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Lénine et l’auto-organisation des travailleurs

dimanche 1er mars 2009, par Robert Paris

Lénine

Nos tâches et le soviet des députés ouvriers

(Lettre à la rédaction)1

4 novembre 1905

Camarades,

la question du rôle et de la portée du Soviet des députés ouvriers s’inscrit maintenant à l’ordre du jour de la social-démocratie de Pétersbourg et de l’ensemble du prolétariat de la capitale. Je prends la plume pour exposer certaines idées sur cette question brûlante, mais avant de l’aborder, je tiens pour absolument nécessaire de faire une réserve essentielle. Je me prononce sur ce point à titre d’absent. Force m’est d’écrire toujours du fond de ce maudit lointain, de l’odieux exil en pays étranger. Et il est presque absolument impossible de se faire une idée exacte sur cette question pratique et concrète, sans avoir été à Pétersbourg, sans avoir jamais vu le Soviet des députés ouvriers, sans avoir échangé nos idées avec les camarades de travail. Je laisse donc au Comité de rédaction la responsabilité d’insérer ou non cette lettre, rédigée par une personne mal informée. Je me réserve le droit de modifier mon opinion, quand j’aurai réussi enfin à prendre connaissance du problème autrement que « sur le papier ».

Et maintenant, au fait. Il me semble que le camarade Radine a tort quand il pose dans le n°5 de la Novaïa Jizn2 (je n’ai vu que cinq numéros de notre Organe central de fait du P.O.S.D.R.) cette question : le Soviet des députés ouvriers ou le Parti ? Je pense qu’on ne saurait poser ainsi la question ; qu’il faut aboutir absolument à cette solution : et le Soviet des députés ouvriers et le Parti. La question - très importante - est seulement de savoir comment partager et comment coordonner les tâches du Soviet et celles du Parti ouvrier social-démocrate de Russie.

Il me semble que le Soviet aurait tort de se joindre sans réserve à un parti quelconque. Cette opinion ne manquera pas probablement d’étonner le lecteur, et (en rappelant encore une fois très instamment que c’est là l’opinion d’un absent) j’en arrive directement à expliquer ma pensée. Le Soviet des députés ouvriers est né de la grève générale, à l’occasion de la grève, au nom des objectifs de la grève. Qui a conduit et fait aboutir la grève ? Tout le prolétariat au sein duquel il existe aussi, heureusement en minorité, des non-social-démocrates. Quels buts poursuivait la grève ? Economiques et politiques, tout ensemble. Les buts économiques concernaient tout le prolétariat, tous les ouvriers et en partie même tous les travailleurs, et pas seulement les ouvriers salariés. Les buts politiques concernaient tout le peuple, plutôt tous les peuples de la Russie. Les buts politiques consistaient à libérer tous les peuples de Russie du joug de l’autocratie, du servage, de l’arbitraire et des abus de la police.

Poursuivons. Le prolétariat doit-il continuer la lutte économique ? Assurément, il ne saurait y avoir là-dessus deux opinions parmi les social-démocrates. Faut-il que ce combat soit livré par les seuls social-démocrates ou uniquement sous le drapeau social-démocrate ? Il me semble que non ; je continue à m’en tenir à l’opinion que j’ai émise (en des circonstances, il est vrai, tout à fait différentes, déjà dépassées) dans Que faire ?, à savoir qu’il n’est pas utile de limiter l’effectif des syndicats et, par conséquent, l’effectif des participants à la lutte revendicative, économique, aux seuls membres du Parti social-démocrate*. Il me semble qu’en qualité d’organisation professionnelle le Soviet des députés ouvriers doit tendre à s’incorporer les députés de tous les ouvriers, employés, gens de service, salariés agricoles, etc., de tous ceux qui veulent et peuvent lutter en­semble pour améliorer la vie du peuple, laborieux, de tous ceux qui sont doués d’une honnêteté politique élémentaire, de tous sauf les Cent-Noirs. Quant à nous, social-démocrates, nous tâcherons à notre tour, d’abord, de faire entrer toutes nos organisations du Parti au grand complet (autant que possible) dans tous les syndicats, et, en second lieu, de lutter en commun avec les camarades prolétaires, sans distinction d’opinions, pour développer une propagande inlassable, opiniâtre de la conception seule conséquente, seule réellement prolétarienne, du marxisme. Pour ce travail, pour cet effort de propagande et d’agitation, nous conserverons absolument, nous consoliderons et développerons notre parti de classe, tout à fait indépendant, fidèlement attaché aux principes, le parti du prolétariat conscient, c’est-à-dire le Parti ouvrier social-démocrate de Russie. Chaque progrès de la lutte prolétarienne, indissolublement lié avec notre activité social-démocrate, méthodique et organisée, rapprochera de plus en plus les masses de la classe ouvrière de Russie et la social-démocratie.

