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Juin 1848

vendredi 27 janvier 2017, par Robert Paris

Les révolutions de 1848 en Europe

La Nouvelle Gazette Rhénane

Karl Marx

La révolution de juin

n° 29, 29 juin 1848

Les ouvriers de Paris ont été écrasés par des forces supérieures ; ils n’ont pas succombé. Ils sont battus mais leurs adversaires sont vaincus. Le triomphe momentané de la force brutale est payé par l’anéantissement de toutes les illusions et chimères de la révolution de février, par la désagrégation de tout le parti des vieux républicains, par la scission de la nation française en deux nations, la nation des possédants et la nation des travailleurs. La république tricolore n’arbore plus qu’une seule couleur, la couleur des vaincus, la couleur du sang, elle est devenue la république rouge.

Aux côtés du peuple, aucune voix réputée républicaine, ni du National [1] ni de La Réforme [2] ! Sans autres chefs, sans autres moyens que l’indignation elle-même, il a résisté à la bourgeoisie et à la soldatesque coalisées plus longtemps qu’aucune dynastie française, pourvue de tout l’appareil militaire, ne résista à une fraction de la bourgeoisie coalisée avec le peuple. Pour faire disparaître la dernière illusion du peuple, pour rompre complètement avec le passé, il fallait aussi que les auxiliaires habituels et poétiques de l’émeute française, la jeunesse bourgeoise enthousiaste, les élèves de l’École polytechnique, les tricornes fussent du côté des oppresseurs. Il fallait que les élèves de la Faculté de médecine refusent aux plébéiens blessés le secours de la science. La science n’est pas là pour le plébéien qui a commis l’indicible, l’inexprimable crime de tout risquer pour sa propre existence, et non pour Louis-Philippe ou M. Marrast.

Le dernier vestige officiel de la révolution de février, la Commission exécutive [3], s’est évanouie, comme la brume, devant la gravité des événements. Les feux d’artifice de Lamartine se sont transformés en fusées incendiaires de Cavaignac.

La fraternité, cette fraternité des classes opposées dont l’une exploite l’autre, cette fraternité proclamée en février, écrite en majuscules, sur le front de Paris, sur chaque prison, sur chaque caserne - son expression véritable, authentique, prosaïque, c’est la guerre civile, la guerre civile sous sa forme la plus effroyable, la guerre du travail et du capital. Cette fraternité a flambé devant toutes les fenêtres de Paris le soir du 25 juin, alors que le Paris de la bourgeoisie illuminait, tandis que le Paris du prolétariat brûlait, saignait, gémissait jusqu’à l’épuisement.

La fraternité a duré juste le temps que l’intérêt de la bourgeoisie a été frère de l’intérêt du prolétariat. Des pédants de la vieille tradition révolutionnaire de 1793, des socialistes à l’esprit de système qui mendiaient pour le peuple auprès de la bourgeoisie et qui furent autorisés à tenir de longs sermons et à se compromettre aussi longtemps que le lion prolétarien avait besoin d’être endormi par des berceuses, des républicains qui réclamaient intégralement le vieil ordre bourgeois mais sans tête couronnée, des opposant dynastiques [4] pour qui le hasard avait substitué la chute de la dynastie à un changement de ministre, des légitimistes [5] qui voulaient non pas dépouiller la livrée mais en modifier la coupe, voilà les alliés avec qui le peuple fit février. Ce que d’instinct il haïssait en Louis-Philippe, ce n’était pas Louis-Philippe, c’était la domination couronnée d’une classe, c’était le capital sur le trône. Mais, magnanime comme toujours, il crut avoir anéanti son ennemi après avoir renversé l’ennemi de ses ennemis, l’ennemi commun.

La révolution de février fut la belle révolution, la révolution de la sympathie générale, parce que les contradictions (entre la bourgeoisie et le peuple) qui éclatèrent en elle contre la royauté, n’étaient pas encore développées et demeuraient en sommeil, unies, côte à côte, parce que la lutte sociale qui formait l’arrière-plan de cette révolution, n’avait atteint qu’une existence inconsistante, une existence purement verbale. La révolution de juin est laide ; c’est la révolution repoussante, parce que la réalité a pris la place des mots, parce que la République a démasqué la tête même du monstre en lui arrachant la couronne qui la protégeait et la cachait.

L’Ordre ! tel fut le cri de guerre de Guizot. L’Ordre ! cria Sébastiani le guizotin, quand Varsovie devint russe. L’Ordre ! crie Cavaignac, écho brutal de l’Assemblée nationale française et de la bourgeoisie républicaine.

L’Ordre ! gronda sa mitraille en déchirant le corps du prolétariat.

Aucune des nombreuses révolutions de la bourgeoisie française depuis 1789 n’était un attentat contre l’Ordre, car toutes laissaient subsister la domination de classe, l’esclavage des ouvriers, l’ordre bourgeois, malgré le changement fréquent de la forme politique de cette domination et de cet esclavage. Juin a touché à cet ordre. Malheur à juin !

Sous le gouvernement provisoire, on fit imprimer sur des milliers d’affiches officielles que les ouvriers au grand cœur « mettaient trois mois de misère à la disposition de la République » ; il était donc décent, mieux : nécessaire, c’était à la fois de la politique et de la sentimentalité, de leur prêcher que la révolution de février avait été faite dans leur propre intérêt et que, dans cette révolution, il s’agissait avant tout des intérêts des ouvriers. Depuis que siégeait l’Assemblée nationale - on devenait prosaïque. Il ne s’agissait plus alors que de ramener le travail à ses anciennes conditions, comme le disait le ministre Trélat. Les ouvriers s’étaient donc battus en février pour être jetés dans une crise industrielle.

La besogne de l’Assemblée nationale consiste à faire en sorte que février n’ait pas existé, tout au moins pour les ouvriers qu’il s’agit de replonger dans leur ancienne condition. Et même cela ne s’est pas réalisé, car une assemblée, pas plus qu’un roi, n’a le pouvoir de dire à une crise industrielle de caractère universel : Halte-là ! L’Assemblée nationale, dans son désir zélé et brutal d’en finir avec les irritantes formules de février, ne prit même pas les mesures qui étaient encore possibles dans le cadre de l’ancien état de choses. Les ouvriers parisiens de 17 à 25 ans, elle les enrôle de force dans l’armée ou les jette sur le pavé ; les provinciaux, elle les renvoie de Paris en Sologne, sans même leur donner avec le laisser-passer l’argent du voyage ; aux Parisiens adultes, elle assure provisoirement de quoi ne pas mourir de faim dans des ateliers organisés militairement, à condition qu’ils ne participent à aucune réunion populaire, c’est-à-dire à condition qu’ils cessent d’être des républicains. La rhétorique sentimentale d’après février ne suffisait pas, la législation brutale d’après le 15 mai [6] non plus. Dans les faits, en pratique, il fallait trancher. Avez-vous fait, canailles, la révolution de février pour vous ou bien pour nous ? La bourgeoisie posa la question de telle façon, qu’il devait y être répondu en juin - avec des balles et par des barricades.

Et pourtant, ainsi que le dit le 25 juin un représentant du peuple, la stupeur frappe l’Assemblée nationale tout entière. Elle est abasourdie quand question et réponse noient dans le sang le pavé de Paris ; les uns sont abasourdis parce que leurs illusions s’évanouissent dans la fumée de la poudre, les autres parce qu’ils ne saisissent pas comment le peuple peut oser prendre lui-même en main la défense de ses intérêts les plus personnels. Pour rendre cet événement étrange accessible à leur entendement, ils l’expliquent par l’argent russe, l’argent anglais, l’aigle bonapartiste, le lys et des amulettes de toutes sortes. Mais les deux fractions de l’Assemblée sentent qu’un immense abîme les sépare toutes deux du peuple. Aucune n’ose prendre le parti du peuple.

À peine la stupeur passée, la furie éclate, et c’est à juste titre que la majorité siffle ces misérables utopistes et tartufes qui commettent un anachronisme en ayant toujours à la bouche ce grand mot de Fraternité. Il s’agissait bien en effet de supprimer ce grand mot et les illusions que recèlent ses multiples sens. Lorsque Larochejaquelein, le légitimiste, le rêveur chevaleresque, fulmine contre l’infamie qui consiste à crier « Vae victis ! Malheur aux vaincus ! [7] » la majorité de l’Assemblée est prise de la danse de Saint-Guy comme si la tarentule l’avait piquée. Elle crie : Malheur ! aux ouvriers pour dissimuler que le « vaincu » c’est elle. Ou bien c’est elle qui doit maintenant disparaître, ou c’est la République. C’est pourquoi elle hurle convulsivement : Vive la République !

Le gouffre profond qui s’est ouvert à nos pieds, peut-il égarer les démocrates, peut-il nous faire accroire que les luttes pour la forme de l’État sont vides, illusoires, nulles ?

Seuls des esprits faibles et lâches peuvent soulever pareille question. Les conflits qui naissent des conditions de la société bourgeoise elle-même, il faut les mener jusqu’au bout ; on ne peut les éliminer en imagination. La meilleure forme d’État est celle où les contradictions sociales ne sont pas estompées, ne sont pas jugulées par la force, c’est-à-dire artificiellement et donc en apparence seulement. La meilleure forme de gouvernement est celle où ces contradictions entrent en lutte ouverte, et trouvent ainsi leur solution.

On nous demandera si nous n’avons pas une larme, pas un soupir, pas un mot pour les victimes de la fureur du peuple, pour la garde nationale, la garde mobile, la garde républicaine, les troupes de ligne ?

L’État prendra soin de leurs veuves et de leurs orphelins, des décrets les glorifieront, de solennels cortèges funèbres conduiront leurs dépouilles à leur dernière demeure, la presse officielle les déclarera immortels, la réaction européenne leur rendra hommage, de l’Est à l’Ouest.

Quant aux plébéiens, déchirés par la faim, vilipendés par la presse, abandonnés par les médecins, traités par les « gens bien » de voleurs, d’incendiaires, de galériens, leurs femmes et leurs enfants précipités dans une misère encore plus incommensurable, les meilleurs des survivants déportés outre-mer, c’est le privilège, c’est le droit de la presse démocratique de tresser des lauriers sur leur front assombri de menaces.

Notes

Texte surligné : en français dans le texte.

[1] Journal fondé le 3 janvier 1830 par Thiers, Mignet, Carrel et Sautelet. Au début son mot d’ordre inspiré par Thiers était d’« enfermer les Bourbons dans la Charte ». Ce journal attaqua vigoureusement le ministère Polignac. Après la révolution de Juillet il soutint le gouvernement de Louis-Philippe, puis lui fit une vive opposition à partir de 1832. À la mort de Carrel, Le National devint républicain avec Marrast qui en fut rédacteur en chef jusqu’en 1848. Le National fut supprimé après le coup d’État de 1851.

[2] Journal de Ledru-Rollin.

[3] La Commission exécutive : gouvernement de la République française créé le 10 mai 1848 par l’Assemblée constituante. Elle remplaça le gouvernement provisoire. Elle exista jusqu’au 24 juin, date où s’instaura la dictature de Cavaignac.

[4] Groupes de députés dirigés par Odilon Barrot qui, sous la monarchie de Juillet, représentaient une tendance modérée de la gauche. Exprimant les concertions des cercles libéraux de la bourgeoisie industrielle et commerçante, ils prirent parti pour une réforme électorale modérée dans laquelle ils voyaient un moyen d’éviter la révolution et de maintenir la dynastie des Orléans. Ils furent les promoteurs de cette Campagne des banquets qui, contrairement à leurs prévisions, aboutit non à une réforme mais à une révolution.

[5] Les légitimistes étaient des partisans de la dynastie « légitime » des Bourbons. Ils représentaient les intérêts de la noblesse terrienne et des grands propriétaires fonciers.

[6] Aucun membre de la Commission exécutive, aucun ministre n’est socialiste ; cette exclusion indigne la minorité de gauche qu’exaspèrent le refus de créer un ministère du Travail et l’interdiction de présenter directement des pétitions (12 mai). Ce mécontentement est à l’origine de la journée du 15 mai, pour la plus grande part. En principe, il s’agit d’une manifestation pacifique qui doit porter à l’Assemblée une pétition en faveur de la Pologne. Mais l’obscur travail de certains meneurs (peut-être provocateurs, comme le douteux Huber), les défaillances du service d’ordre et de son chef, le général Courtais, la font très vite dévier. L’Assemblée est envahie, et dans une extrême confusion un nouveau gouvernement provisoire tente de s’organiser. Lamartine et Ledru-Rollin, regroupant les fractions de la Garde nationale, arrivent dans la soirée à rétablir l’ordre, en évitant toute effusion de sang.

Cette journée est « plus qu’une faute politique une faute morale » (George Sand). Elle est sévèrement jugée par une opinion provinciale soucieuse de légalité ; elle provoque des arrestations et des poursuites devant la Haute-Cour de Bourges, qui commencent la désorganisation des cadres de gauche (Barbès, Raspail, Blanqui, l’ouvrier Albert sont arrêtés.) Elle motive la suppression de la Commission du Luxembourg (16 mai) et permet la fermeture des clubs les plus avancés. (E. Tersen : Histoire contemporaine (1848-1939).

[7] Cri poussé par Brennus lors de la prise de Rome par les Gaulois.

La suite

Pour continuer


Les journées de juin 1848
Friedrich Engels

Le 23 juin

Nous trouvons toujours à ajouter une foule de faits isolés sur la lutte du 23. Les matériaux que nous avons devant nous sont inépuisables ; mais le temps ne nous permet de donner que ce qu’il y a de plus essentiel et de caractéristique.

La révolution de Juin offre le spectacle d’une lutte acharnée comme Paris, comme le monde n’en ont pas encore vu de pareille. De toutes les révolutions antérieures, ce sont les journées de Mars à Milan qui témoignent de la lutte la plus chaude. Une population presque désarmée de 170 000 âmes battit une armée de 20 à 30 000 hommes. Mais les journées de Mars de Milan sont un jeu d’enfant à côté des journées de Juin à Paris.

Ce qui distingue la révolution de Juin de toutes les révolutions précédentes, c’est l’absence de toute illusion, de tout enthousiasme.

Le peuple n’est point comme en Février sur les barricades chantant Mourir pour la patrie - les ouvriers du 23 juin luttent pour leur existence, la patrie a perdu pour eux toute signification. La Marseillaise et tous les souvenirs de la grande Révolution ont disparu. Peuple et bourgeois pressentent que la révolution dans laquelle ils entrent est plus grande que 1789 et 1793.

La révolution de Juin est la révolution du désespoir et c’est avec la colère muette, avec le sang-froid sinistre du désespoir qu’on combat pour elle ; les ouvriers savent qu’ils mènent une lutte à la vie et à la mort, et devant la gravité terrible de cette lutte le vif esprit français lui-même se tait.

L’histoire ne nous offre que deux moments ayant quelque ressemblance avec la lutte qui continue probablement encore en ce moment à Paris : la guerre des esclaves de Rome et l’insurrection lyonnaise de 1834. L’ancienne devise lyonnaise, elle aussi : « Vivre en travaillant ou mourir en combattant », a de nouveau surgi, soudain, au bout de quatorze ans, inscrite sur les drapeaux.

