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La révolution permanente de Léon Trotsky

vendredi 30 novembre 2007, par Robert Paris

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La révolution permanente

de Léon Trotsky

INTRODUCTION

Le présent ouvrage est consacré à une question qui est étroitement liée à l’histoire des trois révolutions russes et qui va même au-delà. Pendant ces dernières années, cette question a joué un rôle immense dans les luttes intestines du parti communiste de l’Union soviétique ; elle a été ensuite posée devant l’Internationale communiste ; elle a joué un rôle décisif dans le développement de la Révolution chinoise et a déterminé toute une série de décisions extrêmement graves, ayant trait à la lutte révolutionnaire dans les pays d’Orient. Il s’agit de la théorie dite de la " révolution permanente " qui, d’après les épigones du léninisme (Zinoviev, Staline, Boukharine et autres) constitue le péché originel du " trotskysme ".

La question de la révolution permanente, après un long intervalle, fut soulevée à nouveau, en 1924, d’une façon qui pouvait sembler d’abord tout à fait inattendue. Il n’y avait aucune raison politique à la reprise d’une discussion : il s’agissait de controverses oubliées depuis fort longtemps. Mais il y avait par contre de nombreuses raisons psychologiques. Le groupe dit des " vieux-bolcheviks " qui entreprit une offensive contre moi m’opposa tout d’abord son titre de " vieux ". Un grand obstacle se dressait pourtant sur son chemin : c’était 1917, Si importante qu’aie été l’histoire des luttes idéologiques précédentes et de la préparation révolutionnaire, toute cette phase première, pour l’ensemble du parti comme pour les individus, trouva sa plus haute justification, irrévocable, dans la révolution d’Octobre. Aucun des épigones n’avait réussi à passer cette épreuve.

Au moment de, la révolution de février 1917 tous, sans exception, ont occupé les positions vulgaires de la gauche démocratique. Pas un d’entre eux n’a formulé le mot d’ordre de la lutte du prolétariat pour le pouvoir. Tous ont considéré l’orientation vers la révolution socialiste comme absurde ou, pis encore, comme du " trotskysme ". C’est dans cet esprit qu’ils ont dirigé le parti jusqu’au retour de Lénine de l’étranger et jusqu’à la publication de ses célèbres thèses du 4 avril. Après cela Kamenev, déjà en lutte directe contre Lénine, essaya d’organiser ouvertement l’aile démocratique dans le bolchevisme. Zinoviev, arrivé avec Lénine, se rallia ensuite à lui. Staline, très compromis par sa position social-patriotique, se tint à l’écart. Staline, laissant au parti le temps d’oublier les lamentables articles et discours dont il fut l’auteur durant les semaines décisives de mars, se rapprocha peu à peu du point de vue de Lénine. Tout cela souleva naturellement la question : qu’avait appris du léninisme chacun de ces dirigeants " vieux-bolcheviks ", puisque au moment historique le plus grave et le plus lourd de responsabilités, aucun d’eux ne fut capable d’utiliser lui-même toute l’expérience théorique et pratique du parti ? Il fallait à tout prix écarter cette question et lui en substituer une autre. C’est pourquoi il fut décidé d’ouvrir le feu sur la théorie de la révolution permanente. Mes contradicteurs, bien entendu, ne pouvaient alors prévoir qu’après avoir créé un axe artificiel de lutte, ils seraient ensuite forcés, à leur insu, de tourner autour de cet axe et de créer, de cette manière, une conception nouvelle.

J’ai formulé les points essentiels de la théorie de la révolution permanente avant même les événements décisifs de l’année 1905. La Russie allait au-devant d’une révolution bourgeoise. Parmi les social-démocrates russes (nous portions tous le nom de social-démocrate, en ce temps-là) tout le monde était sûr que nous nous acheminions précisément vers une révolution bourgeoise, c’est-à-dire vers une révolution provoquée par la contradiction entre le développement des forces productives de la société capitaliste et les rapports surannés de classe et d’Etat légués par l’époque du servage et le Moyen Age. A cette époque, luttant contre les narodniki (populistes) et les anarchistes, j’ai consacré nombre d’articles et de discours à l’interprétation marxiste du caractère bourgeois de la révolution imminente.

Mais ce caractère bourgeois de la révolution ne laissait pas prévoir quelles classes auraient à réaliser les tâches de la révolution démocratique et quelle forme prendraient alors les rapports entre les classes. Et, cependant, c’était là le point de départ de tous les problèmes stratégiques fondamentaux.

Plékhanov, Axelrod, Zassoulitch, Martov, suivis par tous les mencheviks russes, partaient de ce point de vue que le rôle dirigeant dans une révolution bourgeoise ne pouvait appartenir qu’à la bourgeoisie libérale, en qualité de prétendant naturel au pouvoir. D’après ce schéma, incombait au parti du prolétariat le rôle d’aile gauche du front démocratique : la social-démocratie devait soutenir la bourgeoisie libérale dans la lutte contre la réaction, mais en même temps elle devait défendre les intérêts du prolétariat contre la bourgeoisie libérale. En d’autres termes, les mencheviks considéraient surtout la révolution bourgeoise comme une réforme libérale et constitutionnelle.

Lénine posait le problème tout autrement. La libération des forces productives de la société bourgeoise du joug du servage signifiait avant tout pour lui la solution radicale du problème agraire dans le sens d’une liquidation définitive de la classe des grands propriétaires fonciers et d’une transformation révolutionnaire dans le domaine de la propriété de la terre. Tout cela était indissolublement lié à l’abolition de la monarchie. Avec une audace véritablement révolutionnaire, Lénine avait posé le problème agraire, qui touchait aux intérêts vitaux de l’énorme majorité de la population et qui était en même temps le problème fondamental du marché capitaliste. Puisque la bourgeoisie libérale, qui s’opposait aux ouvriers, était liée à la grande propriété foncière par de très nombreux liens, la libération vraiment démocratique de la paysannerie ne pouvait s’accomplir que par la coopération révolutionnaire des ouvriers et des paysans.

En cas de victoire, cette révolte commune contre l’ancien régime devait, selon Lénine, amener l’instauration de la " dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie ".

Dans l’Internationale communiste, on répète à présent cette formule comme un dogme supra-historique, sans essayer de faire l’analyse de l’expérience historique vivante du dernier quart de siècle, comme si nous n’avions pas été acteurs et témoins de la révolution de 1905, de la révolution de février 1917 et enfin du bouleversement d’octobre ! Cependant, une telle analyse historique est d’autant plus nécessaire que le régime de la " dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie " n’a jamais existé en réalité. En 1905, Lénine s’en servait comme d’une hypothèse stratégique qui demandait encore à être vérifiée par le cours réel de la lutte de classe. La formule de la dictature démocratique du prolétariat et des paysans avait surtout, et à dessein, un caractère algébrique. Lénine ne résolvait pas par avance le problème des rapports politiques entre les deux participants de la dictature démocratique éventuelle : le prolétariat et la paysannerie. Il n’excluait pas la possibilité pour les paysans d’être représentés dans la révolution par un parti spécial, qui serait indépendant non seulement de la bourgeoisie, mais aussi du prolétariat, et capable de faire la révolution démocratique en s’unissant au parti du prolétariat dans la lutte contre la bourgeoisie libérale. Comme nous le verrons par la suite, Lénine admettait même que le parti révolutionnaire paysan puisse avoir la majorité dans le gouvernement de la dictature démocratique.

Depuis l’automne 1902 pour le moins, c’est-à-dire depuis l’époque de ma première fuite à l’étranger, j’ai été le disciple de Lénine en ce qui concerne le rôle décisif du bouleversement agraire dans le sort de notre révolution bourgeoise. Contrairement à tous les racontars absurdes des dernières années, j’étais alors parfaitement convaincu que la révolution agraire et, par conséquent, la révolution démocratique ne pouvaient s’accomplir qu’au cours de la lutte contre la bourgeoisie libérale, par les efforts conjugués des ouvriers et des paysans. Mais je m’opposais à la formule " dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie " car elle avait, selon moi, le défaut de laisser en suspens la question : à laquelle de ces deux classes appartiendra la dictature réelle ?