Mais cette moitié du problème, celle qui concerne la lutte économique, est relativement simple et ne suscite guère de désaccords particuliers. Il n’en va pas de même pour l’autre moitié, relative à la direction politique, à la lutte politique. Au risque d’étonner encore davantage les lecteurs, je dois dire tout de suite que sous ce rapport également il me paraît inutile d’exiger du Soviet des députés ouvriers qu’il adopte le programme social-démocrate et adhère au Parti ouvrier social-démocrate de Russie. Je pense que pour diriger la lutte politique, le Soviet (transformé dans le sens dont il va être question tout à l’heure) comme le Parti sont tous deux absolument nécessaires à l’heure actuelle.

Je me trompe peut-être, mais (sur la foi de renseigne­ments incomplets dont je dispose, renseignements « par écrit » seulement) il me semble que sous le rapport politique le Soviet des députés ouvriers doit être envisagé com­me un embryon du gouvernement révolutionnaire provisoire. Je pense que le Soviet doit se proclamer au plus tôt gouvernement révolutionnaire provisoire de l’ensemble de la Russie ou bien (ce qui revient au même, mais sous une forme différente), il doit créer un gouvernement révolutionnaire provisoire.

La lutte politique aujourd’hui a justement atteint un degré de développement tel que les forces de la révolution et les forces de la contre-révolution se trouvent à peu près équilibrées ; que le gouvernement tsariste est déjà impuissant à écraser la révolution, et que la révolution n’est pas encore suffisamment forte pour balayer net le gouvernement des Cent-Noirs. Le gouvernement tsariste est en pleine décomposition. Mais en pourrissant sur pied, il empoisonne la Russie de son odeur de cadavre. A la décomposition des forces tsaristes, contre-révolutionnaires, il importe assurément d’opposer dés maintenant, sans délai, sans le moindre atermoiement, l’organisation des forces révolutionnaires. Cette organisation, depuis quelque temps surtout, progresse avec une superbe rapidité. Témoin la formation de détachements de l’armée révolutionnaire (groupes de défense, etc.), le développement rapide, des organisations social-démocrates de masse du prolétariat, la constitution de comités paysans par la paysannerie révolutionnaire, les premières réunions libres de nos frères prolétaires revêtus de l’uniforme du matelot et du soldat qui s’ouvrent un chemin pénible et difficile, mais sûr et lumineux, vers la liberté et le socialisme.

Ce qui manque aujourd’hui, c’est l’union de toutes les forces vraiment révolutionnaires, de toutes les forces agissant en tant que telles. Ce qui manque, c’est un centre politique pour toute la Russie, un centre vivant, jeune, fort par ses racines profondes dans le peuple et qui jouirait de la confiance absolue des masses ; qui posséderait une énergie révolutionnaire bouillonnante et serait étroitement lié aux partis révolutionnaires et socialistes organisés. Un tel centre ne peut être formé que par le prolétariat révolutionnaire qui a brillamment conduit la grève politique et organise maintenant l’insurrection armée de tout le peuple, qui a conquis pour la Russie une demi-liberté et conquerra la liberté complète.

