a crevé l’œil. Oh ! je le reconnaîtrai ; c’est un petit maigre, pâlot, tout jeune…

Pierre se souvint du sang qui couvrait les mains de Silvère. Il eut un léger mouvement de recul, comme s’il eût craint que Rengade ne lui sautât à la gorge, en disant : « C’est ton neveu qui m’a éborgné ; attends, tu vas payer pour lui ! » Et, tandis qu’il maudissait tout bas son indigne famille, il déclara solennellement que, si le coupable était retrouvé, il serait puni avec toute la rigueur des lois.

— Non, non, ce n’est pas la peine, répondit le borgne ; je lui tordrai le cou.

Rougon s’empressa de regagner la mairie. L’après-midi fut employé à prendre diverses mesures. La proclamation, affichée vers une heure, produisit une impression excellente. Elle se terminait par un appel au bon esprit des citoyens, et donnait la ferme assurance que l’ordre ne serait plus troublé. Jusqu’au crépuscule, les rues, en effet, offrirent l’image d’un soulagement général, d’une confiance entière. Sur les trottoirs, les groupes qui lisaient la proclamation disaient :

— C’est fini, nous allons voir passer les troupes envoyées à la poursuite des insurgés.

Cette croyance que des soldats approchaient devint telle, que les oisifs du cours Sauvaire se portèrent sur la route de Nice pour aller au-devant de la musique. Ils revinrent, à la nuit, désappointés, n’ayant rien vu. Alors, une inquiétude sourde courut la ville.

À la mairie, la commission provisoire avait tant parlé pour ne rien dire, que les membres, le ventre vide, effarés par leurs propres bavardages, sentaient la peur les reprendre. Rougon les envoya dîner, en les convoquant de nouveau pour neuf heures du soir. Il allait lui-même quitter le cabinet, lorsque Macquart s’éveilla et frappa violemment à la porte de sa prison. Il déclara qu’il avait faim, puis il demanda l’heure, et quand son frère lui eut dit qu’il était cinq heures, il murmura, avec une méchanceté diabolique, en feignant un vif étonnement, que les insurgés lui avaient promis de revenir plus tôt et qu’ils tardaient bien à le délivrer. Rougon, après lui avoir fait servir à manger, descendit, agacé par cette insistance de Macquart à parler du retour de la bande insurrectionnelle.

Dans les rues, il éprouva un malaise. La ville lui parut changée. Elle prenait un air singulier ; des ombres filaient rapidement le long des trottoirs, le vide et le silence se faisaient, et, sur les maisons mornes, semblait tomber, avec le crépuscule, une peur grise, lente et opiniâtre comme une pluie fine. La confiance bavarde de la journée aboutissait fatalement à cette panique sans cause, à cet effroi de la nuit naissante ; les habitants étaient las, rassasiés de leur triomphe, à ce point qu’il ne leur restait des forces que pour rêver des représailles terribles de la part des insurgés. Rougon frissonna dans ce courant d’effroi. Il hâta le pas, la gorge serrée. En passant devant un café de la place des Récollets, qui venait d’allumer ses lampes, et où se réunissaient les petits rentiers de la ville neuve, il entendit un bout de conversation très-effrayant.

— Eh bien ! monsieur Picou, disait une voix grasse, vous savez la nouvelle ? le régiment qu’on attendait n’est pas arrivé.

— Mais on n’attendait pas de régiment, monsieur Touche, répondait une voix aigre.

— Faites excuse. Vous n’avez donc pas lu la proclamation ?

— C’est vrai, les affiches promettent que l’ordre sera maintenu par la force, s’il est nécessaire.

— Vous voyez bien ; il y a la force ; la force armée, cela s’entend.

— Et que dit-on ?

— Mais, vous comprenez, on a peur, on dit que ce retard des soldats n’est pas naturel, et que les insurgés pourraient bien les avoir massacrés.

Il y eut un cri d’horreur dans le café. Rougon eut envie d’entrer pour dire à ces bourgeois que jamais la proclamation n’avait annoncé l’arrivée d’un régiment, qu’il ne fallait pas forcer les textes à ce point ni colporter de pareils bavardages. Mais lui-même, dans le trouble qui s’emparait de lui, n’était pas bien sûr de ne pas avoir compté sur un envoi de troupes, et il en venait à trouver étonnant, en effet, que pas un soldat n’eût paru. Il rentra chez lui très-inquiet. Félicité, toute pétulante et pleine de courage, s’emporta, en le voyant bouleversé par de telles niaiseries. Au dessert, elle le réconforta.

— Eh ! grande bête, dit-elle, tant mieux, si le préfet nous oublie ! Nous sauverons la ville à nous tout seuls. Moi je voudrais voir revenir les insurgés, pour les recevoir à coups de fusil et nous couvrir de gloire… Écoute, tu vas fermer les portes de la ville, puis tu ne te coucheras pas ; tu te donneras beaucoup de mouvement toute la nuit ; ça te sera compté plus tard.

Pierre retourna à la mairie, un peu ragaillardi. Il lui fallut du courage pour rester ferme au milieu des doléances de ses collègues. Les membres de la commission provisoire rapportaient dans leurs vêtements la panique, comme on rapporte avec soi une odeur de pluie, par les temps d’orage. Tous prétendaient avoir compté sur l’envoi d’un régiment, et ils s’exclamaient, en disant qu’on n’abandonnait pas de la sorte de braves citoyens aux fureurs de la démagogie. Pierre, pour avoir la paix, leur promit presque leur régiment pour le lendemain. Puis il déclara avec solennité qu’il allait faire fermer les portes. Ce fut un soulagement. Des gardes nationaux durent se rendre immédiatement à chaque porte, avec ordre de donner un double tour aux serrures. Quand ils furent de retour, plusieurs membres avouèrent qu’ils étaient vraiment plus tranquilles ; et lorsque Pierre eut dit que la situation critique de la ville leur faisait un devoir de rester à leur poste, il y en eut qui prirent leurs petites dispositions pour passer la nuit dans un fauteuil. Granoux mit une calotte de soie noire, qu’il avait apportée par précaution. Vers onze heures, la moitié de ces messieurs dormaient autour du bureau de M. Garçonnet. Ceux qui tenaient encore les yeux ouverts faisaient le rêve, en écoutant les pas cadencés des gardes nationaux, sonnant dans la cour, qu’ils étaient des braves et qu’on les décorait. Une grande lampe, posée sur le bureau, éclairait cette étrange veillée d’armes. Rougon, qui semblait sommeiller, se leva brusquement et envoya chercher Vuillet. Il venait de se rappeler qu’il n’avait point reçu la Gazette.

Le libraire se montra rogue, de très-méchante humeur.

— Eh bien ! lui demanda Rougon en le prenant à part, et l’article que vous m’aviez promis ? je n’ai pas vu le journal.

— C’est pour cela que vous me dérangez ? répondit Vuillet avec colère. Parbleu ! la Gazette n’a pas paru ; je n’ai pas envie de me faire massacrer demain, si les insurgés reviennent.

Rougon s’efforça de sourire, en disant, que Dieu merci ! on ne massacrerait personne. C’était justement parce que des bruits faux et inquiétants couraient, que l’article en question aurait rendu un grand service à la bonne cause.

— Possible, reprit Vuillet, mais la meilleure des causes, en ce moment, est de garder sa tête sur les épaules.

Et il ajouta, avec une méchanceté aiguë :

— Moi qui croyais que vous aviez tué tous les insurgés ! Vous en avez trop laissé, pour que je me risque.

Rougon, resté seul, s’étonna de cette révolte d’un homme si humble, si plat d’ordinaire. La conduite de Vuillet lui parut louche. Mais il n’eut pas le temps de chercher une explication. Il s’était à peine allongé de nouveau dans son fauteuil, que Roudier entra, en faisant sonner terriblement, sur sa cuisse, un grand sabre qu’il avait attaché à sa ceinture. Les dormeurs se réveillèrent effarés. Granoux crut à un appel aux armes.

— Hein ? quoi ? qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il, en remettant précipitamment sa calotte de soie noire dans la poche.

— Messieurs, dit Roudier essoufflé, sans songer à prendre aucune précaution oratoire, je crois qu’une bande d’insurgés s’approche de la ville.

Ces mots furent accueillis par un silence épouvanté. Rougon seul eut la force de dire :

— Vous les avez vus ?

— Non, répondit l’ancien bonnetier ; mais nous entendons d’étranges bruits dans la campagne ; un de mes hommes m’a affirmé qu’il avait aperçu des feux courant sur la pente des Garrigues.

Et, comme tous ces messieurs se regardaient avec des visages blancs et muets :

— Je retourne à mon poste, reprit-il ; j’ai peur de quelque attaque. Avisez de votre côté.

Rougon voulut courir après lui, avoir d’autres renseignements ; mais il était déjà loin. Certes, la commission n’eut pas envie de se rendormir. Des bruits étranges ! des feux ! une attaque ! et cela, au milieu de la nuit ! Aviser, c’était facile à dire, mais que faire ? Granoux faillit conseiller la même tactique qui leur avait réussi la veille : se cacher, attendre que les insurgés eussent traversé Plassans, et triompher ensuite dans les rues désertes. Pierre, heureusement, se souvenant des conseils de sa femme, dit que Roudier avait pu se tromper, et que le mieux était d’aller voir. Certains membres firent la grimace ; mais quand il fut convenu qu’une escorte armée accompagnerait la commission, tous descendirent avec un grand courage. En bas, ils ne laissèrent que quelques hommes ; ils se firent entourer par une trentaine de gardes nationaux ; puis ils s’aventurèrent dans la ville endormie. La lune seule, glissant au ras des toits, allongeait ses ombres lentes. Ils allèrent vainement le long des remparts, de porte en porte, l’horizon muré, ne voyant rien, n’entendant rien. Les gardes nationaux des différents postes leur dirent bien que des souffles particuliers leur venaient de la campagne, par-dessus les portails fermés ; ils tendirent l’oreille sans saisir autre chose qu’un bruissement lointain, que Granoux prétendit reconnaître pour la clameur de la Viorne.

Cependant, ils restaient inquiets ; ils allaient rentrer à la mairie très-préoccupés, tout en feignant de hausser les épaules et tout en traitant Roudier de poltron et de visionnaire, lorsque Rougon, qui avait à cœur de rassurer pleinement ses amis, eut l’idée de leur offrir le spectacle de la plaine, à plusieurs lieues. Il conduisit la petite troupe dans le quartier Saint-Marc et vint frapper à l’hôtel Valqueyras.

Le comte, dès les premiers troubles, était parti pour son château de Corbière. Il n’y avait à l’hôtel que le marquis de Carnavant. Depuis la veille, il s’était prudemment tenu à l’écart, non pas qu’il eût peur, mais parce qu’il lui répugnait d’être vu, tripotant avec les Rougon, à l’heure décisive. Au fond, la curiosité le brûlait ; il avait dû s’enfermer, pour ne pas courir se donner l’étonnant spectacle des intrigues du salon jaune. Quand un valet de chambre vint lui dire, au milieu de la nuit, qu’il y avait en bas des messieurs qui le demandaient, il ne put rester sage plus longtemps, il se leva et descendit en toute hâte.

— Mon cher marquis, dit Rougon en lui présentant les membres de la commission municipale, nous avons un service à vous demander. Pourriez-vous nous faire conduire dans le jardin de l’hôtel ?

— Certes, répondit le marquis étonné, je vais vous y mener moi-même.

Et, chemin faisant, il se fit conter le cas. Le jardin se terminait par une terrasse qui dominait la plaine ; en cet endroit, un large pan des remparts s’était écroulé, l’horizon s’étendait sans bornes. Rougon avait compris que ce serait là un excellent poste d’observation. Les gardes nationaux étaient restés à la porte. Tout en causant, les membres de la commission vinrent s’accouder sur le parapet de la terrasse. L’étrange spectacle qui se déroula alors devant eux les rendit muets. Au loin, dans la vallée de la Viorne, dans ce creux immense qui s’enfonçait, au couchant, entre la chaîne des Garrigues et les montagnes de la Seille, les lueurs de la lune coulaient comme un fleuve de lumière pâle. Les bouquets d’arbres, les rochers sombres, faisaient, de place en place, des îlots, des langues de terre, émergeant de la mer lumineuse. Et l’on distinguait, selon les coudes de la Viorne, des bouts, des tronçons de rivière, qui se montraient, avec des reflets d’armures, dans la fine poussière d’argent qui tombait du ciel. C’était un océan, un monde, que la nuit, le froid, la peur secrète, élargissaient à l’infini. Ces messieurs n’entendirent, ne virent d’abord rien. Il y avait dans le ciel un frisson de lumière et de voix lointaines qui les assourdissait et les aveuglait. Granoux, peu poëte de sa nature, murmura cependant, gagné par la paix sereine de cette nuit d’hiver :

— La belle nuit, messieurs !

— Décidément, Roudier a rêvé, dit Rougon avec quelque dédain.

Mais le marquis tendait ses oreilles fines.

— Eh ! dit-il de sa voix nette, j’entends le tocsin.

Tous se penchèrent sur le parapet, retenant leur souffle. Et, légers, avec des puretés de cristal, les tintements éloignés d’une cloche montèrent de la plaine. Ces messieurs ne purent nier. C’était bien le tocsin. Rougon prétendit reconnaître la cloche du Béage, un village situé à une grande lieue de Plassans. Il disait cela pour rassurer ses collègues.

— Écoutez, écoutez, interrompit le marquis. Cette fois, c’est la cloche de Saint-Maur.

Et il leur désignait un autre point de l’horizon. En effet, une seconde cloche pleurait dans la nuit claire. Puis bientôt ce furent dix cloches, vingt cloches, dont leurs oreilles, accoutumées au large frémissement de l’ombre, entendirent les tintements désespérés. Des appels sinistres montaient de toutes parts, affaiblis, pareils à des râles d’agonisant. La plaine entière sanglota bientôt. Ces messieurs ne plaisantaient plus Roudier. Le marquis, qui prenait une joie méchante à les effrayer, voulut bien leur expliquer la cause de toutes ces sonneries :

— Ce sont, dit-il, les villages voisins qui se réunissent pour venir attaquer Plassans au point du jour.

Granoux écarquillait les yeux.

— Vous n’avez rien vu, là-bas ! demanda-t-il tout à coup.

Personne ne regardait. Ces messieurs fermaient les yeux pour mieux entendre.

— Ah ! tenez ! reprit-il au bout d’un silence. Au-delà de la Viorne, près de cette masse noire.

— Oui, je vois, répondit Rougon, désespéré ; c’est un feu qu’on allume.

Un autre feu fut allumé presque immédiatement en face du premier, puis un troisième, puis un quatrième. Des taches rouges apparurent ainsi sur toute la longueur de la vallée, à des distances presque égales, pareilles aux lanternes de quelque avenue gigantesque. La lune, qui les éteignait à demi, les faisait s’étaler comme des mares de sang. Cette illumination sinistre acheva de consterner la commission municipale.

— Pardieu ! murmurait le marquis, avec son ricanement le plus aigu, ces brigands se font des signaux.

Et il compta complaisamment les feux, pour savoir, disait-il, à combien d’hommes environ aurait affaire « la brave garde nationale de Plassans. » Rougon voulut élever des doutes, dire que les villages prenaient les armes pour aller rejoindre l’armée des insurgés, et non pour venir attaquer la ville. Ces messieurs, par leur silence consterné, montrèrent que leur opinion était faite et qu’ils refusaient toute consolation.

— Voilà maintenant que j’entends la Marseillaise, dit Granoux d’une voix éteinte.

C’était encore vrai. Une bande devait suivre la Viorne et passer, à ce moment, au bas même de la ville ; le cri : « Aux armes, citoyens ! formez vos bataillons ! » arrivait, par bouffées, avec une netteté vibrante. Ce fut une nuit atroce. Ces messieurs la passèrent, accoudés sur le parapet de la terrasse, glacés par le terrible froid qu’il faisait, ne pouvant s’arracher au spectacle de cette plaine toute secouée par le tocsin et la Marseillaise, tout enflammée par l’illumination des signaux. Ils s’emplirent les yeux de cette mer lumineuse, piquée de flammes sanglantes ; ils se firent sonner les oreilles, à écouter cette clameur vague ; au point que leurs sens se faussaient, qu’ils voyaient et entendaient d’effrayantes choses. Pour rien au monde, ils n’auraient quitté la place ; s’ils avaient tourné le dos, ils se seraient imaginé qu’une armée était à leurs trousses. Comme certains poltrons, ils voulaient voir venir le danger, sans doute pour prendre la fuite au bon moment. Aussi, vers le matin, quand la lune fut couchée, et qu’ils n’eurent plus devant eux qu’un abîme noir, ils éprouvèrent des transes horribles. Ils se croyaient entourés d’ennemis invisibles qui rampaient dans l’ombre, prêts à leur sauter à la gorge. Au moindre bruit, c’étaient des hommes qui se consultaient au bas de la terrasse, avant de l’escalader. Et rien, rien que du noir, dans lequel ils fixaient éperdument leurs regards. Le marquis, comme pour les consoler, leur disait de sa voix ironique :

— Ne vous inquiétez donc pas ! Ils attendront le point du jour.

Rougon maugréait. Il sentait la peur le reprendre. Les cheveux de Granoux achevèrent de blanchir. L’aube parut enfin avec des lenteurs mortelles. Ce fut encore un bien mauvais moment. Ces messieurs, au premier rayon, s’attendaient à voir une armée rangée en bataille devant la ville. Justement, ce matin-là, le jour avait des paresses, se traînait au bord de l’horizon. Le cou tendu, l’œil en arrêt, ils interrogeaient les blancheurs vagues. Et, dans l’ombre indécise, ils entrevoyaient des profils monstrueux, la plaine se changeait en lac de sang, les rochers en cadavres flottant à la surface, les bouquets d’arbres en bataillons encore menaçants et debout. Puis, lorsque les clartés croissantes eurent effacé ces fantômes, le jour se leva, si pâle, si triste, avec des mélancolies telles, que le marquis lui-même eut le cœur serré. On n’apercevait point d’insurgés, les routes étaient libres ; mais la vallée, toute grise, avait un aspect désert et morne de coupe-gorge. Les feux étaient éteints, les cloches sonnaient encore. Vers huit heures, Rougon distingua seulement une bande de quelques hommes qui s’éloignaient le long de la Viorne.

Ces messieurs étaient morts de froid et de fatigue. Ne voyant aucun péril immédiat, ils se décidèrent à aller prendre quelques heures de repos. Un garde national fut laissé sur la terrasse en sentinelle, avec ordre de courir prévenir Roudier, s’il apercevait au loin quelque bande. Granoux et Rougon, brisés par les émotions de la nuit, regagnèrent leurs demeures, qui étaient voisines, en se soutenant mutuellement.

Félicité coucha son mari avec toutes sortes de précautions. Elle l’appelait « pauvre chat ; » elle lui répétait qu’il ne devait pas se frapper l’imagination comme cela, et que tout finirait bien. Mais lui secouait la tête ; il avait des craintes sérieuses. Elle le laissa dormir jusqu’à onze heures. Puis, quand il eût mangé, elle le mit doucement dehors, en lui faisant entendre qu’il fallait aller jusqu’au bout. À la mairie, Rougon ne trouva que quatre membres de la commission ; les autres se firent excuser ; ils étaient réellement malades. La panique, depuis le matin, soufflait sur la ville avec une violence plus âpre. Ces messieurs n’avaient pu garder pour eux le récit de la nuit mémorable passée sur la terrasse de l’hôtel Valqueyras. Leurs bonnes s’étaient empressées d’en répandre la nouvelle, en l’enjolivant de détails dramatiques. À cette heure, c’était chose acquise à l’histoire, qu’on avait vu dans la campagne, des hauteurs de Plassans, des danses de cannibales dévorant leurs prisonniers, des rondes de sorcières tournant autour de leurs marmites où bouillaient des enfants, d’interminables défilés de bandits dont les armes luisaient au clair de lune. Et l’on parlait des cloches qui sonnaient d’elles-mêmes le tocsin dans l’air désolé, et l’on affirmait que les insurgés avaient mis le feu aux forêts des environs, et que tout le pays flambait.

On était au mardi, jour de marché à Plassans ; Roudier avait cru devoir faire ouvrir les portes toutes grandes pour laisser entrer les quelques paysannes qui apportaient des légumes, du beurre et des œufs. Dès qu’elle fut assemblée, la commission municipale, qui ne se composait plus que de cinq membres, en comptant le président, déclara que c’était là une imprudence impardonnable. Bien que la sentinelle laissée à l’hôtel Valqueyras n’eût rien vu, il fallait tenir la ville close. Alors Rougon décida que le crieur public, accompagné d’un tambour, irait par les rues proclamer la ville en état de siége et annoncer aux habitants que quiconque sortirait ne pourrait plus rentrer. Les portes furent officiellement fermées, en plein midi. Cette mesure, prise pour rassurer la population, porta l’épouvante à son comble. Et rien ne fut plus curieux que cette cité qui se cadenassait, qui poussait les verrous, sous le clair soleil, au beau milieu du dix-neuvième siècle.

Quand Plassans eut bouclé et serré autour de lui la ceinture usée de ses remparts, quand il se fut verrouillé comme une forteresse assiégée aux approches d’un assaut, une angoisse mortelle passa sur les maisons mornes. À chaque heure, du centre de la ville, on croyait entendre des fusillades éclater dans les faubourgs. On ne savait plus rien, on était au fond d’une cave, d’un trou muré dans l’attente anxieuse de la délivrance ou du coup de grâce. Depuis deux jours, les bandes d’insurgés qui battaient la campagne, avaient interrompu toutes les communications. Plassans, acculé dans l’impasse où il est bâti, se trouvait séparé du reste de la France. Il se sentait en plein pays de rébellion ; autour de lui, le tocsin sonnait, la Marseillaise grondait, avec des clameurs de fleuve débordé. La ville, abandonnée et frissonnante, était comme une proie promise aux vainqueurs, et les promeneurs du cours passaient, à chaque minute, de la terreur à l’espérance, en croyant apercevoir à la Grand’Porte, tantôt des blouses d’insurgés et tantôt des uniformes de soldats. Jamais sous-préfecture, dans son cachot de murs croulants, n’eut une agonie plus douloureuse.

Vers deux heures, le bruit se répandit que le coup d’État avait manqué ; le prince-président était au donjon de Vincennes ; Paris se trouvait entre les mains de la démagogie la plus avancée ; Marseille, Toulon, Draguignan, tout le Midi appartenait à l’armée insurrectionnelle victorieuse. Les insurgés devaient arriver le soir et massacrer Plassans.

Une députation se rendit alors à la mairie pour reprocher à la commission municipale la fermeture des portes, bonne seulement à irriter les insurgés. Rougon, qui perdait la tête, défendit son ordonnance avec ses dernières énergies ; ce double tour donné aux serrures lui semblait un des actes les plus ingénieux de son administration ; il trouva pour le justifier des paroles convaincues. Mais on l’embarrassait, on lui demandait où étaient les soldats, le régiment qu’il avait promis. Alors il mentit, il dit très-carrément qu’il n’avait rien promis du tout. L’absence de ce régiment légendaire, que les habitants désiraient au point d’en avoir rêvé l’approche, était la grande cause de la panique. Les gens bien informés citaient l’endroit exact de la route où les soldats avaient été égorgés.

À quatre heures, Rougon, suivi de Granoux, se rendit à l’hôtel Valqueyras. De petites bandes, qui rejoignaient les insurgés, à Orchères, passaient toujours au loin, dans la vallée de la Viorne. Toute la journée, des gamins avaient grimpé sur les remparts, des bourgeois étaient venus regarder par les meurtrières. Ces sentinelles volontaires entretenaient l’épouvante de la ville, en comptant tout haut les bandes, qui étaient prises pour autant de forts bataillons. Ce peuple poltron croyait assister, des créneaux, aux préparatifs de quelque massacre universel. Au crépuscule, comme la veille, la panique souffla, plus froide.

En rentrant à la mairie, Rougon et l’inséparable Granoux comprirent que la situation devenait intolérable. Pendant leur absence, un nouveau membre de la commission avait disparu. Ils n’étaient plus que quatre. Ils se sentirent ridicules, la face blême, à se regarder, pendant des heures, sans rien dire. Puis ils avaient une peur atroce de passer une seconde nuit sur la terrasse de l’hôtel Valqueyras.

Rougon déclara gravement que, l’état des choses demeurant le même, il n’y avait pas lieu de rester en permanence. Si quelque événement grave se produisait, on irait les prévenir. Et, par une décision, dûment prise en conseil, il se déchargea sur Roudier des soins de son administration. Le pauvre Roudier, qui se souvenait d’avoir été garde national à Paris, sous Louis-Philippe, veillait à la Grand’Porte, avec conviction.

Pierre rentra l’oreille basse, se coulant dans l’ombre des maisons. Il sentait autour de lui Plassans lui devenir hostile. Il entendait, dans les groupes, courir son nom, avec des paroles de colère et de mépris. Ce fut en chancelant et la sueur aux tempes, qu’il monta l’escalier. Félicité le reçut, silencieuse, la mine consternée. Elle aussi commençait à désespérer. Tout leur rêve croulait. Ils se tinrent là, dans le salon jaune, face à face. Le jour tombait, un jour sale d’hiver qui donnait des teintes boueuses au papier orange à grands ramages ; jamais la pièce n’avait paru plus fanée, plus sordide, plus honteuse. Et, à cette heure, ils étaient seuls ; ils n’avaient plus, comme la veille, un peuple de courtisans qui les félicitaient. Une journée venait de suffire pour les vaincre, au moment où ils chantaient victoire. Si le lendemain la situation ne changeait pas, la partie était perdue. Félicité qui, la veille, songeait aux plaines d’Austerlitz, en regardant les ruines du salon jaune, pensait maintenant, à le voir si morne et si désert, aux champs maudits de Waterloo.

Puis, comme son mari ne disait rien, elle alla machinalement à la fenêtre, à cette fenêtre où elle avait humé avec délice l’encens de toute une sous-préfecture. Elle aperçut des groupes nombreux en bas, sur la place ; elle ferma les persiennes, voyant des têtes se tourner vers leur maison, et craignant d’être huée. On parlait d’eux ; elle en eut le pressentiment.

Des voix montaient dans le crépuscule. Un avocat clabaudait du ton d’un plaideur qui triomphe.