J’essayais de démontrer qu’en dépit de leur énorme importance sociale et révolutionnaire, les paysans ne sont capables ni de former un parti véritablement indépendant ni, encore moins, de concentrer le pouvoir révolutionnaire entre les mains d’un tel parti. Dans toutes les révolutions passées, à partir de la Réforme allemande du XVI° siècle et même plus tôt, les paysans en révolte ont toujours donné leur appui à l’une des fractions de la bourgeoisie des villes et lui ont ainsi souvent permis de remporter la victoire. De même estimais-je que dans notre révolution bourgeoise tardive, les paysans, au moment suprême de leur lutte, peuvent prêter une aide analogue au prolétariat et l’aider à prendre le pouvoir. J’en arrivais à la conclusion que notre révolution bourgeoise ne pouvait accomplir réellement ses tâches que dans le cas ou le prolétariat, appuyé par les millions de paysans, aurait concentré entre ses mains la dictature révolutionnaire.

Quel serait le contenu social de cette dictature ? Tout d’abord, elle devait mener jusqu’au bout la révolution agraire et la reconstruction démocratique de l’Etat. Autrement dit, la dictature du prolétariat devenait l’arme avec laquelle seraient atteints les objectifs historiques de la révolution bourgeoise retardée. Mais elle ne pouvait s’arrêter là. Arrivé au pouvoir, le prolétariat serait obligé de faire des incursions de plus en plus profondes dans les rapports de propriété privée en général, c’est-à-dire de prendre le chemin des mesures socialistes.

 Mais croyez-vous vraiment que la Russie soit déjà mûre pour une révolution socialiste ? m’ont objecté bien des fois les Staline, Rykov et autres Molotov des années 1905-1917. J’ai toujours répondu : non, je ne le crois pas. Mais l’économie mondiale, l’économie européenne en particulier, est parfaitement mûre pour cette révolution. La dictature du prolétariat en Russie nous conduira-t-elle ou non au socialisme ? Selon quels rythmes et par quelles étapes ? Tout cela dépendra de l’avenir du capitalisme européen et mondial.

Voilà les traits essentiels de la théorie de la révolution permanente telle qu’elle s’était formée dans les premiers mois de l’année 1905. Trois révolutions ont eu lieu depuis. Le prolétariat russe est arrivé au pouvoir, porté par la vague puissante d’une insurrection paysanne. La dictature du prolétariat est devenue un fait accompli en Russie avant de surgir dans les autres pays du monde, incomparablement plus développés qu’elle. En 1924, sept ans après la confirmation éclatante du pronostic historique de la théorie de la révolution permanente, les épigones ont déchaîné contre elle une campagne enragée, détachant de mes vieux écrits des phrases tronquées et des répliques polémiques que j’avais moi-même bien oubliées depuis ce temps-là.

Ici, il est bon de rappeler que la première révolution russe éclata un peu plus d’un demi-siècle après l’époque des révolutions bourgeoises en Europe, et trente-cinq ans après l’insurrection de la Commune de Paris. L’Europe avait eu le temps de perdre l’habitude des révolutions. La Russie ne les avait pas connues du tout. Tous les problèmes de la révolution se posaient en termes nouveaux, Il est facile de comprendre que la révolution à venir représentait alors pour nous une masse d’éléments inconnus ou douteux. Les formules de tous les groupements n’étaient pas autre chose, en somme, que des hypothèses de travail. Il faut être complètement incapable de faire un pronostic historique et d’en comprendre les méthodes pour considérer, aujourd’hui, les évaluations et les analyses de 1905 comme si elles dataient d’hier. Je me suis souvent dit et j’ai souvent répété à mes amis : je ne doute pas qu’il y ait eu, dans mes pronostics de 1905, de grandes lacunes qu’il est très facile de découvrir aujourd’hui après coup. Mais tous mes critiques ont-ils prévu mieux que moi et plus loin ? N’ayant pas eu l’occasion de relire mes anciens ouvrages, j’admettais par avance qu’ils contenaient des fautes beaucoup plus graves et plus importantes qu’ils n’en comportent en réalité, Je m’en suis convaincu, en 1928, pendant mon exil à Alma-Ata où le repos politique forcé me donna le temps nécessaire pour relire et annoter mes vieux écrits consacrés au problème de la révolution permanente. J’espère que le lecteur arrivera à la même conviction après avoir lu l’exposé qui suit.

Il est cependant nécessaire, tout en restant dans les cadres de cette introduction, de donner une caractéristique, aussi exacte que possible, des éléments composant la théorie de la révolution permanente, et des principales objections qu’on lui fit. La discussion s’est tellement élargie et approfondie qu’elle embrasse, en somme, toutes les questions les plus importantes du mouvement révolutionnaire mondial.

La révolution permanente, au sens que Marx avait attribué à cette conception, signifie une révolution qui ne veut transiger avec aucune forme de domination de classe, qui ne s’arrête pas au stade démocratique mais passe aux mesures socialistes et à la guerre contre la réaction extérieure, une révolution dont chaque étape est contenue en germe dans l’étape précédente, une révolution qui ne finit qu’avec la liquidation totale de la société de classe.

Pour dissiper la confusion créée autour de la théorie de la révolution permanente, il faut distinguer trois catégories d’idées qui s’unissent et se fondent dans cette théorie.

Elle comprend, d’abord, le problème du passage de la révolution démocratique à la révolution socialiste. Et c’est là au fond son origine historique.

L’idée de la révolution permanente fut mise en avant par les grands communistes du milieu du XIX° siècle, Marx et ses disciples, pour faire pièce à l’idéologie bourgeoise qui, comme on le sait, prétend qu’après l’établissement d’un Etat " rationnel " ou démocratique, toutes les questions peuvent être résolues par la voie pacifique de l’évolution et des réformes. Marx ne considérait la révolution bourgeoise de 1848 que comme le prologue immédiat de la révolution prolétarienne, Marx s’était " trompé ". Mais son erreur était une erreur de fait, non une erreur de méthodologie. La révolution de 1848 ne se transforma pas en révolution socialiste. Mais c’est la raison pour laquelle elle n’aboutit pas au triomphe de la démocratie. Quant à la révolution allemande de 1918, elle n’est pas du tout l’achèvement démocratique d’une révolution bourgeoise : c’est une révolution prolétarienne décapitée par la social-démocratie ; plus exactement : c’est une contre-révolution bourgeoise qui, après sa victoire sur le prolétariat, a été obligée de conserver de fallacieuses apparences de démocratie.

D’après le schéma de l’évolution historique élaboré par le " marxisme " vulgaire, chaque société arrive, tôt ou tard, à se donner un régime démocratique ; alors le prolétariat s’organise et fait son éducation socialiste dans cette ambiance favorable. Cependant, en ce qui concerne le passage au socialisme, les réformistes avoués l’envisageaient sous l’aspect de réformes qui donneraient à la démocratie un contenu socialiste (Jaurès) ; les révolutionnaires formels reconnaissaient l’inéluctabilité de la violence révolutionnaire au moment du passage au socialisme (Guesde). Mais les uns et les autres considéraient la démocratie et le socialisme, chez tous les peuples et dans tous les pays, comme deux étapes non seulement distinctes, mais même très écartées l’une de l’autre dans l’évolution sociale. Cette idée était également prédominante chez les marxistes russes qui, en 1905, appartenaient plutôt à l’aile gauche de la II° Internationale. Plekhanov, ce fondateur brillant du marxisme russe, considérait comme folle l’idée de la possibilité d’une dictature prolétarienne dans la Russie contemporaine. Ce point de vue était partagé non seulement par les mencheviks, mais aussi par l’écrasante majorité des dirigeants bolcheviques, en particulier par les dirigeants actuels du parti. Ils étaient alors des démocrates révolutionnaires résolus, mais les problèmes de la révolution socialiste leur semblaient, aussi bien en 1905 qu’à la veille de 1917, le prélude confus d’un avenir encore lointain.

La théorie de la révolution permanente, renaissant en 1905, déclara la guerre à cet ordre d’idées et à ces dispositions d’esprit. Elle démontrait qu’à notre époque l’accomplissement des tâches démocratiques, que se proposent les pays bourgeois arriérés, les mène directement à la dictature du prolétariat, et que celle-ci met les tâches socialistes à l’ordre du jour. Toute l’idée fondamentale de la théorie était là. Tandis que l’opinion traditionnelle estimait que le chemin vers la dictature du prolétariat passe par une longue période de démocratie, la théorie de la révolution permanente proclamait que, pour les pays arriérés, le chemin vers la démocratie passe par la dictature du prolétariat. Par conséquent, la démocratie était considérée non comme une fin en soi qui devait durer des dizaines d’années, mais comme le prologue immédiat de la révolution socialiste, à laquelle la rattachait un lien indissoluble. De cette manière, on rendait permanent le développement révolutionnaire qui allait de la révolution démocratique jusqu’à la transformation socialiste de la société.