La question se pose : pourquoi le Soviet des députés ouvriers ne serait-il pas l’embryon d’un tel centre ? Parce que les social-démocrates ne sont pas les seuls à y siéger ? Ce n’est pas un inconvénient, c’est un avantage. Nous avons constamment affirmé qu’une union de combat est nécessaire entre social-démocrates et démocrates bourgeois révolutionnaires. Nous en avons parlé, et ce sont les ouvriers qui l’ont réalisée. Et ils ont bien fait. Lorsque je lisais dans la Novaïa Jizn la lettre des camarades ouvriers appartenant au parti socialiste-révolutionnaire3 et qui protestaient contre l’intégration du Soviet dans un des partis, je ne pouvais pas m’empêcher de penser que ces camarades ouvriers ont à maints égards pratiquement raison. Certes, nos points de vue divergent, et il ne peut certes être question de fusion entre social-démocrates et socialistes-révolutionnaires, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Les ou­vriers qui partagent le point de vue des socialistes-révolu­tionnaires et qui combattent dans les rangs du prolétariat, nous en sommes profondément convaincus, font preuve d’in­conséquence, car tout en accomplissant une couvre vérita­blement prolétarienne, ils conservent des conceptions non prolétariennes. Nous sommes tenus de combattre sur le ter­rain idéologique ce défaut de conséquence de la façon la plus énergique, mais de telle sorte que l’oeuvre révolu­tionnaire immédiate, pressante, vivante, reconnue de tous et qui a rallié tous les gens honnêtes, n’ait pas à en souffrir. Nous tenons comme par le passé les conceptions des socia­listes-révolutionnaires pour des conceptions non socialistes, mais démocratiques révolutionnaires. Mais dans le combat, nous sommes obligés de marcher ensemble, en conservant notre pleine indépendance politique ; le Soviet, lui, est justement une organisation de combat et doit demeurer tel. Il serait absurde et insensé de chasser des démocrates révo­lutionnaires honnêtes et dévoués à un moment où nous accomplissons justement la révolution démocratique. Nous aurons vite fait d’avoir raison de leur inconséquence, puis­que l’histoire elle-même milite en faveur de nos conceptions, de même que la réalité le fait à chaque pas. S’ils n’ont pas appris le social-démocratisme dans nos écrits, c’est notre révolution qui le leur apprendra. Font aussi preuve d’in­conséquence, bien entendu, ceux des ouvriers qui restent chrétiens, qui croient en Dieu, ainsi que les intellectuels partisans (fi ! fi !) de la mystique, mais nous ne les chasse­rons ni du Soviet ni même du Parti, car nous sommes fer­mement convaincus que la lutte véritable, le travail au cou­de à coude convaincra du bien-fondé du marxisme tous les éléments valables, rejettera loin de lui tout ce qui ne l’est point. Pour ce qui est de notre force, de la force dominante des marxistes au sein du Parti ouvrier social-démocrate de Russie, nous n’en doutons pas une seconde.

A mon sens, le Soviet des députés ouvriers comme cen­tre révolutionnaire de direction politique, n’est pas une organisation trop large, mais au contraire trop étroite. Le Soviet doit se proclamer gouvernement révolutionnaire provisoire, ou bien en constituer un, en attirant absolument à cet effet de nouveaux députés, non pas seulement désignés par les ouvriers, mais, d’abord par les matelots et les sol­dats qui partout tendent déjà à la liberté ; en second lieu, par les paysans révolutionnaires ; en troisième lieu, par les intellectuels bourgeois révolutionnaires. Le Soviet doit doter le gouvernement révolutionnaire provisoire d’un noyau ferme et le compléter par des représentants de tous les partis révolutionnaires et de tous les démocrates révolutionnaires (mais, bien entendu, seulement révolutionnaires, et non libéraux). Nous ne craignons pas une composition aussi étendue et aussi diverse, nous la souhaitons même, car sans alliance du prolétariat et de la paysannerie, sans un rapprochement combatif des social-démocrates et des dé­mocrates révolutionnaires, le plein succès de la grande ré­volution russe serait impossible. Ce serait une alliance provisoire pour des tâches précises, immédiates et prati­ques, et c’est le Parti ouvrier social-démocrate de Russie, parti indépendant et fidèlement attaché aux principes, qui veillera constamment aux intérêts plus essentiels encore, aux intérêts majeurs du prolétariat socialiste, à ses buts finaux.