La révolution de Juin est la première qui divise vraiment la société tout entière en deux grands camps ennemis qui sont représentés par le Paris de l’est et le Paris de l’ouest. L’unanimité de la révolution de Février a disparu, cette unanimité poétique, pleine d’illusions éblouissantes, pleine de beaux mensonges et qui fut représentée si dignement par le traître aux belles phrases, Lamartine. Aujourd’hui, la gravité implacable de la réalité met en pièces toutes les promesses séduisantes du 25 février. Les combattants de Février luttent aujourd’hui eux-mêmes les uns contre les autres, et, ce qu’on n’a encore jamais vu, il n’y a plus d’indifférence, tout homme en état de porter les armes participe vraiment à la lutte sur la barricade ou devant la barricade.

Les armées qui s’affrontent dans les rues de Paris sont aussi fortes que les armées qui livrèrent la « bataille des nations » de Leipzig. Cela seul prouve l’énorme importance de la révolution de Juin.

Mais, passons à la description de la lutte elle-même.

D’après nos nouvelles d’hier, force nous était de croire que les barricades avaient été disposées d’une façon assez incohérente. Les informations détaillées d’aujourd’hui font ressortir le contraire. Jamais encore les ouvrages de défense des ouvriers n’ont été exécutés avec un tel sang-froid, avec une telle méthode.

La ville était divisée en deux camps. La ligne de partage partait de l’extrémité nord-est de la ville, de Montmartre, pour descendre jusqu’à la porte Saint-Denis, de là, descendait la rue Saint-Denis, traversait l’île de la Cité et longeait la rue Saint-Jacques, jusqu’à la barrière. Ce qui était à l’est était occupé et fortifié par les ouvriers ; c’est de la partie ouest qu’attaquait la bourgeoisie et qu’elle recevait ses renforts.

De bonne heure, le matin, le peuple commença en silence à élever ses barricades. Elles étaient plus hautes et plus solides que jamais. Sur la barricade à l’entrée du faubourg Saint-Antoine, flottait un immense drapeau rouge.

Le boulevard Saint-Denis était très fortement retranché. Les barricades du boulevard, de la rue de Cléry et les maisons avoisinantes, transformées en véritables forteresses, constituaient un système de défense complet. C’est là, comme nous le relations hier déjà, que commença le premier combat important. Le peuple se battit avec un mépris indicible de la mort. Sur la barricade de la rue de Cléry, un fort détachement de gardes nationaux fit une attaque de flanc. La plupart des défenseurs de la barricade se retirèrent. Seuls sept hommes et deux femmes, deux jeunes et belles grisettes, restèrent à leur poste. Un des sept monte sur la barricade, le drapeau à la main. Les autres commencent le feu. La garde nationale riposte, le porte-drapeau tombe. Alors une des grisettes, une grande et belle jeune fille, vêtue avec goût, les bras nus, saisit le drapeau, franchit la barricade et marche sur la garde nationale. Le feu continue et les bourgeois de la garde nationale abattent la jeune fille comme elle arrivait près de leurs baïonnettes. Aussitôt, l’autre grisette bondit en avant, saisit le drapeau, soulève la tête de sa compagne, et, la trouvant morte, jette, furieuse, des pierres sur la garde nationale. Elle aussi tombe sous les balles des bourgeois. Le feu devient de plus en plus vif. On tire des fenêtres, de la barricade ; les rangs de la garde nationale s’éclaircissent ; finalement, des secours arrivent et la barricade est prise d’assaut. Des sept défenseurs de la barricade, un seul encore était vivant ; il fut désarmé et fait prisonnier. Ce furent les lions et les loups de Bourse de la 2° légion qui exécutèrent ce haut fait contre sept ouvriers et deux grisettes.

La jonction des deux corps et la prise de la barricade sont suivies d’un moment de silence anxieux. Mais il est bientôt interrompu. La courageuse garde nationale ouvre un feu de peloton bien nourri sur la foule des gens désarmés et paisibles qui occupent une partie du boulevard. Ils se dispersent épouvantés. Mais les barricades ne furent pas prises. C’est seulement lorsque Cavaignac arriva lui-même avec la ligne et la cavalerie, après un long combat et vers 3 heures seulement, que le boulevard fut pris jusqu’à la porte Saint-Martin.

Dans le faubourg Poissonnière, plusieurs barricades étaient dressées et, notamment, au coin de la rue Lafayette où plusieurs maisons servaient également de forteresse aux insurgés. Un officier de la garde nationale les commandait. Le 7° régiment d’infanterie légère, la garde mobile et la garde nationale avancèrent contre eux. Le combat dura une demi-heure ; finalement, les troupes eurent la victoire mais seulement après avoir perdu près de 100 morts et blessés. Ce combat eut lieu après 3 heures de l’après-midi.

Devant le palais de justice, des barricades furent édifiées également dans la rue de Constantine et les rues avoisinantes, ainsi que sur le pont Saint-Michel où flottait le drapeau rouge. Après un combat plus long, ces barricades furent aussi prises.

Le dictateur Cavaignac posta son artillerie près du pont Notre-Dame. De là, il canonna les rues Planche-Mybray et de la Cité, et il put facilement la faire ranger en batterie contre les barricades de la rue Saint-Jacques.

Cette dernière rue était coupée par de nombreuses barricades et les maisons transformées en vraies forteresses. L’artillerie seule pouvait intervenir là, et Cavaignac n’hésita pas un instant à l’employer. Tout l’après-midi, retentit le grondement des canons. La mitraille balayait la rue. Le soir, à 7 heures, il ne restait plus qu’une barricade à prendre. Le nombre des morts était très grand.

Aux abords du pont Saint-Michel et dans la rue Saint-André-des-Arts, on tira également à coups de canon. Tout à l’extrémité nord-est de la ville, rue de Château-Landon, où un détachement de troupes se risqua, une barricade fut également démolie à coups de canon.

L’après-midi, le combat devint de plus en plus vif dans le faubourg nord-est. Les habitants des faubourgs de la Villette, de Pantin, etc., vinrent en aide aux insurgés. Toujours, on recommence à élever les barricades et en très grand nombre.

Dans la Cité, une compagnie de la garde républicaine s’était glissée entre deux barricades sous prétexte de fraterniser avec les insurgés et avait ensuite tiré. Le peuple furieux se précipita sur les traîtres et les abattit homme par homme. C’est à peine si 20 d’entre eux eurent le loisir de s’échapper.

La violence de la lutte grandissait sur tous les points. Tant qu’il fit clair, on tira à coups de canon ; plus tard, on se borna à la fusillade qui se poursuivit bien avant dans la nuit. A 11 heures, encore, la générale retentissait dans tout Paris, et, à minuit, on échangeait encore des coups de fusil dans la direction de la Bastille. La place de la Bastille était entièrement au pouvoir des insurgés ainsi que tous ses accès. Le faubourg Saint-Antoine, le centre de leur puissance, était fortement retranché. Sur le boulevard, de la rue Montmartre jusqu’à la rue du Temple, il y avait en masse serrée de la cavalerie, de l’infanterie, de la garde nationale et de la garde mobile.

A 11 heures du soir, on comptait déjà plus de 1000 morts et blessés.

Telle fut la première journée de la révolution de Juin, journée sans précédent dans les annales révolutionnaires de Paris. Les ouvriers parisiens combattirent tout à fait seuls contre la bourgeoisie armée, contre la garde mobile, la garde républicaine réorganisée et contre les troupes de ligne de toutes armes. Ils ont soutenu la lutte avec une bravoure sans exemple, qui n’a de pareille que la brutalité, également sans exemple, de leurs adversaires. On se prend d’indulgence pour un Hüser, un Radetzky, un Windischgraetz [1], lorsqu’on voit comment la bourgeoisie de Paris s’adonne, avec un véritable enthousiasme, aux tueries arrangées par Cavaignac.

Dans la nuit du 23 au 24, la Société des droits de l’homme, qui avait été reconstituée le 11 juin, décida d’utiliser l’insurrection au profit du Drapeau rouge et, par conséquent, d’y participer. Elle a donc tenu une réunion, décidé les mesures nécessaires et nommé deux comités permanents.

(Neue Rheinische Zeitung, 28 juin 1848, n° 28, p. 1-2.)

Notes

Les passages en bleu sont en français dans le texte.

[1] Hüser est un général prussien, Radetzky et Windischgraetz sont des maréchaux autrichiens. Tous trois s’illustrèrent par leur répression de l’insurrection populaire, respectivement à Mayence, à Milan et à Vienne.

Le 24 juin

Toute la nuit, Paris fut militairement occupé. De forts piquets de troupes se tenaient sur les places et sur les boulevards.

A 4 heures du matin retentit la générale. Un officier et plusieurs hommes de la garde nationale entrèrent dans toutes les maisons pour y aller chercher les gardes de leur compagnie qui ne s’étaient pas présentés volontairement.

Vers le même moment, le grondement du canon retentit à nouveau, avec plus de violence, aux environs du pont Saint-Michel, point de liaison des insurgés de la rive gauche et de la Cité. Le général Cavaignac, revêtu ce matin-là de la dictature, brûle d’envie de l’exercer contre l’émeute. La veille, on n’avait employé l’artillerie qu’exceptionnellement et on ne tirait le plus souvent qu’à mitraille ; mais, aujourd’hui, on poste sur tous les points de l’artillerie, non seulement contre les barricades, mais aussi contre les maisons ; on tire non seulement à mitraille, mais à boulets de canon avec des obus et avec des fusées incendiaires.

Dans le haut du faubourg Saint-Denis, un violent combat commença le matin. Les insurgés avaient occupé dans le voisinage de la gare du Nord une maison en construction et plusieurs barricades. La première légion de la garde nationale attaqua sans remporter toutefois d’avantage quelconque. Elle épuisa ses munitions et eut près de cinquante morts et blessés. A peine put-elle conserver sa position jusqu’à l’arrivée de l’artillerie (vers 10 heures) qui rasa la maison et les barricades. Les troupes réoccupèrent la ligne du chemin de fer du Nord. La lutte dans toute cette contrée (appelée Clos Saint-Lazare et que la Kölnische Zeitung transforme en « Cour Saint-Lazare ») se poursuivit cependant encore longtemps et fut menée avec un grand acharnement. « C’est une véritable boucherie », écrit le correspondant d’une feuille belge. Aux barrières Rochechouart et Poissonnière s’élevèrent de fortes barricades ; le retranchement près de la rue Lafayette fut rétabli également et ne céda que l’après-midi aux boulets de canon.

Dans les rues Saint-Martin, Rambuteau et du Grand-Chantier, les barricades ne purent être prises également qu’à l’aide des canons.

Le café Cuisinier, en face du pont Saint-Michel, a été démoli par les boulets de canon.

Mais le combat principal eut lieu l’après-midi vers trois heures sur le quai aux Fleurs où le célèbre magasin de confections « A la Belle Jardinière » fut occupé par 600 insurgés et transformé en forteresse. L’artillerie et l’infanterie de ligne attaquent. Un coin du mur démoli s’écroule avec fracas. Cavaignac qui y commande le feu lui-même invite les insurgés à se rendre, sinon il les fera tous passer au fil de l’épée. Les insurgés s’y refusent. La canonnade reprend et, finalement, on y jette des fusées incendiaires et des obus. La maison est complètement démolie ; 80 insurgés gisent sous les décombres.

Dans le faubourg Saint-Jacques, aux alentours du Panthéon, les ouvriers s’étaient également retranchés de tous les côtés. Il fallut assiéger chaque maison comme à Saragosse. Les efforts du dictateur Cavaignac pour prendre d’assaut ces maisons furent si vains que le brutal soldat d’Algérie déclara qu’il y ferait mettre le feu si les occupants ne se rendaient pas.

Dans la Cité, des jeunes filles tiraient des fenêtres sur les soldats et la garde civile. Il fallut, là aussi, faire agir les obusiers pour obtenir le moindre résultat.

Le 11° bataillon de garde mobile qui voulait passer du côté des insurgés, fut massacré par les troupes de la garde nationale. C’est du moins ce qu’on dit.

Vers midi, l’insurrection avait nettement l’avantage. Tous les faubourgs, les Batignolles, Montmartre, La Chapelle et La Villette, bref toute la limite extérieure de Paris, depuis les Batignolles jusqu’à la Seine, et la plus grande moitié de la rive gauche de la Seine étaient entre ses mains. Ils s’y étaient emparés de 13 canons qu’ils n’utilisèrent pas. Au centre, ils arrivaient dans la Cité et dans la partie basse de la rue Saint-Martin sur l’Hôtel de ville qui était couvert par des masses de troupes. Mais cependant, déclara Bastide à la Chambre, il sera pris dans une heure peut-être par les insurgés, et c’est dans la stupeur provoquée par cette nouvelle que la dictature et l’état de siège furent décidés. A peine en fut-il pourvu, que Cavaignac recourut aux moyens les plus extrêmes, les plus brutaux, comme jamais encore on ne les avait utilisés dans une ville civilisée, comme Radetzky lui-même hésita à les employer à Milan. Le peuple fut de nouveau magnanime. S’il avait riposté aux fusées incendiaires et aux obusiers par l’incendie, il eût été victorieux le soir. Mais il se garda d’utiliser les mêmes armes que ses adversaires.

Les munitions des insurgés se composaient le plus souvent de coton-poudre qui était fabriqué en grandes quantités dans le faubourg Saint-Jacques et dans le Marais. Sur la place Maubert était installé un atelier pour fondre les balles.

Le gouvernement recevait continuellement des renforts. Durant toute la nuit, des troupes arrivèrent à Paris ; la garde nationale de Pontoise, Rouen, Meulan, Mantes, Amiens, Le Havre arriva ; des troupes vinrent d’Orléans, de l’artillerie et des pionniers d’Arras et de Douai, un régiment vint d’Orléans. Le 24 au matin, 500 000 cartouches et 12 pièces d’artillerie de Vincennes entrèrent dans la ville ; les cheminots de la ligne de chemin de fer du Nord, d’ailleurs, ont arraché les rails entre Paris et Saint-Denis pour qu’aucun renfort n’arrive plus.

C’est avec ces forces conjuguées et cette brutalité inouïe qu’on parvint l’après-midi du 24 à refouler les insurgés.

La fureur avec laquelle la garde nationale se battit et la grande conscience qu’elle avait qu’il y allait de son existence dans ce combat, apparaissent dans le fait que, non seulement Cavaignac, mais la garde nationale elle-même voulait mettre le feu à tout le quartier du Panthéon !

Trois points étaient désignés comme les quartiers principaux des troupes assaillantes : la porte Saint-Denis où commandait le général Lamoricière, l’Hôtel de ville où se tenait le général Duvivier avec 14 bataillons, et la place de la Sorbonne d’où le général Damesme luttait contre le faubourg Saint-Jacques.

Vers midi, les abords de la place Maubert furent pris et la place elle-même cernée. A une heure, la place succombait. Cinquante hommes de la garde mobile y tombèrent ! Vers le même moment, le Panthéon, après une canonnade longue et violente, était pris ou plutôt livré. Les quinze cents insurgés qui y étaient retranchés, capitulèrent - probablement à la suite de la menace de M. Cavaignac et des bourgeois, écumant de rage, de livrer tout le quartier aux flammes.

Vers le même moment, les « défenseurs de l’ordre » avançaient de plus en plus sur les boulevards et prenaient les barricades des rues avoisinantes. Dans la rue du Temple, les ouvriers étaient refoulés jusqu’au coin de la rue de la Corderie ; dans la rue Boucherat on se battait encore, également de l’autre côté du boulevard, dans le faubourg du Temple. Dans la rue Saint-Martin retentissaient encore des coups de fusil isolés ; à la pointe Sainte-Eustache une barricade tenait encore.