Sous son deuxième aspect, la théorie de la révolution permanente caractérise la révolution socialiste elle-même. Pendant une période dont la durée est indéterminée, tous les rapports sociaux se transforment au cours d’une lutte intérieure continuelle. La société ne fait que changer sans cesse de peau. Chaque phase de reconstruction découle directement de la précédente. Les événements qui se déroulent gardent par nécessité un caractère politique, parce qu’ils prennent la forme de chocs entre les différents groupements de la société en transformation. Les explosions de la guerre civile et des guerres extérieures alternent avec les périodes de réformes " pacifiques ". Les bouleversements dans l’économie, la technique, la science, la famille, les mœurs et les coutumes forment, en s’accomplissant, des combinaisons et des rapports réciproques tellement complexes que la société ne peut pas arriver à un état d’équilibre. En cela se révèle le caractère permanent de la révolution socialiste elle-même.

Sous son troisième aspect, la théorie de la révolution permanente envisage le caractère international de la révolution socialiste qui résulte de l’état présent de l’économie et de la structure sociale de l’humanité. L’internationalisme n’est pas un principe abstrait : il ne constitue que le reflet politique et théorique du caractère mondial de l’économie, du développement mondial des forces productives et de l’élan mondial de la lutte de classe, La révolution socialiste commence sui le terrain national, mais elle ne peut en rester là. La révolution prolétarienne ne petit être maintenue dans les cadres nationaux que sous forme de régime provisoire, même si celui-ci dure assez longtemps, comme le démontre l’exemple de l’Union soviétique. Dans le cas où existe une dictature prolétarienne isolée, les contradictions intérieures et extérieures augmentent inévitablement, en même temps que les succès. Si l’Etat prolétarien continuait à rester isolé, il succomberait à la fin, victime de ces contradictions, Son salut réside uniquement dans la victoire du prolétariat des pays avancés. De ce point de vue, la révolution nationale ne constitue pas un but en soi ; elle ne représente qu’un maillon de la chaîne internationale. La révolution internationale, malgré ses reculs et ses reflux provisoires, représente un processus permanent.

La campagne des épigones est menée, sans arriver cependant à avoir toujours le même degré de netteté, contre les trois aspects de la théorie de la révolution permanente. C’est tout naturel, car il s’agit de trois parties indissolublement liées et formant un tout. Les épigones, par un procédé mécanique, séparent la dictature démocratique de la dictature socialiste, comme ils séparent la révolution socialiste nationale de la révolution internationale. Pour eux, la conquête du pouvoir dans les cadres nationaux représente, au fond, non pas l’acte initial, mais bien l’acte final de la révolution : ensuite s’ouvre la période des réformes qui aboutissent à la société socialiste nationale.

En 1905, ils n’admettaient même pas la possibilité pour le prolétariat russe de conquérir le pouvoir avant le prolétariat de l’Europe occidentale. En 1917 ils prêchaient la révolution démocratique en Russie, comme fin en soi, et repoussaient l’idée de la dictature du prolétariat. En 1925-1927, en Chine, ils s’orientèrent vers une révolution nationale sous la direction de la bourgeoisie. Ils lancèrent ensuite, pour la Chine, le mot d’ordre de la dictature démocratique des ouvriers et des paysans, qu’ils opposèrent à la dictature du prolétariat. Ils proclamèrent qu’il était tout à fait possible de construire dans l’Union soviétique une société socialiste isolée se suffisant à elle-même. La révolution mondiale, cessant d’être une condition indispensable pour le triomphe du socialisme, ne devint plus pour eux qu’une circonstance favorable. Les épigones en arrivèrent à cette rupture profonde avec le marxisme au cours de leur lutte permanente contre la théorie de la révolution permanente.

Cette lutte, commencée par la résurrection artificielle de certains souvenirs historiques et la falsification du lointain passé, conduisit à une révision complète des idées du groupe dirigeant de la révolution. Nous avons déjà expliqué maintes fois que cette révision des valeurs fut provoquée par les nécessités sociales de la bureaucratie soviétique : devenant de plus en plus conservatrice, elle aspirait à un ordre national stable ; elle estimait que la révolution accomplie, lui ayant assuré une situation privilégiée, était suffisante pour la construction pacifique du socialisme, et elle réclamait la consécration de cette thèse. Nous ne reviendrons plus ici sur cette question, niais nous nous bornerons à souligner que la Bureaucratie est parfaitement consciente de la liaison qui existe entre ses positions matérielles et idéologiques et la théorie du socialisme national. C’est précisément aujourd’hui que cela devient très clair bien que ou, peut-être, parce que l’appareil stalinien, assailli par des contradictions qu’il n’avait pas prévues, tourne de plus en plus à gauche et porte des coups sensibles à ses inspirateurs d’hier, appartenant à la droite. Comme on le sait, l’hostilité des bureaucrates envers l’opposition marxiste, à laquelle ils ont pourtant emprunté en hâte ses mots d’ordre et ses arguments, ne faiblit point. Lorsque des oppositionnels, voulant prêter leur appui à la politique de l’industrialisation, soulèvent la question de leur réintégration dans le parti, on leur demande, avant tout, de renier la théorie de la révolution permanente et de reconnaître, même indirectement, la théorie du socialisme dans un seul pays. En cela, la bureaucratie stalinienne trahit le caractère purement tactique de son tournant à gauche, tout en laissant intactes les bases stratégiques de son national-réformisme. L’importance de ce fait est évidente ; en politique, comme dans la guerre la tactique est en fin de compte subordonnée à la stratégie. La question qui nous occupe a, depuis longtemps, dépassé les cadres de la lutte contre le " trotskysme ". S’étendant de plus en plus, elle embrasse maintenant littéralement tous les problèmes de l’idéologie révolutionnaire. Révolution permanente ou Socialisme dans un seul pays, cette alternative embrasse les problèmes intérieurs de l’Union soviétique, les perspectives des révolutions en Orient et, finalement, le sort de toute l’Internationale communiste.

L’ouvrage que voici ne traite pas la question sous tous ses différents aspects, car il n’est pas nécessaire de répéter ce qui a été dit dans d’autres travaux de l’auteur. J’ai essayé de démontrer, au point de vue théorique, la faillite économique et politique du socialisme national dans ma Critique du programme de l’Internationale communiste. Les théoriciens de l’Internationale communiste n’ont pas soufflé mot à ce propos. C’était d’ailleurs la seule chose qui leur restait à faire. Dans le présent livre, je reconstitue tout d’abord la théorie de la révolution permanente, telle qu’elle a été formulée en 1905, conformément aux problèmes intérieurs de la révolution russe. Ensuite, je montre en quoi ma façon de poser la question différait de celle de Lénine et comment et pourquoi, aux moments décisifs, elle coïncida avec la sienne. Je tâche, enfin, de démontrer l’importance décisive qu’a le problème qui nous occupe pour le prolétariat des pays arriérés et, par conséquent, pour toute l’Internationale communiste.

Quelles accusations ont été formulées par les épigones contre la théorie de la révolution permanente ? Si on laisse de côté les innombrables contradictions de mes critiques, on arrive à tirer, de leur énorme production littéraire, ces quelques points essentiels :

1° Trotsky ignorait la différence entre la révolution bourgeoise et la révolution socialiste. En 1905 déjà, il croyait que le prolétariat russe avait, devant lui, comme tâche immédiate, la révolution socialiste ;

2° Trotsky, oubliait complètement le problème agraire. Le paysan n’existait pas pour lui. Il présentait la révolution comme un duel entre le prolétariat et le tsarisme ;

3° Trotsky ne croyait pas que la bourgeoisie mondiale tolérerait l’existence quelque peu prolongée de la dictature du prolétariat russe ; et il considérait la chute de celle-ci comme inévitable dans le cas où le prolétariat d’Occident ne réussirait pas à conquérir le pouvoir dans le plus bref délai et à nous prêter son appui, Ainsi, Trotsky sous-estimait la pression que le prolétariat d’Occident pouvait exercer sur sa bourgeoisie ;

4° Trotsky, en général, n’a pas confiance dans les forces du prolétariat russe et ne l’estime pas capable de construire le socialisme par ses propres moyens ; par conséquent il mettait et il continue encore à mettre tous ses espoirs dans la révolution internationale.