On m’objectera : Sera-t-il possible de créer un centre de direction pratique suffisamment cohérent et unique, si sa composition est large et diverse ? Je répondrai par une question : Que nous enseigne la révolution d’octobre4 ? Le comité de grève n’est-il pas devenu pratiquement un cen­tre reconnu de tous, un gouvernement véritable ? Est-ce que ce comité n’aurait pas inclu volontiers dans ses rangs les représentants de cette partie des « unions » et de I’« U­nion des unions »5, qui sont véritablement révolutionnaires et soutiennent véritablement le prolétariat dans sa lutte à outrance pour la liberté ? Il faut seulement que le noyau essentiel, purement prolétarien, au sein du gouvernement révolutionnaire provisoire soit ferme, que des centaines, disons, d’ouvriers, de matelots, de soldats et de paysans, soient là avec des dizaines de députés des unions d’intel­lectuels révolutionnaires. Et je pense que les prolétaires sauront rapidement établir pratiquement une juste pro­portion.

On m’objectera : est-il possible de formuler le program­me de ce gouvernement en termes suffisamment complets pour assurer la victoire de la révolution, et suffisamment larges pour pouvoir réaliser une alliance de combat, libre de toutes sortes de réticences, d’équivoques, de silence et d’hypocrisie ? Je répondrai : ce programme, la vie l’a dé­jà entièrement formulé. Il a été reconnu en principe par tous les éléments conscients de toutes les classes et de tou­tes les couches de la population sans exception, jusques et y compris des prêtres orthodoxes. Ce programme doit com­porter en premier lieu la réalisation complète et pratique de la liberté politique, si hypocritement promise par le tsar. L’abrogation de toutes les lois qui restreignent la li­berté de parole, de conscience, de réunions, de la presse, d’associations, de grèves et l’abolition de toutes les insti­tutions qui limitent cette liberté, doivent être immédiates, réelles, assurées et appliquées en fait. Ce programme doit comporter la réunion d’une Assemblée constituante vrai­ment nationale, s’appuyant sur le peuple libre et armé, et qui ait tout le pouvoir et toute la force pour instituer un nouveau régime en Russie. Le programme doit comporter l’armement du peuple. La nécessité de cet armement a été reconnue de tous. Il reste à mener jusqu’au bout, à coor­donner l’œuvre déjà mise en route partout. Le programme du gouvernement révolutionnaire provisoire doit ensuite comporter l’octroi immédiat d’une liberté réelle et totale aux nationalités opprimées par le monstre tsariste. La Russie libre est née. Le prolétariat est à son poste. Il ne permettra pas que la Pologne héroïque soit encore une fois écrasée. Il se jettera lui-même au combat, non plus seule­ment par une grève pacifique, mais il se dressera pour dé­fendre, les armes à la main, la liberté de la Russie et de la Pologne. Ce programme doit comporter la consécration de la journée de 8 heures, dont les ouvriers « s’emparent » déjà, ainsi que d’autres mesures pressantes tendant à maî­triser l’exploitation capitaliste. Ce programme enfin doit absolument comporter la remise de toute la terre aux pay­sans, le soutien de toutes les mesures révolutionnaires de la paysannerie pour la confiscation de toute la terre (sans le soutien, bien entendu, des illusions d’une « égalisation » en matière de jouissance du sol) et la constitution en tous lieux de comités paysans révolutionnaires qui ont déjà commencé et continuent à se former spontanément.