— Je l’avais bien dit, les insurgés sont partis tout seuls, et ils ne demanderont pas la permission des quarante et un pour revenir. Les quarante et un ! quelle bonne farce ! Moi je crois qu’ils étaient au moins deux cents.

— Mais non, dit un gros négociant, marchand d’huile et grand politique, ils n’étaient peut-être pas dix. Car, enfin, ils ne se sont pas battus ; on aurait bien vu le sang, le matin. Moi qui vous parle, je suis allé à la mairie, pour voir ; la cour était propre comme ma main.

Un ouvrier qui se glissait timidement dans le groupe, ajouta :

— Il ne fallait pas être malin pour prendre la mairie. La porte n’était pas même fermée.

Des rires accueillirent cette phrase, et l’ouvrier, se voyant encouragé, reprit :

— Les Rougon, c’est connu, c’est des pas grand’chose.

Cette insulte alla frapper Félicité au cœur. L’ingratitude de ce peuple la navrait, car elle finissait elle-même par croire à la mission des Rougon. Elle appela son mari ; elle voulût qu’il prit une leçon sur l’instabilité des foules.

— C’est comme leur glace, continua l’avocat ; ont-ils fait assez de bruit avec cette malheureuse glace cassée ! Vous savez que ce Rougon est capable d’avoir tiré un coup de fusil dedans, pour faire croire à une bataille.

Pierre retint un cri de douleur. On ne croyait même plus à sa glace. Bientôt on irait jusqu’à prétendre qu’il n’avait pas entendu siffler une balle à son oreille. La légende des Rougon s’effacerait, il ne resterait rien de leur gloire. Mais il n’était pas au bout de son calvaire. Les groupes s’acharnaient aussi vertement qu’ils avaient applaudi la veille. Un ancien fabricant de chapeaux, vieillard de soixante-dix ans, dont la fabrique se trouvait jadis dans le faubourg, fouilla le passé des Rougon. Il parla vaguement, avec les hésitations d’une mémoire qui se perd, de l’enclos des Fouque, d’Adélaïde, de ses amours avec un contrebandier. Il en dit assez pour donner aux commérages un nouvel élan. Les causeurs se rapprochèrent ; les mots de canailles, de voleurs, d’intrigants éhontés, montaient jusqu’à la persienne derrière laquelle Pierre et Félicité suaient la peur et la colère. On en vint sur la place à plaindre Macquart. Ce fut le dernier coup. Hier Rougon était un Brutus, une âme stoïque qui sacrifiait ses affections à la patrie ; aujourd’hui Rougon n’était plus qu’un vil ambitieux qui passait sur le ventre de son pauvre frère, et s’en servait comme d’un marchepied pour monter à la fortune.

— Tu entends, tu entends, murmurait Pierre d’une voix étranglée. Ah ! les gredins, ils nous tuent ; jamais nous ne nous en relèverons.

Félicité, furieuse, tambourinait sur la persienne du bout de ses doigts crispés et elle répondait :

— Laisse-les dire, va. Si nous redevenons les plus forts, ils verront de quel bois je me chauffe. Je sais d’où vient le coup. La ville neuve nous en veut.

Elle devinait juste. L’impopularité brusque des Rougon était l’œuvre d’un groupe d’avocats qui se trouvaient très-vexés de l’importance qu’avait prise un ancien marchand d’huile, illettré, et dont la maison avait risqué la faillite. Le quartier Saint-Marc, depuis deux jours, était comme mort. Le vieux quartier et la ville neuve restaient seuls en présence. Cette dernière avait profité de la panique pour perdre le salon jaune dans l’esprit des commerçants et des ouvriers. Roudier et Granoux étaient d’excellents hommes, d’honorables citoyens, que ces intrigants de Rougon trompaient. On leur ouvrirait les yeux. À la place de ce gros ventru, de ce gueux qui n’avait pas le sou, M. Isidore Granoux n’aurait-il pas dû s’asseoir dans le fauteuil du maire ? Les envieux partaient de là pour reprocher à Rougon tous les actes de son administration qui ne datait que de la veille. Il n’aurait pas dû garder l’ancien conseil municipal ; il avait commis une sottise grave en faisant fermer les portes ; c’était par sa bêtise que cinq membres avaient pris une fluxion de poitrine sur la terrasse de l’hôtel Valqueyras. Et ils ne tarissaient pas. Les républicains, eux aussi, relevaient la tête. On parlait d’un coup de main possible, tenté sur la mairie par les ouvriers du faubourg. La réaction râlait.

Pierre, dans cet écroulement de toutes ses espérances, songea aux quelques soutiens, sur lesquels, à l’occasion, il pourrait encore compter.

— Est-ce qu’Aristide, demanda-t-il, ne devait pas venir ce soir pour faire la paix ?

— Oui, répondit Félicité. Il m’avait promis un bel article. L’Indépendant n’a pas paru…

Mais son mari l’interrompit en disant :

— Eh ! n’est-ce pas lui qui sort de la sous-préfecture ?

La vieille femme ne jeta qu’un regard.

— Il a remis son écharpe ! cria-t-elle.

Aristide, en effet, cachait de nouveau sa main dans son foulard. L’Empire se gâtait, sans que la République triomphât, et il avait jugé prudent de reprendre son rôle de mutilé. Il traversa sournoisement la place, sans lever la tête ; puis, comme il entendit sans doute dans les groupes des paroles dangereuses et compromettantes, il se hâta de disparaître au coude de la rue de la Banne.

— Va, il ne montera pas, dit amèrement Félicité. Nous sommes à terre… Jusqu’à nos enfants qui nous abandonnent !

Elle ferma violemment la fenêtre, pour ne plus voir, pour ne plus entendre. Et quand elle eut allumé la lampe, ils dînèrent, découragés, sans faim, laissant les morceaux sur leur assiette. Ils n’avaient que quelques heures pour prendre un parti. Il fallait qu’au réveil ils tinssent Plassans sous leurs talons et qu’ils lui fissent demander grâce, s’ils ne voulaient renoncer à la fortune rêvée. Le manque absolu de nouvelles certaines était l’unique cause de leur indécision anxieuse. Félicité, avec sa netteté d’esprit, comprit vite cela. S’ils avaient pu connaître le résultat du coup d’État, ils auraient payé d’audace et continué quand même leur rôle de sauveurs, ou ils se seraient hâtés de faire oublier le plus possible leur campagne malheureuse. Mais ils ne savaient rien de précis, ils perdaient la tête, ils avaient des sueurs froides, à jouer ainsi leur fortune, sur un coup de dés, en pleine ignorance des événements.

— Et ce diable d’Eugène qui ne m’écrit pas ! s’écria Rougon dans un élan de désespoir, sans songer qu’il livrait à sa femme le secret de sa correspondance.

Mais Félicité feignit de ne pas avoir entendu. Le cri de son mari l’avait profondément frappée. En effet, pourquoi Eugène n’écrivait-il pas à son père ? Après l’avoir tenu si fidèlement au courant des succès de la cause bonapartiste, il aurait dû s’empresser de lui annoncer le triomphe ou la défaite du prince Louis. La simple prudence lui conseillait la communication de cette nouvelle. S’il se taisait, c’était que la République victorieuse l’avait envoyé rejoindre le prétendant dans les cachots de Vincennes. Félicité se sentit glacée ; le silence de son fils tuait ses dernières espérances.

À ce moment, on apporta la Gazette, encore toute fraîche.

— Comment ! dit Pierre très-surpris, Vuillet a fait paraître son journal ?

Il déchira la bande, il lut l’article de tête et l’acheva, pâle comme un linge, fléchissant sur sa chaise.

— Tiens, lis, reprit-il, en tendant le journal à Félicité.

C’était un superbe article, d’une violence inouïe contre les insurgés. Jamais tant de fiel, tant de mensonges, tant d’ordures dévotes n’avaient coulé d’une plume. Vuillet commençait par faire le récit de l’entrée de la bande dans Plassans. Un pur chef-d’œuvre. On y voyait « ces bandits, ces faces patibulaires, cette écume des bagnes, » envahissant la ville, « ivres d’eau-de-vie, de luxure et de pillage ; » puis il les montrait « étalant leur cynisme dans les rues, épouvantant la population par des cris sauvages, ne cherchant que le viol et l’assassinat. » Plus loin, la scène de l’hôtel de ville et l’arrestation des autorités devenaient tout un drame atroce : « Alors, ils ont pris à la gorge les hommes les plus respectables ; et, comme Jésus, le maire, le brave commandant de la garde nationale, le directeur des postes, ce fonctionnaire si bienveillant, ont été couronnés d’épines par ces misérables, et ont reçu leurs crachats au visage. » L’alinéa consacré à Miette et à sa pelisse rouge montait en plein lyrisme. Vuillet avait vu dix, vingt filles sanglantes : « Et qui n’a pas aperçu, au milieu de ces monstres, des créatures infâmes vêtues de rouge, et qui devaient s’être roulées dans le sang des martyrs que ces brigands ont assassinés le long des routes ? Elles brandissaient des drapeaux, elles s’abandonnaient, en pleins carrefours, aux caresses ignobles de la horde tout entière. » Et Vuillet ajoutait avec une emphase biblique : « La République ne marche jamais qu’entre la prostitution et le meurtre. » Ce n’était là que la première partie de l’article ; le récit terminé, dans une péroraison virulente, le libraire demandait si le pays souffrirait plus longtemps « la honte de ces bêtes fauves qui ne respectaient ni les propriétés ni les personnes ; » il faisait un appel à tous les valeureux citoyens en disant qu’une plus longue tolérance serait un encouragement, et qu’alors les insurgés viendraient prendre « la fille dans les bras de la mère, l’épouse dans les bras de l’époux ; » enfin, après une phrase dévote dans laquelle il déclarait que Dieu voulait l’extermination des méchants, il terminait par ce coup de trompette : « On affirme que ces misérables sont de nouveau à nos portes ; eh bien ! que chacun de nous prenne un fusil et qu’on les tue comme des chiens ; on me verra au premier rang, heureux de débarrasser la terre d’une pareille vermine. »

Cet article, où la lourdeur du journalisme de province enfilait des périphrases ordurières, avait consterné Rougon, qui murmura, lorsque Félicité posa la Gazette sur la table :

— Ah ! le malheureux ! il nous donne le dernier coup ; on croira que c’est moi qui ai inspiré cette diatribe.

— Mais, dit sa femme, songeuse, ne m’as-tu pas annoncé ce matin qu’il refusait absolument d’attaquer les républicains ? Les nouvelles l’avaient terrifié, et tu prétendais qu’il était pâle comme un mort.

— Eh ! oui, je n’y comprends rien. Comme j’insistais, il est allé jusqu’à me reprocher de ne pas avoir tué tous les insurgés… C’était hier qu’il aurait dû écrire son article ; aujourd’hui, il va nous faire massacrer.

Félicité se perdait en plein étonnement. Quelle mouche avait donc piqué Vuillet ? L’image de ce bedeau manqué, un fusil à la main, faisant le coup de feu sur les remparts de Plassans, lui semblait une des choses les plus bouffonnes qu’on pût imaginer. Il y avait certainement là-dessous quelque cause déterminante qui lui échappait. Vuillet avait l’injure trop impudente et le courage trop facile, pour que la bande insurrectionnelle fût réellement si voisine des portes de la ville.

— C’est un méchant homme, je l’ai toujours dit, reprit Rougon qui venait de relire l’article. Il n’a peut-être voulu que nous faire du tort. J’ai été bien bon enfant de lui laisser la direction des postes.

Ce fut un trait de lumière. Félicité se leva vivement, comme éclairée par une pensée subite ; elle mit un bonnet, jeta un châle sur ses épaules.

— Où vas-tu donc ? demanda son mari étonné. Il est plus de neuf heures.

— Toi, tu vas te coucher, répondit-elle avec quelque rudesse. Tu es souffrant, tu te reposeras. Dors en m’attendant ; je te réveillerai s’il le faut, et nous causerons.

Elle sortit, avec ses allures lestes, et courut à l’hôtel des postes. Elle entra brusquement dans le cabinet où Vuillet travaillait encore. Il eut, à sa vue, un vif mouvement de contrariété.

Jamais Vuillet n’avait été plus heureux. Depuis qu’il pouvait glisser ses doigts minces dans le courrier, il goûtait des voluptés profondes, des voluptés de prêtre curieux, s’apprêtant à savourer les aveux de ses pénitentes. Toutes les indiscrétions sournoises, tous les bavardages vagues des sacristies chantaient à ses oreilles. Il approchait son long nez blême des lettres, il regardait amoureusement les suscriptions de ses yeux louches, il auscultait les enveloppes, comme les petits abbés fouillent l’âme des vierges. C’étaient des jouissances infinies, des tentations pleines de chatouillements. Les mille secrets de Plassans étaient là ; il touchait à l’honneur des femmes, à la fortune des hommes, et il n’avait qu’à briser les cachets, pour en savoir aussi long que le grand-vicaire de la cathédrale, le confident des personnes comme il faut de la ville. Vuillet était une de ces terribles commères, froides, aiguës, qui savent tout, se font tout dire, et ne répètent les bruits que pour en assassiner les gens. Aussi avait-il fait souvent le rêve d’enfoncer son bras jusqu’à l’épaule dans la boîte aux lettres. Pour lui, depuis la veille, le cabinet du directeur des postes était un grand confessionnal plein d’une ombre et d’un mystère religieux, dans lequel il se pâmait en humant les murmures voilés, les aveux frissonnants qui s’exhalaient des correspondances. D’ailleurs, le libraire faisait sa petite besogne avec une impudence parfaite. La crise que traversait le pays lui assurait l’impunité. Si les lettres éprouvaient quelque retard, si d’autres s’égaraient même complétement, ce serait la faute de ces gueux de républicains, qui couraient la campagne et interrompaient les communications. La fermeture des portes l’avait un instant contrarié ; mais il s’était entendu avec Roudier pour que les courriers pussent entrer et lui fussent apportés directement, sans passer par la mairie.

Il n’avait, à la vérité, décacheté que quelques lettres, les bonnes, celles que son flair de sacristain lui avait désignées comme contenant des nouvelles utiles à connaître avant tout le monde. Il s’était ensuite contenté de garder dans un tiroir, pour être distribuées plus tard, celles qui pourraient donner l’éveil et lui enlever le mérite d’avoir du courage, quand la ville entière tremblait. Le dévot personnage, en choisissant la direction des postes, avait singulièrement compris la situation.

Lorsque madame Rougon entra, il faisait son choix dans un tas énorme de lettres et de journaux, sous prétexte sans doute de les classer. Il se leva, avec son sourire humble, avançant une chaise ; ses paupières rougies battaient d’une façon inquiète. Mais Félicité ne s’assit pas ; elle dit brutalement :

— Je veux la lettre.

Vuillet écarquilla les yeux d’un air de grande innocence.

— Quelle lettre, chère dame ? demanda-t-il.

— La lettre que vous avez reçue ce matin pour mon mari… Voyons, monsieur Vuillet, je suis pressée.

Et comme il bégayait qu’il ne savait pas, qu’il n’avait rien vu, que c’était bien étonnant, Félicité reprit, avec une sourde menace dans la voix :

— Une lettre de Paris, de mon fils Eugène, vous savez bien ce que je veux dire, n’est-ce pas ?… Je vais chercher moi-même.

Elle fit mine de mettre la main dans les divers paquets qui encombraient le bureau. Alors il s’empressa, il dit qu’il allait voir. Le service était forcément si mal fait ! Peut-être bien qu’il y avait une lettre, en effet. Dans ce cas, on la retrouverait. Mais, quant à lui, il jurait qu’il ne l’avait pas vue. En parlant, il tournait dans le cabinet, il bouleversait tous les papiers. Puis, il ouvrit les tiroirs, les cartons. Félicité attendait impassible.

— Ma foi, vous avez raison, voici une lettre pour vous, s’écria-t-il enfin, en tirant quelques papiers d’un carton. Ah ! ces diables d’employés, ils profitent de la situation pour ne rien faire comme il faut !

Félicité prit la lettre et en examina le cachet attentivement, sans paraître s’inquiéter le moins du monde de ce qu’un pareil examen pouvait avoir de blessant pour Vuillet. Elle vit clairement qu’on avait dû ouvrir l’enveloppe ; le libraire, maladroit encore, s’était servi d’une cire plus foncée pour recoller le cachet. Elle eut soin de fendre l’enveloppe en gardant intact le cachet, qui devait être, à l’occasion, une preuve. Eugène annonçait, en quelques mots, le succès complet du coup d’État ; il chantait victoire, Paris était dompté, la province ne bougeait pas, et il conseillait à ses parents une attitude très-ferme en face de l’insurrection partielle qui soulevait le Midi. Il leur disait, en terminant, que leur fortune était fondée, s’ils ne faiblissaient pas.

Madame Rougon mit la lettre dans sa poche, et, lentement, elle s’assit, en regardant Vuillet en face. Celui-ci, comme très-occupé, avait fiévreusement repris son triage.

— Écoutez-moi, monsieur Vuillet, lui dit-elle.

Et, quand il eut relevé la tête :

— Jouons cartes sur table, n’est-ce pas ? Vous avez tort de trahir, il pourrait vous arriver malheur. Si, au lieu de décacheter nos lettres…

Il se récria, se prétendit offensé. Mais elle, avec tranquillité :

— Je sais, je connais votre école, vous n’avouerez jamais… Voyons, pas de paroles inutiles, quel intérêt avez-vous à servir le coup d’État ?

Et, comme il parlait encore de sa parfaite honnêteté, elle finit par perdre patience.

— Vous me prenez donc pour une bête ! s’écria-t-elle. J’ai lu votre article… Vous feriez bien mieux de vous entendre avec nous.

Alors, sans rien avouer, il confessa carrément qu’il voulait avoir la clientèle du collége. Autrefois, c’était lui qui fournissait l’établissement de livres classiques. Mais on avait appris qu’il vendait, sous le manteau, des pornographies aux élèves, en si grande quantité, que les pupitres débordaient de gravures et d’œuvres obscènes. À cette occasion, il avait même failli passer en police correctionnelle. Depuis cette époque, il rêvait de rentrer en grâce auprès de l’administration, avec des rages jalouses.

Félicité parut étonnée de la modestie de son ambition. Elle le lui fit même entendre. Violer des lettres, risquer le bagne, pour vendre quelques dictionnaires !

— Eh ! dit-il d’une voix aigre, c’est une vente assurée de quatre à cinq mille francs par an. Je ne rêve pas l’impossible, comme certaines personnes.

Elle ne releva pas le mot. Il ne fut plus question des lettres décachetées. Un traité d’alliance fut conclu, par lequel Vuillet s’engageait à n’ébruiter aucune nouvelle et à ne pas se mettre en avant, à la condition que les Rougon lui feraient avoir la clientèle du collége. En le quittant, Félicité l’engagea à ne pas se compromettre davantage. Il suffisait qu’il gardât les lettres et ne les distribuât que le surlendemain.

— Quel coquin ! murmura-t-elle, quand elle fut dans la rue, sans songer qu’elle-même venait de mettre un interdit sur les courriers.

Elle revint à pas lents, songeuse. Elle fit même un détour, passa par le cours Sauvaire, comme pour réfléchir plus longuement et plus à l’aise avant de rentrer chez elle. Sous les arbres de la promenade, elle rencontra M. de Carnavant, qui profitait de la nuit pour fureter dans la ville sans se compromettre. Le clergé de Plassans, auquel répugnait l’action, gardait, depuis l’annonce du coup d’État, la neutralité la plus absolue. Pour lui, l’Empire était fait, il attendait l’heure de reprendre, dans une direction nouvelle, ses intrigues séculaires. Le marquis, agent désormais inutile, n’avait plus qu’une curiosité : savoir comment la bagarre finirait et de quelle façon les Rougon iraient jusqu’au bout de leur rôle.

— C’est toi, petite, dit-il en reconnaissant Félicité. Je voulais aller te voir. Tes affaires s’embrouillent.

— Mais non, tout va bien, répondit-elle, préoccupée.

— Tant mieux, tu me conteras cela, n’est-ce pas ? Ah ! je dois me confesser, j’ai fait une peur affreuse, l’autre nuit, à ton mari et à ses collègues. Si tu avais vu comme ils étaient drôles sur la terrasse, pendant que je leur faisais voir une bande d’insurgés dans chaque bouquet de la vallée !… Tu me pardonnes ?

— Je vous remercie, dit vivement Félicité. Vous auriez dû les faire crever de terreur. Mon mari est un gros sournois. Venez donc un de ces matins, lorsque je serai seule.

Elle s’échappa, marchant à pas rapides, comme décidée par la rencontre du marquis. Toute sa petite personne exprimait une volonté implacable. Elle allait enfin se venger des cachotteries de Pierre, le tenir sous ses pieds, assurer pour jamais sa toute-puissance au logis. C’était un coup de scène nécessaire, une comédie dont elle goûtait à l’avance les railleries profondes, et dont elle mûrissait le plan avec des raffinements de femme blessée.

Elle trouva Pierre couché, dormant d’un sommeil lourd ; elle approcha un instant la bougie, et regarda, d’un air de pitié, son visage épais, où couraient par moments de légers frissons ; puis elle s’assit au chevet du lit, ôta son bonnet, s’échevela, se donna la mine d’une personne désespérée, et se mit à sangloter très-haut.

— Hein ! qu’est-ce que tu as, pourquoi pleures-tu ? demanda Pierre brusquement réveillé.

Elle ne répondit pas, elle pleura plus amèrement.

— Par grâce, réponds, reprit son mari que ce muet désespoir épouvantait. Où es-tu allée ? Tu as vu les insurgés ?

Elle fit signe que non ; puis, d’une voix éteinte :

— Je viens de l’hôtel Valqueyras, murmura-t-elle. Je voulais demander conseil à M. de Carnavant. Ah ! mon pauvre ami, tout est perdu.

Pierre se mit sur son séant, très-pâle. Son cou de taureau que montrait sa chemise déboutonnée, sa chair molle était toute gonflée par la peur. Et, au milieu du lit défait, il s’affaissait comme un magot chinois, blême et pleurard.

— Le marquis, continua Félicité, croit que le prince Louis a succombé ; nous sommes ruinés, nous n’aurons jamais un sou.

Alors, comme il arrive aux poltrons, Pierre s’emporta. C’était la faute du marquis, la faute de sa femme, la faute de toute sa famille. Est-ce qu’il pensait à la politique, lui, quand M. de Carnavant et Félicité l’avaient jeté dans ces bêtises-là !

— Moi, je m’en lave les mains, cria-t-il. C’est vous deux qui avez fait la sottise. Est-ce qu’il n’était pas plus sage de manger tranquillement nos petites rentes ? Toi, tu as toujours voulu dominer. Tu vois où cela nous a conduits.

Il perdait la tête, il ne se rappelait plus qu’il s’était montré aussi âpre que sa femme. Il n’éprouvait qu’un immense désir, celui de soulager sa colère en accusant les autres de sa défaite.

— Et, d’ailleurs, continua-t-il, est-ce que nous pouvions réussir avec des enfants comme les nôtres ! Eugène nous lâche à l’instant décisif ; Aristide nous a traînés dans la boue, et il n’y a pas jusqu’à ce grand innocent de Pascal qui ne nous compromette, en faisant de la philanthropie à la suite des insurgés… Et dire que nous nous sommes mis sur la paille pour leur faire faire leurs humanités !

Il employait, dans son exaspération, des mots dont il n’usait jamais. Félicité, voyant qu’il reprenait haleine, lui dit doucement :

— Tu oublies Macquart.

— Ah ! oui, je l’oublie ! reprit-il avec plus de violence, en voilà encore un dont la pensée me met hors de moi !… Mais ce n’est pas tout ; tu sais, le petit Silvère, je l’ai vu chez ma mère, l’autre soir, les mains pleines de sang ; il a crevé un œil à un gendarme. Je ne t’en ai pas parlé, pour ne point t’effrayer. Vois-tu un de mes neveux en cour d’assises ? Ah ! quelle famille !… Quant à Macquart, il nous a gênés, au point que j’ai eu l’envie de lui casser la tête, l’autre jour, quand j’avais un fusil. Oui, j’ai eu cette envie…

Félicité laissait passer le flot. Elle avait reçu les reproches de son mari avec une douceur angélique, baissant la tête comme une coupable, ce qui lui permettait de rayonner en dessous. Par son attitude, elle poussait Pierre, elle l’affolait. Quand la voix manqua au pauvre homme, elle eut de gros soupirs, feignant le repentir ; puis elle répéta d’une voix désolée :

— Qu’allons-nous faire, mon Dieu ! qu’allons-nous faire !… Nous sommes criblés de dettes.

— C’est ta faute ! cria Pierre en mettant dans ce cri ses dernières forces.

Les Rougon, en effet, devaient de tous les côtés. L’espérance d’un succès prochain leur avait fait perdre toute prudence. Depuis le commencement de 1851, ils s’étaient laissés aller jusqu’à offrir, chaque soir, aux habitués du salon jaune, des verres de sirop et de punch, des petits gâteaux, des collations complètes, pendant lesquelles on buvait à la mort de la république. Pierre avait, de plus, mis un quart de son capital à la disposition de la réaction, pour contribuer à l’achat des fusils et des cartouches.

— La note du pâtissier est au moins de mille francs, reprit Félicité de son ton doucereux, et nous en devons peut-être le double au liquoriste. Puis il y a le boucher, le boulanger, le fruitier…

Pierre agonisait. Félicité lui porta le dernier coup en ajoutant :

— Je ne parle pas des dix mille francs que tu as donnés pour les armes.

— Moi, moi ! balbutia-t-il, mais on m’a trompé, on m’a volé ! C’est cet imbécile de Sicardot qui m’a mis dedans, en me jurant que les Napoléon seraient vainqueurs. J’ai cru faire une avance. Mais il faudra bien que cette vieille ganache me rende mon argent.

— Eh ! on ne te rendra rien du tout, dit sa femme en haussant les épaules. Nous subirons le sort de la guerre. Quand nous aurons tout payé, il ne nous restera pas de quoi manger du pain. Ah ! c’est une jolie campagne !… Va, nous pouvons aller habiter quelque taudis du vieux quartier.

Cette dernière phrase sonna lugubrement. C’était le glas de leur existence. Pierre vit le taudis du vieux quartier, dont sa femme évoquait le spectacle. C’était donc là qu’il irait mourir, sur un grabat, après avoir toute sa vie tendu vers les jouissances grasses et faciles. Il aurait vainement volé sa mère, mis la main dans les plus sales intrigues, menti pendant des années. L’empire ne payerait pas ses dettes, cet empire qui seul pouvait le sauver de la ruine. Il sauta du lit, en chemise, criant :

— Non, je prendrai un fusil, j’aime mieux que les insurgés me tuent.