Ces accusations se répètent à travers les innombrables écrits et discours de Zinoviev, Staline, Boukharine et autres : elles sont même formulées dans les résolutions les plus importantes du parti communiste de l’Union soviétique et de l’Internationale communiste, Mais, malgré cela, on est obligé de constater qu’elles n’ont pour fondement que l’ignorance alliée à la mauvaise foi.

Comme je vais le démontrer plus loin, les deux premières affirmations de ces critiques sont fausses dans leur fondement. Je partais du caractère démocratique bourgeois de la révolution russe et j’en arrivais à la conclusion que l’acuité même de la crise agraire pouvait porter au pouvoir le prolétariat de la Russie arriérée. Oui, c’était précisément cette idée-là que je défendais à la veille de la révolution de 1905. C’était cette idée-là qui était contenue dans le terme de révolution permanente, c’est-à-dire ininterrompue, cette idée d’une révolution qui passe immédiatement de la phase bourgeoise à la phase socialiste. Pour exprimer la même idée, Lénine adopta plus tard l’excellente expression de transcroissance de la révolution bourgeoise en révolution socialiste. Staline, considérant la révolution permanente comme un simple bond du règne de l’autocratie dans le règne du socialisme, lui opposa en 1924, en l’antidatant, cette idée de transcroissance. L’infortuné " théoricien " ne se donna même pas la peine de se demander ce que signifierait la permanence, c’est-à-dire la continuité ininterrompue de la révolution, s’il s’agissait d’un bond ?

Quant à la troisième accusation, elle a été dictée par l’espoir, de courte durée, que les épigones mettaient dans la possibilité de neutraliser la bourgeoisie impérialiste pour un temps illimité au moyen de la pression " savamment " organisée du prolétariat. Ce fut l’idée centrale de Staline de 1924 à 1927. Le comité anglo-russe en fut le fruit. Déçus dans leur espoir de pouvoir ligoter la bourgeoisie mondiale à l’aide d’alliés comme Purcell, Raditch, Lafollette et Tchang Kaï-chek, les épigones furent saisis de peur devant le danger d’une guerre imminente. L’Internationale communiste traverse encore maintenant cette période.

Le quatrième argument contre la théorie de la révolution permanente se réduit tout simplement à la constatation qu’en 1905 je n’étais pas partisan de la théorie du socialisme dans un seul pays, que Staline ne fabriqua, à l’usage de la bureaucratie soviétique, qu’en 1924. Cette accusation est une vraie farce historique. A les entendre, on pourrait croire que mes adversaires - pour autant qu’ils étaient capables de réflexions politiques en 1905 - pensaient vraiment, à cette époque, que la Russie était mûre pour une révolution socialiste indépendante. En réalité, au cours des années 1905-1917, ils ne cessèrent de m’accuser d’utopisme, parce que j’admettais la possibilité de la prise du pouvoir par le prolétariat russe avant le prolétariat de l’Europe occidentale. En avril 1917, Kamenev et Rykov accusèrent Lénine d’utopisme, et lui apprirent, sous une forme populaire, que la révolution socialiste devait s’accomplir tout d’abord en Angleterre et en d’autres pays avancés et que le tour de la Russie ne viendrait que plus tard. Jusqu’au 4 avril 1917, Staline partagea ce point de vue. Il ne s’assimila que difficilement et graduellement la formule de Lénine qui opposait la dictature du prolétariat à la dictature démocratique. Au printemps de 1924 encore, Staline répéta avec les autres que la Russie, prise isolément, n’était pas mûre pour l’édification d’une société socialiste, Mais dans l’automne de la même année, au cours de sa lutte contre la théorie de la révolution permanente, Staline découvrit pour la première fois qu’il était possible de construire un socialisme isolé en Russie. Après cela, les professeurs rouges rassemblèrent à son usage tout un recueil de citations prouvant qu’en 1905 Trotsky affirmait - ô horreur ! - que la Russie ne pouvait arriver au socialisme sans l’aide du prolétariat occidental.

Si l’on prend l’histoire de toutes les luttes idéologiques sur une période d’un quart de siècle, si on la découpe à coups de ciseaux, si l’on en pile les morceaux dans un mortier, et si ensuite on charge un aveugle de les coller ensemble, on n’aboutirait probablement pas même dans ce cas-là à un galimatias théorique et politique aussi monstrueux que celui dont les épigones régalent leurs lecteurs et leurs auditeurs.

Pour démontrer plus clairement la liaison qui existe entre les problèmes d’hier et ceux d’aujourd’hui, on est obligé de rappeler ici, même sous une formé résumée, ce que les dirigeants de l’Internationale communiste, c’est-à-dire Staline et Boukharine, ont fait en Chine.

En 1924, on reconnut le rôle dirigeant de la bourgeoisie chinoise sous prétexte que la Chine était à la veille d’une révolution de libération nationale. Le parti de la bourgeoisie nationale, le Kuomintang, fut officiellement reconnu comme le parti dirigeant. Les mencheviks russes eux-mêmes, en 1905, n’osèrent pas faire pareilles avances au parti constitutionnel démocrate (les " cadets ") qui était le parti de la bourgeoisie libérale.

Mais les dirigeants de l’Internationale communiste ne s’arrêtèrent pas là. Ils forcèrent le parti communiste chinois à faire partie du Kuomintang et à se soumettre à sa discipline. Des dépêches spéciales de Staline recommandèrent aux communistes chinois de freiner le mouvement agraire. Il fut défendu aux ouvriers et aux paysans révolutionnaires de créer des soviets de crainte de porter ombrage à Tchang Kaï-chek, que Staline défendit encore contre l’opposition et qu’il qualifia d’ " allié fidèle " dans une réunion du parti à Moscou, au commencement d’avril 1927, peu de jours avant le coup d’Etat contre-révolutionnaire de Shanghai.

La subordination officielle du parti communiste à la direction bourgeoise et l’interdiction officielle de créer des soviets (Staline et Boukharine enseignèrent que le Kuomintang " remplaçait " les soviets) constituent une trahison du marxisme beaucoup plus criante et grossière que toute l’activité des mencheviks de 1905 à 1917.

En avril 1927, après le coup d’Etat de Tchang Kaï-chek, une aile gauche, ayant à sa tête Wang Tin-wei, se détacha provisoirement du Kuomintang. La Pravda ne manqua pas de proclamer sur-le-champ que Wang Tin-wei était un " allié fidèle ". En réalité, Wang Tin-wei représentait, par rapport à Tchang Kaï-chek, ce que représentait Kerensky par rapport à Milioukov, avec cette différence qu’en Chine Milioukov et Kornilov se trouvèrent réunis dans la seule personne de Tchang Kaï-chek.

Au lieu de préparer la guerre ouverte contre ce Kerensky chinois, on donna l’ordre au parti communiste chinois, après avril 1927, d’entrer dans le Kuomintang de " gauche " et de se soumettre à la discipline de Wang Tin-wei. Cet ami " sûr " écrasa le parti communiste et, du même coup, le mouvement ouvrier et paysan, ne le cédant en rien aux procédés de bandit de Tchang Kaï-chek, proclamé allié fidèle par Staline.

Si, en 1905 et plus tard, les mencheviks soutinrent Milioukov, ils n’entrèrent pourtant pas dans le parti libéral. Bien qu’en 1917 les mencheviks fussent alliés à Kérensky, ils conservèrent néanmoins leur propre organisation. La politique de Staline en Chine ne fut donc qu’une mauvaise caricature même du menchevisme. Telle fut la première et la plus importante période de la Révolution chinoise.

Quand les conséquences inévitables de cette politique - le dépérissement complet du mouvement ouvrier et paysan, la démoralisation et la ruine du parti communiste - devinrent trop évidentes, les dirigeants de l’Internationale communiste lancèrent un nouvel ordre : " Demi-tour à gauche ! " et exigèrent la révolte armée immédiate des ouvriers et des paysans. C’est ainsi que le jeune parti communiste, à demi-écrasé et estropié, qui hier encore n’était que la cinquième roue du carrosse de Tchang Kaï-chek et de Wang Tin-wei et qui, par conséquent, manquait d’expérience politique, reçut tout à coup l’ordre de mener les ouvriers et les paysans, retenus jusqu’alors par l’Internationale communiste sous les drapeaux du Kuomintang, à l’assaut de ce même Kuomintang qui avait eu tout le temps nécessaire pour concentrer dans ses mains le pouvoir et l’armée. En l’espace de vingt-quatre heures, un soviet fictif fut improvisé à Canton. L’insurrection armée fut préparée d’avance de manière à coïncider avec l’ouverture du XV° congrès du parti communiste de l’Union soviétique : elle donna à la fois la preuve de l’héroïsme de l’avant-garde des ouvriers chinois et celle des erreurs criminelles des dirigeants de l’Internationale communiste. Le soulèvement de Canton fut précédé et suivi d’autres aventures moins importantes. Tel fut le second chapitre de la stratégie chinoise de l’Internationale communiste, stratégie qu’on- pourrait définir comme une mauvaise caricature du bolchevisme.