En est-il qui, en dehors des Cent-Noirs et de leur gou­vernement, ne reconnaissent pas maintenant la nécessité impérieuse et pratique de ce programme ? Il n’est pas jusqu’aux libéraux bourgeois qui ne soient prêts à le reconnaître en paroles ! Et il nous faut le réaliser par les forces du peuple révolutionnaire, dans les faits ; il nous faut pour cela grou­per au plus vite ces forces en faisant proclamer par le prolé­tariat un gouvernement révolutionnaire provisoire. Certes, l’appui réel d’un tel gouvernement ne peut être que l’in­surrection armée. Or le gouvernement projeté ne sera pas autre chose que l’organe de cette insurrection qui grandit et mûrit déjà. Il était impossible de procéder pratiquement à la formation du gouvernement révolutionnaire tant que l’insurrection n’avait pas pris une ampleur évidente pour tout le monde, perceptible pour ainsi dire par tous. Et maintenant justement il est nécessaire de souder politiquement cette insurrection, de l’organiser, de le doter d’un programme clair, de faire en sorte que les détachements déjà nombreux et sans cesse croissants de l’armée révolu­tionnaire deviennent l’appui et l’instrument de ce gou­vernement nouveau, réellement libre et réellement popu­laire. La lutte est inéluctable, l’insurrection est certaine, la bataille décisive est imminente. L’heure est venue de lan­cer un défi direct, d’opposer au tsarisme pourrissant le pouvoir organisé du prolétariat, d’adresser à l’ensemble du peuple un manifeste au nom du gouvernement révolu­tionnaire provisoire institué par les ouvriers d’avant-garde.

Maintenant nous voyons clairement qu’au sein du peu­ple révolutionnaire il se trouvera des hommes capables de réaliser cette œuvre grandiose, des hommes d’un dévoue­ment à toute épreuve à la révolution et, surtout, doués d’une énergie bouillonnante et illimitée. Maintenant nous voyons clairement que des éléments de l’armée révolutionnaire qui soutiendra cette œuvre, existent déjà, que tout ce qu’il y a d’honnête, de vivant, de conscient dans toutes les classes de la population tournera définitivement le dos au tsarisme, lorsque le nouveau gouvernement aura déclaré une guerre à outrance à la Russie caduque des serfs et des policiers.

Citoyens, - conviendrait-il de dire dans cette déclara­tion de guerre, dans ce manifeste du gouvernement révolu­tionnaire -citoyens, choisissez ! Là-bas, c’est la vieil­le Russie, toutes les forces obscures de l’exploitation, de l’oppression, du dénigrement de l’homme. Ici, c’est l’union des citoyens libres, égaux en droits dans toutes les affaires publiques. Là-bas, c’est la coalition des exploiteurs, des riches, des policiers. Ici, c’est l’union de tous les travailleurs, de toutes les forces vives du peuple, de tous les intellectuels honnêtes. Là-bas, ce sont les Cent-Noirs ; ici, les ouvriers organisés, en lutte pour la liberté, pour l’instruction, pour le socialisme.

Citoyens, choisissez ! Voici notre programme depuis longtemps mis en avant par le peuple tout entier. Voici nos buts au nom desquels nous déclarons la guerre au gouver­nement des Cent-Noirs. Nous n’imposons au peuple aucune innovation imaginée par nous, nous prenons seulement l’ini­tiative pour réaliser pratiquement ce sans quoi il est impos­sible, de l’aveu général et unanime, de continuer à vivre en Russie. Nous ne nous isolons pas du peuple révolution­naire, nous soumettons à son jugement chacun de nos pas, chacune de nos décisions ; nous nous appuyons entièrement et sans réserve sur la libre initiative émanant des masses laborieuses elles-mêmes. Nous rallions les partis révolu­tionnaires les plus divers, nous appelons à rejoindre nos rangs les députés de tout groupe de population, prêt à com­battre pour la liberté, pour notre programme qui assure les droits élémentaires et les besoins du peuple. Nous tendons surtout la main aux camarades ouvriers revêtus de l’unifor­me militaire et à nos frères les paysans pour lutter ensem­ble jusqu’au bout contre le joug des propriétaires fonciers et des fonctionnaires, pour la terre et la liberté.