— Ça, répondit Félicité avec une grande tranquillité, tu pourras le faire demain ou après-demain, car les républicains ne sont pas loin. C’est un moyen comme un autre d’en finir.

Pierre fut glacé. Il lui sembla que, tout d’un coup, on lui versait un grand seau d’eau froide sur les épaules. Il se recoucha lentement, et quand il fut dans la tiédeur des draps, il se mit à pleurer. Ce gros homme fondait aisément en larmes, en larmes douces, intarissables, qui coulaient de ses yeux sans efforts. Il s’opérait en lui une réaction fatale. Toute sa colère le jetait à des abandons, à des lamentations d’enfant. Félicité, qui attendait cette crise, eut un éclair de joie, à le voir si mou, si vide, si aplati devant elle. Elle garda son attitude muette, son humilité désolée. Au bout d’un long silence, cette résignation, le spectacle de cette femme plongée dans un accablement silencieux, exaspéra les larmes de Pierre.

— Mais parle donc ! implora-t-il, cherchons ensemble. N’y a-t-il vraiment aucune planche de salut ?

— Aucune, tu le sais bien, répondit-elle ; tu exposais toi-même la situation tout à l’heure ; nous n’avons de secours à attendre de personne ; nos enfants eux-mêmes nous ont trahis.

— Fuyons, alors… Veux-tu que nous quittions Plassans cette nuit, tout de suite ?

— Fuir ! mais, mon pauvre ami, nous serions demain la fable de la ville… Tu ne te rappelles donc pas que tu as fait fermer les portes ?

Pierre se débattait ; il donnait à son esprit une tension extraordinaire ; puis, comme vaincu, d’un ton suppliant, il murmura :

— Je t’en prie, trouve une idée, toi ; tu n’as encore rien dit.

Félicité releva la tête, en jouant la surprise ; et, avec un geste de profonde impuissance :

— Je suis une sotte en ces matières, dit-elle ; je n’entends rien à la politique, tu me l’as répété cent fois.

Et comme son mari se taisait, embarrassé, baissant les yeux, elle continua lentement, sans reproches :

— Tu ne m’as pas mise au courant de tes affaires, n’est-ce pas ? J’ignore tout, je ne puis pas même te donner un conseil… D’ailleurs, tu as bien fait, les femmes sont bavardes quelquefois, et il vaut cent fois mieux que les hommes conduisent la barque tout seuls.

Elle disait cela avec une ironie si fine, que son mari ne sentit pas la cruauté de ses railleries. Il éprouva simplement un grand remords. Et, tout d’un coup, il se confessa. Il parla des lettres d’Eugène, il expliqua ses plans, sa conduite, avec la loquacité d’un homme qui fait son examen de conscience et qui implore un sauveur. À chaque instant, il s’interrompait pour demander : « Qu’aurais-tu fait, toi, à ma place ? » ou bien il s’écriait : « N’est-ce pas ? j’avais raison, je ne pouvais agir autrement. » Félicité ne daignait pas même faire un signe. Elle écoutait, avec la roideur rechignée d’un juge. Au fond, elle goûtait des jouissances exquises ; elle le tenait donc enfin, ce gros sournois ; elle en jouait comme une chatte joue d’une boule de papier ; et il tendait les mains pour qu’elle lui mît des menottes.

— Mais attends, dit-il en sautant vivement du lit, je vais te faire lire la correspondance d’Eugène. Tu jugeras mieux la situation.

Elle essaya vainement de l’arrêter par un pan de sa chemise ; il étala les lettres sur la table de nuit, se recoucha, en lut des pages entières, la força à en parcourir elle-même. Elle retenait un sourire, elle commençait à avoir pitié du pauvre homme.

— Eh bien, dit-il, anxieux, quand il eut fini, maintenant que tu sais tout, ne vois-tu pas une façon de nous sauver de la ruine ?

Elle ne répondit encore pas. Elle paraissait réfléchir profondément.

— Tu es une femme intelligente, reprit-il pour la flatter ; j’ai eu tort de me cacher de toi, ça, je le reconnais…

— Ne parlons plus de ça, répondit-elle… Selon moi, si tu avais beaucoup de courage…

Et, comme il la regardait d’un air avide, elle s’interrompit, elle dit, avec un sourire :

— Mais tu me promets bien de ne plus te méfier de moi ? tu me diras tout ? tu n’agiras pas sans me consulter ?

Il jura, il accepta les conditions les plus dures. Alors Félicité se coucha à son tour ; elle avait pris froid, elle vint se mettre près de lui ; et, à voix basse, comme si l’on avait pu les entendre, elle lui expliqua longuement son plan de campagne. Selon elle, il fallait que la panique soufflât plus violente dans la ville, et que Pierre gardât une attitude de héros au milieu des habitants consternés. Un secret pressentiment, disait-elle, l’avertissait que les insurgés étaient encore loin. D’ailleurs, tôt ou tard, le parti de l’ordre l’emporterait, et les Rougon seraient récompensés. Après le rôle de sauveurs, le rôle de martyrs n’était pas à dédaigner. Elle fit si bien, elle parla avec tant de conviction, que son mari, surpris d’abord de la simplicité de son plan, qui consistait à payer d’audace, finit par y voir une tactique merveilleuse et par promettre de s’y conformer, en montrant tout le courage possible.

— Et n’oublie pas que c’est moi qui te sauve, murmura la vieille, d’une voix câline. Tu seras gentil ?

Ils s’embrassèrent, ils se dirent bonsoir. Ce fut un renouveau, pour ces deux vieilles gens brûlés par la convoitise. Mais ni l’un ni l’autre ne s’endormirent ; au bout d’un quart d’heure, Pierre, qui regardait au plafond une tache ronde de la veilleuse, se tourna, et, à voix très-basse, communiqua à sa femme une idée qui venait de pousser dans son cerveau.

— Oh ! non, non, murmura Félicité avec un frisson. Ce serait trop cruel.

— Dame ! reprit-il, tu veux que les habitants soient consternés !… On me prendrait au sérieux, si ce que je t’ai dit arrivait…

Puis, son projet se complétant, il s’écria :

— On pourrait employer Macquart… Ce serait une façon de s’en débarrasser.

Félicité parut frappée par cette idée. Elle réfléchit, elle hésita, et, d’une voix troublée, elle balbutia :

— Tu as peut-être raison… C’est à voir… Après tout, nous serions bien bêtes d’avoir des scrupules ; il s’agit pour nous d’une question de vie ou de mort… Laisse-moi faire, j’irai demain trouver Macquart et je verrai si l’on peut s’entendre avec lui. Toi, tu te disputerais, tu gâterais tout… Bonsoir, dors bien, mon pauvre chéri… Va, nos peines finiront.

Ils s’embrassèrent encore, ils s’endormirent. Et, au plafond, la tache de lumière s’arrondissait comme un œil terrifié, ouvert et fixé longuement sur le sommeil de ces bourgeois blêmes, suant le crime dans les draps, et qui voyaient en rêve tomber dans leur chambre une pluie de sang, dont les gouttes larges se changeaient en pièces d’or sur le carreau.

Le lendemain, avant le jour, Félicité alla à la mairie, munie des instructions de Pierre, pour pénétrer près de Macquart. Elle emportait, dans une serviette, l’uniforme de garde national de son mari. D’ailleurs, elle n’aperçut que quelques hommes dormant à poings fermés dans le poste. Le concierge, qui était chargé de nourrir le prisonnier, monta lui ouvrir le cabinet de toilette, transformé en cellule. Puis il redescendit tranquillement.

Macquart était enfermé dans le cabinet depuis deux jours et deux nuits. Il avait eu le temps d’y faire de longues réflexions. Lorsqu’il eut dormi, les premières heures furent données à la colère, à la rage impuissante. Il éprouvait des envies de briser la porte, à la pensée que son frère se carrait dans la pièce voisine. Et il se promettait de l’étrangler de ses propres mains lorsque les insurgés viendraient le délivrer. Mais le soir, au crépuscule, il se calma, il cessa de tourner furieusement dans l’étroit cabinet. Il y respirait une odeur douce, un sentiment de bien-être qui détendait ses nerfs. M. Garçonnet, fort riche, délicat et coquet, avait fait arranger ce réduit d’une très-élégante façon ; le divan était moelleux et tiède ; des parfums, des pommades, des savons garnissaient le lavabo de marbre, et le jour pâlissant tombait du plafond avec des voluptés molles, pareil aux lueurs d’une lampe pendue dans une alcôve. Macquart, au milieu de cet air musqué, fade et assoupi, qui traîne dans les cabinets de toilette, s’endormit en pensant que ces diables de riches « étaient bien heureux tout de même. » Il s’était couvert d’une couverture qu’on lui avait donnée. Il se vautra jusqu’au matin, la tête, le dos, les bras appuyés sur les oreillers. Quand il ouvrit les yeux, un filet de soleil glissait par la baie. Il ne quitta pas le divan, il avait chaud, il songea en regardant autour de lui. Il se disait que jamais il n’aurait un pareil coin pour se débarbouiller. Le lavabo surtout l’intéressait ; ce n’était pas malin, pensait-il, de se tenir propre, avec tant de petits pots et tant de fioles. Cela le fit penser amèrement à sa vie manquée. L’idée lui vint qu’il avait peut-être fait fausse route ; on ne gagne rien à fréquenter les gueux ; il aurait dû ne pas faire le méchant et s’entendre avec les Rougon. Puis il rejeta cette pensée. Les Rougon étaient des scélérats qui l’avaient volé. Mais les tiédeurs, les souplesses du divan continuaient à l’adoucir, à lui donner un regret vague. Après tout, les insurgés l’abandonnaient, ils se faisaient battre comme des imbéciles. Il finit par conclure que la république était une duperie. Ces Rougon avaient de la chance. Et il se rappela ses méchancetés inutiles, sa guerre sourde ; personne, dans la famille, ne l’avait soutenu : ni Aristide, ni le frère de Silvère, ni Silvère lui-même, qui était un sot de s’enthousiasmer pour les républicains, et qui n’arriverait jamais à rien. Maintenant, sa femme était morte, ses enfants l’avaient quitté ; il crèverait seul, dans un coin, sans un sou, comme un chien. Décidément, il aurait dû se vendre à la réaction. En pensant cela, il lorgnait le lavabo, pris d’une grande envie d’aller se laver les mains avec une certaine poudre de savon contenue dans une boîte de cristal. Macquart, comme tous les fainéants qu’une femme ou leurs enfants nourrissent, avait des goûts de coiffeur. Bien qu’il portât des pantalons rapiécés, il aimait à s’inonder d’huile aromatique. Il passait des heures chez son barbier, où l’on parlait politique, et qui lui donnait un coup de peigne, entre deux discussions. La tentation devint trop forte ; Macquart s’installa devant le lavabo. Il se lava les mains, la figure ; il se coiffa, se parfuma, fit une toilette complète. Il usa de tous les flacons, de tous les savons, de toutes les poudres. Mais sa plus grande jouissance fut de s’essuyer avec les serviettes du maire ; elles étaient souples, épaisses. Il y plongea sa figure humide, y respira béatement toutes les senteurs de la richesse. Puis, quand il fut pommadé, quand il sentit bon de la tête aux pieds, il revint s’étendre sur le divan, rajeuni, porté aux idées conciliantes. Il éprouvait un mépris encore plus grand pour la république, depuis qu’il avait mis le nez dans les fioles de M. Garçonnet. L’idée lui poussa qu’il était peut-être encore temps de faire la paix avec son frère. Il pesa ce qu’il pourrait demander pour une trahison. Sa rancune contre les Rougon le mordait toujours au cœur ; mais il en était à un de ces moments où, couché sur le dos, dans le silence, on se dit des vérités dures, on se gronde de ne s’être pas creusé, même au prix de ses haines les plus chères, un trou heureux, pour vautrer ses lâchetés d’âme et de corps. Vers le soir, Antoine se décida à faire appeler son frère le lendemain. Mais lorsque, le lendemain matin, il vit entrer Félicité, il comprit qu’on avait besoin de lui. Il se tint sur ses gardes.

La négociation fut longue, pleine de traîtrises, menée avec un art infini. Ils échangèrent d’abord des plaintes vagues. Félicité, surprise de trouver Antoine presque poli, après la scène grossière qu’il avait faite chez elle le dimanche soir, le prit avec lui sur un ton de doux reproche. Elle déplora les haines qui désunissent les familles. Mais, vraiment, il avait calomnié et poursuivi son frère avec un acharnement qui avait mis ce pauvre Rougon hors de lui.

— Parbleu ! mon frère ne s’est jamais conduit en frère avec moi, dit Macquart avec une violence contenue. Est-ce qu’il est venu à mon secours ? Il m’aurait laissé crever dans mon taudis… Quand il a été gentil avec moi, vous vous rappelez, à l’époque des deux cents francs, je crois qu’on ne peut pas me reprocher d’avoir dit du mal de lui. Je répétais partout que c’était un bon cœur.

Ce qui signifiait clairement :

— Si vous aviez continué à me fournir de l’argent, j’aurais été charmant pour vous, et je vous aurais aidés, au lieu de vous combattre. C’est votre faute. Il fallait m’acheter.

Félicité le comprit si bien, qu’elle répondit :

— Je sais, vous nous avez accusés de dureté, parce qu’on s’imagine que nous sommes à notre aise ; mais on se trompe, mon cher frère : nous sommes de pauvres gens ; nous n’avons jamais pu agir envers vous comme notre cœur l’aurait désiré.

Elle hésita un instant, puis continua :

— À la rigueur, dans une circonstance grave, nous pourrions faire un sacrifice ; mais, vrai, nous sommes si pauvres, si pauvres !

Macquart dressa l’oreille. « Je les tiens ! » pensa-t-il. Alors, sans paraître avoir entendu l’offre indirecte de sa belle-sœur, il étala sa misère d’une voix dolente, il raconta la mort de sa femme, la fuite de ses enfants. Félicité, de son côté, parla de la crise que le pays traversait ; elle prétendit que la république avait achevé de les ruiner. De parole en parole, elle en vint à maudire une époque qui forçait le frère à emprisonner le frère. Combien le cœur leur saignerait, si la justice ne voulait pas rendre sa proie ! Et elle lâcha le mot de galères.

— Ça, je vous en défie, dit tranquillement Macquart.

Mais elle se récria :

— Je rachèterais plutôt de mon sang l’honneur de la famille. Ce que je vous en dis, c’est pour vous montrer que nous ne vous abandonnerons pas… Je viens vous donner les moyens de fuir, mon cher Antoine.

Ils se regardèrent un instant dans les yeux, se tâtant du regard avant d’engager la lutte.

— Sans condition ? demanda-t-il enfin.

— Sans condition aucune, répondit-elle.

Elle s’assit à côté de lui sur le divan, puis continua d’une voix décidée :

— Et même, avant de passer la frontière, si vous voulez gagner un billet de mille francs, je puis vous en fournir les moyens.

Il y eut un nouveau silence.

— Si l’affaire est propre, murmura Antoine, qui avait l’air de réfléchir. Vous savez, je ne veux pas me fourrer dans vos manigances.

— Mais il n’y a pas de manigances, reprit Félicité, souriant des scrupules du vieux coquin. Rien de plus simple : vous allez sortir tout à l’heure de ce cabinet, vous irez vous cacher chez votre mère, et ce soir, vous réunirez vos amis, vous viendrez reprendre la mairie.

Macquart ne put cacher une surprise profonde. Il ne comprenait pas.

— Je croyais, dit-il, que vous étiez victorieux.

— Oh ! je n’ai pas le temps de vous mettre au courant, répondit la vieille avec quelque impatience. Acceptez-vous ou n’acceptez-vous pas ?

— Eh bien ! non, je n’accepte pas… Je veux réfléchir. Pour mille francs, je serais bien bête de risquer peut-être une fortune.

Félicité se leva.

— À votre aise, mon cher, dit-elle froidement. Vraiment, vous n’avez pas conscience de votre position. Vous êtes venu chez moi me traiter de vieille gueuse, et lorsque j’ai la bonté de vous tendre la main dans le trou où vous avez eu la sottise de tomber, vous faites des façons, vous ne voulez pas être sauvé. Eh bien ! restez ici, attendez que les autorités reviennent. Moi, je m’en lave les mains.

Elle était à la porte.

— Mais, implora-t-il, donnez-moi quelques explications. Je ne puis pourtant pas conclure un marché avec vous sans savoir. Depuis deux jours j’ignore ce qui se passe. Est-ce que, je sais, moi, si vous ne me volez pas ?

— Tenez, vous êtes un niais, répondit Félicité, que ce cri du cœur poussé par Antoine fit revenir sur ses pas. Vous avez grand tort de ne pas vous mettre aveuglément de notre côté. Mille francs, c’est une jolie somme, et on ne la risque que pour une cause gagnée. Acceptez, je vous le conseille.

Il hésitait toujours.

— Mais quand nous voudrons prendre la mairie, est-ce qu’on nous laissera entrer tranquillement ?

— Ça, je ne sais pas, dit-elle avec un sourire. Il y aura peut-être des coups de fusil.

Il la regarda fixement.

— Eh ! dites donc, la petite mère, reprit-il d’une voix rauque, vous n’avez pas au moins l’intention de me faire loger une balle dans la tête ?

Félicité rougit. Elle pensait justement, en effet, qu’une balle, pendant l’attaque de la mairie, leur rendrait un grand service en les débarrassant d’Antoine. Ce serait mille francs de gagnés. Aussi se fâcha-t-elle en murmurant :

— Quelle idée !… Vraiment, c’est atroce d’avoir des idées pareilles.

Puis, subitement calmée :

— Acceptez-vous ?… Vous avez compris, n’est-ce pas ?

Macquart avait parfaitement compris. C’était un guet-apens qu’on lui proposait. Il n’en voyait ni les raisons ni les conséquences ; ce qui le décida à marchander. Après avoir parlé de la République comme d’une maîtresse à lui qu’il était désespéré de ne plus aimer, il mit en avant les risques qu’il aurait à courir, et finit par demander deux mille francs. Mais Félicité tint bon. Et ils discutèrent jusqu’à ce qu’elle lui eût promis de lui procurer, à sa rentrée en France, une place où il n’aurait rien à faire, et qui lui rapporterait gros. Alors le marché fut conclu. Elle lui fit endosser l’uniforme de garde national qu’elle avait apporté. Il devait se retirer paisiblement chez tante Dide, puis amener, vers minuit, sur la place de l’hôtel de ville, tous les républicains qu’il rencontrerait, en leur affirmant que la mairie était vide, qu’il suffirait d’en pousser la porte pour s’en emparer. Antoine demanda des arrhes, et reçut deux cents francs. Elle s’engagea à lui compter les huit cents autres francs le lendemain. Les Rougon risquaient là les derniers sous dont ils pouvaient disposer.

Quand Félicité fut descendue, elle resta un instant sur la place pour voir sortir Macquart. Il passa tranquillement devant le poste, en se mouchant. D’un coup de poing, dans le cabinet, il avait cassé la vitre du plafond, pour faire croire qu’il s’était sauvé par là.

— C’est entendu, dit Félicité à son mari, en rentrant chez elle. Ce sera pour minuit… Moi, ça ne me fait plus rien. Je voudrais les voir tous fusillés. Nous déchiraient-ils, hier, dans la rue !

— Tu étais bien bonne d’hésiter, répondit Pierre, qui se rasait. Tout le monde ferait comme nous à notre place.

Ce matin-là — on était au mercredi — il soigna particulièrement sa toilette. Ce fut sa femme qui le peigna et noua sa cravate. Elle le tourna entre ses mains comme un enfant qui va à la distribution des prix. Puis, quand il fut prêt, elle le regarda, elle déclara qu’il était très-convenable, et qu’il aurait très-bonne figure au milieu des graves événements qui se préparaient. Sa grosse face pâle avait en effet une grande dignité et un air d’entêtement héroïque. Elle l’accompagna jusqu’au premier étage, en lui faisant ses dernières recommandations : il ne devait rien perdre de son attitude courageuse, quelle que fût la panique ; il fallait fermer les portes plus hermétiquement que jamais, laisser la ville agoniser de terreur dans ses remparts ; et cela serait excellent, s’il était le seul à vouloir mourir pour la cause de l’ordre.

Quelle journée ! Les Rougon en parlent encore, comme d’une bataille glorieuse et décisive. Pierre alla droit à la mairie, sans s’inquiéter des regards ni des paroles qu’il surprit au passage. Il s’y installa magistralement, en homme qui entend ne plus quitter la place. Il envoya simplement un mot à Roudier, pour l’avertir qu’il reprenait le pouvoir. « Veillez aux portes, disait-il, sachant que ces lignes pouvaient devenir publiques ; moi, je veillerai à l’intérieur, je ferai respecter les propriétés et les personnes. C’est au moment où les mauvaises passions renaissent et l’emportent, que les bons citoyens doivent chercher à les étouffer, au péril de leur vie. » Le style, les fautes d’orthographe rendaient plus héroïque ce billet, d’un laconisme antique. Pas un de ces messieurs de la commission provisoire ne parut. Les deux derniers fidèles, Granoux lui-même, se tinrent prudemment chez eux. De cette commission, dont les membres s’étaient évanouis, à mesure que la panique soufflait plus forte, il n’y avait que Rougon qui restât à son poste, sur son fauteuil de président. Il ne daigna pas même envoyer un ordre de convocation. Lui seul, et c’était assez. Sublime spectacle qu’un journal de la localité devait plus tard caractériser d’un mot : « le courage donnant la main au devoir. »

Pendant toute la matinée, on vit Pierre emplir la mairie de ses allées et venues. Il était absolument seul, dans ce grand bâtiment vide, dont les hautes salles retentissaient longuement du bruit de ses talons. D’ailleurs, toutes les portes étaient ouvertes. Il promenait au milieu de ce désert sa présidence sans conseil, d’un air si pénétré de sa mission, que le concierge, en le rencontrant deux ou trois fois dans les couloirs, le salua d’un air surpris et respectueux. On l’aperçut derrière chaque croisée, et, malgré le froid vif, il parut à plusieurs reprises sur le balcon, avec des liasses de papiers dans les mains, comme un homme affairé qui attend des messages importants.

Puis, vers midi, il courut la ville ; il visita les postes, parlant d’une attaque possible, donnant à entendre que les insurgés n’étaient pas loin ; mais il comptait, disait-il, sur le courage des braves gardes nationaux ; s’il le fallait, ils devaient se faire tuer jusqu’au dernier pour la défense de la bonne cause. Quand il revint de cette tournée, lentement, gravement, avec l’allure d’un héros qui a mis ordre aux affaires de sa patrie, et qui n’attend plus que la mort, il put constater une véritable stupeur sur son chemin ; les promeneurs du Cours, les petits rentiers incorrigibles qu’aucune catastrophe n’aurait pu empêcher de venir bayer au soleil, à certaines heures, le regardèrent passer d’un air ahuri, comme s’ils ne le reconnaissaient pas et qu’ils ne pussent croire qu’un des leurs, qu’un ancien marchand d’huile, eût le front de tenir tête à toute une armée.

Dans la ville, l’anxiété était à son comble. D’un instant à l’autre, on attendait la bande insurrectionnelle. Le bruit de l’évasion de Macquart fut commenté d’une effrayante façon. On prétendit qu’il avait été délivré par ses amis les rouges, et qu’il attendait la nuit, dans quelque coin, pour se jeter sur les habitants et mettre le feu aux quatre coins de la ville. Plassans, cloîtré, affolé, se dévorant lui-même dans sa prison de murailles, ne savait plus qu’inventer pour avoir peur. Les républicains, devant la fière attitude de Rougon, eurent une courte méfiance. Quant à la ville neuve, aux avocats et aux commerçants retirés, qui la veille déblatéraient contre le salon jaune, ils furent si surpris, qu’ils n’osèrent plus attaquer ouvertement un homme d’un tel courage. Ils se contentèrent de dire qu’il y avait folie à braver ainsi des insurgés victorieux et que cet héroïsme inutile allait attirer sur Plassans les plus grands malheurs. Puis, vers trois heures, ils organisèrent une députation. Pierre, qui brûlait du désir d’afficher son dévouement devant ses concitoyens, n’osait cependant pas compter sur une aussi belle occasion.

Il eut des mots sublimes. Ce fut dans le cabinet du maire que le président de la commission provisoire reçut la députation de la ville neuve. Ces messieurs, après avoir rendu hommage à son patriotisme, le supplièrent de ne pas songer à la résistance. Mais lui, d’une voix haute, parla du devoir, de la patrie, de l’ordre, de la liberté, et d’autres choses encore. D’ailleurs, il ne forçait personne à l’imiter ; il accomplissait simplement ce que sa conscience, son cœur lui dictaient.

— Vous le voyez, messieurs, je suis seul, dit-il en terminant. Je veux prendre toute la responsabilité pour que nul autre que moi ne soit compromis. Et, s’il faut une victime, je m’offre de bon cœur ; je désire que le sacrifice de ma vie sauve celle des habitants.

Un notaire, la forte tête de la bande, lui fit remarquer qu’il courait à une mort certaine.

— Je le sais, reprit-il gravement. Je suis prêt !

Ces messieurs se regardèrent. Ce « Je suis prêt ! » les cloua d’admiration. Décidément, cet homme était un brave. Le notaire le conjura d’appeler à lui les gendarmes ; mais il répondit que le sang de ces soldats était précieux et qu’il ne le ferait couler qu’à la dernière extrémité. La députation se retira lentement, très-émue. Une heure après, Plassans traitait Rougon de héros ; les plus poltrons l’appelaient « un vieux fou. »

Vers le soir, Rougon fut très-étonné de voir accourir Granoux. L’ancien marchand d’amandes se jeta dans ses bras, en l’appelant « grand homme, » et en lui disant qu’il voulait mourir avec lui. Le « Je suis prêt ! » que sa bonne venait de lui rapporter de chez la fruitière, l’avait réellement enthousiasmé. Au fond de ce peureux, de ce grotesque, il y avait des naïvetés charmantes. Pierre le garda, pensant qu’il ne tirait pas à conséquence. Il fut même touché du dévouement du pauvre homme ; il se promit de le faire complimenter publiquement par le préfet, ce qui ferait crever de dépit les autres bourgeois, qui l’avaient si lâchement abandonné. Et tous deux ils attendirent la nuit dans la mairie déserte.