Dans les deux domaines du libéral-opportunisme et de l’esprit d’aventure, un coup fut porté au parti communiste chinois dont il ne pourra se relever avant plusieurs années, et cela, à condition qu’il poursuive une juste politique.

Le VI° congrès de l’Internationale communiste devait dresser le bilan de toute cette activité. Il lui accorda son approbation entière, ce qui est très compréhensible ; il n’était convoqué que pour cela, Il lança en même temps la formule de la " dictature démocratique des ouvriers et des paysans. " Mais on n’expliqua jamais aux communistes chinois en quoi cette dictature-là différait de celle du Kuomintang de droite ou du Kuomintang de gauche, d’une part, et de la dictature du prolétariat d’autre part. Il est vrai que cela ne peut être expliqué.

En même temps qu’il lança le mot d’ordre de dictature démocratique, le VI° congrès déclara inadmissibles les mots d’ordre démocratiques tels que : Assemblée constituante, suffrage universel, liberté de presse et de réunion, etc., laissant de cette façon le parti communiste chinois complètement désarmé devant la dictature de l’oligarchie militaire. Pendant de longues années cependant, les bolcheviks russes avaient mobilisé les ouvriers et les paysans autour de ces mots d’ordre démocratiques. En 1917 aussi, ces mots d’ordre jouèrent un rôle énorme. Ce n’est que plus tard, lorsque le pouvoir soviétique, devenu un fait accompli, entra en collision politique violente avec l’Assemblée constituante, sous les yeux de tout le peuple, que notre parti supprima les institutions et les mots d’ordre de la démocratie formelle ou bourgeoise, au profit de la démocratie réelle, soviétique ou prolétarienne.

Le VI° congrès de l’Internationale communiste, sous la direction de Staline et Boukharine, a mis tout cela sens dessus dessous. Tout en imposant au parti chinois le mot d’ordre de la dictature " démocratique " et non de la dictature " prolétarienne ", il lui interdit en même temps l’usage des mots d’ordre démocratiques qui servent à la préparation de cette dictature. Le parti chinois se trouva de la sorte non seulement désarmé, mais complètement mis à nu.

Toutefois, en guise de consolation, on lui permit finalement de lancer, dans cette période de domination absolue de la contre-révolution, ce même mot d’ordre ides " soviets " qui lui était défendu alors que se développait le mouvement révolutionnaire. Le héros d’un conte populaire russe chante de gaillardes chansons de noce aux enterrements et entonne des chants funèbres aux festins nuptiaux : ici et là, il ne recueille que des coups. Si l’affaire se bornait à des coups distribués aux stratèges qui dirigent actuellement l’Internationale communiste, ce ne serait pas grave. Mais l’enjeu est beaucoup plus important : il ne s’agit de rien de moins que du sort du prolétariat. La tactique de l’internationale communiste n’a été qu’un sabotage inconscient, mais bien organisé, de la Révolution chinoise. On a pu l’accomplir d’une manière d’autant plus sûre que l’Internationale communiste plaça de 1924 à 1927 toute sa politique menchevique de droite sous l’autorité du bolchevisme, tandis que le pouvoir soviétique la défendit, au moyen de sa puissante machine répressive, contre les critiques de l’opposition de gauche.

En fin de compte, nous avons devant nous une parfaite expérience de la stratégie de Staline, menée d’un bout à l’autre sous le signe de la lutte contre la théorie de la révolution permanente. Il est donc tout à fait naturel que le principal théoricien de Staline, défendant la soumission du parti communiste chinois au Kuomintang national-bourgeois, ait été Martynov, le principal critique menchevique de la théorie de la révolution permanente pendant la période 1905-1923 : à partir de cette dernière année, il continua à remplir sa mission historique, mais dans les rangs bolcheviques !

L’essentiel au sujet de l’origine de cet ouvrage se trouve dans le premier chapitre.

A Alma-Ata, j’avais commencé à préparer un livre théorique et polémique contre les épigones. Une grande partie de ce livre devait être consacrée à la théorie e la révolution permanente. Au cours de mon travail, je reçus un manuscrit de Radek sur le même sujet, où il opposait la révolution permanente à la ligne stratégique de Lénine. Radek avait besoin de cette sortie, bien surprenante à première vue, car il se trouvait lui-même complètement embourbé dans la politique chinoise de Staline : non seulement avant, mais aussi après le coup d’Etat de Tchang Kaï-chek, Radek, et même que Zinoviev, invoquait la nécessité de la soumission du Parti communiste chinois au Kuomintang. Pour justifier cet asservissement du prolétariat à la bourgeoisie, Radek en appelait - cela va sans dire - à la nécessité de l’alliance avec la paysannerie et me reprochait de " sous-estimer " cette nécessité. Suivant l’exemple de Staline, il se servait de la phraséologie bolchevique pour défendre une politique menchevique, et il essayait de cacher, sous la formule de la dictature du prolétariat et de la paysannerie, le fait qu’on détournait le prolétariat chinois de la lutte pour le pouvoir, lutte qu’il devait mener à la tête des masses paysannes. Lorsque j’eus démasqué tout ce camouflage d’idées, Radek éprouva le violent besoin de démontrer que ma lutte contre l’opportunisme maquillé à l’aide de citations de Lénine résultait seulement de la contradiction qui existe entre la théorie de la révolution permanente et le léninisme. Il transforma sa plaidoirie d’avocat défendant ses propres péchés en un réquisitoire de procureur contre la révolution permanente. Cette intervention lui servait à préparer la voie de sa capitulation. Je m’en doutais d’autant plus que, pendant les années précédentes, il s’était proposé d’écrire une brochure pour défendre la théorie de la révolution permanente. Cependant, je m’abstenais encore de considérer Radek comme un homme fini. Je tentais donc de répondre à son article d’une façon nette et catégorique, mais en lui laissant, toutefois, la voie libre pour une retraite. Plus loin, je publie ma réponse à Radek, telle qu’elle fut alors rédigée et en n’y ajoutant que quelques notes explicatives et quelques corrections de style.

L’article de Radek n’a pas été publié et je doute fort qu’il le soit jamais car, sous sa forme de 1928, il ne pourrait passer au crible de la censure de Staline. Cette publication, d’ailleurs, serait aujourd’hui mortelle pour Radek, car elle donnerait un tableau beaucoup trop saisissant de son évolution idéologique, qui rappelle beaucoup 1’ " évolution " d’un homme tombant u sixième étage sur le pavé.

Le point de départ de ce livre explique pourquoi Radek y occupe une place plus importante que ce e à laquelle il a droit de prétendre. Radek n’a pas pu inventer un seul argument nouveau contre la théorie de la révolution permanente. Son attitude est celle d’un épigone des épigones. On recommande, par conséquent, au lecteur de voir en Radek non pas simplement Radek, mais le représentant d’une sorte de firme collective, dont il devint l’associé à droits limités au prix de sa renonciation au marxisme. Néanmoins, si Radek trouvait que la part de horions que je lui prodigue est vraiment. trop élevée, il peut les distribuer, à sa guise, à ceux à qui ils reviennent de droit. C’est une affaire intérieure de la firme.

Pour ma part, je n’y vois pas d’inconvénient.

Prinkipo, le 30 novembre 1929.

"QU’EST-CE QUE LA REVOLUTION PERMANENTE ?

(THESES)
J’espère que le lecteur ne m’en voudra pas si, pour terminer cet ouvrage, j’essaie de formuler mes conclusions essentielles d’une façon concise et sans craindre les répétitions.

1. La théorie de la révolution permanente exige actuellement la plus grande attention de la part de tout marxiste, car le développement de la lutte idéologique et de la lutte de classe a définitivement fait sortir cette question du domaine des souvenirs des vieilles divergences entre marxistes russes et l’a posée comme la question du caractère, des liens internes et des méthodes de la révolution internationale en général.