Le soir, vers 7 heures, on amena au général Lamoricière deux bataillons de la garde nationale d’Amiens qu’il employa aussitôt à cerner les barricades derrière le Château d’Eau. A ce moment, le faubourg Saint-Denis était calme et libre ; il en était de même de presque toute la rive gauche de la Seine. Les insurgés étaient cernés dans une partie du Marais et du faubourg Saint-Antoine. Cependant, ces deux quartiers sont séparés par le boulevard Beaumarchais et le canal Saint-Martin situé derrière, et celui-ci était libre pour la troupe.

Le général Damesme, commandant de la garde mobile, fut atteint, près de la barricade de la rue de l’Estrapade, par une balle à la cuisse. La blessure n’est pas dangereuse. Les représentants Bixio et Dornès ne sont pas non plus blessés aussi dangereusement qu’on le croyait au début.

La blessure du général Bedeau est également légère.

A 9 heures, le faubourg Saint-Jacques et le faubourg Saint-Marceau étaient pour ainsi dire pris. Le combat avait été d’une violence exceptionnelle. C’est le général Bréa qui y commandait maintenant.

Le général Duvivier à l’Hôtel de ville avait eu moins de succès. Cependant, les insurgés y avaient été aussi refoulés.

Le général Lamoricière, malgré une violente résistance, avait dégagé les faubourgs Poissonnière, Saint-Denis et Saint-Martin jusqu’aux barrières. Les ouvriers ne tenaient encore que dans le Clos Saint-Lazare ; ils s’étaient retranchés dans l’hôpital Louis-Philippe.

Cette même nouvelle fut communiquée par le président de l’Assemblée nationale à 9 heures et demie du soir. Cependant, il lui fallut se rétracter plusieurs fois. Il avoua que l’on tirait encore beaucoup de coups de feu dans le faubourg Saint-Martin.

L’état de choses dans la soirée du 24 était donc le suivant :

Les insurgés tenaient encore environ la moitié du terrain qu’ils occupaient le matin du 23. Ce terrain représentait la partie est de Paris, les faubourgs Saint-Antoine, du Temple, Saint-Martin et le Marais. Le Clos Saint-Lazare et quelques barricades au Jardin des Plantes formaient leurs postes avancés.

Tout le reste de Paris était dans les mains du gouvernement.

Ce qui frappe le plus dans ce combat désespéré, c’est la fureur avec laquelle se battaient les « défenseurs de l’ordre ». Eux, qui, auparavant, avaient des nerfs si sensibles pour chaque goutte de « sang bourgeois », qui avaient même des crises de sentimentalité à propos de la mort des gardes municipaux du 24 février, ces bourgeois abattent les ouvriers comme des animaux sauvages. Dans les rangs de la garde nationale, à l’Assemblée nationale, pas un mot de compassion, de conciliation, pas de sentimentalité d’aucune sorte, mais bien une haine qui éclate avec violence, une fureur froide contre les ouvriers insurgés. La bourgeoisie mène avec une claire conscience une guerre d’extermination contre eux. Qu’elle soit pour l’instant victorieuse ou qu’elle ait immédiatement le dessous, les ouvriers exerceront contre elle une terrible vengeance. Après une lutte comme celle des trois journées de Juin, seul, le terrorisme est encore possible, qu’il soit exercé par l’un ou l’autre des partis.

Nous communiquons encore quelques passages d’une lettre d’un capitaine de la garde républicaine sur les événements des 23 et 24 :

« Je vous écris au crépitement des mousquets, au grondement des canons. A deux heures, nous avons pris à la pointe du pont Notre-Dame trois barricades ; plus tard, nous marchâmes sur la rue Saint-Martin et nous la traversâmes dans toute sa longueur. Arrivés au boulevard, nous constatons qu’il est abandonné et désert, comme à deux heures du matin. Nous remontons le faubourg du Temple ; avant d’arriver à la caserne, nous faisons halte. A deux cents pas plus loin, s’élève une formidable barricade, appuyée par plusieurs autres et défendue par 2000 hommes environ. Nous parlementons avec eux pendant deux heures. Vainement ! Vers six heures arrive enfin l’artillerie ; alors les insurgés ouvrent les premiers le feu.
« Les canons répondent et, jusqu’à neuf heures, le grondement des pièces fait voler en éclats les fenêtres et les tuiles ; c’est un feu épouvantable. Le sang coule à torrents en même temps qu’éclate un orage terrible. A perte de vue le pavé est rougi de sang. Mes gens tombent sous les balles des insurgés ; ils se défendent comme des lions. Vingt fois nous marchons à l’assaut, vingt fois nous sommes repoussés. Le nombre des morts est immense, le nombre des blessés encore beaucoup plus grand. A neuf heures, nous prenons la barricade à la baïonnette. Aujourd’hui (24 juin) à trois heures du matin, nous sommes encore sur pied. L’artillerie tonne continuellement. Le Panthéon est le centre. Je suis à la caserne. Nous gardons les prisonniers que l’on amène à chaque instant. Il y a beaucoup de blessés parmi eux. Certains sont fusillés immédiatement. Sur 112 de mes hommes, j’en ai perdu 53. »

(Neue Rheinische Zeitung, 28 juin 1848, nº 28, p. 2.)

Le 25 juin

Chaque jour, la violence, l’acharnement, la fureur de la lutte ont grandi. La bourgeoisie est devenue de plus en plus fanatique contre les insurgés au fur et à mesure que ses brutalités la conduisaient moins vite au but, qu’elle se lassait davantage dans la lutte, la garde de nuit et le bivouac, et qu’elle se rapprochait enfin de sa victoire.

La bourgeoisie a proclamé les ouvriers non des ennemis ordinaires, que l’on vainc, mais des ennemis de la société, que l’on extermine. Les bourgeois ont répandu l’assertion absurde que, pour les ouvriers qu’ils avaient eux-mêmes acculés de force à l’insurrection, il ne s’agissait que de pillage, d’incendie et d’assassinat, que c’était une bande de brigands qu’il fallait abattre comme des bêtes sauvages. Et, cependant, les insurgés avaient occupé pendant trois jours une grande partie de la ville et s’y étaient comportés d’une façon tout à fait convenable. S’ils avaient employé les mêmes moyens violents que les bourgeois et les valets des bourgeois commandés par Cavaignac, Paris serait en ruines, mais ils auraient triomphé.

La façon barbare dont les bourgeois procédèrent dans cette lutte ressort de tous les faits isolés. Sans parler de la mitraille, des obus, des fusées incendiaires, il est établi qu’on ne fit aucun quartier dans la plupart des barricades prises d’assaut. Les bourgeois abattirent sans exception tout ce qu’ils trouvèrent devant eux. Le 24 au soir, plus de 50 insurgés prisonniers furent fusillés sans autre forme de procès dans l’avenue de l’Observatoire. « C’est une guerre d’extermination », écrit un correspondant de L’Indépendance belge, qui est elle-même une feuille bourgeoise. Sur toutes les barricades on croyait que tous les insurgés sans exception seraient massacrés. Lorsque La Rochejaquelein déclara à l’Assemblée nationale qu’il fallait faire quelque chose pour contrecarrer cette croyance, les bourgeois ne le laissèrent pas achever et firent un tel vacarme que le président dut se couvrir et interrompre la séance. Lorsque M. Sénard lui-même voulut prononcer plus tard (voir plus loin la séance de l’Assemblée) quelques paroles hypocrites de douleur et de conciliation, le vacarme recommença. Les bourgeois ne voulaient pas entendre parler de modération. Même au risque de perdre une partie de leur fortune par le bombardement, ils étaient résolus à en finir une fois pour toutes avec les ennemis de l’ordre, les brigands, incendiaires et communistes.

Avec cela, ils n’avaient même pas l’héroïsme que leurs journaux s’efforcent de leur attribuer. De la séance d’aujourd’hui de l’Assemblée nationale, il ressort que lorsque l’insurrection éclata, la garde nationale fut consternée d’effroi ; des informations de tous les journaux des nuances les plus diverses, il ressort clairement, malgré toutes les phrases pompeuses, que le premier jour, la garde nationale parut en faible nombre, que le second et le troisième jour, Cavaignac dut les faire arracher de leur lit et mener au feu par un caporal et quatre hommes. La haine fanatique des bourgeois contre les ouvriers insurgés n’était pas à même de surmonter leur lâcheté naturelle.

Les ouvriers, par contre, se sont battu avec une bravoure sans pareille. De moins en moins en mesure de remplacer leurs pertes, de plus en plus refoulés par des forces supérieures, pas un instant ils ne montrèrent de lassitude. Dès le 25 au matin, ils ont dû reconnaître que les chances de la victoire tournaient nettement contre eux. De nouvelles troupes arrivaient par masses successives de toutes les régions ; la garde nationale de la banlieue, celle des villes plus éloignées, venaient en gros détachements à Paris. Les troupes de ligne qui se battaient s’élevaient, le 25, à plus de 40 000 hommes, plus que la garnison ordinaire ; à cela s’ajoutait la garde mobile avec de 20 à 25 000 hommes ; puis la garde nationale de Paris et des autres villes. De plus, encore plusieurs milliers d’hommes de la garde républicaine. Toutes les forces armées qui entrèrent en action contre l’insurrection s’élevaient, le 25, certainement de 150 000 à 200 000 hommes ; les ouvriers en avaient tout au plus le quart, ils avaient moins de munitions, absolument aucune direction militaire et point de canons utilisables. Mais ils se battirent en silence et désespérément contre des forces énormément supérieures. C’est par masses successives qu’elles avançaient dans les brèches faites par l’artillerie lourde dans les barricades ; les ouvriers les accueillaient sans pousser un cri et ils luttaient partout jusqu’au dernier homme avant de laisser tomber une barricade entre les mains des bourgeois. A Montmartre, les insurgés criaient aux habitants : « Ou bien nous serons mis en pièces, ou c’est nous qui mettrons les autres en pièces ; mais nous ne céderons pas, et priez Dieu que nous soyons vainqueurs, car, sinon nous brûlerons tout Montmartre. » Cette menace qui ne fut pas même mise à exécution, est taxée naturellement de « projet abominable », alors que les obus et les fusées incendiaires de Cavaignac sont des « mesures militaires habiles » qui provoquent l’admiration de tous !

Le 25 au matin, les insurgés occupaient les positions suivantes : le Clos Saint-Lazare, les faubourgs Saint-Antoine et du Temple, le Marais et le quartier Saint-Antoine.

Le Clos Saint-Lazare (d’un ancien monastère) est une grande étendue de terrain en partie bâtie, en partie couverte seulement de maisons inachevées, de rues tracées, etc. La gare du Nord se trouve exactement en son milieu. Dans ce quartier riche en bâtisses inégalement disposées et qui renferme en outre quantité de matériaux de construction les insurgés avaient construit une forteresse formidable.

L’hôpital Louis-Philippe, en construction, était leur centre ; ils avaient élevé des barricades redoutables que les témoins oculaires décrivent comme tout à fait imprenables. Derrière, se trouvait le mur de la ceinture de la ville, cerné et occupé par eux. De là, leurs retranchements allaient jusqu’à la rue Rochechouart ou dans les alentours des barrières. Les barrières de Montmartre étaient fortement défendues ; Montmartre était complètement occupé par eux. Quarante canons, tonnant contre eux depuis deux jours, ne les avaient pas encore réduits.

On tira de nouveau toute la journée avec 40 canons sur ces retranchements ; finalement, à 6 heures du soir, les deux barricades de la rue Rochechouart furent prises et bientôt après le Clos Saint-Lazare succombait aussi.

Sur le boulevard du Temple, la garde mobile prit à 10 heures du matin plusieurs maisons d’où les insurgés envoyaient leurs balles dans les rangs des assaillants. Les « défenseurs de l’ordre » avaient avancé à peu près jusqu’au boulevard des Filles-du-Calvaire. Sur ces entrefaites, les insurgés furent refoulés de plus en plus loin dans le faubourg du Temple, le canal Saint-Martin occupé par endroits et de là, ainsi que du boulevard, l’artillerie canonnait fortement les rues assez larges et droites. Le combat fut d’une violence extraordinaire. Les ouvriers savaient très bien qu’on les attaquait là au cœur de leurs positions. Il se défendaient comme des forcenés. lis reprirent même des barricades dont on les avait déjà délogés. Mais, après une longue lutte, ils furent écrasés par la supériorité du nombre et des armes. Les barricades succombèrent l’une après l’autre ; à la tombée de la nuit, non seulement le faubourg du Temple était pris, mais aussi, au moyen du boulevard et du canal, les abords du faubourg Saint-Antoine et plusieurs barricades de ce faubourg.

A l’Hôtel de ville, le général Duvivier faisait des progrès lents, mais réguliers. Des quais, il prit de flanc les barricades de la rue Saint-Antoine, en même temps qu’il canonnait l’île Saint-Louis et l’ancienne île Louvier avec des pièces lourdes. On se battit là également avec un grand acharnement, mais on manque de détails sur cette lutte dont on sait seulement qu’à 4 heures la mairie du IX° arrondissement ainsi que les rues avoisinantes furent prises, que les barricades de la rue Saint-Antoine furent emportées d’assaut l’une après l’autre et que le pont de Damiette qui donnait accès dans l’île Saint-Louis fut pris, A la tombée de la nuit, les insurgés y étaient partout refoulés et tous les accès de la place de la Bastille dégagés.

Ainsi, les insurgés étaient rejetés de toutes les parties de la ville, à l’exception du faubourg Saint-Antoine. C’était leur position la plus forte. Les nombreux accès de ce faubourg, le vrai foyer de toutes les insurrections parisiennes, étaient couverts avec une habileté particulière, Des barricades obliques, se couvrant mutuellement les unes les autres, encore renforcées par le feu croisé des maisons, constituaient un redoutable front d’attaque. Leur assaut aurait coûté une énorme quantité d’existences.

Devant ces retranchements campaient les bourgeois, ou plutôt leurs valets. La garde nationale avait fait peu de choses ce jour-là, C’est la ligne et la garde mobile qui avaient accompli la plus grande partie de la besogne ; la garde nationale occupait les quartiers calmes et les quartiers conquis.

C’est la garde républicaine et la garde mobile qui se sont comportées le plus mal. La garde républicaine, réorganisée et épurée comme elle l’était, se battit avec un grand acharnement contre les ouvriers gagnant contre eux ses éperons de garde municipale républicaine.

La garde mobile qui est recrutée, dans sa plus grande partie, dans le lumpen-prolétariat parisien, s’est déjà beaucoup transformée, dans le peu de temps de son existence, grâce à une bonne solde, en une garde prétorienne de tous les gens au pouvoir. Le lumpen-prolétariat organisé a livré, sa bataille au prolétariat travailleur non organisé. Comme il fallait s’y attendre, il s’est mis au service de la bourgeoisie, exactement comme les lazaroni à Naples se sont mis à la disposition de Ferdinand. Seuls, les détachements de la garde mobile qui étaient composés de vrais ouvriers passèrent de l’autre côté.

Mais comme tout le remue-ménage actuel à Paris semble méprisable quand on voit comment ces anciens mendiants, vagabonds, escrocs, gamins et petits voleurs de la garde mobile que tous les bourgeois traitaient en mars et en avril de bande de brigands capables des actes les plus répréhensibles, de coquins qu’on ne pouvait supporter longtemps, sont maintenant choyés, vantés, récompensés, décorés parce que ces « jeunes héros », ces « enfants de Paris » dont la bravoure est incomparable, qui escaladent les barricades avec le courage le plus brillant, etc., parce que ces étourdis de combattants des barricades de Février tirent maintenant tout aussi étourdiment sur le prolétariat travailleur qu’ils tiraient auparavant sur les soldats, parce qu’ils se sont laissé soudoyer pour massacrer leurs frères à raison de 30 sous par jour ! Honneur à ces vagabonds soudoyés, parce que pour 30 sous par jour ils ont abattu la partie la meilleure, la plus révolutionnaire des ouvriers parisiens !