À la même heure, Aristide se promenait chez lui d’un air profondément inquiet. L’article de Vuillet l’avait surpris. L’attitude de son père le stupéfiait. Il venait de l’apercevoir à une fenêtre, en cravate blanche, en redingote noire, si calme à l’approche du danger, que toutes ses idées étaient bouleversées dans sa pauvre tête. Pourtant les insurgés revenaient victorieux, c’était la croyance de la ville entière. Mais des doutes lui venaient, il flairait quelque farce lugubre. N’osant plus se présenter chez ses parents, il y avait envoyé sa femme. Quand Angèle revint, elle lui dit de sa voix traînante :

— Ta mère t’attend : elle n’est pas en colère du tout, mais elle a l’air de se moquer joliment de toi. Elle m’a répété à plusieurs reprises que tu pouvais remettre ton écharpe dans ta poche.

Aristide fut horriblement vexé. D’ailleurs, il courut à la rue de la Banne, prêt aux plus humbles soumissions. Sa mère se contenta de l’accueillir avec des rires de dédain.

— Ah ! mon pauvre garçon, lui dit-elle en l’apercevant, tu n’es décidément pas fort.

— Est-ce qu’on sait, dans un trou comme Plassans ! s’écria-t-il avec dépit. J’y deviens bête, ma parole d’honneur. Pas une nouvelle, et l’on grelotte. C’est d’être enfermé dans ces gredins de remparts… Ah ! si j’avais pu suivre Eugène à Paris !

Puis, amèrement, voyant que Félicité continuait à rire :

— Vous n’avez pas été gentille avec moi, ma mère. Je sais bien des choses, allez… Mon frère vous tenait au courant de ce qui se passait, et jamais vous ne m’avez donné la moindre indication utile.

— Tu sais cela ? toi, dit Félicité devenue sérieuse et méfiante. Eh bien, tu es alors moins bête que je ne croyais. Est-ce que tu décachetterais les lettres, comme quelqu’un de ma connaissance ?

— Non, mais j’écoute aux portes, répondit Aristide avec un grand aplomb.

Cette franchise ne déplut pas à la vieille femme. Elle se remit à sourire, et, plus douce :

— Alors, bêta, demanda-t-elle, comment se fait-il que tu ne te sois pas rallié plus tôt ?

— Ah ! voilà, dit le jeune homme, embarrassé. Je n’avais pas grande confiance en vous. Vous receviez de telles brutes : mon beau-père, Granoux et les autres !… Et puis je ne voulais pas trop m’avancer…

Il hésitait. Il reprit d’une voix inquiète :

— Aujourd’hui, vous êtes bien sûre au moins du succès du coup d’État ?

— Moi ? s’écria Félicité, que les doutes de son fils blessaient, mais je ne suis sûre de rien.

— Vous m’avez pourtant fait dire d’ôter mon écharpe ?

— Oui, parce que tous ces messieurs se moquent de toi.

Aristide resta planté sur ses pieds, le regard perdu, semblant contempler un des ramages du papier orange. Sa mère fut prise d’une brusque impatience à le voir ainsi hésitant.

— Tiens, dit-elle, j’en reviens à ma première opinion : tu n’es pas fort. Et tu aurais voulu qu’on te fît lire les lettres d’Eugène ! Mais, malheureux, avec tes continuelles incertitudes, tu aurais tout gâté. Tu es là à hésiter…

— Moi, j’hésite ? interrompit-il en jetant sur sa mère un regard clair et froid. Ah ! bien, vous ne me connaissez pas. Je mettrais le feu à la ville si j’avais envie de me chauffer les pieds. Mais comprenez donc que je ne veux pas faire fausse route ! Je suis las de manger mon pain dur, et j’entends tricher la fortune. Je ne jouerai qu’à coup sûr.

Il avait prononcé ces paroles avec une telle âpreté, que sa mère, dans cet appétit brûlant du succès, reconnut le cri de son sang. Elle murmura :

— Ton père a bien du courage.

— Oui, je l’ai vu, reprit-il en ricanant. Il a une bonne tête. Il m’a rappelé Léonidas aux Thermopyles… Est-ce que c’est toi, mère, qui lui as fait cette figure-là ?

Et, gaiement, avec un geste résolu :

— Tant pis ! s’écria-t-il, je suis bonapartiste !… Papa n’est pas un homme à se faire tuer sans que ça lui rapporte gros.

— Et tu as raison, dit sa mère ; je ne puis parler, mais tu verras demain.

Il n’insista pas, il lui jura qu’elle serait bientôt glorieuse de lui, et il s’en alla, tandis que Félicité, sentant se réveiller ses anciennes préférences, se disait à la fenêtre, en le regardant s’éloigner, qu’il avait un esprit de tous les diables, et que jamais elle n’aurait eu le courage de le laisser partir sans le mettre enfin dans la bonne voie.

Pour la troisième fois, la nuit, la nuit pleine d’angoisse, tombait sur Plassans. La ville agonisante en était aux derniers râles. Les bourgeois rentraient rapidement chez eux, les portes se barricadaient avec un grand bruit de boulons et de barres de fer. Le sentiment général semblait être que Plassans n’existerait plus le lendemain, qu’il se serait abîmé sous terre ou évaporé dans le ciel. Quand Rougon rentra pour dîner, il trouva les rues absolument désertes. Cette solitude le rendit triste et mélancolique. Aussi, à la fin du repas, eut-il une faiblesse, et demanda-t-il à sa femme s’il était nécessaire de donner suite à l’insurrection que Macquart préparait.

— On ne clabaude plus, dit-il. Si tu avais vu ces messieurs de la ville neuve, comme ils m’ont salué ! Ça ne me paraît guère utile maintenant de tuer du monde. Hein ! qu’en penses-tu ? Nous ferons notre pelote sans cela.

— Ah ! quel mollasse tu es ! s’écria Félicité avec colère. C’est toi qui as eu l’idée, et voilà que tu recules ! Je te dis que tu ne feras jamais rien sans moi !… Va donc, va donc ton chemin. Est-ce que les républicains t’épargneraient s’ils te tenaient ?

Rougon, de retour à la mairie, prépara le guet-apens. Granoux lui fut d’une grande utilité. Il l’envoya porter ses ordres aux différents postes qui gardaient les remparts ; les gardes nationaux devaient se rendre à l’hôtel de ville, par petits groupes, le plus secrètement possible. Roudier, ce bourgeois parisien égaré en province, qui aurait pu gâter l’affaire en prêchant l’humanité, ne fut même pas averti. Vers onze heures, la cour de la mairie était pleine de gardes nationaux. Rougon les épouvanta ; il leur dit que les républicains restés à Plassans allaient tenter un coup de main désespéré, et il se fit un mérite d’avoir été prévenu à temps par sa police secrète. Puis, quand il eut tracé un tableau sanglant du massacre de la ville si ces misérables s’emparaient du pouvoir, il donna l’ordre de ne plus prononcer une parole et d’éteindre toutes les lumières. Lui-même prit un fusil. Depuis le matin, il marchait comme dans un rêve ; il ne se reconnaissait plus ; il sentait derrière lui Félicité, aux mains de laquelle l’avait jeté la crise de la nuit, et il se serait laissé pendre en disant : « Ça ne fait rien, ma femme va venir me décrocher. » Pour augmenter le tapage et secouer une plus longue épouvante sur la ville endormie, il pria Granoux de se rendre à la cathédrale et de faire sonner le tocsin aux premiers coups de feu. Le nom du marquis devait lui ouvrir la porte du bedeau. Et, dans l’ombre, dans le silence noir de la cour, les gardes nationaux, que l’anxiété effarait, attendaient, les yeux fixés sur le porche, impatients de tirer, comme à l’affût d’une bande de loups.

Cependant Macquart avait passé la journée chez tante Dide. Il s’était allongé sur le vieux coffre, en regrettant le divan de M. Garçonnet. À plusieurs reprises, il eut une envie folle d’aller écorner ses deux cents francs dans quelque café voisin ; cet argent, qu’il avait mis dans une des poches de son gilet, lui brûlait le flanc ; il employa le temps à le dépenser en imagination. Sa mère, chez laquelle, depuis quelques jours, ses enfants accouraient, éperdus, la mine pâle, sans qu’elle sortît de son silence, sans que sa figure perdît son immobilité morte, tourna autour de lui, avec ses mouvements roides d’automate, ne paraissant même pas s’apercevoir de sa présence. Elle ignorait les peurs qui bouleversaient la ville close ; elle était à mille lieues de Plassans, montée dans cette continuelle idée fixe qui tenait ses yeux ouverts, vides de pensée. À cette heure, pourtant, une inquiétude, un souci humain faisait par instants battre ses paupières. Antoine, ne pouvant résister au désir de manger un bon morceau, l’envoya chercher un poulet rôti chez un traiteur du faubourg. Quand il fut attablé :

— Hein ? lui dit-il, tu n’en manges pas souvent, du poulet. C’est pour ceux qui travaillent et qui savent faire leurs affaires. Toi, tu as toujours tout gaspillé… Je parie que tu donnes tes économies à cette sainte nitouche de Silvère. Il a une maîtresse, le sournois. Va, si tu as un magot caché dans quelque coin, il te le fera sauter joliment un jour.

Il ricanait, il était tout brûlant d’une joie fauve. L’argent qu’il avait en poche, la trahison qu’il préparait, la certitude de s’être vendu un bon prix, l’emplissaient du contentement des gens mauvais qui redeviennent naturellement joyeux et railleurs dans le mal. Tante Dide n’entendit que le nom de Silvère.

— Tu l’as vu ? demanda-t-elle, ouvrant enfin les lèvres.

— Qui ? Silvère ? répondit Antoine. Il se promenait au milieu des insurgés avec une grande fille rouge au bras. S’il attrapait quelque prune, ça serait bien fait.

L’aïeule le regarda fixement et, d’une voix grave :

— Pourquoi ? dit-elle simplement.

— Eh ! on n’est pas bête comme lui, reprit-il, embarrassé. Est-ce qu’on va risquer sa peau pour des idées ? Moi, j’ai arrangé mes petites affaires. Je ne suis pas un enfant.

Mais tante Dide ne l’écoutait plus. Elle murmurait :

— Il avait déjà du sang plein les mains. On me le tuera comme l’autre ; ses oncles lui enverront les gendarmes.

— Qu’est-ce que vous marmottez donc là ? dit son fils, qui achevait la carcasse du poulet. Vous savez, j’aime qu’on m’accuse en face. Si j’ai quelquefois causé de la République avec le petit, c’était pour le ramener à des idées plus raisonnables. Il était toqué. Moi j’aime la liberté, mais il ne faut pas qu’elle dégénère en licence… Et quant à Rougon, il a mon estime. C’est un garçon de tête et de courage.

— Il avait le fusil, n’est-ce pas ? interrompit tante Dide, dont l’esprit perdu semblait suivre au loin Silvère sur la route.

— Le fusil ? Ah ! oui, la carabine de Macquart, reprit Antoine, après avoir jeté un coup d’œil sur le manteau de la cheminée, où l’arme était pendue d’ordinaire. Je crois la lui avoir vue entre les mains. Un joli instrument, pour courir les champs avec une fille au bras. Quel imbécile !

Et il crut devoir faire quelques plaisanteries grasses. Tante Dide s’était remise à tourner dans la pièce. Elle ne prononça plus une parole. Vers le soir, Antoine s’éloigna, après avoir mis une blouse et enfoncé sur ses yeux une casquette profonde que sa mère alla lui acheter. Il rentra dans la ville, comme il en était sorti, en contant une histoire aux gardes nationaux qui gardaient la porte de Rome. Puis il gagna le vieux quartier où, mystérieusement, il se glissa de porte en porte. Tous les républicains exaltés, tous les affiliés qui n’avaient pas suivi la bande, se trouvèrent, vers neuf heures, réunis dans un café borgne où Macquart leur avait donné rendez-vous. Quand il y eut là une cinquantaine d’hommes, il leur tint un discours où il parla d’une vengeance personnelle à satisfaire, de victoire à remporter, de joug honteux à secouer, et finit en se faisant fort de leur livrer la mairie en dix minutes. Il en sortait, elle était vide ; le drapeau rouge y flotterait cette nuit même, s’ils le voulaient. Les ouvriers se consultèrent : à cette heure, la réaction agonisait, les insurgés étaient aux portes, il serait honorable de ne pas les attendre pour reprendre le pouvoir, ce qui permettrait de les recevoir en frères, les portes grandes ouvertes, les rues et les places pavoisées. D’ailleurs, personne ne se défia de Macquart ; sa haine contre les Rougon, la vengeance personnelle dont il parlait, répondaient de sa loyauté. Il fut convenu que tous ceux qui étaient chasseurs et qui avaient chez eux un fusil iraient le chercher, et qu’à minuit, la bande se trouverait sur la place de l’hôtel de ville. Une question de détail faillit les arrêter, ils n’avaient pas de balles ; mais ils décidèrent qu’ils chargeraient leurs armes avec du plomb à perdrix, ce qui même était inutile, puisqu’ils ne devaient rencontrer aucune résistance.

Une fois encore, Plassans vit passer, dans le clair de lune muet de ses rues, des hommes armés qui filaient le long des maisons. Lorsque la bande se trouva réunie devant l’hôtel de ville, Macquart, tout en ayant l’œil au guet, s’avança hardiment. Il frappa, et quand le concierge, dont la leçon était faite, demanda ce qu’on voulait, il lui fit des menaces si épouvantables, que cet homme, feignant l’effroi, se hâta d’ouvrir. La porte tourna lentement, à deux battants. Le porche se creusa, vide et béant.

Alors Macquart cria d’une voix forte :

— Venez, mes amis !

C’était le signal. Lui se jeta vivement de côté. Et, tandis que les républicains se précipitaient, du noir de la cour sortirent un torrent de flammes, une grêle de balles, qui passèrent avec un roulement de tonnerre, sous le porche béant. La porte vomissait la mort. Les gardes nationaux, exaspérés par l’attente, pressés d’être délivrés du cauchemar qui pesait sur eux dans cette cour morne, avaient lâché leur feu tous à la fois, avec une hâte fébrile. L’éclair fut si vif, que Macquart aperçut distinctement, dans la lueur fauve de la poudre, Rougon qui cherchait à viser. Il crut voir le canon du fusil dirigé sur lui, il se rappela la rougeur de Félicité, et se sauva, en murmurant :

— Pas de bêtises ! Le coquin me tuerait. Il me doit huit cents francs.

Cependant, un hurlement était monté dans la nuit. Les républicains surpris, criant à la trahison, avaient lâché leur feu à leur tour. Un garde national vint tomber sous le porche. Mais eux, ils laissaient trois morts. Ils prirent la fuite, se heurtant aux cadavres, affolés, répétant dans les ruelles silencieuses : « On assassine nos frères ! » d’une voix désespérée qui ne trouvait pas d’écho. Les défenseurs de l’ordre, ayant eu le temps de recharger leurs armes, se précipitèrent alors sur la place vide, comme des furieux, et envoyèrent des balles à tous les angles des rues, aux endroits où le noir d’une porte, l’ombre d’une lanterne, la saillie d’une borne, leur faisaient voir des insurgés. Ils restèrent là, dix minutes, à décharger leurs fusils dans le vide.

Le guet-apens avait éclaté comme un coup de foudre dans la ville endormie. Les habitants des rues voisines, réveillés par le bruit de cette fusillade infernale, s’étaient assis sur leur séant, les dents claquant de peur. Pour rien au monde, ils n’auraient mis le nez à la fenêtre. Et, lentement, dans l’air déchiré par les coups de feu, une cloche de la cathédrale sonna le tocsin, sur un rhythme si irrégulier, si étrange, qu’on eût dit un martèlement d’enclume, un retentissement de chaudron colossal battu par le bras d’un enfant en colère. Cette cloche hurlante, que les bourgeois ne reconnurent pas, les terrifia plus encore que les détonations des fusils, et il y en eut qui crurent entendre les bruits d’une file interminable de canons roulant sur le pavé. Ils se recouchèrent, ils s’allongèrent sous leurs couvertures, comme s’ils eussent couru quelque danger à se tenir sur leur séant, au fond des alcôves, dans les chambres closes ; le drap au menton, la respiration coupée, ils se firent tout petits, tandis que les cornes de leurs foulards leur tombaient dans les yeux, et que leurs épouses, à leur côté, enfonçaient la tête dans l’oreiller en se pâmant.

Les gardes nationaux restés aux remparts avaient, eux aussi, entendu les coups de feu. Ils accoururent à la débandade, par groupes de cinq ou six, croyant que les insurgés étaient entrés au moyen de quelque souterrain, et troublant le silence des rues du tapage de leurs courses ahuries. Roudier arriva un des premiers. Mais Rougon les renvoya à leurs postes, en leur disant sévèrement qu’on n’abandonnait pas ainsi les portes d’une ville. Consternés de ce reproche — car, dans leur panique, ils avaient, en effet, laissé les portes sans un défenseur, — ils reprirent leur galop, ils repassèrent dans les rues avec un fracas plus épouvantable encore. Pendant une heure, Plassans put croire qu’une armée affolée le traversait en tous sens. La fusillade, le tocsin, les marches et les contre-marches des gardes nationaux, leurs armes qu’ils traînaient comme des gourdins, leurs appels effarés dans l’ombre, faisaient un vacarme assourdissant de ville prise d’assaut et livrée au pillage. Ce fut le coup de grâce pour les malheureux habitants, qui crurent tous à l’arrivée des insurgés ; ils avaient bien dit que ce serait leur nuit suprême, que Plassans, avant le jour, s’abîmerait sous terre ou s’évaporerait en fumée ; et, dans leur lit, ils attendaient la catastrophe, fous de terreur, s’imaginant par instants que leur maison remuait déjà.

Granoux sonnait toujours le tocsin. Quand le silence fut retombé sur la ville, le bruit de cette cloche devint lamentable. Rougon, que la fièvre brûlait, se sentit exaspéré par ces sanglots lointains. Il courut à la cathédrale, dont il trouva la petite porte ouverte. Le bedeau était sur le seuil.

— Eh ! il y en a assez ! cria-t-il à cet homme ; on dirait quelqu’un qui pleure, c’est énervant.

— Mais, ce n’est pas moi, monsieur, répondit le bedeau, d’un air désolé. C’est M. Granoux, qui est monté dans le clocher… Il faut vous dire que j’avais retiré le battant de la cloche, par ordre de M. le curé, justement pour éviter qu’on sonnât le tocsin. M. Granoux n’a pas voulu entendre raison. Il a grimpé quand même. Je ne sais pas avec quoi diable il peut faire ce bruit.

Rougon monta précipitamment l’escalier qui menait aux cloches, en criant :

— Assez ! assez ! Pour l’amour de Dieu, finissez donc !

Quand il fut en haut, il aperçut, dans un rayon de lune qui entrait par la dentelure d’une ogive, Granoux, sans chapeau, l’air furieux, tapant devant lui avec un gros marteau. Et qu’il y allait de bon cœur ! Il se renversait, prenait un élan, et tombait sur le bronze sonore, comme s’il eût voulu le fendre. Toute sa personne grasse se ramassait ; puis quand il s’était jeté sur la grosse cloche immobile, les vibrations le renvoyaient en arrière, et il revenait avec un nouvel emportement. On aurait dit un forgeron battant un fer chaud ; mais un forgeron en redingote, court et chauve, d’attitude maladroite et rageuse.

La surprise cloua un instant Rougon devant ce bourgeois endiablé, se battant avec une cloche, dans un rayon de lune. Alors il comprit les bruits de chaudron que cet étrange sonneur secouait sur la ville. Il lui cria de s’arrêter. L’autre n’entendit pas. Il dut le prendre par sa redingote, et Granoux, le reconnaissant :

— Hein ! dit-il, d’une voix triomphante, vous avez entendu ! J’ai essayé d’abord de taper sur la cloche avec les poings ; ça me faisait mal. Heureusement, j’ai trouvé ce marteau… Encore quelques coups, n’est-ce pas ?

Mais Rougon l’emmena. Granoux était radieux. Il s’essuyait le front, il faisait promettre à son compagnon de bien dire le lendemain que c’était avec un simple marteau qu’il avait fait tout ce bruit-là. Quel exploit et quelle importance allait lui donner cette furieuse sonnerie !

Vers le matin, Rougon songea à rassurer Félicité. Par ses ordres, les gardes nationaux s’étaient enfermés dans la mairie ; il avait défendu qu’on relevât les morts, sous prétexte qu’il fallait un exemple au peuple du vieux quartier. Et, lorsque, pour courir à la rue de la Banne, il traversa la place, dont la lune s’était retirée, il posa le pied sur la main d’un des cadavres, crispée au bord d’un trottoir. Il faillit tomber. Cette main molle qui s’écrasait sous son talon, lui causa une sensation indéfinissable de dégoût et d’horreur. Il suivit les rues désertes à grandes enjambées, croyant sentir derrière son dos un poing sanglant qui le poursuivait.

— Il y en a quatre par terre, dit-il en entrant.

Ils se regardèrent, comme étonnés eux-mêmes de leur crime. La lampe donnait à leur pâleur une teinte de cire jaune.

— Les as-tu laissés ? demanda Félicité ; il faut qu’on les trouve là.

— Parbleu ! je ne les ai pas ramassés. Ils sont sur le dos… J’ai marché sur quelque chose de mou…

Il regarda son soulier. Le talon était plein de sang. Pendant qu’il mettait une autre paire de chaussures, Félicité reprit :

— Eh bien, tant mieux ! c’est fini… On ne dira plus que tu tires des coups de fusil dans les glaces.

La fusillade, que les Rougon avaient imaginée pour se faire accepter définitivement comme les sauveurs de Plassans, jeta à leurs pieds la ville épouvantée et reconnaissante. Le jour grandit, morne, avec ces mélancolies grises des matinées d’hiver. Les habitants n’entendant plus rien, las de trembler dans leurs draps, se hasardèrent. Il en vint dix à quinze ; puis, le bruit courant que les insurgés avaient pris la fuite, en laissant des morts dans tous les ruisseaux, Plassans entier se leva, descendit sur la place de l’hôtel de ville. Pendant toute la matinée, les curieux défilèrent autour des quatre cadavres. Ils étaient horriblement mutilés, un surtout, qui avait trois balles dans la tête ; le crâne, soulevé, laissait voir la cervelle à nu. Mais le plus atroce des quatre était le garde national tombé sous le porche ; il avait reçu en pleine figure toute une charge de ce plomb à perdrix dont s’étaient servis les républicains, faute de balles ; sa face trouée, criblée, suait le sang. La foule s’emplit les yeux de cette horreur, longuement, avec cette avidité des poltrons pour les spectacles ignobles. On reconnut le garde national ; c’était le charcutier Dubruel, celui que Roudier accusait, le lundi matin, d’avoir tiré avec une vivacité coupable. Des trois autres morts, deux étaient des ouvriers chapeliers ; le troisième resta inconnu. Et, devant les mares rouges qui tachaient le pavé, des groupes béants frissonnaient, regardant derrière eux d’un air de méfiance, comme si cette justice sommaire qui avait, dans les ténèbres, rétabli l’ordre à coups de fusil, les guettait, épiait leurs gestes et leurs paroles, prête à les fusiller à leur tour, s’ils ne baisaient pas avec enthousiasme la main qui venait de les sauver de la démagogie.

La panique de la nuit grandit encore l’effet terrible causé, le matin, par la vue des quatre cadavres. Jamais l’histoire vraie de cette fusillade ne fut connue. Les coups de feu des combattants, les coups de marteau de Granoux, la débandade des gardes nationaux lâchés dans les rues, avaient empli les oreilles de bruits si terrifiants, que le plus grand nombre rêva toujours une bataille gigantesque, livrée à un nombre incalculable d’ennemis. Quand les vainqueurs, grossissant le chiffre de leurs adversaires par une vantardise instinctive, parlèrent d’environ cinq cents hommes, on se récria ; des bourgeois prétendirent s’être mis à la fenêtre et avoir vu passer, pendant plus d’une heure, le flot épais des fuyards. Tout le monde, d’ailleurs, avait entendu courir les bandits sous les croisées. Jamais cinq cents hommes n’auraient pu de la sorte éveiller une ville en sursaut. C’était une armée, une belle et bonne armée que la brave milice de Plassans avait fait rentrer sous terre. Ce mot que prononça Rougon : « Ils sont rentrés sous terre, » parut d’une grande justesse, car les postes, chargés de défendre les remparts, jurèrent toujours leurs grands dieux que pas un homme n’était entré ni sorti ; ce qui ajouta au fait d’armes une pointe de mystère, une idée de diables cornus s’abîmant dans les flammes, qui acheva de détraquer les imaginations. Il est vrai que les postes évitèrent de raconter leurs galops furieux. Aussi, les gens les plus raisonnables s’arrêtèrent-ils à la pensée qu’une bande d’insurgés avait dû pénétrer par une brèche, par un trou quelconque. Plus tard, des bruits de trahison se répandirent, on parla d’un guet-apens ; sans doute, les hommes menés par Macquart à la tuerie, ne purent garder l’atroce vérité ; mais une telle terreur régnait encore, la vue du sang avait jeté à la réaction un tel nombre de poltrons, qu’on attribua ces bruits à la rage des républicains vaincus. On prétendit, d’autre part, que Macquart était prisonnier de Rougon, et que celui-ci le gardait dans un cachot humide, où il le laissait lentement mourir de faim. Cet horrible conte fit saluer Rougon jusqu’à terre.

Ce fut ainsi que ce grotesque, ce bourgeois ventru, mou et blême, devint, en une nuit, un terrible monsieur dont personne n’osa plus rire. Il avait mis un pied dans le sang. Le peuple du vieux quartier resta muet d’effroi devant les morts. Mais, vers dix heures, quand les gens comme il faut de la ville neuve arrivèrent, la place s’emplit de conversations sourdes, d’exclamations étouffées. On parlait de l’autre attaque, de cette prise de la mairie, dans laquelle une glace seule avait été blessée ; et, cette fois, on ne plaisantait plus Rougon, on le nommait avec un respect effrayé : c’était vraiment un héros, un sauveur. Les cadavres, les yeux ouverts, regardaient ces messieurs, les avocats et les rentiers, qui frissonnaient en murmurant que la guerre civile a de bien tristes nécessités. Le notaire, le chef de la députation envoyée la veille à la mairie, allait de groupe en groupe, rappelant le « Je suis prêt ! » de l’homme énergique auquel on devait le salut de la ville. Ce fut un aplatissement général. Ceux qui avaient le plus cruellement raillé les quarante et un, ceux surtout qui avaient traité les Rougon d’intrigants et de lâches, tirant des coups de fusil en l’air, parlèrent les premiers de décerner une couronne de laurier « au grand citoyen dont Plassans serait éternellement glorieux. » Car les mares de sang séchaient sur le pavé ; les morts disaient par leurs blessures à quelle audace le parti du désordre, du pillage, du meurtre, en était venu, et quelle main de fer il avait fallu pour étouffer l’insurrection.