2. Pour les pays à développement bourgeois retardataire et, en particulier pour les pays coloniaux et semi-coloniaux, la théorie de la révolution permanente signifie que la solution véritable et complète de leurs tâches démocratiques et de libération nationale ne peut être que la dictature du prolétariat, qui prend la tête de la nation opprimée, avant tout de ses masses paysannes.

3. Non seulement la question agraire mais aussi la question nationale assignent à la paysannerie, qui constitue l’énorme majorité de la population des pays arriérés, un rôle primordial dans la révolution démocratique. Sans une alliance entre le prolétariat et la paysannerie, les tâches de la révolution démocratique ne peuvent pas être résolues ; elles ne peuvent même pas être sérieusement posées. Mais l’alliance de ces deux classes ne se réalisera pas autrement que dans une lutte implacable contre l’influence de la bourgeoisie libérale nationale.

4. Quelles que soient les premières étapes épisodiques de la révolution dans les différents pays, l’alliance révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie n’est concevable que sous la direction politique de l’avant-garde prolétarienne organisée en parti communiste. Ce qui signifie à son tour que la victoire de la révolution démocratique n’est concevable qu’au moyen de la dictature du prolétariat qui s’appuie sur son alliance avec la paysannerie et résout, en premier lieu, les tâches de la révolution démocratique.

5. Envisagé du point de vue historique, l’ancien mot d’ordre bolchevique, la "dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie", exprimait exactement les rapports, caractérisés plus haut, entre le prolétariat, la paysannerie et la bourgeoisie libérale. Cela fut démontré par l’expérience d’Octobre. Mais l’ancienne formule de Lénine ne préjugeait pas quels seraient les rapports politiques réciproques du prolétariat et de la paysannerie à l’intérieur du bloc révolutionnaire. En d’autres termes, la formule admettait consciemment un certain nombre d’inconnues algébriques qui, au cours de l’expérience historique, devaient céder la place à des éléments arithmétiques précis. Cette expérience a prouvé, dans des circonstances qui éliminent toute autre interprétation, que le rôle de la paysannerie, quelle que soit son importance révolutionnaire, ne peut être un rôle indépendant et encore moins un rôle dirigeant. Le paysan suit ou l’ouvrier ou le bourgeois. Cela signifie que la "dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie" n’est concevable que comme dictature du prolétariat entraînant derrière lui les masses paysannes.

6. Une dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie, en tant que régime se distinguant, par son contenu de classe, de la dictature du prolétariat, ne serait réalisable que dans le cas où pourrait être mis sur pied un parti révolutionnaire indépendant, qui exprimerait les intérêts de la démocratie paysanne et petite-bourgeoise en général, un parti capable, avec l’aide du prolétariat, de conquérir le pouvoir et d’en déterminer le programme révolutionnaire. L’histoire moderne, notamment l’histoire de la Russie au cours des vingt-cinq dernières années, nous montre que l’obstacle infranchissable qui s’oppose à la formation d’un parti paysan est le manque d’indépendance économique et politique de la petite bourgeoisie (paysannerie) et sa profonde différenciation interne qui permet à ses couches supérieures de s’allier à la grande bourgeoisie lors d’événements décisifs, surtout lors de guerre et de révolution, tandis que ses couches inférieures s’allient au prolétariat, ce qui oblige ses couches moyennes à choisir entre ces deux forces. Entre le régime de Kerensky et le pouvoir bolchevique, entre le Kuomintang et la dictature du prolétariat, il n’y a, il ne peut y avoir aucun régime intermédiaire, c’est-à-dire aucune dictature démocratique des ouvriers et des paysans.

7. La tentative faite par l’Internationale communiste pour imposer aujourd’hui aux pays d’Orient le mot d’ordre de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie, depuis longtemps dépassé par l’histoire, ne peut avoir qu’un sens réactionnaire. Dans la mesure où l’on oppose ce mot d’ordre à celui de la dictature du prolétariat, il contribue politiquement à la dissolution et à la décomposition du prolétariat dans les masses petites-bourgeoises et crée ainsi des conditions favorables à l’hégémonie de la bourgeoisie nationale, donc à la faillite et à l’effondrement de la révolution démocratique. Introduire ce mot d’ordre dans le programme de l’Internationale communiste signifie véritablement trahir le marxisme et les traditions d’Octobre du bolchevisme.

8. La dictature du prolétariat qui a pris le pouvoir comme force dirigeante de la révolution démocratique est inévitablement et très rapidement placée devant des tâches qui la forceront à faire des incursions profondes dans le droit de propriété bourgeois. La révolution démocratique, au cours de son développement, se transforme directement en révolution socialiste et devient ainsi une révolution permanente.

9. La conquête du pouvoir par le prolétariat ne met pas un terme à la révolution, elle ne fait que l’inaugurer. La construction socialiste n’est concevable que sur la base de la lutte de classe à l’échelle nationale et internationale. Cette lutte, étant donné la domination décisive des rapports capitalistes sur l’arène mondiale, amènera inévitablement des éruptions violentes, c’est-à-dire à l’intérieur des guerres civiles et à l’extérieur des guerres révolutionnaires. C’est en cela que consiste le caractère permanent de la révolution socialiste elle-même, qu’il s’agisse d’un pays arriéré qui vient d’accomplir sa révolution démocratique ou d’un vieux pays capitaliste qui a déjà passé par une longue période de démocratie et de parlementarisme.

10. La révolution socialiste ne peut être achevée dans les limites nationales. Une des causes essentielles de la crise de la société bourgeoise vient de ce que les forces productives qu’elle a créées tendent à sortir du cadre de l’Etat national. D’où les guerres impérialistes d’une part, et l’utopie des Etats-Unis bourgeois d’Europe d’autre part. La révolution socialiste commence sur le terrain national, se développe sur l’arène internationale et s’achève sur l’arène mondiale. Ainsi la révolution socialiste devient permanente au sens nouveau et le plus large du terme : elle ne s’achève que dans le triomphe définitif de la nouvelle société sur toute notre planète.

11. Le schéma du développement de la révolution mondiale tracé plus haut élimine la question des pays "mûrs" ou "non mûrs" pour le socialisme, selon cette classification pédante et figée que le programme actuel de l’Internationale communiste a établie. Dans la mesure où le capitalisme a créé le marché mondial, la division mondiale du travail et les forces productives mondiales, il a préparé l’ensemble de l’économie mondiale à la reconstruction socialiste.

Les différents pays y arriveront avec des rythmes différents. Dans certaines circonstances, des pays arriérés peuvent arriver à la dictature du prolétariat plus rapidement que des pays avancés, mais ils parviendront au socialisme plus tard que ceux-ci.

Un pays colonial ou semi-colonial arriéré dont le prolétariat n’est pas suffisamment préparé pour grouper autour de lui la paysannerie et pour conquérir le pouvoir est de ce fait même incapable de mener à bien la révolution démocratique. Par contre, dans un pays où le prolétariat arrive au pouvoir à la suite d’une révolution démocratique, le sort ultérieur de la dictature et du socialisme dépendra moins, en fin de compte, des forces productives nationales que du développement de la révolution socialiste internationale.

12. La théorie du socialisme dans un seul pays, qui a germé sur le fumier de la réaction contre Octobre, est la seule théorie qui s’oppose d’une manière profonde et conséquente à la théorie de la révolution permanente.

La tentative faite par les épigones pour limiter, sous les coups de la critique, l’application de la théorie du socialisme dans un seul pays à la seule Russie, à cause de ses propriétés particulières (l’espace, les richesses naturelles), n’améliore rien, mais au contraire aggrave tout. La renonciation à une attitude internationale mène inévitablement au messianisme national, c’est-à-dire à la reconnaissance d’avantages et de particularités spécifiques, qui permettent à un pays de jouer un rôle auquel les autres ne sauraient s’élever.

La division mondiale du travail, la dépendance de l’industrie soviétique à l’égard de la technique étrangère, la dépendance des forces productives des pays avancés à l’égard des matières premières asiatiques, etc., rendent impossible la construction d’une société socialiste autonome, isolée dans n’importe quelle contrée du monde.

13. La théorie de Staline-Boukharine oppose non seulement d’une façon mécanique la révolution démocratique à la révolution socialiste, en dépit des expériences des révolutions russes, mais elle détache aussi la révolution nationale de la révolution internationale.

