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Des formes d’association communes aux ouvriers et paysans : secours mutuel, syndicats et coopératives
mercredi 13 mars 2024, par
La question des coopératives paysannes est d’actualité
On lisait récemment sur le site de France Inter la présentation d’une émission qui résume bien le problème des coopératives agricoles à la lumière du mouvement actuel des paysans :
Yoplait, Candia, Béghin-Say, Jardiland… Ces marques qui génèrent des centaines de millions d’euros de bénéfices appartiennent à des coopératives agricoles. Certaines se sont éloignées de leur vocation initiale pour devenir des multinationales aux filiales opaques.
Sur le papier l’idée semble belle : les coopératives agricoles, créées par les agriculteurs pour les agriculteurs, ont pour objectif de valoriser leur production mais aussi leurs territoires, et de faire redescendre la valeur ainsi créée vers les agriculteurs. Une idée mise en forme juridiquement juste après la seconde guerre mondiale, en 1947, qui s’accompagne d’une contrepartie : puisqu’elles n’ont pas les mêmes armes que des sociétés commerciales, elles sont dispensées de payer l’impôt sur les sociétés. En France, les coopératives agricoles regroupent aujourd’hui trois agriculteurs sur quatre, une marque alimentaire sur trois, et emploient plus de 180 000 salariés.
► Une enquête d’Anne-Laure Chouin, cellule investigation de Radio France
Or la question des Coopératives, des Sociétés de secours mutuels, voire de Crédit mutuel, se sont posées et se posent aujourd’hui encore autant pour le mouvement ouvrier que pour les paysans. Pour la classe ouvrière la question du secours mutuel est aujourd’hui celle de la Sécurité sociale, forme sous laquelle l’Etat bourgeois a mis la main sur le secours mutuel ouvrier, avec la bénédiction des bureaucraties syndicales.
La IIIème internationale exclut les coopératives des 3 formes fondamentales d’organisation ouvrière
Au deuxième congrès de l’Internationale communiste (1920), la 8ème des 19 thèses de la Résolution sur le rôle du Parti Communiste dans la révolution prolétarienne porte sur la question des Coopératives :
L’ancienne subdivision classique du mouvement ouvrier en trois formes (Partis, syndicats, coopératives) a fait son temps. La révolution prolétarienne en Russie a suscité la forme essentielle de la dictature prolétarienne, les Soviets. La nouvelle division que nous mettons partout en valeur est celle-ci : 1° le Parti, 2° le Soviet, 3° le Syndicat.
Les bolcheviks ne faisaient que reprendre, concernant les coopératives, un principe qui l’avait emporté, par exemple une génération plus tôt dans le mouvement ouvrier français, lors des premiers Congrès ouvriers qui suivirent la répression de la Commune : le mouvement ouvrier écarta la perspective d’émancipation du prolétariat par le "coopérativisme".
Les congrès ouvriers français ont dénoncé les théories du "salaire équitable" et du "ccopérativisme"
A propos du 3ème Congrès Ouvrier socialiste (Marseille, 1879), Léon Blum écrivit
(...) trois résolutions dominent les débats de Marseille : le Congrès décida que l’émancipation des travailleurs ne pourrait résulter du seul développement des associations coopératives ; il se rallia au collectivisme ; il organisa le parti socialiste français
(...) Le Congrès adopta donc finalement la résolution suivante : qui rompait définitivement avec l’ancienne théorie coopérative :
"Considérant qu’il résulte des discours prononcés par les différents orateurs ...
1) Que le travailleur ne peut pas par son salaire équilibrer son budget ;
2) Que, par conséquent, toute économie étant d’une impossibilité absolue, il ne peut atteindre, par le rachat, le but social, qui est la possession des instruments de travail ;
3) Que les sociétés coopératives de production ou de consommation ne peuvent améliorer que le sort d’un petit nombre de privilégiés dans une faible proportion.Troisième congrès ouvrier socialiste (Marseille, 1879)
Les Congrès ouvriers et socialistes français. Léon Blum (1901)
Ces résolutions 1) 2) et 3) du Congrès de Marseille de 1879 sont un acquis (résultat de la théorie et de la pratique) fondamental du mouvement ouvrier. A leur aune on peut mesurer la dérive opportuniste des organisations comme LO et le(s) NPA(s)
Le slogan de LO pour un "salaire équitable" est en contradiction avec ces congrès
Par exemple le "programme" (en fait juste un slogan) d’une organisation comme Lutte Ouvrière est la négation complète du 1), car ses porte-parole N. Arthaud et J-P Mercier donnent comme seul espoir aux travailleur d’obtenir un salaire "juste" qui permette de vivre. Il suffit de prendre le dernier en date des éditoriaux de LO :
Revendiquer l’augmentation de son salaire de base, c’est-à-dire le salaire qui tombe tous les mois, qui assure un minimum quand on est malade et qui compte pour le calcul de la retraite, est une préoccupation commune à tous les travailleurs. Et il faut que cette augmentation soit indexée sur le niveau réel d’inflation que nous mesurons tous quand nous allons faire nos courses et devons payer toutes nos factures.