La bravoure avec laquelle les ouvriers se sont battu est vraiment admirable. Trente à quarante mille ouvriers qui tiennent trois jours entiers contre plus de quatre-vingt mille hommes de troupe et cent mille hommes de garde nationale, contre la mitraille, les obus et les fusées incendiaires, contre la noble expérience guerrière de généraux qui n’ont pas honte d’employer les moyens algériens ! Ils ont été écrasés et, en grande partie, massacrés. On ne rendra pas à leurs morts les honneurs comme aux morts de Juillet et de Février ; mais l’histoire assignera une tout autre place aux victimes de la première bataille rangée décisive du prolétariat.

(Neue Rheinische Zeitung, 29 juin 1848, nº 29, p. 1-2.)

La révolution de Juin
I

On arrive peu à peu à avoir une vue d’ensemble de la révolution de Juin ; les informations se complètent, on peut dégager les faits des rumeurs comme des mensonges, le caractère de l’insurrection apparaît de plus en plus clairement. Et mieux on arrive à comprendre dans leur enchaînement les événements des quatre journées de Juin, plus on est étonné des dimensions colossales de l’insurrection, du courage héroïque, de la rapidité dans l’improvisation de l’organisation, de l’unité d’esprit des insurgés.

Le plan de bataille des ouvriers, que l’on attribue à Kersausie, un ancien officier et ami de Raspail, était le suivant :

Les insurgés marchaient en quatre colonnes, en un mouvement, concentrique, sur l’Hôtel de ville.

La première colonne, dont la base d’opérations était les faubourgs Montmartre, de La Chapelle et de La Villette, partait des barrières Poissonnière, Rochechouart, Saint-Denis et La Villette vers le sud, occupait les boulevards et approchait de l’Hôtel de ville par les rues Montorgueil, Saint-Denis et Saint-Martin.

La deuxième colonne, dont la base était les faubourgs du Temple et Saint-Antoine, presque entièrement habités par des ouvriers et couverts par le canal Saint-Martin, avançait sur le même centre par les rues du Temple et Saint-Antoine et par les quais de la rive nord de la Seine, de même que par toutes les rues parallèles du quartier compris dans cet espace.

La troisième colonne, avec le faubourg Saint-Marceau avançait par la rue Saint-Victor et les quais de la rive sud de l’île de la Cité.

La quatrième colonne, s’appuyant sur le faubourg Saint-Jacques et le quartier de l’École de médecine, avançait par la rue Saint-Jacques également sur la Cité. De là, les deux colonnes réunies pénétraient sur la rive droite de la Seine et prenaient l’Hôtel de ville à revers et de flanc.

Ce plan s’appuyait donc avec raison sur les quartiers exclusivement habités par des ouvriers, qui forment un demi-cercle autour de toute la moitié orientale de Paris et qui vont s’élargissant au fur et à mesure que l’on va vers l’est. L’est de Paris devait d’abord être débarrassé de tous les ennemis et, ensuite, on voulait marcher le long des deux rives de la Seine, contre l’ouest et ses centres, c’est-à-dire les Tuileries et l’Assemblée nationale.

Ces colonnes devaient être appuyées par une quantité de corps mobiles, qui devaient opérer de leur propre initiative à côté d’elles et entre elles, élevant des barricades, occupant les petites rues et assurant la liaison.

En prévision d’une retraite, les bases d’opérations étaient fortement retranchées et, selon toutes les règles de l’art, transformées en forteresses redoutables. Ce fut le cas du Clos Saint-Lazare, du faubourg et du quartier Saint-Antoine et du faubourg Saint-Jacques.

Si ce plan avait un défaut, c’était d’avoir complètement négligé la moitié occidentale de Paris, au début des opérations. Il y a là, des deux côtés, de la rue Saint-Honoré, aux Halles, et au Palais royal, plusieurs quartiers excellemment propices à l’émeute, qui ont des rues très étroites et tortueuses et qui sont habitées en majeure partie par des ouvriers. Il était important d’y établir un cinquième foyer d’insurrection et, par là, de couper l’Hôtel de ville, en même temps que d’occuper une grande partie de ses troupes à ce bastion saillant. Le triomphe de l’insurrection dépendait de la pénétration aussi rapide que possible dans le centre de Paris, pour s’assurer la conquête de l’Hôtel de ville. Nous ne pouvons savoir en quelle mesure il fut impossible à Kersausie d’organiser là l’insurrection. Mais c’est un fait qu’une émeute n’a jamais pu se frayer un chemin, si elle n’a pas d’emblée su s’emparer de ce centre de Paris attenant aux Tuileries. Il suffit de rappeler l’insurrection, lors des funérailles du général Lamarque, qui avança également jusqu’à la rue Montorgueil, mais fut repoussée ensuite.

Les insurgés avancèrent conformément à leur plan. Ils commencèrent immédiatement à séparer leur terrain, le Paris des ouvriers, du Paris des bourgeois, au moyen de deux travaux principaux de défense, à savoir par les barricades de la porte Saint-Denis et celles de la Cité. Ils furent refoulés des premières, mais ils défendirent victorieusement les secondes. Le premier jour, le 23, fut un simple prélude. Le plan des insurgés apparaissait déjà clairement (comme la Neue Rheinische Zeitung l’avait, dès le début, compris très justement - voir supplément du nº 26), notamment après les premières rencontres du matin aux avant-postes. Le boulevard Saint-Martin, qui coupait la ligne d’opérations de la première colonne, devint la scène de combats violents qui se terminèrent, en partie à cause des conditions locales, par la victoire de l’ « ordre ».

Les accès de la Cité furent coupés, sur la droite, par un corps mobile qui se fixa dans la rue Planche-Mibray, sur la gauche par les troisième et quatrième, colonnes, qui occupèrent les trois ponts sud de la Cité et les fortifièrent. Là aussi, s’engagea un très violent combat. Les forces de « l’ordre » parvinrent à s’emparer du pont Saint-Michel et à s’avancer jusqu’à la rue Saint-Jacques. Au soir, elles s’en flattaient, l’insurrection serait écrasée.

Si le plan des insurgés ressortait déjà nettement, celui des forces de « l’ordre » ressortait encore davantage. Le leur ne consistait, pour l’instant, qu’à réprimer l’insurrection par tous les moyens. Cette intention fut communiquée aux insurgés à coups de canon et de mitraille.

Mais le gouvernement croyait avoir devant lui une bande sauvage de simples émeutiers, agissant sans plan établi. Après avoir déblayé, jusqu’au soir, les rues principales, il déclara que l’émeute était vaincue et fit occuper tout à fait négligemment par la troupe les quartiers conquis.

Les insurgés surent admirablement tirer profit de cette négligence pour engager, après les combats d’avant-postes du 23, la grande bataille. La rapidité avec laquelle les ouvriers s’assimilèrent le plan des opérations, le parfait ensemble de leurs mouvements, l’adresse avec laquelle ils surent utiliser l’enchevêtrement du terrain sont tout simplement admirables. La chose serait vraiment inexplicable si les ouvriers n’avaient pas déjà été organisés assez militairement dans les ateliers nationaux et divisés en compagnies, si bien qu’ils n’eurent qu’à transférer sur le terrain militaire leur organisation industrielle pour former du coup une armée complètement articulée.

Le matin du 24, non seulement le terrain perdu était tout à fait récupéré, mais de nouveaux terrains s’y étaient encore ajoutés. Il est vrai que la ligne des boulevards jusqu’au boulevard du Temple restait occupée par les troupes et que, par là, la première colonne se trouvait coupée du centre, mais, par contre, la seconde colonne avançait du quartier Saint-Antoine et avait presque cerné l’Hôtel de ville. Elle établit son quartier général dans l’église Saint-Gervais, à trois cents pas de l’Hôtel de ville, s’empara du couvent de Saint-Méry et des rues avoisinantes, dépassa de beaucoup l’Hôtel de ville, et, en liaison avec les colonnes de la Cité, elle l’isola presque complètement. Il ne restait plus qu’un accès de libre : les quais de la rive droite. Au sud, le faubourg Saint-Jacques était de nouveau complètement occupé, les communications établies avec la Cité, la Cité fortifiée et le passage vers la rive droite préparé.

Il est vrai qu’il n’y avait plus de temps à perdre : l’Hôtel de ville, le centre révolutionnaire de Paris, était menacé et ne pouvait manquer de tomber si les mesures les plus décisives n’étaient pas prises.
II

L’Assemblée nationale, effrayée, nomma Cavaignac dictateur. Et celui-ci, habitué qu’il était depuis son séjour à Alger à des interventions « énergiques », savait ce qu’il y avait à faire.

Aussitôt, dix bataillons avancèrent le long du large quai de l’École sur l’Hôtel de ville. Ils coupèrent les communications des insurgés de la Cité avec la rive droite, s’assurèrent de l’Hôtel de ville et se permirent même d’attaquer les barricades qui l’entouraient.

La rue Planche-Mibray et son prolongement, la rue Saint-Martin, furent nettoyées et maintenues continuellement libres par la cavalerie. En face, le pont Notre-Dame qui conduit à la Cité, fut balayé par l’artillerie lourde, et, cela fait, Cavaignac fonça directement sur la Cité pour y agir de « façon énergique ». La position principale des insurgés, la Belle Jardinière, fut d’abord démolie à coups de canons, puis incendiée par des fusées, la rue de la Cité fut conquise également à coups de canon, trois ponts menant à la rive gauche furent pris d’assaut et les insurgés repoussés résolument sur la rive gauche. Pendant ce temps, les quatorze bataillons qui se trouvaient sur la place de Grève et sur les quais délivrèrent l’Hôtel de ville déjà assiégé, et l’église Saint-Gervais, de quartier général des insurgés qu’elle était, fut réduite à ne plus être qu’un avant-poste perdu.

La rue Saint-Jacques fut non seulement attaquée de la Cité par l’artillerie, mais aussi prise de flanc de la rive gauche. Le général Damesme avança du Luxembourg vers la Sorbonne, s’empara du Quartier latin et envoya ses colonnes contre le Panthéon. La place du Panthéon était transformée en une redoutable forteresse. La rue Saint-Jacques était prise depuis longtemps que les forces de l’ « ordre » continuaient toujours à se heurter à ce bastion inattaquable. Toutes les attaques au canon et à la baïonnette avaient été vaines, lorsque, finalement, la fatigue, le manque de munitions et la menace faite par les bourgeois de mettre le feu, forcèrent les 1500 ouvriers cernés de tous côtés à se rendre. Vers le même moment, la place Maubert tombait aux mains des forces de l’ « ordre », après une longue et vaillante résistance, et les insurgés, refoulés de leurs positions les plus solides, furent contraints d’abandonner toute la rive gauche de la Seine.

Entre temps, la position des troupes de la garde nationale sur les boulevards de la rive droite était mise à profit pour agir des deux côtés. Lamoricière qui commandait là, fit balayer les rues des faubourgs Saint-Denis et Saint-Martin, le boulevard du Temple et la moitié de la rue du Temple par l’artillerie lourde et par des attaques rapides de la troupe. Il put se vanter d’avoir remporté, jusqu’au soir, des succès brillants : il avait coupé la première colonne dans le Clos Saint-Lazare, cerné à moitié, repoussé la seconde, et y avait fait une brèche par son avance sur les boulevards.

Comment Cavaignac avait-il obtenu ces succès ?

D’abord, par l’énorme supériorité du nombre des troupes dont il pouvait faire usage contre les insurgés. Le 24, il avait à sa disposition non seulement les 20 000 hommes de la garnison de Paris, les 20 à 25 000 hommes de la garde mobile et les 60 à 80 000 hommes disponibles de la garde nationale, mais aussi la garde nationale de tous les environs de Paris et de maintes villes plus éloignées (de 20 à 30 000 hommes) et, de plus, 20 à 30 000 hommes de troupe qui avaient été appelés en toute hâte des garnisons avoisinantes. Le 24 au matin, il disposait déjà de beaucoup plus de 100 000 hommes et, vers le soir, ce nombre s’était encore accru de moitié. Quant aux insurgés, ils avaient tout au plus 40 à 50 000 hommes !

Ensuite, par la brutalité des moyens qu’il employa. Jusqu’ici, on n’avait employé le canon qu’une seule fois dans les rues de Paris, en vendémiaire 1795 lorsque Bonaparte dispersa par la mitraille les insurgés dans la rue Saint-Honoré. Mais on n’avait jamais encore fait usage d’artillerie contre des barricades, contre des maisons, et encore beaucoup moins avait-on songé aux obus et aux fusées incendiaires. Le peuple n’y était pas encore préparé, il était sans défense contre cela et la seule riposte, l’incendie, répugnait à ses sentiments de noblesse. Le peuple n’avait pas eu jusqu’ici l’idée qu’on peut en plein Paris faire la guerre comme en Algérie. C’est pourquoi il recula, et son premier recul décida de sa défaite.

Le 25, Cavaignac avança avec des forces encore beaucoup plus considérables. Les insurgés étaient réduits à un seul quartier, aux faubourgs Saint-Antoine et du Temple ; en dehors de cela, ils possédaient encore deux avant-postes : le Clos Saint-Lazare et une partie du quartier Saint-Antoine jusqu’au pont de Damiette.

Cavaignac, qui s’était de nouveau procuré un renfort de 20 à 30 000 hommes, plus d’importants parcs d’artillerie, fit d’abord attaquer les avant-postes isolés des insurgés, notamment le Clos Saint-Lazare. Ici, les insurgés étaient retranchés comme dans une citadelle. Après douze heures de canonnade et de lancement de grenades, Lamoricière parvint enfin à déloger les insurgés de leurs positions et à occuper le Clos ; mais il n’y réussit qu’après avoir rendu possible une attaque de flanc partie des rues Rochechouart et Poissonnière, et avoir fait démolir les barricades le premier jour par quarante canons, le second jour par un nombre encore plus considérable de pièces d’artillerie.

Une autre partie de sa colonne pénétra par le faubourg Saint-Martin dans le faubourg du Temple, mais elle ne remporta pas un grand succès ; une troisième partie descendit les boulevards vers la Bastille, mais elle aussi n’arriva pas loin, car là une série de barricades des plus redoutables ne cédèrent qu’après une longue résistance, à un violent bombardement. Les maisons ici furent effroyablement démolies.

La colonne de Duvivier, qui mena l’attaque en partant de l’Hôtel de ville, fit reculer de plus en plus les insurgés sous une canonnade continuelle. L’église Saint-Gervais fut prise, la rue Saint-Antoine nettoyée loin au delà de l’Hôtel de ville et plusieurs colonnes, avançant le long du quai et des rues parallèles, s’emparèrent du pont de Damiette au moyen duquel les insurgés du quartier Saint-Antoine s’adossaient aux îles Saint-Louis et de la Cité. Le quartier Saint-Antoine était pris de flanc et il ne restait plus aux insurgés que la retraite dans le faubourg qu’ils opérèrent en livrant des combats violents à une colonne qui avançait le long des quais jusqu’à J’embouchure du canal Saint-Martin, et, de là, le long du canal, sur le boulevard Bourdon. un petit nombre d’insurgés, coupés de leur colonne, furent massacrés et quelques-uns seulement furent ramenés comme prisonniers,

Par cette opération, le quartier Saint-Antoine et la place de la Bastille étaient conquis. Vers le soir, la colonne de Lamoricière réussit à s’emparer complètement du boulevard Beaumarchais et à opérer sa jonction avec les troupes de Duvivier, sur la place de la Bastille.