Et Granoux, dans la foule, recevait des félicitations et des poignées de main. On connaissait l’histoire du marteau. Seulement, par un mensonge innocent, dont il n’eut bientôt plus conscience lui-même, il prétendit qu’ayant vu les insurgés le premier, il s’était mis à taper sur la cloche, pour sonner l’alarme ; sans lui, les gardes nationaux se trouvaient massacrés. Cela doubla son importance. Son exploit fut déclaré prodigieux. On ne l’appela plus que : « Monsieur Isidore, vous savez ? le monsieur qui a sonné le tocsin avec un marteau ! » Bien que la phrase fût un peu longue, Granoux l’eût prise volontiers comme titre nobiliaire ; et l’on ne put désormais prononcer devant lui le mot « marteau, » sans qu’il crût à une délicate flatterie.

Comme on enlevait les cadavres, Aristide vint les flairer. Il les regarda sur tous les sens, humant l’air, interrogeant les visages. Il avait la mine sèche, les yeux clairs. De sa main, la veille emmaillotée, libre à cette heure, il souleva la blouse d’un des morts, pour mieux voir sa blessure. Cet examen parut le convaincre, lui ôter un doute. Il serra les lèvres, resta là un moment sans dire un mot, puis se retira pour aller presser la distribution de l’Indépendant, dans lequel il avait mis un grand article. Le long des maisons, il se rappelait ce mot de sa mère : « Tu verras demain ! » Il avait vu, c’était très-fort ; ça l’épouvantait même un peu.

Cependant, Rougon commençait à être embarrassé de sa victoire. Seul dans le cabinet de M. Garçonnet, écoutant les bruits sourds de la foule, il éprouvait un étrange sentiment qui l’empêchait de se montrer au balcon. Ce sang, dans lequel il avait marché, lui engourdissait les jambes. Il se demandait ce qu’il allait faire jusqu’au soir. Sa pauvre tête vide, détraquée par la crise de la nuit, cherchait avec désespoir, une occupation, un ordre à donner, une mesure à prendre, qui pût le distraire. Mais il ne savait plus. Où donc Félicité le menait-elle ? Était-ce fini, allait-il falloir encore tuer du monde ? La peur le reprenait, il lui venait des doutes terribles, il voyait l’enceinte des remparts trouée de tous côtés par l’armée vengeresse des républicains, lorsqu’un grand cri : « Les insurgés ! les insurgés ! » éclata sous les fenêtres de la mairie. Il se leva d’un bond et, soulevant un rideau, il regarda la foule qui courait, éperdue sur la place. À ce coup de foudre, en moins d’une seconde, il se vit ruiné, pillé, assassiné ; il maudit sa femme, il maudit la ville entière. Et, comme il regardait derrière lui d’un air louche, cherchant une issue, il entendit la foule éclater en applaudissements, pousser des cris de joie, ébranler les vitres d’une allégresse folle. Il revint à la fenêtre : les femmes agitaient leurs mouchoirs, les hommes s’embrassaient ; il y en avait qui se prenaient par la main et qui dansaient. Stupide, il resta là, ne comprenant plus, sentant sa tête tourner. Autour de lui, la grande mairie, déserte et silencieuse, l’épouvantait.

Rougon, quand il se confessa à Félicité, ne put jamais dire combien de temps avait duré son supplice. Il se souvint seulement qu’un bruit de pas, éveillant les échos des vastes salles, l’avait tiré de sa stupeur. Il attendait des hommes en blouse, armés de faux et de gourdins, et ce fut la commission municipale qui entra, correcte, en habit noir, l’air radieux. Pas un membre ne manquait. Une heureuse nouvelle avait guéri tous ces messieurs à la fois. Granoux se jeta dans les bras de son cher président.

— Les soldats ! bégaya-t-il, les soldats !

Un régiment venait, en effet, d’arriver, sous les ordres du colonel Masson et de M. de Blériot, préfet du département. Les fusils aperçus des remparts, au loin dans la plaine, avaient d’abord fait croire à l’approche des insurgés. L’émotion de Rougon fut si forte, que deux grosses larmes coulèrent sur ses joues. Il pleurait, le grand citoyen ! La commission municipale regarda tomber ces larmes avec une admiration respectueuse. Mais Granoux se jeta de nouveau au cou de son ami, en criant :

— Ah ! que je suis heureux !… Vous savez, je suis un homme franc, moi. Eh bien, nous avions tous peur, tous, n’est-ce pas, messieurs ? Vous seul étiez grand, courageux, sublime. Quelle énergie il a dû vous falloir ! Je le disais tout à l’heure à ma femme : Rougon est un grand homme, il mérite d’être décoré.

Alors, ces messieurs parlèrent d’aller à la rencontre du préfet. Rougon, étourdi, suffoqué, ne pouvant croire à ce triomphe brusque, balbutiait comme un enfant. Il reprit haleine ; il descendit, calme, avec la dignité que réclamait cette solennelle occasion. Mais l’enthousiasme qui accueillit la commission et son président sur la place de l’hôtel de ville, faillit troubler de nouveau sa gravité de magistrat. Son nom circulait dans la foule, accompagné cette fois des éloges les plus chauds. Il entendit tout un peuple refaire l’aveu de Granoux, le traiter de héros resté debout et inébranlable au milieu de la panique universelle. Et, jusqu’à la place de la sous-préfecture, où la commission rencontra le préfet, il but sa popularité, sa gloire, avec des pâmoisons secrètes de femme amoureuse dont les désirs sont enfin assouvis.

M. de Blériot et le colonel Masson entrèrent seuls dans la ville, laissant la troupe campée sur la route de Lyon. Ils avaient perdu un temps considérable, trompés sur la marche des insurgés. D’ailleurs, ils les savaient maintenant à Orchères ; ils ne devaient s’arrêter qu’une heure à Plassans, le temps de rassurer la population et de publier les cruelles ordonnances qui décrétaient la mise sous séquestre des biens des insurgés, et la mort pour tout individu surpris les armes à la main. Le colonel Masson eut un sourire, lorsque le commandant de la garde nationale fit tirer les verrous de la porte de Rome, avec un bruit épouvantable de vieille ferraille. Le poste accompagna le préfet et le colonel, comme garde d’honneur. Tout le long du cours Sauvaire, Roudier raconta à ces messieurs l’épopée de Rougon, les trois jours de panique, terminés par la victoire éclatante de la dernière nuit. Aussi, quand les deux cortéges se trouvèrent face à face, M. de Blériot s’avança-t-il vivement vers le président de la commission, lui serrant les mains, le félicitant, le priant de veiller encore sur la ville jusqu’au retour des autorités ; et Rougon saluait, tandis que le préfet, arrivé à la porte de la sous-préfecture, où il désirait se reposer un moment, disait à voix haute qu’il n’oublierait pas dans son rapport de faire connaître sa belle et courageuse conduite.

Cependant, malgré le froid vif, tout le monde se trouvait aux fenêtres. Félicité, se penchant à la sienne, au risque de tomber, était toute pâle de joie. Justement Aristide venait d’arriver avec un numéro de l’Indépendant, dans lequel il s’était nettement déclaré en faveur du coup d’État, qu’il accueillait « comme l’aurore de la liberté dans l’ordre et de l’ordre dans la liberté. » Et il avait fait aussi une délicate allusion au salon jaune, reconnaissant ses torts, disant que « la jeunesse est présomptueuse, » et que « les grands citoyens se taisent, réfléchissent dans le silence et laissent passer les insultes, pour se dresser debout dans leur héroïsme au jour de lutte. » Il était surtout content de cette phrase. Sa mère trouva l’article supérieurement écrit. Elle embrassa le cher enfant, le mit à sa droite. Le marquis de Carnavant, qui était également venu la voir, las de se cloîtrer, pris d’une curiosité furieuse, s’accouda à sa gauche, sur la rampe de la fenêtre.

Quand M. de Blériot, sur la place, tendit la main à Rougon, Félicité pleura.

— Oh ! vois, vois, dit-elle à Aristide. Il lui a serré la main. Tiens, il la lui prend encore !

Et jetant un coup d’œil sur les fenêtres où les têtes s’entassaient :

— Qu’ils doivent rager ! Regarde donc la femme à M. Peirotte, elle mord son mouchoir. Et là-bas, les filles du notaire, et madame Massicot, et la famille Brunet, quelles figures, hein ? comme leur nez s’allonge !… Ah ! dame, c’est notre tour, maintenant.

Elle suivit la scène qui se passait à la porte de la sous-préfecture, avec des ravissements, des frétillements qui secouaient son corps de cigale ardente. Elle interprétait les moindres gestes, elle inventait les paroles qu’elle ne pouvait saisir, elle disait que Pierre saluait très-bien. Un moment, elle devint maussade, quand le préfet accorda un mot à ce pauvre Granoux qui tournait autour de lui, quêtant un éloge ; sans doute, M. de Blériot connaissait déjà l’histoire du marteau, car l’ancien marchand d’amandes rougit comme une jeune fille et parut dire qu’il n’avait fait que son devoir. Mais ce qui la fâcha plus encore, ce fut la trop grande bonté de son mari, qui présenta Vuillet à ces messieurs ; Vuillet, il est vrai, se coulait entre eux, et Rougon se trouva forcé de le nommer.

— Quel intrigant ! murmura Félicité. Il se fourre partout… Ce pauvre chéri doit être si troublé !… Voilà le colonel qui lui parle. Qu’est-ce qu’il peut bien lui dire ?

— Eh ! petite, répondit le marquis avec une fine ironie, il le complimente d’avoir si soigneusement fermé les portes.

— Mon père a sauvé la ville, dit Aristide d’une voix sèche. Avez-vous vu les cadavres, monsieur ?

M. de Carnavant ne répondit pas. Il se retira même de la fenêtre, et alla s’asseoir dans un fauteuil en hochant la tête, d’un air légèrement dégoûté. À ce moment, le préfet ayant quitté la place, Rougon accourut, se jeta au cou de sa femme.

— Ah ! ma bonne !… balbutia-t-il.

Il ne put en dire davantage. Félicité lui fit aussi embrasser Aristide, en lui parlant du superbe article de l’Indépendant. Pierre aurait également baisé le marquis sur les joues, tant il était ému. Mais sa femme le prit à part, et lui donna la lettre d’Eugène qu’elle avait remise sous enveloppe. Elle prétendit qu’on venait de l’apporter. Pierre, triomphant, la lui tendit après l’avoir lue.

— Tu es une sorcière, lui dit-il en riant. Tu as tout deviné. Ah ! quelle sottise j’allais faire sans toi ! Va, nous ferons nos petites affaires ensemble. Embrasse-moi, tu es une brave femme.

Il la prit dans ses bras, tandis qu’elle échangeait avec le marquis un discret sourire.

Ce fut seulement le dimanche, le surlendemain de la tuerie de Sainte-Roure, que les troupes repassèrent par Plassans. Le préfet et le colonel, que M. Garçonnet avait invités à dîner, entrèrent seuls dans la ville. Les soldats firent le tour des remparts et allèrent camper dans le faubourg, sur la route de Nice. La nuit tombait ; le ciel, couvert depuis le matin, avait d’étranges reflets jaunes qui éclairaient la ville d’une clarté louche, pareille à ces lueurs cuivrées des temps d’orage. L’accueil des habitants fut peureux ; ces soldats, encore saignants, qui passaient, las et muets, dans le crépuscule sale, dégoûtèrent les petits bourgeois propres du Cours, et ces messieurs, en se reculant, se racontaient à l’oreille d’épouvantables histoires de fusillades, de représailles farouches, dont le pays a conservé la mémoire. La terreur du coup d’État commençait, terreur éperdue, écrasante, qui tint le Midi frissonnant pendant de longs mois. Plassans, dans son effroi et sa haine des insurgés, avait pu accueillir la troupe, à son premier passage, avec des cris d’enthousiasme ; mais, à cette heure, devant ce régiment sombre, qui tirait sur un mot de son chef, les rentiers eux-mêmes et jusqu’aux notaires de la ville neuve, s’interrogeaient avec anxiété, se demandaient s’ils n’avaient pas commis quelques peccadilles politiques méritant des coups de fusil.

Les autorités étaient revenues depuis la veille, dans deux carrioles louées à Sainte-Roure. Leur entrée imprévue n’avait rien eu de triomphal. Rougon rendit au maire son fauteuil sans grande tristesse. Le tour était joué ; il attendait de Paris, avec fièvre, la récompense de son civisme. Le dimanche, — il ne l’espérait que pour le lendemain, — il reçut une lettre d’Eugène. Félicité avait eu soin, dès le jeudi, d’envoyer à son fils les numéros de la Gazette et de l’Indépendant, qui, dans une seconde édition, avaient raconté la bataille de la nuit et l’arrivée du préfet. Eugène répondait, courrier par courrier, que la nomination de son père à une recette particulière allait être signée ; mais, disait-il, il voulait sur-le-champ lui annoncer une bonne nouvelle : il venait d’obtenir pour lui le ruban de la Légion d’honneur. Félicité pleura. Son mari décoré ! son rêve d’orgueil n’était jamais allé jusque-là. Rougon, pâle de joie, dit qu’il fallait le soir même donner un grand dîner. Il ne comptait plus, il aurait jeté au peuple, par les deux fenêtres du salon jaune, ses dernières pièces de cent sous pour célébrer ce beau jour.

— Écoute, dit-il à sa femme, tu inviteras Sicardot : il y a assez longtemps qu’il m’ennuie avec sa rosette, celui-là ! Puis Granoux et Roudier, auxquels je ne suis pas fâché de faire sentir que ce n’est pas leurs gros sous qui leur donneront jamais la croix. Vuillet est un fesse-mathieu, mais le triomphe doit être complet ; préviens-le, ainsi que tout le fretin… J’oubliais, tu iras en personne chercher le marquis ; nous le mettrons à ta droite, il fera très-bien à notre table. Tu sais que M. Garçonnet traite le colonel et le préfet. C’est pour me faire comprendre que je ne suis plus rien. Je me moque bien de sa mairie ; elle ne lui rapporte pas un sou ! Il m’a invité, mais je dirai que j’ai du monde, moi aussi. Tu les verras rire jaune demain… Et mets les petits plats dans les grands. Fais tout apporter de l’hôtel de Provence. Il faut enfoncer le dîner du maire.

Félicité se mit en campagne. Pierre, dans son ravissement, éprouvait encore une vague inquiétude. Le coup d’État allait payer ses dettes, son fils Aristide pleurait ses fautes, et il se débarrassait enfin de Macquart ; mais il craignait quelque sottise de son fils Pascal, il était surtout très-inquiet sur le sort réservé à Silvère, non qu’il le plaignît le moins du monde : il redoutait simplement que l’affaire du gendarme ne vînt devant les assises. Ah ! si une balle intelligente avait pu le délivrer de ce petit scélérat ! Comme sa femme le lui faisait remarquer le matin, les obstacles étaient tombés devant lui ; cette famille qui le déshonorait avait, au dernier moment, travaillé à son élévation ; ses fils, Eugène et Aristide, ces mange-tout, dont il regrettait si amèrement les mois de collége, payaient enfin les intérêts du capital dépensé pour leur instruction. Et il fallait que la pensée de ce misérable Silvère troublât cette heure de triomphe !

Pendant que Félicité courait pour le dîner du soir, Pierre apprit l’arrivée de la troupe et se décida à aller aux renseignements. Sicardot, qu’il avait interrogé à son retour, ne savait rien : Pascal devait être resté pour soigner les blessés ; quant à Silvère, il n’avait pas même été vu du commandant, qui le connaissait peu. Rougon se rendit au faubourg, se promettant de remettre à Macquart, par la même occasion, les huit cents francs qu’il venait seulement de réaliser à grand’peine. Mais lorsqu’il fut dans la cohue du campement, qu’il vit de loin les prisonniers, assis en longues files sur les poutres de l’aire Saint-Mittre, et gardés par des soldats, le fusil au poing, il eut peur de se compromettre, il fila sournoisement chez sa mère, avec l’intention d’envoyer la vieille femme chercher des nouvelles.

Quand il entra dans la masure, la nuit était presque tombée. Il ne vit d’abord que Macquart, fumant et buvant des petits verres.

— C’est toi ? ce n’est pas malheureux, murmura Antoine, qui s’était remis à tutoyer son frère. Je me fais diablement vieux ici. As-tu l’argent ?

Mais Pierre ne répondit pas. Il venait d’apercevoir son fils Pascal, penché au-dessus du lit. Il l’interrogea vivement. Le médecin, surpris de ses inquiétudes, qu’il attribua d’abord à ses tendresses de père, lui répondit avec tranquillité que les soldats l’avaient pris et qu’ils l’auraient fusillé, sans l’intervention d’un brave homme qu’il ne connaissait point. Sauvé par son titre de docteur, il était revenu avec la troupe. Ce fut un grand soulagement pour Rougon. Encore un qui ne le compromettrait pas. Il témoignait sa joie par des poignées de main répétées, lorsque Pascal termina, en disant d’une voix triste :

— Ne vous réjouissez pas. Je viens de trouver ma pauvre grand’mère au plus mal. Je lui rapportais cette carabine, à laquelle elle tient ; et, voyez, elle était là, elle n’a plus bougé.

Les yeux de Pierre s’habituaient à l’obscurité. Alors, dans les dernières lueurs qui traînaient, il vit tante Dide, roide, morte, sur le lit. Ce pauvre corps, que des névroses détraquaient depuis le berceau, était vaincu par une crise suprême. Les nerfs avaient comme mangé le sang ; le sourd travail de cette chair ardente, s’épuisant, se dévorant elle-même dans une tardive chasteté, s’achevait, faisait de la malheureuse un cadavre que des secousses électriques seules galvanisaient encore. À cette heure, une douleur atroce semblait avoir hâté la lente décomposition de son être. Sa pâleur de nonne, de femme amollie par l’ombre et les renoncements du cloître, se tachaient de plaques rouges. Le visage convulsé, les yeux horriblement ouverts, les mains retournées et tordues, elle s’allongeait dans ses jupes, qui dessinaient en lignes sèches les maigreurs de ses membres. Et, serrant les lèvres, elle mettait, au fond de la pièce noire, l’horreur d’une agonie muette.

Rougon eut un geste d’humeur. Ce spectacle navrant lui fut très-désagréable ; il avait du monde à dîner le soir, il aurait été désolé d’être triste. Sa mère ne savait qu’inventer pour le mettre dans l’embarras. Elle pouvait bien choisir un autre jour. Aussi prit-il un air tout à fait rassuré, en disant :

— Bah ! ça ne sera rien. Je l’ai vue cent fois comme cela. Il faut la laisser reposer, c’est le seul remède.

Pascal hocha la tête.

— Non, cette crise ne ressemble pas aux autres, murmura-t-il. Je l’ai souvent étudiée, et jamais je n’ai remarqué de tels symptômes. Regardez donc ses yeux : ils ont une fluidité particulière, des clartés pâles très-inquiétantes. Et le masque ! quelle épouvantable torsion de tous les muscles !

Puis, se penchant davantage, étudiant les traits de plus près, il continua à voix basse, comme se parlant à lui-même.

— Je n’ai vu des visages pareils qu’aux gens assassinés, morts dans l’épouvante… Elle doit avoir eu quelque émotion terrible.

— Mais comment la crise est-elle venue ? demanda Rougon impatienté, ne sachant plus de quelle façon quitter la chambre.

Pascal ne savait pas. Macquart, en se versant un nouveau petit verre, raconta qu’ayant eu l’envie de boire un peu de cognac, il l’avait envoyée en chercher une bouteille. Elle était restée fort peu de temps dehors. Puis, en rentrant, elle était tombée roide par terre, sans dire un mot. Macquart avait dû la porter sur le lit.

— Ce qui m’étonne, dit-il en manière de conclusion, c’est qu’elle n’ait pas cassé la bouteille.

Le jeune médecin réfléchissait. Il reprit au bout d’un silence :

— J’ai entendu deux coups de feu en venant ici. Peut-être ces misérables ont-ils encore fusillé quelques prisonniers. Si elle a traversé les rangs des soldats à ce moment, la vue du sang a pu la jeter dans cette crise… Il faut qu’elle ait horriblement souffert.

Il avait heureusement la petite boîte de secours qu’il portait sur lui, depuis le départ des insurgés. Il essaya d’introduire entre les dents serrées de tante Dide quelques gouttes d’une liqueur rosâtre. Pendant ce temps, Macquart demanda de nouveau à son frère :

— As-tu l’argent ?

— Oui, je l’apporte, nous allons terminer, répondit Rougon, heureux de cette diversion.

Alors Macquart, voyant qu’il allait être payé, se mit à geindre. Il avait compris trop tard les conséquences de sa trahison ; sans cela, il aurait exigé une somme deux et trois fois plus forte. Et il se plaignait. Vraiment, mille francs, ce n’était pas assez. Ses enfants l’avaient abandonné, il se trouvait seul au monde, obligé de quitter la France. Peu s’en fallut qu’il ne pleurât en parlant de son exil.

— Voyons, voulez-vous les huit cents francs ? dit Rougon, qui avait hâte de s’en aller.

— Non, vrai, double la somme. Ta femme m’a filouté. Si elle m’avait carrément dit ce qu’elle attendait de moi, jamais je ne me serais compromis de la sorte pour si peu de chose.

Rougon aligna les huit cents francs en or sur la table.

— Je vous jure que je n’ai pas davantage, reprit-il. Je songerai à vous plus tard. Mais, par grâce, partez dès ce soir.

Macquart, maugréant, mâchant des lamentations sourdes, porta la table devant la fenêtre, et se mit à compter les pièces d’or, à la lueur mourante du crépuscule. Il faisait tomber de haut les pièces, qui lui chatouillaient délicieusement le bout des doigts, et dont le tintement emplissait l’ombre d’une musique claire. Il s’interrompit un instant pour dire :

— Tu m’as fait promettre une place, souviens-toi. Je veux rentrer en France… Une place de garde champêtre ne me déplairait pas, dans un bon pays que je choisirais…

— Oui, oui, c’est convenu, répondit Rougon. Avez-vous bien huit cents francs ?

Macquart se remit à compter. Les derniers louis tintaient, lorsqu’un éclat de rire strident leur fit tourner la tête. Tante Dide était debout devant le lit, délacée, avec ses cheveux blancs dénoués, sa face pâle tachée de rouge. Pascal avait vainement essayé de la retenir. Les bras tendus, secouée par un grand frisson, elle hochait la tête, elle délirait.

— Le prix du sang, le prix du sang ! dit-elle, à plusieurs reprises. J’ai entendu l’or… Et ce sont eux, eux, qui l’ont vendu. Ah ! les assassins ! Ce sont des loups.

Elle écartait ses cheveux, elle passait les mains sur son front, comme pour lire en elle. Puis elle continua :

— Je le voyais depuis longtemps, le front troué d’une balle. Il y avait toujours des gens, dans ma tête, qui le guettaient avec des fusils. Ils me faisaient signe qu’ils allaient tirer… C’est affreux, je les sens qui me brisent les os et me vident le crâne. Oh ! grâce, grâce !… Je vous en supplie, il ne la verra plus, il ne l’aimera plus, jamais, jamais ! Je l’enfermerai, je l’empêcherai d’aller dans ses jupes. Non, grâce ! ne tirez pas… Ce n’est pas ma faute… Si vous saviez…

Elle s’était presque mise à genoux, pleurant, suppliant, tendant ses pauvres mains tremblantes à quelque vision lamentable qu’elle apercevait dans l’ombre. Et, brusquement, elle se redressa, ses yeux s’agrandirent encore, sa gorge convulsée laissa échapper un cri terrible, comme si quelque spectacle, qu’elle seule voyait, l’eût emplie d’une terreur folle.

— Ô le gendarme ! dit-elle, étranglant, reculant, venant retomber sur le lit, où elle se roula avec de longs éclats de rire qui sonnaient furieusement.

Pascal suivait la crise d’un œil attentif. Les deux frères, très-effrayés, ne saisissant que des phrases décousues, s’étaient réfugiés dans un coin de la pièce. Quand Rougon entendit le mot de gendarme, il crut comprendre ; depuis le meurtre de son amant à la frontière, tante Dide nourrissait une haine profonde contre les gendarmes et les douaniers, qu’elle confondait dans une même pensée de vengeance.

— Mais c’est l’histoire du braconnier qu’elle nous raconte là, murmura-t-il.

Pascal lui fit signe de se taire. La moribonde se relevait péniblement. Elle regarda autour d’elle, d’un air de stupeur. Elle resta un instant muette, cherchant à reconnaître les objets, comme si elle se fut trouvée dans un lieu inconnu. Puis, avec une inquiétude subite :

— Où est le fusil ? demanda-t-elle.

Le médecin lui mit la carabine entre les mains. Elle poussa un léger cri de joie, elle la regarda longuement, en disant à voix basse, d’une voix chantante de petite fille :

— C’est elle, oh ! je la reconnais… Elle est toute tachée de sang. Aujourd’hui, les taches sont fraîches… Ses mains rouges ont laissé sur la crosse des barres saignantes… Ah ! pauvre, pauvre tante Dide !

Sa tête malade tourna de nouveau. Elle devint pensive.

— Le gendarme était mort, murmura-t-elle, et je l’ai vu, il est revenu… Ça ne meurt jamais, ces gredins !

Et, reprise par une fureur sombre, agitant la carabine, elle s’avança vers ses deux fils, acculés, muets d’horreur. Ses jupes dénouées traînaient, son corps tordu se redressait, demi-nu, affreusement creusé par la vieillesse.

— C’est vous qui avez tiré ! cria-t-elle. J’ai entendu l’or… Malheureuse ! je n’ai fait que des loups… toute une famille, toute une portée de loups… Il n’y avait qu’un pauvre enfant, et ils l’ont mangé ; chacun a donné son coup de dent ; ils ont encore du sang plein les lèvres… Ah ! les maudits ! ils ont volé, ils ont tué. Et ils vivent comme des messieurs. Maudits ! maudits ! maudits !