Elle place les révolutions des pays arriérés devant la tâche d’instaurer le régime irréalisable de la dictature démocratique, qu’elle oppose à la dictature du prolétariat. Ainsi, elle introduit en politique des illusions et des fictions, elle paralyse la lutte du prolétariat pour le pouvoir en Orient et elle freine la victoire des révolutions coloniales.

Du point de vue de la théorie des épigones, la conquête du pouvoir par le prolétariat constitue, à elle seule, l’accomplissement de la révolution (pour les "neuf dixièmes", selon la formule de Staline) ; elle inaugure l’époque des réformes nationales. La théorie de l’intégration du koulak dans le socialisme et la théorie de la "neutralisation" de la bourgeoisie mondiale sont, par conséquent, inséparables de la théorie du socialisme dans un seul pays. Elles tiennent et s’effondrent ensemble.

La théorie du socialisme national dégrade l’Internationale communiste, qu’elle emploie comme une arme auxiliaire utilisable dans la lutte contre une intervention armée. La politique actuelle de l’Internationale communiste, son régime et le choix de ses dirigeants correspondent parfaitement à sa déchéance et à sa transformation en troupe auxiliaire qui n’est pas destinée à résoudre des tâches qu’on lui propose d’une manière autonome.

14. Le programme de l’Internationale communiste, œuvre de Boukharine, est éclectique d’un bout à l’autre. C’est une tentative désespérée pour unir la théorie du socialisme dans un seul pays à l’internationalisme marxiste, qui est cependant inséparable du caractère permanent de la révolution mondiale. La lutte de l’opposition communiste de gauche pour une politique juste et un régime sain dans l’Internationale communiste est indissolublement liée à la lutte pour un programme marxiste. La question du programme est à son tour inséparable de celle des deux théories opposées : la théorie de la révolution permanente et la théorie du socialisme dans un seul pays. Le problème de la révolution permanente a depuis longtemps dépassé le cadre des divergences épisodiques entre Lénine et Trotsky, divergences qui, au surplus, ont été entièrement épuisées par l’histoire. Il s’agit de la lutte entre les idées fondamentales de Marx et de Lénine, d’une part, et l’éclectisme des centristes, d’autre part.

Constantinople, le 30 novembre 1929.


1940
"(...) Staline représente un phénomène absolument exceptionnel. Il n’est ni penseur ni écrivain, ni orateur. (...) Il prit possession du pouvoir, non grâce à des qualités personnelles, mais en se servant d’une machine impersonnelle. Et ce n’était pas lui qui avait créé la machine, mais la machine qui l’avait créé ; avec sa puissance et son autorité, elle était le produit de la lutte, longue et héroïque, du Parti bolchevik (...). Lénine l’avait créée en une association constante avec les masses (...). Staline se borna à s’en emparer."


Extraits de "Staline"

de Léon Trotsky


Appendice

Trois conceptions de la révolution russe
La Révolution de 1905 fut non seulement "la répétition générale pour 1917" mais aussi le laboratoire d’où surgirent tous les groupements fondamentaux de la pensée politique russe et où toutes les tendances et nuances du marxisme s’esquissèrent ou prirent forme. Au centre des divergences et des disputes se trouvait la question du caractère historique de la révolution russe et de ses futures voies de développement. Cette lutte de conceptions et de pronostics n’a pas en soi de rapport direct avec la biographie de Staline qui n’a pas pris une part indépendante à ces débats. Les quelques articles de propagande qu’il écrivit sur cette matière sont dépourvus du moindre intérêt théorique. Des dizaines de bolchéviks divulguèrent, plume en main, ces mêmes idées et le firent d’une façon bien plus adéquate. Un exposé critique de la conception révolutionnaire du bolchévisme devrait, de par la nature même des choses, avoir sa place dans une biographie de Lénine. Cependant, les théories ont un sort qui leur est propre.

Si pendant la période de la première révolution et plus tard jusqu’en 1923, alors que les doctrines révolutionnaires étaient élaborées et appliquées, Staline n’eut pas de position indépendante, à partir de 1924 brusquement la situation change. C’est depuis ce moment que commence l’époque de la réaction bureaucratique et de la révision énergique du passé. La trame de la révolution se déroule à l’envers. Les anciennes doctrines sont soumises à des nouvelles évaluations ou à de nouvelles interprétations. D’une façon tout à fait inopinée, au premier abord, l’attention se concentre sur la conception de la "révolution permanente" en tant que source de toutes les bévues du trotskysme. Dorénavant, pour un certain nombre d’années, la critique de cette conception constitue le contenu principal de l’œuvre théorique "cit venio verbo" de Staline et de ses collaborateurs. On peut même dire que tout le stalinisme, sur le plan théorique, se développa par la critique de la théorie de la révolution permanente telle qu’elle a été formulée en 1905 . Par conséquent, l’analyse de cette théorie distincte de celles des menchéviks et des bolchéviks, ne peut manquer de faire partie de ce livre, ne fusse que sous forme d’appendice.


Le développement de la Russie est avant tout caractérisé par son état arriéré. Cependant, un état historiquement arriéré n’implique pas une simple reproduction du développement des pays avancés avec un délai d’un ou deux siècles. Il engendre une constitution sociale "combinée" entièrement nouvelle dans laquelle les dernières conquêtes de la technique et de la structure capitaliste s’implantent dans des relations de barbarie féodale et pré-féodales, les transformant en les dominant, créant ainsi une situation de relations réciproques de classes toute particulière. Il en est de même dans la sphère des idées. A cause précisément de son état historique attardé, la Russie se trouve être le seul pays où le marxisme, en tant que doctrine, et la social-démocratie, en tant que parti, atteignirent un développement puissant même avant la révolution bourgeoise. Il n’est que trop naturel que le problème de la corrélation entre la lutte pour la démocratie et la lutte pour le socialisme ait été soumis à une analyse théoriquement profonde, précisément en Russie.

Les narodniks, essentiellement idéalistes-démocrates, refusèrent de considérer la révolution en cours comme bourgeoise. Ils la qualifièrent de "démocratique" cherchant, au moyen d’une formule politique neutre, de masquer son contenu social, non seulement aux autres mais à eux-mêmes. Mais dans sa lutte contre le narodnikysme, le fondateur du marxisme russe, Plekhanov, décréta, aux alentours de 1880, que la Russie n’avait aucune raison d’espérer une voie de développement privilégié ; que, comme les autres nations "profanes", elle aurait à passer à travers le purgatoire du capitalisme et que, précisément, en suivant cette voie, elle allait acquérir la liberté politique, indispensable pour la lutte du prolétariat pour le socialisme. Plekhanov, non seulement séparait la révolution bourgeoise en tant que tâche de la révolution socialiste qu’il renvoyait à un avenir indéfini - mais il attribuait à chacune d’elles des combinaisons de forces entièrement différentes.

La liberté politique devait être réalisée par le prolétariat allié à la bourgeoisie libérale ; après plusieurs décades et ayant atteint un niveau plus élevé de développement capitaliste, le prolétariat, en lutte directe contre la bourgeoisie, mènerait à bien la révolution socialiste.

Lénine, de son côté, écrivait à la fin de 1904 :

"Il semble toujours à l’intellectuel russe que reconnaître notre révolution comme bourgeoise c’est la décolorer, la dégrader, l’abaisser... Pour le prolétariat, la lutte pour la liberté politique et pour la république démocratique au sein de la société bourgeoise est simplement un stade nécessaire dans sa lutte pour la révolution socialiste.
Les marxistes sont absolument convaincus, écrivait-il en 1905, du caractère bourgeois de la révolution russe. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie que ces transformations démocratiques... qui sont devenues indispensables pour la Russie ne signifient pas en elles-mêmes une tentative de miner le capitalisme, de miner la révolution bourgeoise, mais, au contraire elles ouvrent la voie, pour la première fois et d’une façon valable, à un développement du capitalisme ample et rapide, européen et non asiatique. Elles rendront possible, pour la première fois, la domination de la bourgeoisie en tant que classe...
Nous ne pouvons sauter par-dessus le cadre démocratique bourgeois de la révolution russe, insistait-il, mais nous pouvons élargir ce cadre dans des proportions colossales".
C’est-à-dire nous pouvons créer au sein de la société bourgeoise des conditions bien plus favorables pour la lutte future du prolétariat. Dans ces limites, Lénine suivait Plekhanov. Le caractère bourgeois de la révolution servait aux deux fractions de la social-démocratie russe comme point de départ.