La conquête du pont de Damiette permit à Duvivier de déloger les insurgés de l’île Saint-Louis et de l’ancienne île Louvier. Il fit cela avec un déploiement vraiment méritoire de barbarie algérienne. Il y a peu de quartiers où l’artillerie lourde fut employée avec autant de résultats dévastateurs que dans l’île Saint-Louis même. Mais qu’importait ? Les insurgés étaient chassés ou massacrés et l’ « ordre » triomphait parmi les décombres tachés de sang.

Sur la rive gauche de la Seine, il y avait encore un poste à prendre. Le pont d’Austerlitz, qui relie, à l’est du canal Saint-Martin, le faubourg Saint-Antoine à la rive gauche de la Seine, était fortement barricadé et, sur la rive gauche, là où il aboutit à la place Valhubert, devant le Jardin des Plantes, il était muni d’une forte tête de pont. Cette tête de pont, après la chute du Panthéon et de la place Maubert, dernier retranchement des insurgés sur la rive gauche, fut prise après une résistance acharnée.

Le jour suivant, le 26, il ne restait donc plus aux insurgés que leur dernier retranchement, le faubourg Saint-Antoine et une partie du faubourg du Temple. Ces deux faubourgs ne sont guère faits pour des batailles de rues ; ils ont des rues assez larges et presque droites, qui laissent le champ tout à fait libre à l’artillerie. Si, du côté ouest, ils sont admirablement couverts par le canal Saint-Martin, du côté nord, par contre, ils sont tout à fait découverts. Là, cinq ou six rues larges et toutes droites descendent jusqu’au cœur du faubourg Saint-Antoine.

Les fortifications principales étaient établies aux abords de la place de la Bastille et dans la rue la plus importante de tout le quartier, la rue du Faubourg-Saint-Antoine. Des barricades d’une solidité remarquable y étaient érigées, en partie maçonnées avec de gros pavés rectangulaires, en partie charpentées avec des poutres. Elles formaient un angle vers l’intérieur, en partie pour affaiblir l’action des obus, en partie pour offrir un front de défense plus grand, par l’ouverture d’un feu croisé. Dans les maisons, les murs mitoyens étaient percés, de sorte qu’elles étaient en grand nombre mises en communication entre elles et que les insurgés, selon les besoins du moment, pouvaient ouvrir un feu de tirailleurs sur les troupes ou se retrancher derrière les barricades. Les ponts et les quais du canal, de même que les rues parallèles au canal, étaient aussi fortement retranchés. Bref, les deux faubourgs qui étaient encore occupés ressemblaient à une véritable forteresse dans laquelle les troupes devaient conquérir dans le sang chaque pouce de terrain.

Le 26 au matin, le combat devait recommencer. Mais Cavaignac n’avait guère envie de lancer ses troupes dans cet enchevêtrement de barricades. Il menaçait de bombarder. Les mortiers et obusiers furent amenés. On négocia. Entre temps, Cavaignac fit miner les maisons les plus proches, ce qui, il est vrai, ne put se faire que dans une mesure très limitée, vu le temps trop court et à cause du canal qui couvrait une des lignes d’attaque, et pratiquer également par les maisons déjà occupées des communications intérieures avec les maisons adjacentes, en perçant des ouvertures dans les murs mitoyens.

Les négociations furent rompues ; la lutte recommença. Cavaignac fit attaquer le général Perrot par le faubourg du Temple et le général Lamoricière par la place de la Bastille. De ces deux points, on bombarda fortement les barricades. Perrot avança assez vite, prit le reste du faubourg du Temple et arriva même, en quelques endroits jusqu’au faubourg Saint-Antoine, Lamoricière progressait plus lentement. Bien que les premières maisons du faubourg fussent incendiées par ses obus, les premières barricades résistaient à ses canons. Il recommença à négocier. Montre en main, il attendait la minute où il aurait le plaisir de raser le quartier le plus populeux de Paris. Enfin, une partie des insurgés capitula tandis que l’autre, attaquée sur ses flancs, se retirait de la ville après un court combat.

Ce fut la fin du combat de barricades de Juin, En dehors de la ville il y eut encore des combats de tirailleurs, mais sans aucune importance. Les insurgés en fuite furent dispersés dans les environs et rattrapés un à un par la cavalerie.

Nous avons donné cet exposé purement militaire de la lutte pour prouver à nos lecteurs avec quelle bravoure héroïque, quelle unanimité, quelle discipline et quelle habileté militaire les ouvriers parisiens se sont battu. A quarante mille, ils se battirent, quatre jours durant, contre un ennemi quatre fois supérieur en nombre, et il s’en est fallu de l’épaisseur d’un cheveu qu’ils remportassent la victoire. Un cheveu seulement, et ils prenaient pied au centre de Paris, ils s’emparaient de l’Hôtel de ville, ils instituaient un Gouvernement provisoire, ils doublaient leur nombre, aussi bien avec les hommes des quartiers conquis qu’avec les gardes mobiles à qui il ne fallait alors qu’une chiquenaude pour les faire passer du côté des insurgés.

Des journaux allemands prétendent que ce fut là la lutte décisive entre la République rouge et la République tricolore, entre les ouvriers et les bourgeois. Nous sommes persuadés que cette bataille ne décide de rien, si ce n’est de la décomposition intérieure des vainqueurs. D’ailleurs, le cours de toute cette affaire prouve que, dans un temps nullement éloigné, les ouvriers ne peuvent manquer de vaincre, même si nous considérons les choses d’un point de vue purement militaire. Si 40 000 ouvriers parisiens ont déjà obtenu un résultat aussi formidable contre un ennemi quatre fois supérieur, que réussira à faire la masse tout entière des ouvriers parisiens lorsqu’elle, agira unanimement et avec cohésion !

Kersausie est prisonnier et probablement, en ce moment, déjà fusillé. Les bourgeois peuvent le fusiller, mais ils ne lui enlèveront pas la gloire d’avoir le premier organisé le combat de rues. Ils peuvent le fusiller, mais nul pouvoir au monde n’empêchera que ses inventions ne servent à l’avenir dans tous les combats de rues. Ils peuvent le fusiller, mais ils ne pourront empêcher son nom de rester dans l’histoire comme celui du premier stratège des barricades.

(Neue Rheinische Zeitung, 1° et 2 juillet 1848, n° 31, p. 3, et 32, pp. 2 et 3.)

L’insurrection de Prague [1]
n° 18, 18 juin 1848

Cologne, 17 juin

Un nouveau bain de sang comme celui de Posnanie se prépare en Bohême. La soldatesque autrichienne a étouffé dans le sang tchèque la possibilité pour la Bohême et l’Allemagne d’une coexistence pacifique.

Le prince Windischgrätz fait mettre en batterie, à Wyschchrad et au Hradschin [2], des canons dirigés contre Prague. On concentre des troupes et on prépare un coup de main contre le Congrès slave [3] et les Tchèques.

Le peuple apprend ces préparatifs. Il se précipite vers la demeure du prince et réclame des armes. Elles lui sont refusées. L’agitation augmente, la foule des gens armés et non armés grossit. Alors un coup part d’une auberge située en face du palais du commandant, et la princesse Windischgrätz s’écroule, mortellement blessée. Sur-le-champ, l’ordre d’attaquer est donné, les grenadiers chargent, le peuple est refoulé. Mais partout des barricades s’élèvent et arrêtent la troupe. Des canons sont amenés, les barricades sont écrasées sous la mitraille. Le sang coule à flots. Durant toute la nuit du 12 au 13, et le 13 encore, on se bat. Finalement, les soldats réussissent à prendre les grandes artères et à refouler le peuple dans les quartiers aux rues plus étroites où l’on ne peut utiliser l’artillerie.

Nos dernières nouvelles n’en disent pas plus. On ajoute que de nombreux membres du Congrès slave ont été expulsés de la ville sous bonne escorte, et que la troupe aurait vaincu, du moins partiellement.

Que l’insurrection finisse comme elle voudra, l’unique solution possible est maintenant une guerre d’extermination entre les Allemands et les Tchèques.

Les Allemands ont à expier, dans leur révolution, les péchés de tout leur passé. Ils les ont expiés en Italie. En Posnanie, ils se sont chargés une fois de plus de la malédiction de toute la Pologne. Et maintenant il faut ajouter encore la Bohême.

Les Français, même là où ils venaient en ennemis, ont su se faire apprécier et se rendre sympathiques. Les Allemands ne sont appréciés nulle part et ne trouvent nulle part de sympathie. Même là où ils interviennent en tant qu’apôtres généreux de la liberté, on les repousse avec un sarcasme amer.

Et l’on a raison. Une nation qui, au cours de tout son passé, a accepté d’être un instrument d’oppression de toutes les autres nations, doit d’abord prouver qu’elle a réellement fait sa révolution. Elle doit le prouver autrement que par quelques demi-révolutions qui n’ont d’autre résultat que de laisser subsister sous d’autres formes l’indécision, la faiblesse, les divisions d’autrefois ; des révolutions où un Radetzky reste à Milan, un Colomb et un Steinäcker en Posnanie, un Windischgrätz à Prague, un Hüser à Mayence, c’est comme si rien ne s’était passé.

L’Allemagne qui a fait sa révolution devait, dans ses rapports avec les peuples voisins notamment, se dégager de tout son passé. Elle devait proclamer, en même temps que sa propre liberté, celle des peuples qu’elle avait opprimés jusque là.

Et qu’a fait l’Allemagne après sa révolution ? Elle a pleinement ratifié l’ancienne oppression que la soldatesque allemande a fait peser sur l’Italie, la Pologne et fait peser maintenant en plus sur la Bohême. Kaunitz et Metternich sont entièrement justifiés.

Et voilà les Allemands qui demandent aux Tchèques d’avoir confiance en eux ?

Et l’on tient rigueur aux Tchèques de ne pas vouloir se rattacher à une nation qui, au moment où elle-même se libère, opprime et maltraite d’autres nations ?

On leur tient rigueur de ne pas vouloir se faire représenter à une Assemblée telle que notre lamentable et lâche « Assemblée nationale » de Francfort qui tremble devant sa propre souveraineté ?

On leur tient rigueur de répudier toute attache avec le gouvernement autrichien impuissant qui, en proie au désarroi et paralysé, ne semble être là que pour ne pas empêcher une désagrégation de l’Autriche ou du moins pour l’organiser, sinon pour la constater ? Avec un gouvernement lui-même trop faible pour délivrer Prague des canons et des soldats d’un Windischgrätz ?

Mais ceux qu’il faut plaindre le plus, ce sont les vaillants Tchèques eux-mêmes. Victorieux ou battus, leur perte est certaine. L’oppression qu’ils ont subie durant quatre siècles de la part des Allemands, oppression qui se poursuit dans les combats de rues de Prague, les pousse dans les bras des Russes. Dans la grande lutte qui va éclater dans très peu de temps - peut-être dans quelques semaines - entre l’ouest et l’est de l’Europe, une fatalité malheureuse place les Tchèques dans le camp des Russes, dans le camp du despotisme, contre la révolution. La révolution triomphera et les Tchèques seront les premiers à être écrasés par elle [1].

C’est encore nous, Allemands, qui portons la responsabilité d’avoir mené les Tchèques à leur perte. Ce sont les Allemands qui les ont livrés par traîtrise à la Russie.

Notes

[1] Le 11 mars 1848, à Prague, une assemblée populaire réclama dans une pétition l’abolition des corvées, la reconstitution du royaume de Bohême, l’égalité des Tchèques et des Allemands. Les revendications nationales se développèrent après l’insurrection de Vienne et de Budapest, mais furent combattues par la bourgeoisie d’origine et de culture allemandes, et la noblesse qui redoutait la libération des serfs.
Au Congrès slave qui s’ouvrit le 2 juin à Prague, les démocrates tchèques repoussèrent les projets de « Grande Allemagne », mais se déclarèrent prêts à mener avec les Autrichiens et les autres peuples danubiens une politique d’entente. Mais à peine le Congrès avait-il commencé à siéger qu’un conflit éclata à Prague entre les Tchèques et les soldats de Windischgrätz. Le maréchal, dont la femme avait été tuée chez elle d’une balle perdue, fit bombarder la ville et l’obligea à capituler sans conditions le 17 juin. Le Congrès fut dissous et la Bohême soumise à un régime de dictature militaire.

[2] Wyschehrad est le plus vieux quartier, le berceau de Prague, et le Hradschin, situé sur la rive gauche de la Vltava, est une sorte de quartier fortifié, renfermant dans son enceinte, le château-fort construit par l’empereur Charles IV au XIV° siècle et la cathédrale Saint-Guy où étaient sacrés les rois de Bohême.

[3] Le congrès slave se réunit le 2 juin 1848 à Prague. Deux tendances apparurent. Les libéraux modérés de droite, dirigés par Palacky et Safarik, tout en acceptant le maintien de la monarchie austro-hongroise, voire son renforcement, tentaient de la transformer en une fédération de nations. lités aux droits égaux ; les démocrates de gauche, dirigés par Sabins, Fric, Libelt, etc. s’y opposaient et aspiraient à agir en commun avec le mouvement démocratique révolutionnaire d’Allemagne et de Hongrie. Comme la majorité des congressistes représentait la théorie austro-hongroise, elle adopta une position hostile au mouvement révolutionnaire européen, car un des buts que se proposait le mouvement démocratique était l’anéantissement de l’empire réactionnaire des Habsbourgs. C’est de ce point de vue que Marx et Engels jugeaient la politique de la bourgeoisie tchèque qui triompha au congrès et ouvrit la voie à une alliance ouverte avec la noblesse et les Habsbourg contre le mouvement révolutionnaire. Les délégués appartenant à l’aile gauche radicale prirent part à l’insurrection de Prague et subirent de cruelles représailles. Les représentants de la tendance libérale modérée, restés à Prague, ajournèrent le congrès à une date indéterminée.

[1] On ne peut comprendre ce jugement sur les Tchèques qu’en tenant compte que Marx et Engels considéraient la question nationale du point de vue des intérêts de l’ensemble du mouvement révolutionnaire en Europe. En Bohème on pouvait distinguer deux étapes principales :
1º Du début des événements de mars jusqu’à l’écrasement de l’insurrection de Prague, les masses populaires - la paysannerie et le prolétariat - prirent une part active au mouvement révolutionnaire contre le féodalisme et l’absolutisme. Cette lutte du peuple tchèque coïncidait avec les intérêts du mouvement révolutionnaire européen et fut soutenue par Marx et Engels.
2º Après l’écrasement de l’insurrection de Prague, la bourgeoisie libérale tchèque qui, en luttant contre la révolution et la démocratie, faisait cause commune avec la noblesse et les Habsbourgs, réussit à réprimer les forces démocratiques de Bohème et à mettre le mouvement social dans le sillage du mouvement national. Ce mouvement entra ainsi en contradiction avec la révolution européenne parce qu’il était devenu un soutien de la monarchie des Habsbourgs et indirectement du tsarisme. Les éléments démocratiques tchèques ne réussirent pas, dans cette deuxième étape, à soutenir énergiquement la révolution et à déjouer la politique contre-révolutionnaire de la bourgeoisie. Marx et Engels estimaient, à juste titre, que la position du peuple tchèque, dans cette deuxième étape, était réactionnaire. Mais ils soulignèrent aussi que la politique nationaliste et antislave de la bourgeoisie allemande portait pour une très grande part la responsabilité d’avoir rejeté les Tchèques du côté de la contre-révolution.