C’est un combat à mener, (...)
La formule "un combat à mener" reprend la formule des organisations ouvrières d’avant 1914, comme par exemple la Charte d’Amiens : "dans l’œuvre revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers, l’accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d’améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires, etc"
Mais si c’est "un combat à mener", c’est qu’il y en a d’autres ? La Chartes d’Amiens l’affirmait : Mais cette besogne n’est qu’un côté de l’œuvre du syndicalisme On cherchera en vain chez LO le second combat, proclamé par le Congrès de 1879 comme corollaire logique du point 1), et rappelé par la Charte d’Amiens : "la lutte à mener pour la disparition du salariat" .
On dira peut-être que cet éditorial de LO est de l’agitation, (texte court mais destiné à beaucoup d’ouvriers). Mais un exemple de propagande ( texte plus long mais destiné à moins d’ouvriers) est la dernière brochure en date de LO, qui reprend le même slogan proudhonien du "salaire équitable", et l’étend même à toute la planète comme objectif principal :
Tous doivent se battre pour défendre leur droit à vivre dignement
d’un travail et d’un salaire. L’exploitation n’a pas de frontières,
alors il ne faut pas de frontières entre travailleurs !
Le coopérativisme et le mutuellisme dominaient le mouvement ouvrier en France à ses débuts
Revenons au Congrès de Marseille. Les points 2) et 3) closent le long débat sur les coopérative ouvrières, répondant par la négative à l’espoir d’une tendance du mouvement ouvrier existant depuis sa formation vers 1830 : l’espoir des ouvriers de s’émanciper grâce aux coopératives de productions, de socialiser la production au profit des producteurs, aux détriment des capitalistes, bref d’accomplir une révolution économique sans passer par une révolution politique. Le prolétaire, séparé par définition des moyens de production, pourrait les racheter grâce à son salaire, qui est "son patrimoine, sa propriété", selon l’expression de Jules Leroux (quasiment reprise par LO !) auteur de la brochure De la nécessité de fonder une association ayant pour but de rendre les ouvriers propriétaires de leurs instruments de travail :
Jules Leroux propose aux ouvriers imprimeurs et compositeurs de former une association. Puisqu’à Paris il y a 4 à 5000 compositeurs, si chacun d’eux verse 1 franc par semaine, en 10 ans l’Association aura un capital de 2 600 000 francs, suffisant pour créer une imprimerie "colossale" devant laquelle toutes les autres "crouleraient"
Dolléans, Histoire du mouvement ouvrier.
La question des coopératives, la question de l’union des travailleurs des villes et des campagnes, avait d’ailleurs été posée au premier congrès ouvrier (Paris, 1876), dont deux des 8 points à l’ordre du jour, portaient sur ces questions :
6) Les associations coopératives de production, de consommation et de crédit
8) L’association agricole et l’utilité des rapports entre les travailleurs agricoles et industriels
Premier Congrès ouvrier (Paris, 1876)
Les Congrès ouvriers et socialistes français. Léon Blum (1901)
Le fait que les formes d’associations qui allaient caractériser le mouvement ouvrier seraient le syndicat et le parti, avec en plus les soviets lors de grands mouvements, n’était pas encore clair à cette époque où les coopératives étaient également très répandues :
Le voyage à Londres et l’agitation qui se développe autour des élections de 1863 et de 1864, s’accompagnent d’une recrudescence de création des sociétés ouvrières : associations ouvrières de production, sociétés d’épargnes et de crédit mutuel où dominent tantôt l’esprit coopératif, tantôt l’organisation de la résistance.