Elle chantait, elle riait, elle criait et répétait : Maudits ! sur une étrange phrase musicale, pareille au bruit déchirant d’une fusillade. Pascal, les larmes aux yeux, la prit entre ses bras, la recoucha. Elle se laissa faire, comme une enfant. Elle continua sa chanson, accélérant le rhythme, battant la mesure sur le drap, de ses mains sèches.

— Voilà ce que je craignais, dit le médecin, elle est folle. Le coup a été trop rude pour un pauvre être prédestiné comme elle aux névroses aiguës. Elle mourra dans une maison de fous, ainsi que son père.

— Mais qu’a-t-elle pu voir ? demanda Rougon, en se décidant à quitter l’angle où il s’était caché.

— J’ai un doute affreux, répondit Pascal. Je voulais vous parler de Silvère, quand vous êtes entré. Il est prisonnier. Il faut agir auprès du préfet, le sauver, s’il en est temps encore.

L’ancien marchand d’huile regarda son fils en pâlissant. Puis, d’une voix rapide :

— Écoute, veille sur elle. Moi, je suis trop occupé ce soir. Nous verrons demain à la faire transporter à la maison d’aliénés des Tulettes. Vous, Macquart, il faut partir cette nuit même. Vous me le jurez ! Je vais aller trouver M. de Blériot.

Il balbutiait, il brûlait d’être dehors, dans le froid de la rue. Pascal fixait un regard pénétrant sur la folle, sur son père, sur son oncle ; l’égoïsme du savant l’emportait ; il étudiait cette mère et ces fils, avec l’attention d’un naturaliste surprenant les métamorphoses d’un insecte. Et il songeait à ces poussées d’une famille, d’une souche qui jette des branches diverses, et dont la sève âcre charrie les mêmes germes dans les tiges les plus lointaines, différemment tordues, selon les milieux d’ombre et de soleil. Il crut entrevoir un instant, comme au milieu d’un éclair, l’avenir des Rougon-Macquart, une meute d’appétits lâchés et assouvis, dans un flamboiement d’or et de sang.

Cependant, au nom de Silvère, tante Dide avait cessé de chanter. Elle écouta un instant, anxieuse. Puis, elle se mit à pousser des hurlements affreux. La nuit était entièrement tombée ; la pièce, toute noire, se creusait, lamentable. Les cris de la folle, qu’on ne voyait plus, sortaient des ténèbres, comme d’une tombe fermée. Rougon, la tête perdue, s’enfuit, poursuivi par ces ricanements qui sanglotaient plus cruels dans l’ombre.

Comme il sortait de l’impasse Saint-Mittre, hésitant, se demandant s’il n’était pas dangereux de solliciter du préfet la grâce de Silvère, il vit Aristide qui rôdait autour du champ de poutres. Ce dernier, ayant reconnu son père, accourut, la mine inquiète, et lui dit quelques mots à l’oreille. Pierre devint blême ; il jeta un regard effaré au fond de l’aire, dans ces ténèbres qu’un feu de bohémiens tachait seul d’une clarté rouge. Et tous deux disparurent par la rue de Rome, hâtant le pas, comme s’ils avaient tué, et relevant le collet de leur paletot, pour ne pas être vus.

— Ça m’évite une course, murmura Rougon. Allons dîner. On nous attend.

Lorsqu’ils arrivèrent, le salon jaune resplendissait. Félicité s’était multipliée. Tout le monde se trouvait là, Sicardot, Granoux, Roudier, Vuillet, les marchands d’huile, les marchands d’amandes, la bande entière. Seul, le marquis avait prétexté ses rhumatismes ; il partait, d’ailleurs, pour un petit voyage. Ces bourgeois tachés de sang blessaient ses délicatesses, et son parent, le comte de Valqueyras, devait l’avoir prié d’aller se faire oublier quelque temps dans son domaine de Corbière. Le refus de M. de Carnavant vexa les Rougon. Mais Félicité se consola en se promettant d’étaler un plus grand luxe ; elle loua deux candélabres, elle commanda deux entrées et deux entremets de plus, afin de remplacer le marquis. La table, pour plus de solennité, fut dressée dans le salon. L’hôtel de Provence avait fourni l’argenterie, la porcelaine, les cristaux. Dès cinq heures, le couvert se trouva mis, pour que les invités, en arrivant, pussent jouir du coup d’œil. Et il y avait, aux deux bouts, sur la nappe blanche, deux bouquets de roses artificielles, dans des vases de porcelaine dorée, à fleurs peintes.

La société habituelle du salon, quand elle fut réunie, ne put cacher l’admiration que lui causa un pareil spectacle. Ces messieurs souriaient d’un air embarrassé en échangeant des regards sournois qui signifiaient clairement : « Ces Rougon sont fous, ils jettent leur argent par la fenêtre. » La vérité était que Félicité, en allant faire les invitations, n’avait pu retenir sa langue. Tout le monde savait que Pierre était décoré et qu’on allait le nommer quelque chose ; ce qui allongeait les nez singulièrement, selon l’expression de la vieille femme. Puis, disait Roudier : « Cette noiraude se gonflait par trop. » Au jour des récompenses, la bande de ces bourgeois qui s’étaient rués sur la république expirante, en s’observant les uns les autres, en se faisant gloire chacun de donner un coup de dent plus bruyant que celui du voisin, trouvaient mauvais que leurs hôtes eussent tous les lauriers de la bataille. Ceux mêmes qui avaient hurlé par tempérament, sans rien demander à l’empire naissant, étaient profondément vexés de voir que, grâce à eux, le plus pauvre, le plus taré de tous allait avoir le ruban rouge à la boutonnière. Encore si l’on avait décoré tout le salon !

— Ce n’est pas que je tienne à la décoration, dit Roudier à Granoux, qu’il avait entraîné dans l’embrasure d’une fenêtre. Je l’ai refusée du temps de Louis-Philippe, lorsque j’étais fournisseur de la cour. Ah ! Louis-Philippe était un bon roi, la France n’en trouvera jamais un pareil !

Roudier redevenait orléaniste. Puis il ajouta avec l’hypocrisie matoise d’un ancien bonnetier de la rue Saint-Honoré :

— Mais vous, mon cher Granoux, croyez-vous que le ruban ne ferait pas bien à votre boutonnière ? Après tout, vous avez sauvé la ville autant que Rougon. Hier, chez des personnes très-distinguées, on n’a jamais voulu croire que vous ayez pu faire autant de bruit avec un marteau.

Granoux balbutia un remerciement, et, rougissant comme une vierge à son premier aveu d’amour, il se pencha à l’oreille de Roudier, en murmurant :

— N’en dites rien, mais j’ai lieu de penser que Rougon demandera le ruban pour moi. C’est un bon garçon.

L’ancien bonnetier devint grave et se montra dès lors d’une grande politesse. Vuillet étant venu causer avec lui de la récompense méritée que venait de recevoir leur ami, il répondit très-haut, de façon à être entendu de Félicité, assise à quelques pas, que des hommes comme Rougon « honoraient la Légion d’honneur. » Le libraire fit chorus ; on lui avait, le matin, donné l’assurance formelle que la clientèle du collége lui était rendue. Quant à Sicardot, il éprouva d’abord un léger ennui à n’être plus le seul homme décoré de la bande. Selon lui, il n’y avait que les militaires qui eussent droit au ruban. Le courage de Pierre le surprenait. Mais, bonhomme au fond, il s’échauffa et finit par crier que les Napoléon savaient distinguer les hommes de cœur et d’énergie.

Aussi Rougon et Aristide furent-ils reçus avec enthousiasme ; toutes les mains se tendirent vers eux. On alla jusqu’à s’embrasser. Angèle était sur le canapé, à côté de sa belle-mère, heureuse, regardant la table avec l’étonnement d’une grosse mangeuse qui n’avait jamais vu autant de plats à la fois. Aristide s’approcha, et Sicardot vint complimenter son gendre du superbe article de l’Indépendant. Il lui rendait son amitié. Le jeune homme, aux questions paternelles qu’il lui adressait, répondit que son désir était de partir avec tout son petit monde pour Paris, où son frère Eugène le pousserait ; mais il lui manquait cinq cents francs. Sicardot les promit, en voyant déjà sa fille reçue aux Tuileries par Napoléon III.

Cependant Félicité avait fait un signe à son mari. Pierre, très-entouré, questionné affectueusement sur sa pâleur, ne réussit qu’à s’échapper une minute. Il put murmurer à l’oreille de sa femme qu’il avait retrouvé Pascal et que Macquart partait dans la nuit. Il baissa encore la voix pour lui apprendre la folie de sa mère, en mettant un doigt sur sa bouche, comme pour dire : « Pas un mot, ça gâterait notre soirée. » Félicité pinça les lèvres. Ils échangèrent un regard où ils lurent leur commune pensée : maintenant, la vieille ne les gênerait plus ; on raserait la masure du braconnier, comme on avait rasé les murs de l’enclos des Fouque, et ils auraient à jamais le respect et la considération de Plassans.

Mais les invités regardaient la table. Félicité fit asseoir ces messieurs. Ce fut une béatitude. Comme chacun prenait sa cuiller, Sicardot, d’un geste, demanda un moment de répit. Il se leva, et gravement :

— Messieurs, dit-il, je veux, au nom de la société, dire à notre hôte combien nous sommes heureux des récompenses que lui ont values son courage et son patriotisme. Je reconnais que Rougon a eu une inspiration du ciel en restant à Plassans, tandis que ces gueux nous traînaient sur les grandes routes. Aussi j’applaudis des deux mains aux décisions du gouvernement… Laissez-moi achever… vous féliciterez ensuite notre ami… Sachez donc que notre ami, fait chevalier de la Légion d’honneur, va en outre être nommé à une recette particulière.

Il y eut un cri de surprise. On s’attendait à une petite place. Quelques-uns grimacèrent un sourire ; mais, la vue de la table aidant, les compliments recommencèrent de plus belle.

Sicardot réclama de nouveau le silence.

— Attendez donc, reprit-il, je n’ai pas fini… Rien qu’un mot… Il est à croire que nous garderons notre ami parmi nous, grâce à la mort de M. Peirotte.

Tandis que les convives s’exclamaient, Félicité éprouva un élancement au cœur. Sicardot lui avait déjà conté la mort du receveur particulier ; mais, rappelée au début de ce dîner triomphal, cette mort subite et affreuse lui fit passer un petit souffle froid sur le visage. Elle se rappela son souhait ; c’était elle qui avait tué cet homme. Et, avec la musique claire de l’argenterie, les convives fêtaient le repas. En province, on mange beaucoup et bruyamment. Dès le relevé, ces messieurs parlaient tous à la fois ; ils donnaient le coup de pied de l’âne aux vaincus, se jetaient des flatteries à la tête, faisaient des commentaires désobligeants sur l’absence du marquis ; les nobles étaient d’un commerce impossible ; Roudier finit même par laisser entendre que le marquis s’était fait excuser, parce que la peur des insurgés lui avait donné la jaunisse. Au second service, ce fut une curée. Les marchands d’huile, les marchands d’amandes, sauvaient la France. On trinqua à la gloire des Rougon. Granoux, très-rouge, commençait à balbutier, et Vuillet, très-pâle, était complétement gris ; mais Sicardot versait toujours, tandis qu’Angèle, qui avait déjà trop mangé, se faisait des verres d’eau sucrée. La joie d’être sauvés, de ne plus trembler, de se retrouver dans ce salon jaune, autour d’une bonne table, sous la clarté vive des deux candélabres et du lustre, qu’ils voyaient pour la première fois sans son étui piqué de chiures noires, donnait à ces messieurs un épanouissement de sottise, une plénitude de jouissance large et épaisse. Dans l’air chaud, leurs voix montaient grasses, plus louangeuses à chaque plat, s’embarrassant au milieu des compliments, allant jusqu’à dire — ce fut un ancien maître tanneur retiré qui trouva ce joli mot — que le dîner « était un vrai festin de Lucullus. »

Pierre rayonnait, sa grosse face pâle suait le triomphe. Félicité, aguerrie, disait qu’ils loueraient sans doute le logement de ce pauvre M. Peirotte, en attendant qu’ils pussent acheter une petite maison dans la ville neuve ; et elle distribuait déjà son mobilier futur dans les pièces du receveur. Elle entrait dans ses Tuileries. À un moment, comme le bruit des voix devenait assourdissant, elle parut prise d’un souvenir subit ; elle se leva et vint se pencher à l’oreille d’Aristide :

— Et Silvère ? lui demanda-t-elle.

Le jeune homme, surpris par cette question, tressaillit.

— Il est mort, répondit-il à voix basse. J’étais là quand le gendarme lui a cassé la tête d’un coup de pistolet.

Félicité eut à son tour un léger frisson. Elle ouvrait la bouche pour demander à son fils pourquoi il n’avait pas empêché ce meurtre, en réclamant l’enfant ; mais elle ne dit rien, elle resta là, interdite. Aristide, qui avait lu sa question sur ses lèvres tremblantes, murmura :

— Vous comprenez, je n’ai rien dit… Tant pis pour lui, aussi ! J’ai bien fait. C’est un bon débarras.

Cette franchise brutale déplut à Félicité. Aristide, comme son père, comme sa mère, avait son cadavre. Sûrement, il n’aurait pas avoué avec une telle carrure qu’il flânait au faubourg et qu’il avait laissé casser la tête à son cousin, si les vins de l’hôtel de Provence et les rêves qu’il bâtissait sur sa prochaine arrivée à Paris ne l’eussent fait sortir de sa sournoiserie habituelle. La phrase lâchée, il se dandina sur sa chaise. Pierre, qui de loin suivait la conversation de sa femme et de son fils, comprit, échangea avec eux un regard de complice implorant le silence. Ce fut comme un dernier souffle d’effroi qui courut entre les Rougon, au milieu des éclats et des chaudes gaietés de la table. En venant reprendre sa place, Félicité aperçut de l’autre côté de la rue, derrière une vitre, un cierge qui brûlait ; on veillait le corps de M. Peirotte, rapporté le matin de Sainte-Roure. Elle s’assit, en sentant, derrière elle, ce cierge lui chauffer le dos. Mais les rires montaient, le salon jaune s’emplit d’un cri de ravissement, lorsque le dessert parut.

Et, à cette heure, le faubourg était encore tout frissonnant du drame qui venait d’ensanglanter l’aire Saint-Mittre. Le retour des troupes, après le carnage de la plaine des Nores, fut marqué par d’atroces représailles. Des hommes furent assommés à coups de crosse derrière un pan de mur, d’autres eurent la tête cassée au fond d’un ravin par le pistolet d’un gendarme. Pour que l’horreur fermât les lèvres, les soldats semaient les morts sur la route. On les eût suivis à la trace rouge qu’ils laissaient. Ce fut un long égorgement. À chaque étape, on massacrait quelques insurgés. On en tua deux à Sainte-Roure, trois à Orchères, un au Béage. Quand la troupe eut campé à Plassans, sur la route de Nice, il fut décidé qu’on fusillerait encore un des prisonniers, le plus compromis. Les vainqueurs jugeaient bon de laisser derrière eux ce nouveau cadavre, afin d’inspirer à la ville le respect de l’empire naissant. Mais les soldats étaient las de tuer ; aucun ne se présenta pour la sinistre besogne. Les prisonniers, jetés sur les poutres du chantier comme sur un lit de camp, liés par les poings, deux à deux, écoutaient, attendaient, dans une stupeur lasse et résignée.

À ce moment, le gendarme Rengade écarta brusquement la foule des curieux. Dès qu’il avait appris que la troupe revenait avec plusieurs centaines d’insurgés, il s’était levé, grelottant de fièvre, risquant sa vie dans ce froid noir de décembre. Dehors, sa blessure se rouvrit, le bandeau qui cachait son orbite vide se tacha de sang ; il y eut des filets rouges qui coulèrent sur sa joue et sur sa moustache. Effrayant, avec sa colère muette, sa tête pâle enveloppée d’un linge ensanglanté, il courut regarder chaque prisonnier au visage, longuement. Il suivit ainsi les poutres, se baissant, allant et revenant, faisant tressaillir les plus stoïques par sa brusque apparition. Et, tout d’un coup :

— Ah ! le bandit, je le tiens ! cria-t-il.

Il venait de mettre la main sur l’épaule de Silvère. Silvère, accroupi sur une poutre, la face morte, regardait au loin, devant lui, dans le crépuscule blafard, d’un air doux et stupide. Depuis son départ de Sainte-Roure, il avait eu ce regard vide. Le long de la route, pendant les longues lieues, lorsque les soldats activaient la marche du convoi à coups de crosse, il s’était montré d’une douceur d’enfant. Couvert de poussière, mourant de soif et de fatigue, il marchait toujours, sans une parole, comme une de ces bêtes dociles qui vont en troupeaux sous le fouet des vachers. Il songeait à Miette. Il la voyait étendue dans le drapeau, sous les arbres, les yeux en l’air. Depuis trois jours, il ne voyait qu’elle. À cette heure, au fond de l’ombre croissante, il la voyait encore.

Rengade se tourna vers l’officier, qui n’avait pu trouver parmi les soldats les hommes nécessaires à une exécution.

— Ce gredin m’a crevé l’œil, lui dit-il en montrant Silvère. Donnez-le-moi… Ce sera autant de fait pour vous.

L’officier, sans répondre, se retira d’un air indifférent, en faisant un geste vague. Le gendarme comprit qu’on lui donnait son homme.

— Allons, lève-toi ! reprit-il en le secouant.

Silvère, comme tous les autres prisonniers, avait un compagnon de chaîne. Il était attaché par un bras à un paysan de Poujols, un nommé Mourgue, homme de cinquante ans, dont les grands soleils et le dur métier de la terre avaient fait une brute. Déjà voûté, les mains roidies, la face plate, il clignait les yeux, hébété, avec cette expression entêtée et méfiante des animaux battus. Il était parti, armé d’une fourche, parce que tout son village partait ; mais il n’aurait jamais pu expliquer ce qui le jetait ainsi sur les grandes routes. Depuis qu’on l’avait fait prisonnier, il comprenait encore moins. Il croyait vaguement qu’on le ramenait chez lui. L’étonnement de se voir attaché, la vue de tout ce monde qui le regardait, l’ahurissaient, l’abêtissaient davantage. Comme il ne parlait et n’entendait que le patois, il ne put deviner ce que voulait le gendarme. Il levait vers lui sa face épaisse, faisant effort ; puis, s’imaginant qu’on lui demandait le nom de son pays, il dit de sa voix rauque :

— Je suis de Poujols.

Un éclat de rire courut dans la foule, et des voix crièrent :

— Détachez le paysan.

— Bah ! répondit Rengade ; plus on en écrasera, de cette vermine, mieux ça vaudra. Puisqu’ils sont ensemble, ils y passeront tous les deux.

Il y eut un murmure.

Le gendarme se retourna, avec son terrible visage taché de sang, et les curieux s’écartèrent. Un petit bourgeois propret se retira, en déclarant que s’il restait davantage, ça l’empêcherait de dîner. Des gamins, ayant reconnu Silvère, parlèrent de la fille rouge. Alors le petit bourgeois revint sur ses pas, pour mieux voir l’amant de la femme au drapeau, de cette créature dont avait parlé la Gazette.

Silvère ne voyait, n’entendait rien ; il fallut que Rengade le prît au collet. Alors il se leva, forçant Mourgue à se lever aussi.

— Venez, dit le gendarme. Ça ne sera pas long.

Et Silvère reconnut le borgne. Il sourit. Il dut comprendre. Puis il détourna la tête. La vue du borgne, de ces moustaches que le sang figé roidissait d’un givre sinistre, lui causa un regret immense. Il aurait voulu mourir dans une douceur infinie. Il évita de rencontrer l’œil unique de Rengade, qui brillait sous la pâleur du linge. Ce fut le jeune homme qui, de lui-même, gagna le fond de l’aire Saint-Mittre, l’allée étroite cachée par les tas de planches. Mourgue suivait.

L’aire s’étendait, désolée, sous le ciel jaune. La clarté des nuages cuivrés traînait en reflets louches. Jamais le champ nu, le chantier où les poutres dormaient, comme roidies par le froid, n’avait eu les mélancolies d’un crépuscule si lent, si navré. Au bord de la route, les prisonniers, les soldats, la foule, disparaissaient dans le noir des arbres. Seuls le terrain, les madriers, les tas de planches, pâlissaient dans les clartés mourantes, avec des teintes limoneuses, un aspect vague de torrent desséché. Les tréteaux des scieurs de long, profilant dans un coin leur charpente maigre, ébauchaient des angles de potence, des montants de guillotine. Et il n’y avait de vivant que trois bohémiens montrant leurs têtes effarées à la porte de leur voiture, un vieux et une vieille, et une grande fille aux cheveux crépus, dont les yeux luisaient comme des yeux de loup.

Avant d’atteindre l’allée, Silvère regarda. Il se souvint d’un dimanche lointain où, par un beau clair de lune, il avait traversé le chantier. Quelle douceur attendrie ! comme les rayons pâles coulaient lentement le long des madriers ! Du ciel glacé tombait un silence souverain. Et, dans ce silence, la bohémienne aux cheveux crépus chantait à voix basse dans une langue inconnue. Puis, Silvère se rappela que ce dimanche lointain datait de huit jours. Il y avait huit jours qu’il était venu dire adieu à Miette. Que cela était loin ! Il lui semblait qu’il n’avait plus mis les pieds dans le chantier depuis des années. Mais quand il entra dans l’allée étroite, son cœur défaillit. Il reconnaissait l’odeur des herbes, les ombres des planches, les trous de la muraille. Une voix éplorée monta de toutes ces choses. L’allée s’allongeait, triste, vide ; elle lui parut plus longue ; il y sentit souffler un vent froid. Ce coin avait cruellement vieilli. Il vit le mur rongé de mousse, le tapis d’herbe brûlé par la gelée, les tas de planches pourries par les eaux. C’était une désolation. Le crépuscule jaune tombait comme une boue fine sur les ruines de ses chères tendresses. Il dut fermer les yeux, et il revit l’allée verte, les saisons heureuses se déroulèrent. Il faisait tiède, il courait dans l’air chaud, avec Miette. Puis les pluies de décembre tombaient, rudes, sans fin ; ils venaient toujours, ils se cachaient au fond des planches, ils écoutaient, ravis, le grand ruissellement de l’averse. Ce fut, dans un éclair, toute sa vie, toute sa joie qui passa. Miette sautait son mur, elle accourait, secouée de rires sonores. Elle était là, il voyait sa blancheur dans l’ombre, avec son casque vivant, sa chevelure d’encre. Elle parlait des nids de pies, qui sont si difficiles à dénicher, et elle l’entraînait. Alors, il entendit au loin les murmures adoucis de la Viorne, le chant des cigales attardées, le vent qui soufflait dans les peupliers des prés Sainte-Claire. Comme ils avaient couru pourtant ! Il se souvenait bien. Elle avait appris à nager en quinze jours. C’était une brave enfant. Elle n’avait qu’un gros défaut : elle maraudait. Mais il l’aurait corrigée. La pensée de leurs premières caresses le ramena à l’allée étroite. Toujours, ils étaient revenus dans ce trou. Il crut saisir le chant mourant de la bohémienne, le claquement des derniers volets, l’heure grave qui tombait des horloges. Puis le moment de la séparation sonnait, Miette remontait sur son mur. Elle lui envoyait des baisers. Et il ne la voyait plus. Une émotion terrible le prit à la gorge : il ne la verrait plus jamais, jamais.

— À ton aise, ricana le borgne ; va, choisis ta place.

Silvère fit encore quelques pas. Il approchait du fond de l’allée, il n’apercevait plus qu’une bande de ciel où se mourait le jour couleur de rouille. Là, pendant deux ans, avait tenu sa vie. La lente approche de la mort, dans ce sentier où depuis si longtemps il promenait son cœur, était d’une douceur ineffable. Il s’attardait, il jouissait longuement de ses adieux à tout ce qu’il aimait, les herbes, les pièces de bois, les pierres du vieux mur, ces choses que Miette avait faites vivantes. Et sa pensée s’égarait de nouveau. Ils attendaient d’avoir l’âge pour se marier. Tante Dide serait restée avec eux. Ah ! s’ils avaient fui loin, bien loin, au fond de quelque village inconnu, où les vauriens du faubourg ne seraient plus venus jeter au visage de la Chantegreil le crime de son père ! Quelle paix heureuse ! Il aurait ouvert un atelier de charron, sur le bord d’une grande route. Certes, il faisait bon marché de ses ambitions d’ouvrier ; il n’enviait plus la carrosserie, les calèches aux larges panneaux vernis, luisants comme des miroirs. Dans la stupeur de son désespoir, il ne put se rappeler pourquoi son rêve de félicité ne se réaliserait jamais. Que ne s’en allait-il, avec Miette et tante Dide ? La mémoire tendue, il écoutait un bruit aigre de fusillade, il voyait un drapeau tomber devant lui, la hampe cassée, l’étoffe pendante, comme l’aile d’un oiseau abattu d’un coup de feu. C’était la République qui dormait avec Miette, dans un pan du drapeau rouge. Ah ! misère, elles étaient mortes toutes les deux ! elles avaient un trou saignant à la poitrine, et voilà ce qui lui barrait la vie maintenant, les cadavres de ses deux tendresses. Il n’avait plus rien, il pouvait mourir. Depuis Sainte-Roure, c’était là ce qui lui avait donné cette douceur d’enfant, vague et stupide. On l’aurait battu sans qu’il le sentît. Il n’était plus dans sa chair, il était resté agenouillé auprès de ses mortes bien-aimées, sous les arbres, dans la fumée âcre de la poudre.

Mais le borgne s’impatientait ; il poussa Mourgue, qui se faisait traîner, il gronda :

— Allez donc, je ne veux pas coucher ici.

Silvère trébucha. Il regarda à ses pieds. Un fragment de crâne blanchissait dans l’herbe. Il crut entendre l’allée étroite s’emplir de voix. Les morts l’appelaient, les vieux morts, dont les haleines chaudes, pendant les soirées de juillet, les troublaient si étrangement, lui et son amoureuse. Il reconnaissait bien leurs murmures discrets. Ils étaient joyeux, ils lui disaient de venir, ils promettaient de lui rendre Miette dans la terre, dans une retraite encore plus cachée que ce bout de sentier. Le cimetière, qui avait soufflé au cœur des enfants, par ses odeurs grasses, par sa végétation noire, les âpres désirs, étalant avec complaisance son lit d’herbes folles, sans pouvoir les jeter aux bras l’un de l’autre, rêvait, à cette heure, de boire le sang chaud de Silvère. Depuis deux étés, il attendait les jeunes époux.