Citoyens, préparez-vous à la bataille décisive ! Nous ne permettrons pas au gouvernement des Cent-Noirs de dé­shonorer la Russie. Nous ne serons pas dupes de la mutation de quelques fonctionnaires, du renvoi de quelques po­liciers, aussi longtemps que la masse des policiers Cent-Noirs conservera le pouvoir pour se livrer aux meurtres, aux pillages et à des exactions contre le peuple. Que les bourgeois libéraux s’abaissent à adresser des sollicitations à ce gouvernement des Cent-Noirs. Les Cent-Noirs se moquent quand on les menace de la justice tsariste exercé par les fonctionnaires tsaristes. Nous donnerons l’ordre aux détachements de notre armée d’arrêter les héros cent-noirs qui enivrent et corrompent le peuple ignorant ; tous ces monstres, tels que le chef de police de Cronstadt, nous les ferons juger publiquement par le tribunal révolutionnaire du peuple.

Citoyens, tout le monde a tourné le dos au gouvernement tsariste, sauf les Cent-Noirs. Ralliez-vous donc autour du gouvernement révolutionnaire, cessez de payer tous les impôts et charges, employez tous vos efforts pour organi­ser et armer les libres milices du peuple. La liberté véri­table ne sera assurée en Russie que dans la mesure où le peuple révolutionnaire vaincra les forces du gouvernement des Cent-Noirs. Dans la guerre civile il n’y a pas et il ne saurait y avoir de neutres. Le parti des blancs n’est que lâche hypocrisie. Quiconque s’écarte de la lutte soutient l’emprise des Cent-Noirs. Qui n’est pas pour la révolution est contre elle. Qui n’est pas révolutionnaire est cent-noir.

Nous nous chargeons d’unir et de préparer les forces de l’insurrection populaire. Qu’à l’anniversaire de la grande journée du 9 janvier6 Il il ne reste plus trace en Russie des institutions du pouvoir tsariste. Que la fête printanière du prolétariat international trouve la Russie déjà libre et l’Assemblée nationale constituante librement convoquée !


C’est ainsi que se présente à mes yeux la transformation du Soviet des députés ouvriers en gouvernement révolution­naire provisoire. Telles sont les tâches que je poserais en premier lieu à toutes les organisations de notre Parti, à tous les ouvriers conscients, au Soviet lui-même et au con­grès ouvrier qui tiendra ses assises à Moscou, ainsi qu’au congrès de l’Union paysanne7.

Notes

Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]

[1] L’article Nos tâches et le Soviet des députés ouvriers, où les Soviets furent pour la première fois qualifiés d’organes de l’insurrection et considérés comme l’embryon d’un nouveau pouvoir révolutionnaire, a été écrit par Lénine au début de novembre 1905, à Stockholm, où il séjourna quelque temps avant de regagner la Russie. Cet article destiné au journal Novaïa Jizn [Vie Nouvelle] ne fut pas publié. Le manuscrit ne fut retrouvé qu’en automne 1940. [N.E.]

[2] « Novaïa Jizn » [La Vie Nouvelle], premier journal bolchevique légal ; parut quotidiennement à Pétersbourg du 27 octobre (9 novembre) au 3 (16) décembre 1905. A son retour d’émigration à peine arrivé à Pétersbourg au début de novembre, Lénine prit la direction du journal. La Novaïa Jizn, était pratiquement l’Organe central du P.O.S.D.R. V. Vorovski, M. Olminski, A. Lounatchareki y collaboraient activement. M. Gorki y joua un grand rôle, lui apportant aussi une importante aide matérielle.
Le tirage quotidien du journal atteignit 80 000 exemplaires. La Novaïa Jizn fit l’objet de nombreuses mesures de répression. Sur 27 numéros du journal, 15 furent saisis et détruits. Après la parution du 27e numéro, la Novaïa Jizn fut interdite par le gouvernement. Le dernier numéro, le 28e, parut illégalement. [N.E.]