A Paris de 1864 à 1866, sont crées 12 associations parisiennes de consommation ; deux en 1864, trois en 1865, sept en 1866.
On assiste, à partir de 1863, à une renaissance de la création des associations ouvrières de production à Paris
(...) Nombreuses sont aussi les coalitions et les grèves pendant les années 1862, 1863, 1864. (...) Les 8 avril 1860, des deux sociétés qui divisent les typographes ont mis fin à leurs conflit, grâce à leur organisation unitaire dont l’objet est double — secours mutuel et résistance. Les typographes de Paris sont devenus une force.
Dolléans. Histoire du mouvement ouvrier.
Avec un décalage dans le temps, les mêmes questions se posent aux paysans.
Des associations "paysannes" modernes apparaissent vers 1880
Peu après 1900 le philosophe Henri Berr lança une collection qui en 100 volumes devait décrire "L’évolution de l’Humanité". Le numéro 83 est "La révolution agricole" de Michel Auge-Laribe publié en 1955 , qui reste une mine d’information sur le sujet.
Cet historien de l’agriculture explique comment cette question fit irruption dans les campagnes à la même époque où le mouvement ouvrier venait de résoudre la question :
L’agriculture moderne [à partir de 1872] se distingue, sans doute, de celle des périodes précédentes par l’amélioration continuelle de ses techniques, techniques de la production, techniques de la distribution. Ce n’est pas là cependant ce qui la caractérise le mieux.
La plus grande nouveauté, c’est que les agricultures nationales s’étendent jusqu’à nouer ou subir des relations avec les agriculteurs, avec les consommateurs du monde entier ; et, puisque cela ne va pas pour elle sans inconvénients ni dangers, les agriculteurs modernes, évoquant les solidarités nationales, s’efforcent de se "protéger" contre l’excès des concurrences étrangères.
Le milieu économique dans lequel vivait l’agriculteur se trouve ainsi profondément transformé. Du progrès des techniques résulte la diminution des travaux effectués avec des outils à main ; le cultivateur se hausse à la hiérarchie de mécanicien et, en même temps, d’auxiliaire des biologistes. Il doit assez bien connaître les moyens de lutter contre les ennemis des cultures et des animaux pour les appliquer au moment précis où ils sont efficaces.
C’est un bien grand changement dans sa mentalité ancestrale. Il n’est plus l’Homme à la houe ; il est, il devient un agent des laboratoires, un exécutant des règles scientifiques.
Tout ceci l’entraîne bien loin de ses traditions. Il était autrefois, malgré le village, et le groupe familial, et l’entr’aide, un isolé, un indépendant, un pauvre et un faible. Il est devenu un associé, un syndiqué, un solidariste. (...) il faut noter l’association en agriculture comme la nouveauté la plus frappante, la caractéristique la plus nette de l’agriculture moderne.
Ici, on doit faire deux remarques. L’auteur parle "d’agriculture moderne", non pas d’agriculture capitaliste. De plus les paysans avaient évidemment une vie collective sous le féodalisme avant de devenir, sous le capitalisme, "un associé, un syndiqué, un solidariste. " Ce sont les formes d’organisation qui changent avec le passage du féodalisme au capitalisme.
Ce processus est parallèle à celui qui a eu lieu pour les ouvriers, en France quasiment un siècle auparavant. Il est bien décrit par Maxime Leroy, qui décrit non pas le fait que "l’association" entre ouvriers serait une innovation due à la Révolution industrielle, mais que celle-ci est la cause de nouvelle formes d’associations qui remplacent peu à peu les anciennes .
Après 1789 les compagnonnages se transforment en associations ouvrières modernes
Maxime Leroy (avocat CGTiste) décrit ainsi en 1913 cette transformation :
Les compagnonnages de l’ancien régime, sociétés exclusivement ouvrières, s’occupaient tout à la fois de discipliner le travail contre les "maîtres" et d’organiser des services d’aide et d’assistance mutuelles entre leurs membres. Ils remplissaient ainsi l’office de nos Syndicats, groupes de résistance, et de nos Sociétés de secours mutuels, groupes de prévoyance. Puissants jusqu’au début du XIXème siècle, ils se dispersent peu à peu, mais longtemps après les injonctions de l’individualiste Législative, en même temps que disparaissait l’organisation du travail dans les petits ateliers hiérarchisés sur l’habileté manuelle ; et ils furent progressivement remplacé par les Syndicats professionnels et par les Sociétés de secours mutuels. (Il existe encore des compagnonnage, mais ils n’ont plus d’importance).