L’arrestation de Valdenaire - Sebaldt
n° 19, 19 juin 1848

Cologne

On sait que l’Assemblée ententiste de Berlin a renvoyé à plus tard la proposition de Wencelius concernant l’arrestation de Victor Valdenaire, député de l’arrondissement de Trèves. Et pour quelle raison ! Parce que dans les archives de la vieille législation prussienne, il ne se trouve aucune loi sur l’immunité des représentants du peuple, pas plus naturellement qu’on ne trouve de représentants du peuple dans la vieille chambre de débarras de l’histoire prussienne. Rien de plus facile sur cette base que de réduire à néant toutes les conquêtes de la révolution au profit du Trésor public ! Les revendications, besoins et droits implicites de la révolution ne sont naturellement pas sanctionnés par une législation dont c’est précisément la révolution qui a pulvérisé la base. Dès l’instant où des représentants du peuple prussien existent, l’immunité des représentants du peuple prussien existe. Ou bien dépendra-t-il du bon plaisir d’un préfet de police ou d’une cour de justice que l’Assemblée ententiste subsiste. Bien sûr ! Zweiffel, Reichensperger et les autres juristes rhénans qui transforment chaque question politique en débat de procédure et qui ne pourraient laisser passer le cas Valdenaire sans afficher une subtilité et une servilité démesurées sont garantis contre une telle éventualité.

À cette occasion, une question à M. Reichensperger II : M. Reichensperger n’est-il pas désigné pour la présidence de la Chambre de Cologne après la mise à la retraite de M. Schauberg qui doit avoir lieu le 1° juillet 1848 ?

Valdenaire fut arrêté alors qu’il montait dans la diligence en direction de Merzig où devait avoir lieu l’élection du député à l’Assemblée de Francfort. Valdenaire était assuré d’avoir la grande majorité des voix. Il n’y a pas de moyen plus commode pour faire échec à une élection mal vue que d’arrêter le candidat. Pour être conséquent avec lui-même, le gouvernement ne convoque pas Graeft, son suppléant, malgré l’insistance de celui-ci et laisse ainsi parce qu’elle est mal vue, une population de 60.000 âmes sans représentation. Nous conseillons à M. Graeft de se rendre de son propre chef à Berlin.

Finalement nous ne pouvons mieux caractériser la situation à Trèves qu’en reproduisant ci-dessous un avertissement du tout puissant M. Sebaldt, conseiller provincial royal et maire de Trèves.
Avertissement

Plusieurs soirs de suite, on a constaté des attroupements d’une importance inhabituelle sur les places et lieux publics de la ville ; ils tentent d’accréditer chez des personnes timorées l’idée que des manifestations contraires à l’ordre sont imminentes. Je ne suis pas de ces gens timorés et il ne me déplaît pas que l’on circule sans contrainte dans les rues. Mais si, contre toute attente, il devait venir à l’esprit de quelques têtes folles d’en profiter pour se livrer à des gamineries ou à des vexations blessantes, je prierai alors instamment la meilleure partie du public de se dissocier immédiatement de ces éléments car on prendra au sérieux des troubles sérieux de l’ordre, et je regretterais si, en cas de conflit, un imprudent devait payer pour le coupable.
Trèves, le 16 juin 1848.
Le Conseiller provincial royal, Conseiller d’État, Sebaldt

Avec quelle bonhomie parle cet homme haut placé, quel paternalisme !

« Il ne me déplaît pas que l’on circule sans contrainte dans les rues. » Aimable plaisir de M. Sebaldt !

Des gens timorés redoutent une manifestation. Il est dans le caractère du dictateur de Trèves de ne pas être timoré. Mais il lui faut montrer son omnipotence, il lui faut transformer les élucubrations d’esprits timorés en une présomption officielle pour pouvoir menacer de s’opposer avec sérieux à des troubles sérieux.

De quelle manière surprenante le grand homme unit-il le sérieux et la bonhomie ! Sous la protection de cette providence sérieuse et pleine de bonhomie, les meilleurs peuvent dormir tranquillement à Trèves.

Nouvelle politique en Posnanie
n° 21, 21 juin 1848

Cologne, 20 juin

Encore un nouveau tournant dans l’affaire de Posnanie ! Après la phase des promesses généreuses et des proclamations exaltantes, après la phase Willisen vint la phase Pfuel avec schrapnells, marques d’infamie et têtes rasées, la phase du bain de sang et de la barbarie russe. Après la phase Pfuel vient maintenant une nouvelle phase de réconciliation !

Le commandant Olberg, chef de l’état-major en Posnanie, principal responsable des massacres et des marques d’infamie, est brusquement muté d’office. Le général Colomb est lui aussi muté d’office de Posen à Königsberg. Le général Pfuel (von Höllenstein [1]) est convoqué à Berlin où le premier président Beurmann est déjà arrivé.

Ainsi la Posnanie est abandonnée des chevaliers qui portaient sur leur blason une pierre infernale et brandissaient le rasoir, des vaillants qui, bien embusqués, descendaient aux schrapnells à 1.000 ou 2.000 pas les moissonneurs sans défense. Les Juifs allemands, bouffeurs de Polonais, tremblent ; comme les Polonais autrefois, ils se voient maintenant trahis par le gouvernement.

Le ministère Camphausen a eu soudain une illumination. Le danger de l’invasion russe lui montre maintenant quelle énorme faute il a commise en livrant les Polonais à la fureur de la bureaucratie et de l’armée territoriale poméranienne. Il voudrait à tout prix regagner les sympathies des Polonais, maintenant qu’il est trop tard.

Par conséquent, toute la sanglante guerre d’extermination contre les Polonais avec toutes les cruautés et les barbaries qui marqueront le nom allemand d’un opprobre éternel, la juste haine mortelle des Polonais à notre égard, l’alliance maintenant nécessaire des Russes et des Polonais contre l’Allemagne, une alliance qui apporte aux ennemis de la révolution le renfort d’un vaillant peuple de 20 millions d’habitants - tout ceci n’est arrivé, n’a été réalisé que pour donner finalement à M. Camphausen l’occasion de bredouiller son pater peccavi [2] ?

Maintenant qu’il a besoin des Polonais, M. Camphausen croit-il peut-être qu’il peut, par de suaves discours et des concessions, reconquérir leurs sympathies noyées dans le sang ? Croit-il que les mains portant la flétrissure se battront jamais pour lui, que les crânes rasés s’exposeront pour lui aux sabres russes ? Croit-il vraiment pouvoir jamais mener au feu, contre la mitraille russe ceux que les schrapnells prussiens ont épargnés ?

Et M. Camphausen croit-il pouvoir rester encore au gouvernement après avoir avoué lui-même, sans équivoque, son incapacité ?

Notes

[1] Lors de la répression de l’insurrection en Posnanie, le général von Pfuel se distingua par sa cruauté. On tondait les prisonniers, on leur imposait une marque sur les mains et les oreilles au nitrate d’argent (ou « pierre infernale », en allemand : Höllenstein).tout prix regagner les sympathies des Polonais, maintenant qu’il est trop tard !

[2] Mon père, j’ai péché.

Caractère démocratique de l’insurrection
n° 25, 25 juin 1848

Prague

Il se confirme de jour en jour que notre interprétation de l’insurrection de Prague (voir le n° 18 de ce journal) est la bonne, que les insinuations des feuilles allemandes contre le parti tchèque disant qu’il sert la réaction, l’aristocratie, les Russes, etc. étaient de purs mensonges.

On ne voyait que le comte Léo Thun et ses aristocrates ; on ne voyait pas la masse du peuple de Bohême, des nombreux travailleurs de l’industrie, des paysans. Le fait que l’aristocratie chercha un instant à confisquer le mouvement tchèque à son profit et à celui de la camarilla d’Innsbruck, voilà qui impliquait bien sûr que le prolétariat révolutionnaire de Prague lui qui en 1844 fut trois jours durant maître absolu de Prague [1] - représentait les intérêts de la noblesse et de la réaction en général !

Mais le premier coup sérieux et décisif porté par le parti tchèque a fait voler toutes ces calomnies en poussière. L’insurrection était si résolument démocratique que les comtes Thun, au lieu d’en prendre la tête, se retirèrent aussitôt et furent retenus comme otages autrichiens par le peuple. Elle était si résolument démocratique que tous les Tchèques du parti aristocratique prirent la fuite. Elle était autant dirigée contre les seigneurs féodaux tchèques que contre la soldatesque autrichienne.

Les Autrichiens attaquèrent le peuple, non parce qu’il était tchèque, mais parce qu’il était révolutionnaire. Pour l’armée, l’assaut de Prague n’était qu’un prélude à la prise d’assaut et à la réduction en cendres de Vienne.

Voici ce qu’écrit la Berliner Zeitungs-Halle [2]

Vienne le 20 juin.
C’est aujourd’hui que la délégation envoyée par le comité civique [3] d’ici à Prague est revenue, chargée en tout et pour tout de s’occuper de la surveillance des comptes rendus télégraphiques afin que nous n’ayons pas à attendre 24 heures les nouvelles de là-bas, comme ce fut le cas ces jours derniers. La délégation a rendu compte de sa mission au comité. Elle rapporte les horreurs commises par les autorités militaires de Prague. Elle n’a qu’un terme pour qualifier toutes les horreurs d’une ville conquise, bombardée, assiégée : à savoir qu’il n’y a pas de mot pour décrire ces atrocités. C’est au risque de leur vie que les délégués, au départ de la dernière étape avant Prague, ont atteint la ville en voiture ; c’est au risque de leur vie qu’ils ont atteint le château de Prague en se frayant un chemin au milieu des soldats.
Partout, les soldats leur criaient : « Vous aussi, vous êtes là, chiens de Viennois ! Maintenant nous vous tenons ! » Beaucoup voulaient tomber sur les délégués à bras raccourcis ; les officiers eux-mêmes se conduisirent avec une brutalité sans bornes. Les délégués parvinrent enfin au château. Le comte Wallmoden prit les lettres de créance que leur avait données le comité, regarda la signature et dit « Pillersdorf ? En voilà un qui ne compte pas pour nous ! » Windischgraetz accueillit la racaille bourgeoise avec plus de rudesse que jamais et dit : « La révolution a vaincu partout ; ici c’est nous qui sommes les vainqueurs et nous ne reconnaissons aucune autorité civile. Tant que j’étais à Vienne, tout y est resté tranquille. À peine étais-je parti que tout fut bouleversé par la tourmente. » La délégation fut dépouillée de ses armes et retenue prisonnière dans une pièce du château. Deux jours plus tard, les délégués reçurent l’autorisation de partir ; en ne leur restitua par leurs armes.
Voilà ce que rapportèrent nos délégués, voilà comment le Tilly de Prague les a traités, voilà comment se comportèrent les soldats, et ici on fait encore semblant de croire à une simple lutte contre les Tchèques. Les délégués parlaient-ils la langue de Bohème ? Ne portaient-ils pas l’uniforme de la garde nationale de Vienne, n’avaient-ils pas en main les pleins pouvoirs du ministère et du comité civique, habilité par le ministère à exercer l’autorité législative.
Mais la révolution a déjà fait de trop grands progrès. Windischgraetz se prend pour l’homme qui doit l’endiguer. On abat les Bohémiens comme des chiens et quand l’heure du coup d’audace sonnera, on marchera sur Vienne. Pourquoi Léo Thun fut-il libéré par Windischgraetz, le même Léo Thun qui avait pris la tête du gouvernement provisoire de Prague, qui préchait la sécession de la Bohème ? Pourquoi, demandons-nous, fut-il repris aux Tchèques et libéré, si tous ses faits et gestes n’étaient pas un jeu truqué avec l’aristocratie pour provoquer la rupture ?
Avant-hier un train est parti de Prague. Il s’y trouvait des étudiants allemands en fuite, des gardes nationaux viennois, des familles fuyant Prague ; malgré le calme rétabli, elles ne s’y sentaient pas chez elles. Au premier arrêt aux abords de Prague, le piquet militaire qui montait la garde exige que tous les voyageurs sans distinction remettent leurs armes, et comme ceux-ci refusent, les soldats tirent dans les voitures sur des hommes, des femmes et des enfants sans défense. On retira six cadavres des voitures et les voyageurs essuyaient sur leurs visages le sang de ceux qui avaient été assassinés. Voilà comment ont agi à l’égard d’Allemands des militaires que l’on veut considérer ici comme les anges protecteurs de la liberté allemande.

Notes

[1] Il s’agit du soulèvement spontané des travailleurs du textile de Prague et de ses environs, qui vivaient dans le dénuement le plus extrême ; il eut lieu dans la deuxième moitié de juin 1844. Le mouvement des ouvriers qui détruisirent des fabriques et des machines fut réprimé avec cruauté par les troupes gouvernementales autrichiennes.

[2] La Berliner Zeitungs-Halle était un quotidien paraissant à Berlin depuis 1846, sous la direction de Gustav Julius ; en 1818, il représentait la démocratie petite-bourgeoise.

[3] Le comité civique fut constitué à Vienne en mai 1848 ; il était composé de bourgeois, de la garde nationale et d’étudiants ; il se proposait de maintenir l’ordre et la sécurité et d’assurer la défense des droits du peuple.

Détails sur le 23 juin
n° 26, 26 juin 1848, édition spéciale

L’insurrection est une insurrection purement ouvrière. Le ressentiment des ouvriers s’est déchaîné contre le gouvernement et l’Assemblée qui ont déçu leurs espoirs, qui ont pris quotidiennement dans l’intérêt de la bourgeoisie de nouvelles mesures contre les ouvriers, qui ont dissous la « Commission pour les Travailleurs » siégeant au Luxembourg [1], qui ont réduit les ateliers nationaux et ont édicté une loi contre les attroupements [2]. Tous les détails de l’insurrection en font ressortir le caractère résolument prolétarien.

Les Boulevards, la grande artère de la vie parisienne, furent le théâtre des premiers rassemblements. De la porte Saint-Denis Jusqu’à la rue du Temple, tout était rempli d’une foule dense. Des ouvriers des ateliers nationaux déclarèrent qu’ils n’iraient pas dans les ateliers nationaux de Sologne, d’autres racontèrent qu’ils étaient partis la veille pour cette destination, mais que, déjà à la barrière de Fontainebleau, ils avaient en vain attendu leur feuille de route et l’ordre de départ qui leur avaient été promis la veille.

Vers dix heures, on appela aux barricades. La région est et sud-est de Paris, à partir du quartier du faubourg Poissonnière, se couvrit rapidement de barricades, mais apparemment sans ordre ni cohérence. Les rues Saint-Denis, Saint-Martin, Rambuteau, du faubourg Poissonnière, et, sur la rive gauche de la Seine, les accès des faubourgs Saint-Jacques et Saint-Marceau, les rues Saint-Jacques, de la Harpe, de la Huchette et les ponts voisins furent transformés en camps plus ou moins fortement retranchés. Sur les barricades, on planta des drapeaux portant l’inscription « Du pain ou la mort », et encore « Du travail ou la mort ».