— Est-ce là ? demanda le borgne.

Le jeune homme regarda devant lui. Il était arrivé au bout de l’allée. Il aperçut la pierre tombale, et il eut un tressaillement. Miette avait raison, cette pierre était pour elle. Cy gist… Marie… morte. Elle était morte, le bloc avait roulé sur elle. Alors, défaillant, il s’appuya sur la pierre glacée. Comme elle était tiède autrefois, lorsqu’ils jasaient, assis dans un coin, pendant les longues soirées ! Elle venait par là, elle avait usé un coin du bloc à poser les pieds, quand elle descendait du mur. Il restait un peu d’elle, de son corps souple, dans cette empreinte. Et lui pensait que toutes ces choses étaient fatales, que cette pierre se trouvait à cette place pour qu’il pût y venir mourir, après y avoir aimé.

Le borgne arma ses pistolets.

Mourir, mourir, cette pensée ravissait Silvère. C’était donc là qu’on l’amenait, par cette longue route blanche qui descend de Sainte-Roure à Plassans. S’il avait su, il se serait hâté davantage. Mourir sur cette pierre, mourir au fond de l’allée étroite, mourir dans cet air, où il croyait sentir encore l’haleine de Miette, jamais il n’aurait espéré une pareille consolation dans sa douleur. Le ciel était bon. Il attendit avec un sourire vague.

Cependant Mourgue avait vu les pistolets. Jusque-là, il s’était laissé traîner stupidement. Mais l’épouvante le saisit. Il répéta d’une voix éperdue :

— Je suis de Poujols, je suis de Poujols !

Il se jeta à terre, il se vautra aux pieds du gendarme, suppliant, s’imaginant sans doute qu’on le prenait pour un autre.

— Qu’est-ce que ça me fait que tu sois de Poujols ? murmura Rengade.

Et comme le misérable, grelottant, pleurant de terreur, ne comprenant pas pourquoi il allait mourir, tendait ses mains tremblantes, ses pauvres mains de travailleur déformées et durcies, en disant dans son patois qu’il n’avait rien fait, qu’il fallait lui pardonner, le borgne s’impatienta de ne pouvoir lui appliquer la gueule du pistolet sur la tempe, tant il remuait.

— Te tairas-tu ! cria-t-il.

Alors Mourgue, fou d’épouvante, ne voulant pas mourir, se mit à pousser des hurlements de bête, de cochon qu’on égorge.

— Te tairas-tu, gredin ! répéta le gendarme.

Et il lui cassa la tête. Le paysan roula comme une masse. Son cadavre alla rebondir au pied d’un tas de planches, où il resta plié sur lui-même. La violence de la secousse avait rompu la corde qui l’attachait à son compagnon. Silvère tomba à genoux devant la pierre tombale.

Rengade avait mis un raffinement de vengeance à tuer Mourgue le premier. Il jouait avec son second pistolet, il le levait lentement, goûtant l’agonie de Silvère. Celui-ci, tranquille, le regarda. La vue du borgne, dont l’œil farouche le brûlait, lui causa un malaise. Il détourna le regard, ayant peur de mourir lâchement, s’il continuait à voir cet homme frissonnant de fièvre, avec son bandeau maculé et sa moustache saignante. Mais comme il levait les yeux, il aperçut la tête de Justin au ras du mur, à l’endroit où Miette sautait.

Justin se trouvait à la porte de Rome, dans la foule, lorsque le gendarme avait emmené les deux prisonniers. Il s’était mis à courir à toutes jambes, faisant le tour par le Jas-Meiffren, ne voulant pas manquer le spectacle de l’exécution. La pensée que, seul des vauriens du faubourg, il verrait le drame à l’aise, comme du haut d’un balcon, lui donnait une telle hâte, qu’il tomba à deux reprises. Malgré sa course folle, il arriva trop tard pour le premier coup de pistolet. Désespéré, il grimpa sur le mûrier. En voyant que Silvère restait, il eut un sourire. Les soldats lui avaient appris la mort de sa cousine, l’assassinat du charron achevait de le mettre en joie. Il attendit le coup de feu avec cette volupté qu’il prenait à la souffrance des autres, mais décuplée par l’horreur de la scène, mêlée d’une épouvante exquise.

Silvère, en reconnaissant cette tête, seule au ras du mur, cet immonde galopin, la face blême et ravie, les cheveux légèrement dressés sur le front, éprouva une rage sourde, un besoin de vivre. Ce fut la dernière révolte de son sang, une rébellion d’une seconde. Il retomba à genoux, il regarda devant lui. Dans le crépuscule mélancolique, une vision suprême passa. Au bout de l’allée, à l’entrée de l’impasse Saint-Mittre, il crut apercevoir tante Dide, debout, blanche et roide comme une sainte de pierre, qui de loin voyait son agonie.

À ce moment, il sentit sur sa tempe le froid du pistolet. La tête blafarde de Justin riait. Silvère, fermant les yeux, entendit les vieux morts l’appeler furieusement. Dans le noir, il ne voyait plus que Miette, sous les arbres, couverte du drapeau, les yeux en l’air. Puis le borgne tira, et ce fut tout ; le crâne de l’enfant éclata comme une grenade mûre ; sa face retomba sur le bloc, les lèvres collées à l’endroit usé par les pieds de Miette, à cette place tiède où l’amoureuse avait laissé un peu de son corps.

Et, chez les Rougon, le soir, au dessert, des rires montaient dans la buée de la table, toute chaude encore des débris du dîner. Enfin, ils mordaient aux plaisirs des riches ! Leurs appétits, aiguisés par trente ans de désirs contenus, montraient des dents féroces. Ces grands inassouvis, ces fauves maigres, à peine lâchés de la veille dans les jouissances, acclamaient l’empire naissant, le règne de la curée ardente. Comme il avait relevé la fortune des Bonaparte, le coup d’État fondait la fortune des Rougon.

Pierre se mit debout, tendit son verre, en criant :

— Je bois au prince Louis, à l’empereur !

Ces messieurs, qui avaient noyé leur jalousie dans le champagne, se levèrent tous, trinquèrent avec des exclamations assourdissantes. Ce fut un beau spectacle. Les bourgeois de Plassans, Roudier, Granoux, Vuillet et les autres, pleuraient, s’embrassaient, sur le cadavre à peine refroidi de la république. Mais Sicardot eut une idée triomphante. Il prit, dans les cheveux de Félicité, un nœud de satin rose qu’elle s’était collé par gentillesse au-dessus de l’oreille droite, coupa un bout du satin avec son couteau à dessert, et vint le passer solennellement à la boutonnière de Rougon. Celui-ci fit le modeste. Il se débattit, la face radieuse, en murmurant :

— Non, je vous en prie, c’est trop tôt. Il faut attendre que le décret ait paru.

— Sacrebleu ! s’écria Sicardot, voulez-vous bien garder ça ! c’est un vieux soldat de Napoléon qui vous décore !

Tout le salon jaune éclata en applaudissements. Félicité se pâma. Granoux le muet, dans son enthousiasme, monta sur une chaise, en agitant sa serviette et en prononçant un discours qui se perdit au milieu du vacarme. Le salon jaune triomphait, délirait.

Mais le chiffon de satin rose, passé à la boutonnière de Pierre, n’était pas la seule tache rouge dans le triomphe des Rougon. Oublié sous le lit de la pièce voisine, se trouvait encore un soulier au talon sanglant. Le cierge qui brûlait auprès de M. Peirotte, de l’autre côté de la rue, saignait dans l’ombre comme une blessure ouverte. Et, au loin, au fond de l’aire Saint-Mittre, sur la pierre tombale, une mare de sang se caillait.

Marx dans "Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte" :

La République sociale apparut, en tant que phrase, que prophétie, au seuil de la République de Février. Au cours des journées de Juin 1848, elle fut étouffée dans le sang du prolétariat parisien, mais elle rôda comme un spectre, dans les actes suivants du drame. On proclama la République démocratique. Elle disparut le 13 juin 1849, emportée dans la fuite de ses petits bourgeois, mais dans sa fuite, elle jeta derrière elle sa publicité doublement fanfaronne. La République parlementaire s’empara, avec la bourgeoisie, de toute la scène, et s’étendit dans toute sa plénitude, mais le 2 décembre 1851 l’enterra, aux cris angoissés de : « Vive la République ! », poussés par les royalistes coalisés.

La bourgeoisie française s’était cabrée contre la domination du prolétariat travailleur, et c’est elle qui mit au pouvoir le sous-prolétariat ayant à sa tête le chef de la société du Dix-Décembre. La bourgeoisie avait tenu la France toute haletante dans la crainte des horreurs futures de l’anarchie rouge, et c’est Bonaparte qui lui escompta cet avenir en faisant, le 4 décembre, descendre de leurs fenêtres à coups de fusils, par les soldats de l’ordre saouls d’eau-de-vie, les bourgeois distingués du boulevard Montmartre et du boulevard des Italiens. La bourgeoisie avait fait l’apothéose du sabre, et c’est le sabre qui la domine. Elle avait supprimé la presse révolutionnaire, et c’est sa propre presse qui est supprimée. Elle avait placé les réunions populaires sous la surveillance de la police, et ce sont ses salons qui sont, à leur tour, placés sous la surveillance de la police. Elle avait dissous la garde nationale démocratique, et c’est sa propre garde nationale qui est dissoute. Elle avait proclamé l’état de siège, et c’est contre elle que l’état de siège est maintenant proclamé. Elle avait remplacé les jurys par des commissions militaires, et ses propres jurys sont, à leur tour, remplacés par des commissions militaires.

Elle avait livré aux prêtres l’instruction publique, et maintenant c’est sa propre instruction qui est livrée aux prêtres. Elle avait déporté sans jugement, et maintenant c’est elle que l’on déporte sans jugement. Elle avait réprimé à l’aide de la force publique tout mouvement de la société, et maintenant le pouvoir d’Etat réprime, à son tour, tout mouvement de sa propre société. Pour l’amour de son porte-monnaie, elle s’était révoltée contre ses propres politiciens et littérateurs. Maintenant, non seulement ses politiciens et littérateurs sont à l’écart, mais on pille son porte-monnaie, après l’avoir bâillonnée et après avoir brisé sa plume. La bourgeoisie avait crié infatigablement à la révolution, comme saint Arsène aux chrétiens : Fuge, tace, quiesce [68] ! et maintenant, c’est Bonaparte qui crie à la bourgeoisie : Fuge, tace, quiesce !

La bourgeoisie française avait résolu depuis longtemps le dilemme posé par Napoléon : « Dans cinquante ans, l’Europe sera ou républicaine ou cosaque. » Elle l’avait résolu dans le sens de la « République cosaque ». Aucune Circé [69] n’avait, en jetant un mauvais sort, transformé en monstre le chef-d’œuvre de la République bourgeoise. Cette République n’avait perdu que l’apparence de la respectabilité. La France actuelle était déjà tout entière dans la République parlementaire. Il avait suffi d’un coup de baïonnette pour crever l’enveloppe extérieure et faire apparaître le monstre à tous les yeux.

[Le but immédiat de la révolution de février fut le renversement de la dynastie d’Orléans et de la fraction de la bourgeoisie qui dominait sous elle. C’est le 2 décembre 1851 seulement que ce but fut atteint. Alors, les immenses propriétés de la maison d ’Orléans, bases réelles de son influence, furent confisquées, et ce qu’on avait attendu de la révolution de février ne se produisit qu’au lendemain du coup d’état du 2 décembre : la prison, la fuite, la destitution, le bannissement, le désarmement, le mépris à l’égard des hommes qui, depuis 1830, avaient fatigué la France de leur réputation. Mais, sous Louis-Philippe, dominait seulement une partie de la bourgeoisie commerçante. Les autres fractions de cette bourgeoisie constituaient une opposition dynastique et une opposition républicaine ou se trouvaient complètement en dehors de ce qu’on appelait la légalité. C’est la république parlementaire qui porta la première au pouvoir toutes les fractions de la bourgeoisie commerçante. Sous Louis-Philippe, la bourgeoisie commerçante exclut la bourgeoisie foncière. C’est la république parlementaire qui, la première, les mit sur un pied d’égalité, unit la monarchie de Juillet à la monarchie légitime et fondit en une seule deux périodes de domination de la propriété. Sous Louis-Philippe, la partie privilégiée de la bourgeoisie cachait sa domination sous le trône. Dans la république parlementaire, la domination de la bourgeoisie, après avoir uni tous ses éléments et fait de son domaine le domaine de sa classe, apparut dans toute sa nudité. Ainsi, il fallut que la révolution elle-même créât d’abord la forme dans laquelle la domination de la classe bourgeoise acquiert son expression la plus large, la plus générale et la plus complète, et pût, par conséquent, être renversée sans espoir de retour.

C’est alors seulement que fut exécutée la condamnation prononcée en février contre la bourgeoisie orléaniste, c’est-à-dire la fraction la plus vivante de la bourgeoisie française. C’est alors seulement qu’elle fut battue dans son Parlement, son barreau, ses tribunaux de commerce, ses représentations provinciales, son notariat, son université, sa tribune et sa justice, sa presse et sa littérature, ses revenus administratifs, son casuel judiciaire, ses appointements d’officiers et ses rentes d’État, dans son esprit et dans sa chair. Blanqui avait posé comme première revendication à la révolution la dissolution des gardes bourgeoises, et les gardes bourgeoises, qui, en février, tendaient la main à la révolution pour l’entraver dans sa marche, disparurent en décembre de la scène. Le Panthéon lui-même redevint une église ordinaire. Avant la dernière forme du régime bourgeois fut également rompu le charme qui avait transformé en saints ses initiateurs du XVIII° siècle.] [70]

Pourquoi le prolétariat parisien ne s’est-il pas soulevé après le 2 décembre ?

Parce que la chute de la bourgeoisie n’avait été que décrétée et que le décret n’avait pas encore été exécuté. Toute révolte sérieuse du prolétariat l’aurait aussitôt rendue à la vie, réconciliée avec l’armée et aurait valu aux ouvriers une seconde défaite de Juin.

Le 4 décembre, le prolétariat fut excité à la lutte par les bourgeois et les épiciers. Le soir de ce même jour, plusieurs légions de la garde nationale promirent d’apparaître en armes et en uniforme sur le champ de bataille. Bourgeois et épiciers s’étaient en effet aperçus que dans l’un de ses décrets du 2 décembre, Bonaparte abolissait le vote secret et ordonnait aux électeurs d’inscrire dans les registres officiels : oui ou non, en face de leurs noms. La résistance du 4 décembre intimida Bonaparte. Pendant la nuit, il fit placarder à tous les coins de rues des affiches annonçant le rétablissement du vote secret. Bourgeois et épiciers crurent dès lors avoir atteint leur but, et qui ne parut pas le lendemain, ce furent les épiciers et les bourgeois.

Par un coup de main de Bonaparte, pendant la nuit du l° au 2 décembre, le prolétariat parisien avait été privé de ses chefs de barricades. Devenu une armée sans officiers, à laquelle les souvenirs de juin 1848 et 1849 et de mai 1850 ôtaient toute envie de combattre sous la bannière des Montagnards, il laissa à son avant-garde, les sociétés secrètes, le soin de sauver l’honneur insurrectionnel de Paris et la bourgeoisie livra si facilement la capitale à la soldatesque que Bonaparte put, par la suite, désarmer la garde nationale sous le prétexte ironique qu’il craignait que les anarchistes n’utilisassent contre elle ses propres armes !

« C’est le triomphe complet et définitif du socialisme ! » C’est ainsi que Guizot caractérisa le Deux-Décembre. Mais si le renversement de la République parlementaire contient en germe le triomphe de la révolution prolétarienne, son premier résultat tangible n’en fut pas moins la victoire de Bonaparte sur le Parlement, du pouvoir exécutif sur le pouvoir législatif, de la violence sans phrase sur la violence de la phrase. Au Parlement, la nation élevait sa volonté générale à la hauteur d’une loi, c’est-à-dire qu’elle faisait de la loi de la classe dominante sa volonté générale. Devant le pouvoir exécutif, elle abdique toute volonté propre et se soumet aux ordres d’une volonté étrangère, l’autorité. Le pouvoir exécutif, contrairement au pouvoir législatif, exprime l’hétéronomie de la nation, en opposition à son autonomie. Ainsi, la France ne sembla avoir échappé au despotisme d’une classe que pour retomber sous le despotisme d’un individu, et encore sous l’autorité d’un individu sans autorité. La lutte parut apaisée en ce sens que toutes les classes s’agenouillèrent, également impuissantes et muettes, devant les crosses de fusils.

Mais la révolution va jusqu’au fond des choses. Elle ne traverse encore que le purgatoire. Elle mène son affaire avec méthode. Jusqu’au 2 décembre 1851, elle n’avait accompli que la moitié de ses préparatifs, et maintenant elle accomplit l’autre moitié. Elle perfectionne d’abord le pouvoir parlementaire, pour le renverser ensuite. Ce but une fois atteint, elle perfectionne le pouvoir exécutif, le réduit à sa plus simple expression, l’isole, dirige contre lui tous les reproches pour pouvoir concentrer sur lui toutes ses forces de destruction, et, quand elle aura accompli la seconde moitié de son travail de préparation, l’Europe sautera de sa place et jubilera : « Bien creusé, vieille taupe ! »

Ce pouvoir exécutif, avec son immense organisation bureaucratique et militaire, avec son mécanisme étatique complexe et artificiel, son armée de fonctionnaires d’un demi-million d’hommes et son autre armée d’un demi-million de soldats, effroyable corps parasite, qui recouvre comme d’une membrane le corps de la société française et en bouche tous les pores, se constitua à l’époque de la monarchie absolue, au déclin de la féodalité, qu’il aida à renverser. Les privilèges seigneuriaux des grands propriétaires fonciers et des villes se transformèrent en autant d’attributs du pouvoir d’Etat, les dignitaires féodaux en fonctionnaires appointés, et la carté bigarrée des droits souverains médiévaux contradictoires devint le plan bien réglé d’un pouvoir d’Etat, dont le travail est divisé et centralisé comme dans une usine. La première Révolution française, qui se donna pour tâche de briser tous les pouvoirs indépendants, locaux, territoriaux, municipaux et provinciaux, pour créer l’unité civique de la nation, devait nécessairement développer l œuvre commencée par la monarchie absolue : la centralisation, mais, en même temps aussi, l’étendue, les attributs et l’appareil du pouvoir gouvernemental. Napoléon acheva de perfectionner ce mécanisme d’Etat. La monarchie légitime et la monarchie de Juillet ne firent qu’y ajouter une plus grande division du travail, croissant au fur et à mesure que la division du travail, à l’intérieur de la société bourgeoise, créait de nouveaux groupes d’intérêts, et. par conséquent, un nouveau matériel pour l’administration d’Etat. Chaque intérêt commun fut immédiatement détaché de la société, opposé à elle à titre d’intérêt supérieur, général, enlevé à l’initiative des membres de la société, transformé en objet de l’activité gouvernementale, depuis le pont, la maison d’école et la propriété communale du plus petit hameau jusqu’aux chemins de fer, aux biens nationaux et aux universités. La République parlementaire, enfin, se vit contrainte, dans sa lutte contre la révolution, de renforcer par ses mesures de répression les moyens d’action et la centralisation du pouvoir gouvernemental. Toutes les révolutions politiques n’ont fait que perfectionner cette machine, au lieu de la briser. Les partis qui luttèrent à tour de rôle pour le pouvoir considérèrent la conquête de cet immense édifice d’Etat comme la principale proie du vainqueur.

Mais, sous la monarchie absolue, pendant la première Révolution et sous Napoléon, la bureaucratie n’était que le moyen de préparer la domination de classe de la bourgeoisie. Sous la Restauration, sous Louis-Philippe, sous la République parlementaire, elle était l’instrument de la classe dominante, quels que fussent d’ailleurs ses efforts pour se constituer en puissance indépendante.

Ce n’est que sous le second Bonaparte que l’Etat semble être devenu complètement indépendant. La machine d’Etat s’est si bien renforcée en face de la société qu’il lui suffit d’avoir à sa tête le chef de la société du Dix-Décembre, chevalier de fortune venu de l’étranger, élevé sur le pavois par une soldatesque ivre, achetée avec de l’eau-de-vie et du saucisson, et à laquelle il lui faut constamment en jeter à nouveau. C’est ce qui explique le morne désespoir, l’effroyable sentiment de découragement et d’humiliation qui oppresse la poitrine de la France et entrave sa respiration. Elle se sent comme déshonorée.

Cependant, le pouvoir d’Etat ne plane pas dans les airs. Bonaparte représente une classe bien déterminée, et même la classe la plus nombreuse de la société française, à savoir les paysans parcellaires.

De même que les Bourbons avaient été la dynastie de la grande propriété foncière et les Orléans la dynastie de l’argent, les Bonapartes sont la dynastie des paysans, c’est-à-dire de la masse du peuple français. L’élu des paysans, ce n’était pas le Bonaparte qui se soumettait au Parlement bourgeois, mais le Bonaparte qui dispersa ce Parlement. Pendant trois ans, les villes avaient réussi à fausser le sens de l’élection du 10 décembre et à voler aux paysans le rétablissement de l’Empire. C’est pourquoi le coup d’Etat du 2 décembre 1851 ne fit que compléter l’élection du 10 décembre 1848.

Les paysans parcellaires constituent une masse énorme dont les membres vivent tous dans la même situation, mais sans être unis les uns aux autres par des rapports variés. Leur mode de production les isole les uns des autres, au lieu de les amener à des relations réciproques. Cet isolement est encore aggravé par le mauvais état des moyens de communication en France et par la pauvreté des paysans. L’exploitation de la parcelle ne permet aucune division du travail, aucune utilisation des méthodes scientifiques, par conséquent, aucune diversité de développement, aucune variété de talents, aucune richesse de rapports sociaux. Chacune des familles paysannes se suffit presque complètement à elle-même, produit directement elle-même la plus grande partie de ce qu’elle consomme et se procure ainsi ses moyens de subsistance bien plus par un échange avec la nature que par un échange avec la société. La parcelle, le paysan et sa famille ; à côté, une autre parcelle, un autre paysan et une autre famille. Un certain nombre de ces familles forment un village et un certain nombre de villages un département. Ainsi, la grande masse de la nation française est constituée par une simple addition de grandeurs de même nom, à peu près de la même façon qu’un sac rempli de pommes de terre forme un sac de pommes de terre. Dans la mesure où des millions de familles paysannes vivent dans des conditions économiques qui les séparent les unes des autres et opposent leur genre de vie, leurs intérêts et leur culture à ceux des autres classes de la société, elles constituent une classe. Mais elles ne constituent pas une classe dans la mesure où il n’existe entre les paysans parcellaires qu’un lien local et où la similitude de leurs intérêts ne crée entre eux aucune communauté, aucune liaison nationale ni aucune organisation politique. C’est pourquoi ils sont incapables de défendre leurs intérêts de classe en leur propre nom, soit par l’intermédiaire d’un Parlement, soit par l’intermédiaire d’une Assemblée. Ils ne peuvent se représenter eux-mêmes, ils doivent être représentés. Leurs représentants doivent en même temps leur apparaître comme leurs maîtres, comme une autorité supérieure, comme une puissance gouvernementale absolue, qui les protège contre les autres classes et leur envoie d’en haut la pluie et le beau temps. L’influence politique des paysans parcellaires trouve, par conséquent, son ultime expression dans la subordination de la société au pouvoir exécutif.

La tradition historique a fait naître dans l’esprit des paysans français la croyance miraculeuse qu’un homme portant le nom de Napoléon leur rendrait toute leur splendeur. Et il se trouva un individu qui se donna pour cet homme, parce qu’il s’appelait Napoléon, conformément à l’article du code Napoléon qui proclame : « La recherche de la paternité est interdite ». Après vingt années de vagabondage et une série d’aventures grotesques, la légende se réalise, et l’homme devient empereur des Français. L’idée fixe du neveu se réalisa parce qu’elle correspondait à l’idée fixe de la classe la plus nombreuse de la population française.

Mais, objectera-t-on, et les insurrections paysannes dans la moitié de la France, et les expéditions militaires contre les paysans, l’incarcération et la déportation en masse des paysans ?

Depuis Louis XIV, la France n’a pas connu de semblables persécutions des paysans « pour menées démagogiques ».

Mais entendons-nous. La dynastie des Bonapartes ne représente pas le paysan révolutionnaire, mais le paysan conservateur ; non pas le paysan qui veut se libérer de ses conditions d’existence sociales représentées par la parcelle, mais le paysan qui veut, au contraire, les renforcer ; non pas le peuple campagnard qui veut, par son énergie, renverser la vieille société en collaboration étroite avec les villes, mais, au contraire, celui qui, étroitement confiné dans ce vieux régime, veut être sauvé et avantagé, lui et sa parcelle, par le fantôme de l’Empire. La dynastie des Bonapartes ne représente pas le progrès, mais la foi superstitieuse du paysan, non pas son jugement, mais son préjugé, non pas son avenir, mais son passé, non pas ses Cévennes [71], mais sa Vendée [72].

Les trois années de domination sévère de la République parlementaire avaient libéré une partie des paysans français de l’illusion napoléonienne, et les avaient révolutionnés, quoique de façon seulement superficielle, mais la bourgeoisie les repoussa violemment chaque fois qu’ils se mirent en mouvement. Sous la République parlementaire, la conscience moderne des paysans français entra en conflit avec leur conscience traditionnelle. Le processus se poursuivit sous la forme d’une lutte incessante entre les maîtres d’école et les prêtres. La bourgeoisie battit les maîtres d’école. Pour la première fois, les paysans s’efforcèrent d’avoir une attitude indépendante à l’égard de l’action du gouvernement. Cette opposition s’exprima par des conflits continuels entre les maires et les préfets. La bourgeoisie révoqua les maires. Enfin, les paysans de différentes localités se soulevèrent, pendant la période de la République parlementaire, contre leur propre progéniture, l’armée. La bourgeoisie les en punit au moyen de l’état de siège et d’exécutions, et maintenant cette même bourgeoisie se lamente sur la stupidité des masses, de la « vile multitude » qui l’a trahie en faveur de Bonaparte. C’est elle-même qui a renforcé violemment l’impérialisme de la classe paysanne, c’est elle qui a maintenu les conditions qui ont donné naissance à cette religion paysanne. Assurément, la bourgeoisie ne peut que craindre la stupidité des masses, tant qu’elles restent conservatrices, et leur intelligence, dès qu’elles deviennent révolutionnaires.