[*] Voir Œuvres, Paris-Moscou, t.5, pp. 463-479. [N.E.]

[3] Les socialistes-révolutionnaires (s.-r.), parti petit-bourgeois apparu en Russie fin 1901-début 1902, à la suite de l’union de di­vers groupes et cercles populistes (Union des socialistes-révolutionnaires, Parti des socialistes-révolutionnaires, etc.). Les organes officiels de ce parti furent les journaux Révolutsionnaïa Rossia [La Russie révolutionnaire] (1900-1905) et la revue Viestnik Rousskoï Révolutsii [Messager de la Révolution russe] (1901-1905). Les distinctions de classe entre prolétariat et petits patrons échappaient aux socialistes-révolutionnaires, qui estompaient la différenciation de classe et les contradictions au sein de la paysannerie, contestaient le rôle dirigeant du prolétariat dans la révolution. Les conceptions des socialistes-révolutionnaires offraient un mélange éclectique des idées du populisme et du révisionnisme ; les socialistes-révolutionnaires s’efforçaient, selon l’expression de Lénine, de boucher les « trous populistes » à l’aide du « courant opportuniste à la mode qu’était la « critique » du marxisme » (voir Oeuvres, Paris-Moscou, t. 9, p. 320). La tactique de la terreur individuelle, que les socialistes-révolutionnaires prêchaient comme principale méthode de lutte contre l’autocratie, causait un grand préjudice au mouvement révolutionnaire et rendait difficile l’organisation des masses en vue de la lutte révolutionnaire.
Le programme agraire des socialistes-révolutionnaires prévoyait l’abolition de la propriété privée de la terre et sa remise aux communautés sur la base d’une jouissance égalitaire, ainsi que le développement de toutes sortes de coopératives. Ce programme, que les socialistes-révolutionnaires essayaient de présenter comme un programme de « socialisation de la terre », n’avait rien de socialiste.
Dans son analyse du programme socialiste-révolutionnaire, Lénine a montré que le maintien de la production marchande et de l’exploitation privée sur les terres collectives n’élimine pas la domination du capital, ne délivre pas les paysans laborieux de l’exploitation et de la ruine. La coopération en régime capitaliste ne peut, elle non plus, sauver les petits paysans, car elle sert à enrichir la bourgeoisie rurale. Lénine notait aussi que la revendication de jouissance égalitaire des terres, sans être socialiste, revêtait toutefois un caractère révolutionnaire, démocratique et progressiste, puisqu’elle visait la jouissance seigneuriale de la terre de nature réactionnaire.
Le Parti bolchevique dénonça les tentatives faites par les socialistes-révolutionnaires pour se camoufler en socialistes, mena une lutte opiniâtre contre les socialistes-révolutionnaires pour l’influence à exercer sur les paysans, montra le préjudice de leur tactique (le terreur individuelle pour le mouvement ouvrier. En même temps, les bolcheviks admettaient, dans certaines conditions, des accords provisoires avec les socialistes-révolutionnaires dans la lutte contre le tsarisme.
Le caractère hétérogène de la classe paysanne conditionnait l’instabilité politique et idéologique du parti socialiste-révolutionnaire, la confusion en matière d’organisation, les oscillations continuelles entre la bourgeoisie libérale et le prolétariat. Déjà à l’époque de la première révolution russe, l’aile droite se détacha du parti socialiste-révolutionnaire pour former un « Parti socialiste- populiste du travail », parti légal (les s.-p.) dont les conceptions se rapprochaient de celles des cadets, cependant que l’aile gauche devenait l’union mi-anarchiste des « maximalis­tes ». A l’époque de la réaction de Stolypine, le parti socialiste-révolutionnaire connut une décadence totale sur le plan de l’idéologie et de l’organisation. Au cours de la première guerre mondiale, la plupart des socialistes-révolutionnaires se rangeaient aux côtés des social-chauvins.
Après la victoire de la révolution démocratique bourgeoise de Février 1917, les socialistes-révolutionnaires, en accord avec les mencheviks et les cadets, accordèrent tout leur appui au Gouvernement provisoire contre-révolutionnaire de la bourgeoisie et des grands propriétaires fonciers. Les leaders du parti (Kérenski, Avksentiev, Tchernov) furent membres du gouvernement. Le parti socialiste-révolutionnaire refusa de soutenir les revendications paysannes visant à abolir la propriété seigneuriale de la terre ; les ministres socialistes-révolutionnaires du gouvernement provisoire envoyèrent des expéditions punitives contre les paysans qui s’étaient emparés de ces terres.
L’aile gauche des socialistes-révolutionnaires fonda, fin novembre 1917, un parti indépendant,, celui des socialistes révolutionnaires de gauche. Soucieux de maintenir leur influence dans les masses paysannes, les socialistes-révolutionnaires de gauche reconnurent officiellement le pouvoir des Soviets et se mirent d’accord avec les bolcheviks mais peu après ils déclenchèrent la lutte contre le pouvoir des Soviets.
A l’époque de l’intervention militaire étrangère et de la guerre civile, les socialistes-révolutionnaires entreprirent des actions subversives contre-révolutionnaires, ils soutinrent activement les interventionnistes et les gardes blancs, prirent part aux complots contre-révolutionnaires, se livrèrent à des actes terroristes contre les responsables de l’Etat soviétique et du Parti communiste. Après la fin de la guerre civile, les socialistes-révolutionnaires continuèrent leur activité hostile à l’Etat soviétique à l’intérieur du pays, ainsi que dans le camp de l’émigration blanche. [N.E.]