L’insurrection s’appuyait donc résolument sur la partie est de la ville, où la population ouvrière prédomine ; d’abord sur les faubourgs Saint-Jacques, Saint-Marceau, Saint-Antoine, du Temple, Saint-Martin, et Saint-Denis, sur les « aimables faubourgs » [3], puis sur les quartiers situés entre ces faubourgs (quartiers Saint-Antoine, du Marais, Saint-Martin et Saint-Denis).

Aux barricades succédèrent les attaques. Le poste du boulevard Bonne-Nouvelle, qui, à chaque révolution, est presque toujours le premier à être pris d’assaut, était occupé par la garde mobile [4]. Il fut désarmé par le peuple.

Mais, peu après, la garde nationale [5] des quartiers de l’Ouest approcha pour le dégager. Elle réoccupa le poste. Un deuxième détachement occupa le trottoir surélevé devant le théâtre du Gymnase qui domine une grande partie des Boulevards. Le peuple essaya de désarmer les postes avancés ; pourtant, provisoirement, d’un côté comme de l’autre, on ne fit pas usage des armes.

Finalement l’ordre vint de prendre la barricade qui coupait le boulevard à la porte Saint-Denis. La garde nationale avança, commissaire de police en tête ; on parlementa ; quelques coups partirent ; de quel côté, on ne sait pas exactement, et la fusillade devint rapidement générale.

Aussitôt le poste du boulevard Bonne-Nouvelle se mit à tirer à son tour ; un bataillon de la deuxième légion qui occupait le boulevard Poissonnière avança aussi, les fusils chargés à balles. Le peuple était cerné de toutes parts. De ses positions avantageuses et en partie sûres, la garde nationale ouvrit un violent feu croisé sur les ouvriers. Ces derniers se défendirent une demi-heure durant finalement le boulevard Bonne-Nouvelle et les barricades furent pris jusqu’à la porte Saint-Martin. Ici la garde nationale, vers onze heures également, avait pris les barricades du côté de la rue du Temple et occupé les accès au boulevard.

Les héros qui prirent d’assaut ces barricades étaient les bourgeois du deuxième arrondissement qui s’étend du Palais ex-Royal jusqu’au bout du faubourg Montmartre. C’est là qu’habitent les riches boutiquiers de la rue Vivienne, de la rue Richelieu et du boulevard des Italiens, les grands banquiers de la rue Laffitte et de la rue Bergère, les rentiers bons vivants de la Chaussée d’Antin. C’est là qu’habitent Rothschild et Fould, Rougemont de Lowemberg et Ganneron. C’est là, en un mot, que se trouve la Bourse, Tortoni [6] et tout ce qui s’y rattache.

Ces héros, menacés les premiers et le plus souvent par la république rouge, furent aussi les premiers sur le terrain. Il est caractéristique que la première barricade du 23 juin ait été prise par les vaincus du 24 février. Forts de trois mille hommes, ils avancèrent ; quatre compagnies prirent au pas de charge un omnibus renversé. Les insurgés paraissaient entre temps de nouveau retranchés à la porte Saint-Denis, car vers midi le général Lamoricière dut faire avancer de forts détachements de garde mobile, d’infanterie de ligne, de cavalerie et deux canons pour (avec la deuxième légion de la garde nationale du deuxième arrondissement) prendre une solide barricade. Les insurgés contraignirent un peloton de garde mobile à la retraite.

La bataille du boulevard Saint-Denis fut le signal de l’engagement dans tous les arrondissements de l’est de Paris. Il fut sanglant. Plus de 30 insurgés furent tués ou blessés. Les ouvriers furieux jurèrent d’attaquer, la nuit suivante, de toutes parts, et de combattre jusqu’à la mort la « garde municipale de la République [7]. »

À onze heures on se battait aussi dans la rue Planche-Mibray (prolongement de la rue Saint-Martin vers la Seine), un homme fut tué.

Dans la région des Halles, rue Rambuteau, etc. des heurts sanglants se produisirent aussi. Quatre à cinq tués restèrent sur le terrain. A une heure, un engagement eut lieu rue du Paradis-Poissonnière ; la garde nationale fit feu ; on n’en connaît pas le résultat. Faubourg Poissonnière, après une rencontre sanglante, deux sous-officiers de la garde nationale furent désarmés.

La rue Saint-Denis fut nettoyée par des charges de cavalerie.

Faubourg Saint-Jacques, on se battit l’après-midi avec une grande violence. Rue Saint-Jacques et rue La Harpe, place Maubert, on se lança, avec des résultats inégaux, à l’assaut de barricades, et on tira fortement à mitraille. Faubourg Montmartre aussi, les troupes tirèrent au canon.

Les insurgés étaient refoulés partout. L’Hôtel de Ville restait libre ; à trois heures l’insurrection était limitée aux faubourgs et au Marais.

D’ailleurs on voyait peu de gardes nationaux sans uniforme (c’est-à-dire d’ouvriers qui n’ont pas d’argent pour se procurer un uniforme) sous les armes. Par contre, il y avait parmi eux des gens qui portaient des armes de luxe, des fusils de chasse, etc... Des gardes nationaux montés (c’étaient de tout temps les jeunes gens des familles les plus riches) étaient à pied et avaient pris place dans les rangs de l’infanterie. Sur le boulevard Poissonnière, des gardes nationaux se laissèrent tranquillement désarmer par le peuple et décampèrent.

À cinq heures, la bataille durait encore lorsqu’une averse l’interrompit brusquement.

Dans quelques endroits isolés, on se battit cependant jusqu’à une heure avancée. À neuf heures, des coups de fusil claquaient encore dans le faubourg Saint-Antoine, centre de la population ouvrière.

Jusque-là, la lutte n’avait pas encore été menée avec toute la violence d’une révolution décisive. La garde nationale, à l’exception de la deuxième légion, semble avoir hésité la plupart du temps à attaquer les barricades. Les ouvriers, tout furieux qu’ils étaient, se bornèrent, cela va de soi, à défendre leurs barricades.

C’est ainsi que l’on se sépara le soir après que les deux camps se furent donné rendez-vous pour le lendemain matin. La première journée de combat n’apportait au gouvernement aucun avantage ; les insurgés refoulés avaient la possibilité de réoccuper dans la nuit les postes qu’ils avaient perdus, et c’est ce qu’ils firent. Par contre, le gouvernement avait deux faits importants contre lui : il avait tiré à mitraille, et il n’avait pas vaincu l’émeute le premier jour. Mais quand on emploie la mitraille et qu’on laisse passer une nuit, qui n’est pas une nuit de victoire mais une simple suspension des hostilités, c’est l’émeute qui cesse et la révolution qui commence.

Notes

Texte surligné : en français dans le texte.

[1] Sous la pression de manifestations ouvrières, le Gouvernement provisoire de la Deuxième République proclama le droit au travail, décréta l’établissement d’ateliers nationaux et, le 28 février, l’institution d’une « Commission du gouvernement pour les travailleurs » qui serait présidée par Louis Blanc et chargée « d’aviser à garantir au peuple les fruits légitimes de son travail ». La Commission se réunit au Palais du Luxembourg et dès le 2 mars fit décréter que la journée de travail était limitée à dix heures à Paris et à onze heures en province. Ce décret ne fut d’ailleurs pas appliqué. Le 16 mai le gouvernement supprima la Commission.

[2] Cette loi prévoyait une peine de douze ans de prison et la privation des droits civiques pour tout citoyen ayant fait partie d’un attroupement armé qui ne se serait pas dissipé à la première sommation. Il suffisait que dans l’attroupement il y eût un homme armé pour que l’attroupement fut réputé armé.

[3] Expression employée par Louis-Philippe pour désigner les faubourgs peuplés essentiellement d’ouvriers et situés à l’est de Paris et pour se donner ainsi une allure populaire.

[4] La garde mobile avait été créée par un décret du gouvernement provisoire du 25 février 1848 pour lutter contre les masses populaires révolutionnaires. Elle était composée surtout de « prolétaires en guenilles » et servit à réprimer l’insurrection de juin.

[5] La garde nationale était en 1848 une sorte de milice civique chargée de veiller au maintien de l’« ordre ».

[6] Tortoni : ancien café de Paris situé à l’angle du boulevard des Italiens et de la rue Taitbout. Il était fréquenté assidûment par les hommes politiques et les hommes de lettres les plus en vue. Il disparut vers 1887.

[7] La « garde républicaine » fut créée le 16 mai 1848 par le gouvernement, inquiété par les événements révolutionnaires de la veille. Elle comptait 2.600 hommes. Elle était commandée par des officiers réactionnaires et dépendait du préfet de police.

Cologne, 26 juin

Les nouvelles qui nous arrivent à l’instant de Paris prennent tant de place que nous sommes dans l’obligation de supprimer tous les articles de commentaires.

Donc deux mots seulement à nos lecteurs : La démission de Ledru-Rollin, de Lamartine et de leurs ministres, la dictature militaire de Cavaignac transplantée d’Alger à Paris, Marrast dictateur civil, Paris dans un bain de sang, l’insurrection qui se transforme en la plus grande révolution qui ait jamais eu lieu, la révolution du prolétariat contre la bourgeoisie - voilà nos dernières nouvelles de Paris. Trois jours ne suffisent pas à cette révolution de Juin aux dimensions gigantesques alors que ce fut le cas pour la révolution de juillet et celle de février ; mais la victoire du peuple est plus certaine que jamais. La bourgeoisie française a osé ce que les rois de France n’avaient jamais osé : elle a décidé elle-même de son sort. C’est par ce deuxième acte de la révolution française que commence seulement la tragédie européenne.

La politique étrangère allemande
n° 33, 3 juillet 1848

Cologne, 2 juillet

Exciter les peuples les uns contre les autres, utiliser l’un pour opprimer l’autre, et veiller ainsi au maintien du pouvoir absolu : tels furent l’art et l’œuvre des gouvernants précédents et de leurs diplomates. L’Allemagne s’est distinguée à cet égard. Pour ne considérer que les 70 dernières années, elle a livré contre de l’or anglais ses lansquenets aux Britanniques pour combattre les Américains du Nord, en lutte pour leur indépendance ; lorsque éclata la première révolution française, ce furent encore les Allemands qui se laissèrent déchaîner comme une meute excitée contre les Français ; par un brutal manifeste du duc de Brunswick, ils menacèrent de raser Paris tout entier jusqu’à la dernière pierre : ils se conjurèrent avec les nobles émigrés contre l’ordre nouveau en France et se firent payer en échange des subsides par l’Angleterre. Lorsque les Hollandais au cours des deux derniers siècles conçurent une seule idée raisonnable : mettre un terme à l’administration extravagante de la maison d’Orange et faire de leur pays une république, ce furent de nouveau des Allemands qui agirent en bourreaux de la liberté [1]. La Suisse sait aussi à quoi s’en tenir sur le voisinage des Allemands, et il faudra du temps à la Hongrie pour se remettre du tort que l’Autriche, métropole de l’empire germanique, lui a causé. Bien plus, on a envoyé jusqu’en Grèce des bandes de mercenaires allemands pour qu’ils gardent au cher Othon son trône d’opérette [2], et jusqu’au Portugal des policiers allemands. Et les congrès après 1815 - les expéditions de l’Autriche à Naples, à Turin et en Romagne - la détention d’Ypsilanti - la guerre d’oppression de la France contre l’Espagne, provoquée et obtenue par l’Allemagne [3] - Don Miguel [4], DonCarlos [5], soutenus par l’Allemagne - la réaction en Angleterre, pourvue de troupes du Hanovre - la Belgique, sous l’influence allemande, morcelée et thermidorisée - au cœur de la Russie, des Allemands constituant les principaux soutiens du grand et des petits autocrates - toute l’Europe est inondée de Cobourgs !

La Pologne pillée, démembrée, Cracovie assassinée avec l’aide de la soldatesque allemande. La Lombardie et Venise asservies et pressurées ; dans toute l’Italie, grâce à l’argent et au sang allemands, tout mouvement de libération directement ou indirectement étouffé par les baïonnettes, les gibets, les cachots, les galères. Le répertoire des péchés est bien plus long ; fermons-le.

La responsabilité des infâmies commises dans d’autres pays avec l’aide de l’Allemagne ne retombe pas uniquement sur les gouvernements, mais, pour une grande part, sur le peuple allemand lui-même. Sans ses aveuglements, son âme d’esclave, son aptitude innée à fournir des lansquenets, de « débonnaires » valets de bourreau et des instruments au service des seigneurs « de droit divin », le nom d’Allemand serait moins haï, maudit, méprisé à l’étranger, les peuples opprimés par la faute de l’Allemagne seraient parvenus depuis longtemps à un état normal de libre développement. Maintenant que les Allemands secouent leur propre joug, il faut aussi que change toute leur politique à l’égard de l’étranger, sinon nous emprisonnerons notre jeune liberté, jusque là à peine pressentie, dans les liens mêmes avec lesquels nous enchaînons des peuples étrangers.

L’Allemagne se libère dans la mesure où elle rend à la liberté les peuples voisins.

Mais tout finit par s’éclaircir : les mensonges et falsifications répandus avec tant de zèle contre la Pologne et l’Italie par les anciens organismes gouvernementaux, les tentatives pour susciter une haine artificielle, les phrases grandiloquentes : « il s’agit de l’honneur allemand, de la puissance allemande » - toutes ces formules magiques voient leur pouvoir brisé. Le patriotisme officiel ne trouve encore preneur que dans les milieux où les intérêts matériels se dissimulent derrière ces arabesques patriotiques, que dans une partie de la grande bourgeoisie qui fait des affaires grâce à ce patriotisme officiel. Cela, le parti réactionnaire le sait et il s’en sert. Mais la grande masse des classes moyennes et de la classe ouvrière comprend ou sent que la garantie de sa propre liberté réside dans la liberté des peuples voisins. La guerre de l’Autriche contre l’indépendance de l’Italie, la guerre de la Prusse contre le remembrement de la Pologne, sont-elles populaires, ou au contraire, les dernières illusions sur ces croisades « patriotiques » ne se dissipent-elles pas comme de la fumée ? Mais ni cette prise de conscience ni ce sentiment ne suffisent. Si le sang et l’argent de l’Allemagne ne doivent pas être gaspillés plus longtemps contre son propre intérêt pour opprimer d’autres nationalités, alors il nous faut obtenir un véritable gouvernement populaire, il faut détruire le vieil édifice jusqu’à ses soubassements. Alors seulement, la sanglante politique de lâcheté du vieux système, ce système encore une fois rénové, pourra faire place à la politique internationale de la démocratie. Comment voulez-vous agir démocratiquement à l’extérieur si la démocratie est bâillonnée à l’intérieur ? En attendant, tout doit être fait en deçà et au-delà des Alpes pour préparer le système démocratique. Les Italiens ne sont pas chiches de déclarations où percent leurs dispositions bienveillantes à l’égard de l’Allemagne. Nous rappelons ici le manifeste du gouvernement provisoire de Milan [6] au peuple allemand et les nombreux articles de la presse italienne rédigés dans le même esprit. Nous avons sous les yeux un nouveau témoignage de ces dispositions, une lettre privée du conseil d’administration du journal L’Alba, paraissant à Florence, à la rédaction de la Nouvelle Gazette rhénane. Elle est datée du 20 juin et on y lit entre autres :

... Nous vous remercions cordialement de l’intérêt que vous portez à notre pauvre Italie. Nous vous assurons que les Italiens savent tous qui en réalité porte atteinte et qui s’oppose à leur liberté ; ils savent tous que leur ennemi mortel est moins le peuple allemand puissant et généreux que son gouvernement despotique, injuste et cruel ; nous vous assurons que tout véritable Italien languit dans l’attente du moment où, libre, il pourra tendre la main à son frère allemand, qui, une fois ses droits imprescriptibles établis, saura les défendre et les respecter, de même qu’il saura les faire respecter par tous ses frères ; nous mettons notre confiance dans les principes que vous vous êtes donné pour tâche de diffuser avec soin, et nous vous prions d’agréer notre considération distinguée.
Vos amis et frères dévoués.
Signé : L. ALINARI.