Le premier stade de l’évolution vers ces deux types tranchés ne fut pas le Syndicat contemporain, mais la mutualité professionnelle, forme intermédiaire. Après la Révolution, les ouvriers fondèrent des Sociétés dans le but de faire de l’aide mutuelle en cas de maladie, de décès ou de chômage, par le moyen de cotisations prélevées sur le salaire ; mais, à la différence des compagnonnages, fermés aux ouvriers mariés ou non catholiques, ces nouvelles Sociétés n’étaient ni secrètes, ni ritualistes, ni religieuses, et, loins de tendre à constituer de petites aristocraties de métiers, jalouses les unes des autres, brutalement rivales, elles s’efforcèrent de former des groupements aussi ouverts que possible à tous les membres d’une profession, qu’ils fussent incroyants, célibataires ou mariés. Mais, mutualistes en droit, elles furent en même temps syndicales de fait ; non par status et par volonté, mais par nécessité de constitution en quelque sorte : formées entre ouvriers de même profession ou professions voisines, comment ceux-ci n’auraient-il pas été amenés, en se rencontrant aux réunions statutaires, à discuter de leurs intérêts de salariés, à se concerter contre les patrons, tous poussés par cette obligation d’user empiriquement du contrat collectif avant même que le régime moderne de la grande industrie en eût fait un moyen normal d’engagement et de lutte.
Ces mutuelles étaient un progrès sur l’ancien système, parce qu’elles étaient à peu près débarassées de tout caractère religieux, tout au moins d’un formalisme désormais puéril, et de cet esprit de rivalité qui jetaient les uns contre les autres les compagnons de rites différents. Toutefois, progrès partiel : le défaut principal de ces groupes venait de l’hétérogénéïté de leurs fonctions : sociétés mutualistes, c’est-à-dire essentiellement pacifiques en tant que propriétaires de capitaux, elles étaient mal outillées pour la lutte de salaire, la grève ; sociétés professionnelles illégales, elles était constamment arrêtées dans leur action par leurs statuts et par la suspicion judiciaire. Les conditions du marché du travail aidant la mise en mouvement de l’action publique par les parquets, ces fonctions se séparèrent à un moment, durent se séparer : à la fin de l’Empire les ouvriers possédaient des Sociétés qui n’étaient les unes que syndicales, les autres que mutualistes, mais toutes accueillies, en principe, par la célèbre Association Internationale des Travailleurs.
Les formes se sont précisées : les Syndicats, de moins en moins pacifiques, ont été de plus en plus séparés des Sociétés de secours mutuels et la Confédération générale du Travail, qui a remplacé l’Internationale comme organe de la solidarité ouvrière, rejette toutes les sociétés mutualistes. Statutairement elle est composée des seuls Syndicats.
Les Syndicats et les Sociétés de secours sont désormais des fonctions que tous s’accordent à considérer comme distinctes : la loi du 21 mars 1884 sur les Syndicats et celle du 1er avril 1898 sur les Sociétés de secours mutuels ont pris elles-mêmes le soin de sanctionner cette division, oeuvre de la pratique.
Maxime Leroy. La Coutume Ouvrière.
Conclusion
Le fait que l’agriculture, bien que dominée entièrement par le capital, garde des formes moins modernes de capitalisme que les autres branches est inhérent à ce secteur :
Les barrières de la socialisation capitalistes sont formées :
1) par la division du marché mondial en territoires économiques nationaux des différents pays (...)
2) par la formation de la rente foncière, qui entrave la concentration dans l’agriculture
3) par les mesures en vue de prolonger l’existence des petites et moyennes entreprises
Le Capital Finanicer (Rudolf Hilferding
Le prolétariat et semi-prolétariat agricole, les petits paysans, qui sont les alliés du prolétariat des villes à la campagne, sont concernés par les points 1) et 2). Les textes des congrès de la IIème et IIIème internationale (les 4 premiers) qui portent sur ces deux catégories, ainsi que ceux sur le "coopérativisme" ouvrier qui pourraient s’appliquer au "coopérativisme" paysan qui bloque la lutte de classe dans les campagnes restent donc d’actualité !