[4] Il s’agit de la grève politique générale d’octobre 1905 en Russie. [N.E.]

[5] Union des unions, organisation politique de l’intelligentsia bourgeoise libérale ; fut formée en mai 1905 au premier Congrès des représentants de 14 unions des professions suivantes : avocats écrivains, médecins, ingénieurs enseignants etc. Le congrès revendiqua la convocation d’une Assemblée constituante élue au suffrage universel. En juillet 1905, l’Union se prononça pour le boycottage de la Douma de Boulyguine, mais elle revint rapi­dement sur sa position et décida de prendre part aux élections à la Douma. A la fin de 1906, l’Union des unions se désagrégea [N.E.].

[6] Le 9 janvier 1905, les ouvriers des usines et fabriques de Pétersbourg avec leurs femmes et leurs enfants se dirigèrent vers le Palais d’Hiver pour remettre au tsar une pétition qui décrivait leur situation extrêmement pénible et où il était indiqué qu’ils ne jouissaient d’aucun droit. Sur l’ordre du tsar la troupe tira sur cette manifestation d’ouvriers sans armes. En réponse à cette monstrueuse fusillade, des grèves politiques éclatèrent dans toute la Russie tandis que s’organisaient des manifestations avec le mot d’ordre : « A bas l’autocratie ! » Les événements du 9 janvier ont déclenché la révolution de 1905-1907. [N.E.]

[7] Union paysanne de Russie, organisation révolutionnaire démo­cratique, fondée en 1905. Aux premier et deuxième Congrès de l’Union, qui se tinrent à Moscou en août et novembre 1905, furent élaborés le programme et la tactique de l’Union. L’Union paysanne exigeait la liberté politique et la convocation immédia­te d’une Assemblée constituante, elle s’en tenait à la tactique de boycottage de la Ire Douma d’Etat. Le programme agraire de l’Union exigeait la suppression de la propriété privée de la terre, la remise aux paysans, sans rachat, des terres appartenant aux monastères, à l’Eglise, aux apanages, à la Couronne et à l’Etat. Dans sa politique, l’Union se montrait hésitante et irrésolue. Exigeant la liquidation de la propriété foncière, elle consentait cependant à indemniser partiellement les propriétaires. Dès le début de ses activités, l’Union paysanne fut l’objet de répres­sions policières. Fin 1906, l’Union fut dissoute. [N.E.]

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