L’Alba est en Italie une des rares feuilles à défendre des principes résolument démocratiques.

Notes

Texte surligné : en français dans le texte.

[1] Il s’agit du soulèvement qui eut lieu en 1785 en Hollande contre la domination du parti catholique groupé autour de Guillaume d’Orange. Il était dirigé par la bourgeoisie républicaine et réussit à chasser Guillaume d’Orange de Hollande. Mais en 1787, son pouvoir fut rétabli grâce à l’aide des troupes prussiennes.

[2] En 1832, à la suite d’un accord entre l’Angleterre, la France et la Russie, le prince Otto de Bavière, encore mineur, fut mis sur le trône de Grèce. Il arriva en Grèce accompagné de troupes bavaroises et régna sous le nom d’Othon Ier jusqu’en 1862, date à laquelle il fut renversé.

[3] Les congrès de la Sainte-Alliance qui eurent lieu à Troppau, et Laibach, d’octobre 1820 à mai 1821, et à Vérone en octobre et novembre 1822, reflétaient la politique réactionnaire de l’Autriche, de la Prusse et de la Russie.
Au congrès de Troppau et de Laibach le principe de l’ingérence des puissances de la Sainte-Alliance dans les affaires intérieures d’autres États fut officiellement proclamé. C’est sur la base d’une décision de ce congrès qu’en février 1821, 60.000 Autrichiens franchirent la frontière et rétablirent à Naples le régime absolutiste renversé par une révolution bourgeoise. L’Autriche joua le même rôle de gendarme à Turin où les partisans du mouvement libéral et national furent vaincus environ un mois après par les troupes du roi de Sardaigne Victor-Emmanuel que les troupes autrichiennes appuyaient. Le 5 février, une insurrection dirigée par les Carbonari éclata à Modène et en Romagne qui faisaient partie des États de l’Église. À la fin de mars 1831, ce mouvement dirigé contre le pouvoir temporel du pape et contre la tyrannie étrangère de l’Autriche et, visant à constituer l’unité italienne, fut écrasé par les troupes autrichiennes et papales.
À la demande de l’Autriche, le congrès de Vérone décida d’intervenir en Espagne pour renverser le mouvement populaire et rétablir le roi absolu. C’est la France qui se chargea d’exécuter cette décision. Elle envahit l’Espagne en 1823 avec une armée de 100.000 hommes. Le gouvernement qui avait introduit toute une série de réforme fut renversé et un régime de terreur fut instauré.

[4] Dans les années 1820 et 1830 l’Autriche, la Prusse et la Russie soutinrent au Portugal le parti féodal et clérical, dirigé par Dom Miguel.

[5] En Espagne, l’Autriche, la Prusse et la Russie soutinrent Don Carlos qui, en 1833, déclencha la guerre civile pour s’emparer du trône dans l’intérêt du parti féodal et clérical.

[6] Le 6 avril 1848 le gouvernement provisoire lança une proclamation, exprimant ses sentiments fraternels au peuple allemand et l’appelant à lutter en commun contre la réaction.

La politique étrangère allemande et les derniers évènements de Prague
n° 42, 12 juillet 1848

Cologne, 11 juillet

Malgré les hurlements et les protestations patriotiques de presque toute la presse allemande la Nouvelle Gazette rhénane, dès le premier instant, a pris parti en Posnanie pour les Polonais, en Italie pour les Italiens, en Bohême pour les Tchèques. Dès le premier instant, nous percions à jour la politique machiavélique qui, commençant à branler sur ses bases à l’intérieur de l’Allemagne, cherchait à paralyser l’énergie démocratique, à détourner d’elle l’attention, à canaliser la lave brûlante de la révolution, à forger l’arme de l’oppression intérieure en suscitant une mesquine haine raciale qui répugne au caractère cosmopolite des Allemands et en formant dans des guerres de races d’une atrocité inouïe et d’une barbarie indicible, une soldatesque comme la guerre de Trente ans a pu difficilement en produire. Au moment même où les Allemands sont aux prises avec leurs gouvernements pour obtenir la liberté à l’intérieur, ils laissent entreprendre sous le commandement des mêmes gouvernements une croisade contre la liberté de la Pologne, de la Bohême, de l’Italie. Quels calculs profonds ! Quel paradoxe historique ! En pleine effervescence révolutionnaire, l’Allemagne trouve un exutoire dans une guerre de restauration, dans une campagne pour la consolidation de l’ancien pouvoir, contre lequel elle fait justement sa révolution. Seule la guerre contre la Russie est une guerre de l’Allemagne révolutionnaire, une guerre où elle peut se laver des péchés du passé, se ressaisir, vaincre ses propres autocrates, où, comme il convient à un peuple qui secoue les chaînes d’un long et pesant esclavage, elle paie du sacrifice de ses fils, la propagation de la civilisation et obtient sa libération à l’intérieur en se libérant à l’extérieur. Plus la lumière de la publicité accuse les contours des événements les plus récents, plus les faits confirment qu’il s’agit bien, comme nous le pensons, d’une guerre de races, où l’Allemagne a profané l’ère nouvelle qui s’ouvre devant elle. Pour contribuer à éclairer cette situation, nous publions à la suite et malgré son retard le compte-rendu d’un Allemand de Prague :

« La Deutsche Allgemeine Zeitung du 22 courant contient un article sur le rassemblement des Allemands qui a eu lieu le 18 courant à Aussig. Au cours de cette réunion on a tenu des discours qui témoignent d’une telle ignorance de nos derniers incidents et, pour s’exprimer avec modération, d’un tel empressement à submerger de reproches injurieux notre presse indépendante que l’auteur de cet article estime de son devoir de dissiper ces erreurs autant que faire se peut et d’opposer aux étourdis et aux malintentionnés la fermeté de la vérité. Il est surprenant que des hommes comme le « fondateur de l’Association pour le maintien des intérêts allemands à l’Est » déclare devant une assemblée entière : « Tant que la lutte dure à Prague, il ne peut être question de pardon, et si nous avons la victoire, il faudra nous en servir dans l’avenir. » Quelle victoire est donc celle des Allemands ? Quelle conjuration a donc été réduite à néant ? Certes, celui qui se fie au correspondant de la Deutsche Allgemeine aux informations apparemment toujours très superficielles, celui qui accorde du crédit aux phrases pathétiques d’un « petit mangeur de Polonais et de Français » ou aux articles de la perfide Frankfurter Zeitung, cherchant à exciter des Allemands contre des Tchèques comme elle a excité des Allemands contre des Allemands lors des incidents du Bade, celui-là ne verra jamais clair dans la situation qui existe ici. Il semble que partout en Allemagne règne l’opinion qu’à Prague le combat de rues a visé seulement l’oppression de l’élément allemand et la fondation d’une république slave. Nous ne voulons pas parler de cette dernière éventualité, car l’idée en est trop naïve ; mais en ce qui concerne le premier point, on n’a senti aucune trace d’une rivalité des nationalités lors des combats sur les barricades ; Allemands et Tchèques faisaient cause commune, prêts à la défense, et moi-même j’ai souvent convié un orateur qui parlait en tchèque à répéter en allemand ce qu’il avait dit, ce qu’il faisait chaque fois sans la moindre remarque. On entend objecter que la révolution a éclaté deux jours trop tôt ; et que malgré tout une certaine organisation aurait dû exister et veiller au moins aux munitions ; mais de cela non plus aucune trace. Les barricades sont sorties de terre au hasard, là où dix à douze hommes se trouvaient réunis ; d’ailleurs on n’aurait pas pu en élever plus car les plus petites ruelles étaient barricadées trois à quatre fois. On échangeait mutuellement les munitions dans les rues, et elles étaient extrêmement rares ; il ne fut jamais question de commandement en chef ou d’un quelconque état-major ; les défenseurs étaient là où avaient lieu les attaques et tiraient des maisons et des barricades sans direction, sans commandement. En présence d’une résistance sans direction et sans organisation, où donc l’idée d’une conjuration aurait-elle pu s’enraciner sinon dans une déclaration et une publicité donnée à l’enquête ; voilà qui toutefois ne semble pas être du goût du gouvernement, car du Château rien ne transpire qui puisse éclairer Prague sur les sanglantes journées qu’elle a vécues. Les membres du Swornost capturés ont été presque tous remis en liberté ; d’autres prisonniers le seront aussi ; seuls le comte Buquoy, Villany et quelques autres sont encore retenus, et, un beau jour, nous pourrons peut-être lire sur les murs de Prague une affiche déclarant qu’il s’agissait d’un malentendu. Les opérations du général qui avait le commandement ne permettent pas non plus de donner à entendre qu’il était question de protéger les Allemands contre les Tchèques ; en effet, au lieu de mettre la population allemande de son côté en lui donnant des explications sur cette affaire, de prendre les barricades et de protéger la vie et les biens des « fidèles » habitants de la ville, il évacue la vieille ville, passe sur la rive gauche de la Moldau et tire sur les Tchèques et les Allemands mêlés, car les bombes et les balles qui volaient à travers la vieille ville ne pouvaient pas viser seulement des Tchèques, mais abattaient tout le monde, sans regarder la cocarde. Où donc est-il raisonnable de conclure à une conjuration slave, puisque jusqu’à présent le gouvernement ne peut ni ne veut donner d’éclaircissements ?

Le docteur Goeschen, citoyen de Leipzig, a rédigé une adresse de remerciements au prince von Windischgraetz ; puisse le général ne pas y attacher trop d’importance et ne pas y voir une expression de la voix populaire. Le citoyen Goeschen est un des libéraux prudents qui se retrouvèrent brusquement libéraux au lendemain des journées de février ; il est l’auteur d’une adresse de confiance au ministère prussien, concernant la loi électorale, alors que toute la Saxe poussait un cri de désapprobation, car un sixième de ses habitants, et justement une partie des esprits les plus qualifiés, perdait le premier de ses droits de citoyen, son droit de vote ; il est un de ceux qui, à l’Association allemande, se sont résolument prononcés contre la participation des Allemands non saxons aux élections en Saxe et qui - voyez quelle publicité ! - peu de temps après, assurait, au nom de son club, qu’il soutiendrait l’Association des citoyens allemands non saxons habitant en Saxe pour l’élection d’un député devant les représenter à Francfort ; bref, pour le caractériser d’un mot, c’est lui le fondateur de l’Association allemande. Cet homme envoie une adresse de remerciements au général autrichien pour la protection dont il a fait bénéficier toute la patrie allemande. Je crois avoir montré que les événements passés ne permettent absolument pas d’établir quelle est la valeur des services rendus à la patrie par le prince von Windischgraetz ; on le saura à l’issue de l’enquête. C’est pourquoi nous nous en remettons à l’histoire pour juger « le grand courage, la vaillante énergie, la solide endurance » du général et employer l’expression de « vil assassinat » pour évoquer la mort de la princesse, puisqu’il n’est nullement prouvé que la balle était destinée à la princesse qui jouissait unanimement de l’estime de Prague tout entière ; si c’est le cas, le meurtrier n’échappera pas au châtiment, et la douleur du prince n’a certainement pas été plus grande que celle de cette mère qui vit emporter, la tête fracassée, sa fille de dix-neuf ans, elle aussi victime innocente. Quant à l’expression de l’adresse : « des troupes vaillantes qui ont combattu si courageusement sous votre direction », je suis pleinement d’accord avec le citoyen Goeschen, car s’il avait vu comme moi, avec quelle ardeur guerrière ces « troupes vaillantes » s’attaquèrent lundi à midi dans la rue Zeltner à la foule sans défense, il trouverait ses expressions beaucoup trop faibles. Je dois moi-même avouer, bien que ma vanité militaire en souffre, que, paisible promeneur, me trouvant au milieu d’un groupe de femmes et d’enfants près du temple, je fus, avec eux, mis en fuite par trente à quarante grenadiers impériaux et royaux, et si complètement que je dus laisser mes affaires, c’est-à-dire mon chapeau, aux mains des vainqueurs, car je trouvai superflu d’attendre d’être attrapé par les coups distribués dans le tas derrière moi. J’ai eu cependant l’occasion de remarquer que six heures plus tard, près de la barricade de la rue Zeltner, les mêmes grenadiers impériaux et royaux trouvèrent bon de tirer pendant une demi-heure sur la barricade occupée tout au plus par vingt hommes, et cependant de ne pas la prendre avant qu’elle ne soit abandonnée vers minuit par ses défenseurs. Il n’y a eu nulle part de mêlée, sauf dans quelques cas isolés où les grenadiers étaient supérieurs en nombre. À en juger par les ravages subis par les maisons, le Graben et la Nouvelle Avenue ont été nettoyés en majeure partie par l’artillerie et je laisse ouverte la question de savoir s’il faut un grand mépris de la mort pour débarrasser à la mitraille une large rue de ses défenseurs à peine armés.

Quant au dernier discours de M. le docteur Stradal, de Teplitz, suivant lequel « les journaux de Prague ont agi en faveur de buts étrangers » donc probablement russes, je déclare ici au nom de la presse indépendante de Prague que cette affirmation est due ou bien à un excès d’ignorance ou a une infâme calomnie dont l’absurdité s’est établie et s’établira grâce à l’attitude de nos journaux. La presse libre de Prague n’a jamais défendu une autre tendance que le maintien de l’indépendance de la Bohême et de l’égalité des droits pour les deux nationalités. Mais elle sait très bien que la réaction allemande cherche à provoquer le développement d’un nationalisme étroit, comme en Posnanie, comme en Italie, en partie afin de réprimer la révolution à l’intérieur de l’Allemagne, en partie afin de former la soldatesque pour la guerre civile. »

Messages

  • Beaucoup de nations et de républiques bourgeoises de l’Europe affirment être nées des révolutions de 1848. En fait, la vague révolutionnaire en Europe datait des années 1780, avant même le début de la révolution bourgeoise et populaire en France, en 1789. Elle avait démarré en Suisse, en Belgique, dans les Pays-Bas et en Italie… C’était l’Angleterre, déjà bourgeoise, qui avait œuvré activement pour aider les féodalités de l’Europe pour écraser la révolution bourgeoise en France et en Europe. Du coup, ils sont parvenus à les retarder jusqu’en… 1848 !!! Seulement, la situation avait alors changé, si la révolution bourgeoise avait pris du retard, elle avait ainsi laissé se développer la bourgeoisie, son rôle économique et… le prolétariat ! Et ce prolétariat non seulement devenait l’aile marchante de la révolution… bourgeoise, mais il le faisait en agissant de manière indépendante, avec ses armes à lui, avec sa propre organisation, avec ses buts indépendants. C’est là le sens de la révolution de juin 1848 à Paris. Et l’autre résultat, c’est que la bourgeoisie était menacée elle aussi par la révolution sociale, et pas seulement les féodalités, les monarchies, l’ancien ordre issu du Moyen-Age. La bourgeoisie devait ainsi se replier dans ses velléités révolutionnaires, avant même d’avoir développé son action politique et sociale en Europe. Un spectre hantait l’Europe : le fantôme de la révolution prolétarienne et communiste !!!!

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