Dans les soulèvements qui se produisirent au lendemain du coup d’Etat, une partie des paysans français protestèrent, les armes à la main, contre leur propre vote du 10 décembre 1848. L’expérience réalisée depuis 1848 les avait assagis. Mais ils s’étaient donnés aux enfers de l’histoire, et celle-ci les prit au mot. D ’ailleurs, la majorité d’entre eux étaient encore à tel point prisonniers de leurs propres illusions que c’est précisément dans les départements les plus rouges que la population paysanne vota ouvertement pour Bonaparte. Pour eux, l’Assemblée nationale l’avait empêché d’agir, et il n’avait brisé que maintenant les liens dans lesquels les villes avaient enfermé la volonté des campagnes. Ils nourrissaient même, par endroits, l’idée grotesque de placer à côté de Napoléon une Convention.

Après que la première Révolution eut transformé les paysans demi-serfs en libres propriétaires fonciers, Napoléon consolida et réglementa les conditions leur permettant d’exploiter tranquillement les terres qui venaient de leur échoir et de satisfaire leur enthousiasme juvénile de propriétaires. Mais c’est précisément sa parcelle même, la division du sol, la forme de propriété que Napoléon consolida en France, qui ruinent maintenant le paysan français. Ce sont précisément les conditions matérielles qui firent du paysan féodal français un paysan parcellaire et de Napoléon un empereur. Deux générations ont suffi pour produire ce résultat inévitable : aggravation progressive de la situation de l’agriculture, endettement progressif de l’agriculteur. La forme de propriété « napoléonienne » qui, au début du XIX° siècle, était la condition nécessaire de la libération et de l’enrichissement de la population paysanne française, est devenue, au cours de ce siècle, la cause principale de son esclavage et de son appauvrissement. Et c’est précisément la première des « idées napoléoniennes » que doit défendre le second Bonaparte. S’il partage encore avec les paysans l’illusion que ce n’est pas dans la propriété parcellaire elle-même, mais en dehors d’elle, dans l’effet de circonstances d’ordre secondaire, qu’il faut chercher la cause de sa ruine, toutes les expériences qu’il tentera se briseront comme des bulles de savon au contact des rapports de production.

Le développement économique de la propriété parcellaire a renversé de fond en comble les rapports de la paysannerie avec les autres classes de la société. Sous Napoléon, le parcellement du sol ne fit que compléter à la campagne le régime de la libre concurrence et de la grande industrie à ses débuts dans les villes. [Le traitement de faveur même dont bénéficia la classe paysanne était dans l’intérêt de la nouvelle société bourgeoise. Cette classe nouvellement créée était le prolongement universel du régime bourgeois au-delà des portes des villes, sa réalisation à l’échelle nationale. Elle constituait... ] [73] La classe paysanne constituait une protestation partout présente contre l’aristocratie foncière qu’on venait précisément de renverser. [Si elle bénéficia d’un traitement de faveur, c’est qu’elle fournissait, plus que toutes les autres classes, une base d’offensive contre la restauration des féodaux.] [74] Les racines que la propriété parcellaire jeta dans le sol français enlevèrent tout aliment au féodalisme. Ses barrières constituèrent le rempart naturel de la bourgeoisie contre tout retour offensif de ses anciens seigneurs. Mais, au cours du XIX° siècle, l’usurier des villes remplaça les féodaux, l’hypothèque, les servitudes féodales du sol, le capital bourgeois, la propriété foncière aristocratique. La parcelle du paysan n’est plus que le prétexte qui permet au capitaliste de tirer de la terre profit, intérêt et rente et de laisser au paysan lui-même le soin de voir comment il réussira à se procurer son salaire. La dette hypothécaire pesant sur le sol impose à la paysannerie française une redevance aussi considérable que l’intérêt annuel de toute la dette publique de l’Angleterre. La propriété parcellaire, à laquelle son développement impose inévitablement cet état d’esclavage à l’égard du capital, a transformé la masse de la nation française en troglodytes. Seize millions de paysans (femmes et enfants compris) habitent dans des cavernes, dont un grand nombre ne possèdent qu’une seule ouverture, une petite partie n’en a que deux et la partie la plus favorisée en a seulement trois. Or, les fenêtres sont à une maison ce que les cinq sens sont à la tête. L’ordre bourgeois qui, au début du siècle, fit de l’Etat une sentinelle chargée de veiller à la défense de la parcelle nouvellement constituée qu’il engraissait de lauriers, est actuellement devenu un vampire qui suce son sang et sa cervelle et les jette dans la marmite d’alchimiste du capital. Le code Napoléon n’est plus que le code des exécutions et de la vente forcée. Aux quatre millions (enfants, etc., compris) d’indigents officiels, de vagabonds, de criminels et de prostituées que compte la France, viennent s’ajouter cinq millions d’hommes suspendus au bord de l’abîme et qui, ou bien habitent eux-mêmes à la campagne, ou passent constamment avec leurs haillons et leurs enfants, de la campagne dans les villes, et inversement. L’intérêt des paysans n’est plus, par conséquent, comme sous Napoléon, en accord, mais en contradiction avec les intérêts de la bourgeoisie, avec le capital. Ils trouvent, par conséquent, leur allié et leur guide naturel dans le prolétariat des villes, dont la tâche est le renversement de l’ordre bourgeois. Mais le gouvernement fort et absolu, et c’est là la deuxième « idées napoléoniennes » que le second Napoléon doit mettre à exécution, est précisément appelé à défendre par la force cet « ordre matériel ». Aussi, cet « ordre matériel » fournit-il le mot d’ordre qui revient constamment dans toutes les proclamations de Bonaparte contre les paysans révoltés.

A côté de l’hypothèque que lui impose le capital, l’impôt vient également peser sur la parcelle. L’impôt est la source de vie, de la bureaucratie, de l’armée, de l’Eglise et de la cour, bref de tout l’appareil du pouvoir exécutif. Gouvernement fort et lourds impôts sont deux termes synonymes. La propriété parcellaire, par sa nature même, sert de base à une bureaucratie toute-puissante et innombrable. Elle crée sur toute la surface du pays l’égalité de niveau des rapports et des personnes et, par conséquent, la possibilité pour un pouvoir central d’exercer la même action sur tous les points de la masse ainsi formée. Elle anéantit les couches aristocratiques, intermédiaires, placées entre la masse du peuple et ce pouvoir central. Elle provoque, par conséquent, de toutes parts, l’intervention directe de ce pouvoir et l’ingérence de ses organes directs. Elle crée enfin une surpopulation sans travail qui, ne trouvant place ni à la campagne ni dans les villes, recherche, par conséquent, les postes de fonctionnaires comme une sorte d’aumône respectable, et en provoque la création. [Sous Napoléon, ce nombreux personnel gouvernemental n’était pas seulement directement productif en ce sens qu’au moyen des impôts prélevés par l’État, il réalisait pour la paysannerie nouvellement constituée, sous forme de travaux publics, ce que la bourgeoisie ne pouvait encore réaliser à l’aide de son industrie privée. L’impôt d’État était, par conséquent, un moyen de contrainte nécessaire pour maintenir les échanges entre la ville et la campagne. Sinon le paysan parcellaire, comme c’est le cas en Norvège et dans une partie de la Suisse, aurait rompu, en rustre satisfait de lui-même, tout rapport avec le citadin.] [75]

En ouvrant de nouveaux marchés à l’aide de ses baïonnettes et en pillant le continent, Napoléon remboursa les impôts prélevés, capital et intérêts compris. Ces impôts constituaient alors un stimulant pour l’industrie du paysan, tandis qu’ils enlèvent maintenant à cette industrie ses dernières ressources et finissent de la désarmer contre le paupérisme. Une énorme bureaucratie chamarrée de galons et bien nourrie, voilà l’ « idées napoléoniennes » qui sourit le plus au second Bonaparte. Comment ne lui plairait-elle pas, à lui qui se voit contraint de créer, à côté des véritables classes de la société, une caste artificielle, pour laquelle le maintien de son régime devient une question de couteau et de fourchette ? Aussi, l’une de ses dernières opérations fut-elle le relèvement des appointements des fonctionnaires à leur ancien taux et la création de nouvelles sinécures.

Une autre « idées napoléoniennes » est la domination des prêtres, en tant que moyen de gouvernement. Mais si la parcelle nouvellement constituée, dans son accord avec la société, sa dépendance à l’égard des forces naturelles et sa soumission à l’autorité, qui la protège d’en haut, était naturellement religieuse, la parcelle accablée de dettes, brouillée avec la société et l’autorité, poussée au-delà de sa propre étroitesse, devient naturellement irréligieuse. Le ciel était un agréable supplément au mince lopin de terre que l’on venait d’acquérir, d’autant plus que c’est lui qui fait la pluie et le beau temps. Mais il devient une insulte dès qu’on veut l’imposer pour remplacer la parcelle. Le prêtre n’apparaît plus, dès lors, que comme le limier consacré de la police terrestre, autre « idées napoléoniennes », [destinée, sous le second Bonaparte, non pas comme sous Napoléon, à surveiller les ennemis du régime paysan dans les villes, mais les ennemis de Bonaparte à la campagne.] [76] L’expédition contre Rome aura lieu, la prochaine fois, en France même, mais dans un tout autre sens que le voudrait M. de Montalembert.

L’« idées napoléoniennes » essentielle, c’est, enfin, la prépondérance de l’armée. L’armée était le point d’honneur des paysans parcellaires, qui s’étaient eux-mêmes transformés en héros, défendant la nouvelle forme de propriété à l’extérieur, magnifiant leur nationalité nouvellement acquise, pillant et révolutionnant le monde. L’uniforme était leur propre costume d’Etat, la guerre, leur poésie, la parcelle prolongée et arrondie en imagination, la patrie et le patriotisme, la forme idéale du sentiment de propriété. Mais les ennemis contre lesquels le paysan français doit maintenant défendre sa propriété, ce ne sont plus les cosaques, ce sont les huissiers et les percepteurs. La parcelle ne se trouve plus dans la prétendue patrie, mais dans le registre des hypothèques. L’armée elle-même n’est plus la fleur de la jeunesse paysanne, c’est la fleur de marais du lumpenprolétariat rural. Elle se compose en grande partie de remplaçants, de succédanés, de même que le second Bonaparte n’est que le remplaçant, le succédané de Napoléon. Ses exploits consistent maintenant en chasses à courre et en battues contre les paysans, en un service de gendarmerie, et lorsque les contradictions internes de son système pousseront le chef de la société du Dix-Décembre hors des frontières françaises, elle récoltera, après quelques actes de banditisme, non des lauriers, mais des coups.

Comme on le voit, toutes les « idées napoléoniennes » sont des idées conformes aux intérêts de la parcelle non encore développée et ayant encore la fraîcheur de la jeunesse. [Elles sont en contradiction avec les intérêts avec les intérêts de la parcelle passée au stade de la vieillesse.] [77] Elles ne sont que les hallucinations de son agonie, des mots qui se transforment en phrases, des esprits qui se transforment en spectres. Mais la parodie de l’empire (des Imperialismus) était nécessaire pour libérer la masse de la nation française du poids de la tradition et dégager dans toute sa pureté l’antagonisme existant entre l’Etat et la société. Avec la décadence croissante de la propriété parcellaire, s’écroule tout l’édifice de l’Etat édifié sur elle. La centralisation politique dont la société moderne a besoin ne peut s’élever que sur les débris de l’appareil gouvernemental, militaire et bureaucratique, forgé autrefois pour lutter contre le féodalisme. [La destruction de l’appareil d’Etat ne mettra pas en danger la centralisation. La bureaucratie n’est que la forme inférieure et brutale d’une centralisation, qui est encore affectée de son contraire, le féodalisme. En désespérant de la restauration napoléonienne, le paysan français perd la foi en sa parcelle et la révolution prolétarienne réalise ainsi le choeur sans lequel, dans toutes les nations paysannes, son solo devient un chant funèbre.] [78]

La situation des paysans français nous dévoile l’énigme des élections générales des 20 et 21 décembre, qui conduisirent le second Bonaparte sur le mont Sinaï, non pour recevoir des lois, mais pour en donner. [A vrai dire, la nation française commit, au cours de ces journées fatales, un péché mortel à l’égard de la démocratie, qui est à genou et prie quotidiennement : « Saint suffrage universel, priez pour nous ! » Les adorateurs du suffrage universel ne veulent évidemment pas renoncer à une puissance merveilleuse qui a réalisé en leur faveur de si grandes choses, qui a transformé Bonaparte II en un Napoléon, un Saül [79] en un saint Paul et un Simon [80] en un saint Pierre. L’esprit du peuple leur parle par l’intermédiaire de l’urne électorale, comme le Dieu du prophète Ezéchiel [81] parla aux ossements desséchés : Haec alicit dominus deus ossibus suis : Ecce, ego intromittan in vos spiritum et vivetis.] [82]

La bourgeoisie n’avait alors manifestement d’autre choix que d’élire Bonaparte. [Despotisme ou anarchie. Elle se prononça naturellement pour le despotisme.] [83] Lorsque, au concile de Constance [84], les puritains se plaignirent de la vie dissolue des papes et se lamentèrent sur la nécessité d’une réforme des mœurs, le cardinal Pierre d’Ailly leur cria d’une voix de tonnerre : « Seul le diable en personne peut sauver l’Eglise catholique, et vous demandez des anges ! » De même, la bourgeoisie française s’écria au lendemain du coup d’Etat : Seul le chef de la société du Dix-Décembre peut encore sauver la société bourgeoise ! Seul le vol peut encore sauver la propriété ; seul le parjure peut sauver la religion ; seule la bâtardise peut sauver la famille ; seul le désordre peut sauver l’ordre !

Bonaparte, en tant que pouvoir exécutif qui s’est rendu indépendant de la société, se sent appelé à assurer l’« ordre bourgeois ». Mais la force de cet ordre bourgeois, c’est la classe moyenne. C’est pourquoi il se pose en représentant de cette classe et publie des décrets dans cet esprit. Mais il n’est quelque chose que parce qu’il a brisé et brise encore quotidiennement l’influence politique de cette classe moyenne. C’est pourquoi i1 se pose en adversaire de la puissance politique et littéraire de la classe moyenne. Mais, en protégeant sa puissance matérielle, il crée à nouveau sa puissance politique. C’est pourquoi, i1 lui faut conserver la cause tout en supprimant l’effet, partout où il se manifeste. Mais tout cela ne peut se faire sans de petites confusions de cause et d’effet, étant donné que l’une et l’autre, dans leur action et réaction réciproques, perdent leur caractère distinctif. D’où, de nouveaux décrets qui effacent la ligne de démarcation. En même temps, Bonaparte s’oppose à la bourgeoisie en tant que représentant des paysans et du peuple, en général, qui veut, dans les limites de la société bourgeoise, faire le bonheur des classes inférieures. D’où, de nouveaux décrets qui privent par avance les « vrais socialistes » de leur sagesse gouvernementale. Mais Bonaparte se pose avant tout en chef de la société du Dix-Décembre, en représentant du lumpenprolétariat, auquel il appartient lui-même, ainsi que son entourage, son gouvernement et son armée, et pour lequel il s’agit, avant tout, de soigner ses intérêts et de tirer du Trésor public des billets de loteries californiennes. Et il s’affirme chef de la société du Dix-Décembre par décrets, sans décrets et malgré des décrets.

Cette tâche contradictoire de l’homme explique les contradictions de son gouvernement, ses tâtonnements confus, s’efforçant tantôt de gagner, tantôt d’humilier telle ou telle classe, et finissant par les soulever toutes en même temps contre lui. Cette incertitude pratique forme un contraste hautement comique avec le style impérieux, catégorique, des actes gouvernementaux, style docilement copié sur celui de l’oncle.

L’industrie et le commerce, par conséquent, les affaires de la classe moyenne, doivent prospérer sous un gouvernement fort comme en serre chaude. Par conséquent, octroi d’une foule de concessions de lignes de chemins de fer. Mais il faut enrichir également le lumpenprolétariat bonapartiste. Par conséquent, tripotages à la Bourse par les initiés sur les concessions de chemins de fer. Mais aucun capital ne se présente pour financer la construction des chemins de fer. On oblige donc la banque à faire des avances sur les actions des compagnies de chemins de fer. Mais on veut également exploiter personnellement la banque, et c’est pourquoi on la cajole. On la décharge de l’obligation de publier son bilan hebdomadaire. Contrat léonin de la banque avec le gouvernement. Mais il faut donner du travail au peuple. On ordonne donc des travaux publics. Mais les constructions publiques augmentent les charges fiscales du peuple. On diminue donc les impôts au détriment des rentiers, en convertissant les rentes 5 % en rentes 4,5%. Mais il faut également offrir quelque douceur aux classes moyennes. On double donc l’impôt sur le vin pour le peuple qui l’achète au détail et on le diminue de moitié pour les classes moyennes qui le boivent en gros. On dissout les organisations ouvrières existantes, mais on célèbre les futures merveilles de l’association. I1 faut venir en aide aux paysans. On crée donc des banques de crédit foncier, qui précipitent leur endettement et la concentration de la propriété. Mais ces banques doivent servir à obtenir de l’argent sur les biens confisqués de la maison d’Orléans. Mais comme aucun capitaliste ne veut accepter cette condition, qui n’est pas dans le décret, la banque foncière reste un simple décret, etc., etc.

Bonaparte voudrait apparaître comme le bienfaiteur patriarcal de toutes les classes de la société. Mais il ne peut rien donner à l’une qu’il ne prenne à l’autre. De même qu’à l’époque de la Fronde, on disait du duc de Guise qu’il était l’homme le plus obligeant de France, parce qu’il avait transformé tous ses biens en obligations de ses partisans envers lui, de même Bonaparte voudrait être l’homme le plus obligeant de France et transformer toute la propriété, tout le travail de la France, en une obligation personnelle envers lui. Il voudrait voler toute la France pour pouvoir ensuite en faire cadeau à la France, ou plutôt pour pouvoir la racheter à l’aide d’argent français, car, en tant que chef de la société du Dix-Décembre, il faut qu’il achète ce qui doit lui appartenir. Et tout sert à acheter, toutes les institutions d’Etat, le Sénat, le Conseil d’Etat, le Corps législatif, la Légion d’honneur, la médaille militaire, les lavoirs, les travaux publics, les chemins de fer, l’Etat-major de la garde nationale sans soldats, les biens confisqués de la maison d’Orléans. Chaque poste dans l’armée et dans la machine gouvernementale devient un moyen d’achat. Mais le plus important dans cette affaire, où l’on prend à la France pour lui donner ensuite ce qu’on lui a volé, ce sont les pourcentages qui, pendant le trafic, tombent dans les poches du chef et des membres de la société du Dix-Décembre. Le mot d’esprit par lequel la comtesse L., la maîtresse de M. Morny, caractérisa la confiscation des biens de la maison d’Orléans : « C’est le premier vol de l’aigle », s’applique à tous les vols de cet aigle, qui est d’ailleurs plus un corbeau qu’un aigle. Lui-même et ses partisans se répètent tous les jours ce que ce chartreux italien disait à l’avare qui énumérait fastueusement les biens qu’il avait encore pour des années à dévorer : Tu fai il conto sopra i beni, bisogna prima far il conto sopra gli anni [85]. Pour ne pas se tromper dans le compte des années, ils comptent par minutes. A la cour, dans les ministères, à la tête de l’administration et de l’armée, se presse une foule de drôles, dont on peut dire du meilleur qu’on ne sait d’où il vient, toute une bohème bruyante, mal famée, pillarde, qui rampe dans ses habits galonnés avec la même dignité grotesque que les grands dignitaires de Soulouque. On se représentera facilement cette couche supérieure de la société du Dix-Décembre si l’on songe qu’elle a pour moraliste Véron-Crevel et comme penseur Granier de Cassagnac [86].

Lorsque Guizot, à l’époque de son ministère, employait ce Granier dans une petite feuille contre l’opposition dynastique, il avait coutume de la vanter en disant : « C’est le roi des drôles. » On aurait tort de rappeler la Régence [87] ou Louis XV à propos de la cour et de la clique de Bonaparte. Car « ... la France a déjà connu un assez grand nombre de gouvernements de maîtresses, mais jamais encore un gouvernement d’hommes entretenus » [88].

Pressé par les exigences contradictoires de sa situation, et contraint, d’autre part, tel un prestidigitateur, de tenir par quelque tour surprenant les yeux du public constamment fixés sur lui comme sur le « succédané » de Napoléon, et par conséquent, de faire tous les jours un coup d’Etat en miniature, Bonaparte met sens dessus-dessous toute l’économie bourgeoise, touche à tout ce qui avait paru intangible à la révolution de 1848, rend les uns résignés à la révolution et les autres désireux d’une révolution, et crée l’anarchie au nom même de l’ordre, tout en enlevant à la machine gouvernementale son auréole, en la profanant, en la rendant à la fois ignoble et ridicule. Il renouvelle à Paris le culte de la Sainte Tunique de Trèves [89] sous la forme du culte du manteau impérial napoléonien. Mais le jour où le manteau impérial tombera enfin sur les épaules de Louis Bonaparte, la statue d’airain de Napoléon s’écroulera du haut de la colonne Vendôme.

Rédigé par Marx de décembre 1851 à mars 1852. Paru sous forme du premier fascicule de la revue « Die Revolution », New York, 1852.

Notes

[68] Fuis, tais-toi, reste tranquille !

[69] Enchanteresse de la mythologie grecque, qui transformait les hommes en bêtes.

[70] Tout le passage entre crochets n’apparaît pas dans l’édition de 1976 (Éditions du Progrès, Moscou), il est tiré de l’édition de 1969 (Éditions sociales, Paris). (Note du transcripteur).

[71] Cévennes, partie de la bordure orientale du Massif Central, théâtre de 1702 à 1705, d’un soulèvement paysan dû aux persécutions des protestants et qui eut un caractère antiféodal prononcé.

[72] Allusion à la rébellion contre-révolutionnaire fomentée en Vendée par les royalistes en 1793. Ces derniers utilisèrent le mouvement paysan dans leur lutte contre la république.

[73] Ce passage entre crochets est issu de l’édition de 1969 (Éditions sociales, Paris) et est absent de l’édition de 1976 (Éditions du Progrès, Moscou).

[74] Ce passage entre crochets est issu de l’édition de 1969 (Éditions sociales, Paris) et est absent de l’édition de 1976 (Éditions du Progrès, Moscou).

[75] Le passage entre crochets vient de l’édition de 1969 (Éditions sociales, Paris), et n’apparaît pas dans l’édition de 1976 (Édition du Progrès, Moscou).

[76] Le passage entre crochets vient de l’édition de 1969 (Éditions sociales, Paris), et n’apparaît pas dans l’édition de 1976 (Édition du Progrès, Moscou).

[77] Le passage entre crochets vient de l’édition de 1969 (Éditions sociales, Paris), et n’apparaît pas dans l’édition de 1976 (Édition du Progrès, Moscou).

[78] Ce passage entre crochets apparaît en note en bas de page dans l’édition de 1976 (Éditions du Progrès, Moscou), avec la note suivante : « Dans l’édition de 1852, ce paragraphe se termine par les lignes suivantes supprimées par Marx dans l’édition de 1869 ».

[79] Saül fut le premier roi d’Israël, et David , le second. Saül avait fait du berger David son favori et son gendre. Mais jaloux des succès de celui-ci, il le pourchassa dans les montagnes, Il fut finalement battu par David qui lui succéda.

[80] Selon la théologie catholique, l’un des douze apôtres de Jésus-Christ.

[81] Un des quatre prophètes hébreux.

[82] Ainsi parla le Seigneur à ses ossements : Voici, je ferai pénétrer en vous l’esprit et vous vivrez ! Le passage entre crochets vient de l’édition de 1969 (Éditions sociales, Paris), et n’apparaît pas dans l’édition de 1976 (Édition du Progrès, Moscou).

[83] Le passage entre crochets vient de l’édition de 1969 (Éditions sociales, Paris), et n’apparaît pas dans l’édition de 1976 (Édition du Progrès, Moscou).

[84] Ce concile (15 novembre 1414 - 22 avril 1418) avait pour but de recréer l’unité de la chrétienté (il y avait alors trois papes) en luttant contre les hérésies et les moeurs dissolues du clergé.

[85] Au lieu de compter tes biens, tu ferais mieux de commencer par compter les années qui te restent à vivre.

[86] Dans son roman, La cousine Bette, Balzac décrit Crevel, dont le prototype est le docteur Véron, possesseur du journal Constitutionnel, comme le philistin le plus débauché de Paris.

[87] Il s’agit de la régence de Philippe d’Orléans de 1715 à 1723 pendant la minorité de Louis XV.

[88] Paroles de Madame Girardin.

[89] Relique sacrée conservée à la cathédrale de Trèves, en Allemagne. Les pélerins la vénèrent comme le vêtement qu’aurait porté le Christ avant la crucifixion. D’après la légende, cette tunique était un cadeau fait par l’impératrice Hélène, mère de Constantin le Grand, à l’Évêque de Trèves. En 1844, l’évêque Arnoldi exposa publiquement cette relique, ce qui provoqua l’indignation d’un grand nombre de catholiques et contribua à la formation du mouvement catholique allemand dirigé par Ronge. Ce dernier protesta vigoureusement dans une lettre adressée à Arnoldi, contre un tel fanatisme et une telle superstition.

Sources :

« Fortune des Rougon » d’Emile Zola

https://fr.wikisource.org/wiki/La_Fortune_des_Rougon/III

Le coup d’Etat de Louis Bonaparte du 2 décembre 1851 rapportée par Marx dans "Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte"

https://www.matierevolution.fr/spip.php?article347

https://www.marxists.org/francais/marx/works/1851/12/brum.htm

https://www.matierevolution.org/spip.php?article7400

La révolution de 1848 qui avait précédé cette contre-révolution :

https://www.matierevolution.fr/spip.php?article4563

https://www.matierevolution.fr/spip.php?article302

Lire encore :

https://1851.fr/publications/chrono_ba/

https://francearchives.gouv.fr/fr/article/163630514

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