Il est tout à fait naturel que, dans ces conditions, Koba (Staline) ne dépassa pas, dans sa propagande, ces formules courantes qui constituaient la propriété commune des bolchéviks comme des menchéviks.

"L’Assemblée Constituante, écrivait-il en janvier 1905, élue à la base du suffrage universel, égal, direct, et secret, c’est ce pour quoi nous devons maintenant lutter. Seule cette Assemblée nous apportera la république démocratique dont nous avons un si urgent besoin dans notre lutte pour le socialisme". La république bourgeoise, comme arène d’une lutte de classes de longue haleine pour le but socialiste, telle est la perspective.

En 1907 ; c’est-à-dire après d’innombrables discussions dans la presse à Pétersbourg et à l’étranger et après une sérieuse expérimentation des prévisions théoriques dans les expériences de la première révolution, Staline écrivait :

"Que notre révolution est bourgeoise, qu’elle doit se terminer par la destruction de l’ordre féodal et non de l’ordre capitaliste, qu’elle peut être couronnée seulement par la république démocratique, sur ces points, semble-t-il, tous sont d’accord dans notre parti".
Staline ne parlait pas de ce par quoi la révolution commence mais de ce à quoi elle aboutit et il le limitait d’avance et d’une façon tout à fait catégorique "à la seule république démocratique". Nous chercherions en vain dans ses écrits, ne fusse qu’une allusion de quelque perspective d’une révolution socialiste en rapport avec un renversement de la démocratie. Telle fut sa position, même au début de la révolution de février 1917, jusqu’à l’arrivée de Lénine à Pétrograd.

Pour Plekhanov, Axelrod et les chefs du menchévisme en général, la caractérisation sociologique de la révolution comme bourgeoise était par-dessus tout politiquement valable parce que d’avance, elle interdisait de provoquer la bourgeoisie par le spectre du socialisme et de la "repousser" dans le camp de la réaction. "Les relations sociales de la Russie ont mûri uniquement pour la révolution bourgeoise", déclarait le chef de la tactique du menchévisme, Axelrod, au Congrès d’unité. "Devant le manque absolu de droits politiques dans notre pays, il ne saurait être question d’une lutte directe entre le prolétariat et les autres classes pour le pouvoir politique... le prolétariat lutte pour obtenir des conditions de développement bourgeois. Les conditions historiques objectives font que la destinée de notre prolétariat est irrémissiblement de collaborer avec la bourgeoisie dans sa lutte contre l’ennemi commun". Le contenu de la révolution russe était ainsi limité d’avance à ces transformations compatibles avec les intérêts et les vues de la bourgeoisie libérale.

C’est précisément sur ce point que commence le désaccord fondamental entre les deux fractions. Le bolchévisme se refusait absolument à reconnaître que la bourgeoisie russe fut capable de diriger jusqu’au bout sa propre révolution. Avec infiniment plus de force et de consistance que Plekhanov, Lénine considère la question agraire comme le problème central du renversement démocratique en Russie. "Le point crucial de la révolution russe, répétait-il, c’est la question agraire (de la terre). Des conclusions concernant la défaite ou la victoire doivent être basés... sur l’estimation de la condition des masses dans la lutte pour la terre". Avec Plekhanov, Lénine considérait la paysannerie comme une classe petite-bourgeoise ; le programme agraire des paysans comme un programme de progrès bourgeois. "La Nationalisation est une mesure bourgeoise" insistait-il au Congrès d’unité. "Elle donnera une impulsion au développement du capitalisme ; augmentera l’acuité de la lutte des classes ; renforcera la mobilisation de la terre ; causera un afflux de capitaux dans l’agriculture ; fera baisser le prix du grain". Malgré le caractère bourgeois indiscutable de la révolution agraire, la bourgeoisie russe restait, néanmoins, hostile à l’expropriation des grands domaines et, précisément pour cette raison, était pour un compromis avec la monarchie sur la base d’une constitution d’après le modèle prussien. A la position de Plekhanov préconisant une alliance entre le prolétariat et la bourgeoisie, Lénine opposa l’idée d’une alliance entre le prolétariat et la paysannerie. Il proclama que la tâche de la collaboration révolutionnaire de ces deux classes était d’établir une "dictature démocratique" comme unique moyen de nettoyer radicalement la Russie de tous les débris féodaux, de créer un système de paysans libres et d’ouvrir la voie au développement du capitalisme sur le modèle américain et non prussien.

La victoire de la révolution, écrivait-il, ne peut être consacrée que par une dictature, car la réalisation de transformations, dont le prolétariat et la paysannerie ont un besoin urgent et immédiat, provoquera la résistance désespérée des propriétaires terriens, des gros capitalistes et du tsarisme. Il sera impossible, sans dictature, de briser cette résistance et de repousser les tentatives contre-révolutionnaires. Mais ce sera, bien entendu, non pas une dictature socialiste mais démocratique. Elle ne pourra pas toucher (sans toute une série de stades transitoires du développement révolutionnaire) aux bases du capitalisme. Il ne lui sera possible, dans le meilleur des cas, que de réaliser un repartage radical de la propriété foncière en faveur de la paysannerie ; d’introduire un régime démocratique consistant et total allant jusqu’à l’institution de la république ; d’extirper tous les caractères asiatiques et féodaux non seulement de la vie quotidienne du village, mais aussi de l’usine ; d’inaugurer de sérieuses améliorations de la situation des travailleurs en élevant leur standard de vie, et, par-dessus tout, de mener à bien la conflagration révolutionnaire en Europe.

LA CRITIQUE DES CONCEPTIONS DE LENINE
La conception de Lénine constituait un énorme pas en avant dans la mesure où elle préconisait, non des réformes constitutionnelles, mais la réforme agraire comme tâche principale de la révolution, et indiquait la seule combinaison réaliste de forces sociales pour sa réalisation. Cependant, le point faible de la conception de Lénine était la contradiction interne que portait en elle l’idée de "la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie". Lénine, lui-même, restreignait les limites fondamentales de cette "dictature" quand il la qualifiait ouvertement de "bourgeoise". Il voulait dire par là que pour sauvegarder son alliance avec la paysannerie, le prolétariat serait obligé, au cours de la révolution à venir, de renoncer à entreprendre, d’une façon directe, les tâches socialistes. Mais cela signifierait que le prolétariat renoncerait à sa propre dictature. Par conséquent, la situation impliquerait la dictature de la paysannerie, même si elle était réalisée avec la participation des ouvriers.

C’était justement ce que disait Lénine en certain cas. Par exemple, à la Conférence de Stockholm en réfutant les arguments de Plekhanov qui s’était élevé contre "l’utopie" de la prise du pouvoir, Lénine déclarait :

"Quel programme sommes-nous en train de discuter ? Le programme agraire. Qui assumera la prise du pouvoir selon ce programme ? La paysannerie révolutionnaire".
Est-ce que Lénine mélange le pouvoir du prolétariat avec cette paysannerie ? Non répond-il en se référant à ses propres mots d’ordre. Lénine différencie complètement le pouvoir socialiste du prolétariat, du pouvoir démocratique bourgeois de la paysannerie. "Mais voyons, s’exclame-t-il encore, est-ce qu’une révolution paysanne est possible sans la prise du pouvoir par la paysannerie révolutionnaire". Dans cette formule de polémique, Lénine révèle avec une clarté spéciale la vulnérabilité de sa position.

La paysannerie est dispersée sur la surface d’un immense pays dont les points de ralliement sont les villes. La paysannerie elle-même est incapable de formuler ses propres intérêts car, dans chaque district, ses intérêts ont un aspect différent. Le lien économique entre les provinces est créé par le marché et les chemins de fer, mais l’un et les autres sont entre les mains des villes. En cherchant à s’affranchir des limitations du village et à généraliser ses propres intérêts, la paysannerie tombe inéluctablement sous la dépendance de la ville. Enfin, la paysannerie est également hétérogène dans ses relations sociales : la couche des koulaks cherche naturellement à l’entraîner vers une alliance avec la bourgeoisie des villes, tandis que les couches des paysans pauvres sont portées vers les travailleurs urbains. Sous ces conditions, la paysannerie comme telle est complètement incapable de conquérir le pouvoir.

Il est vrai que dans l’ancienne Chine des révolutionnaires portèrent la paysannerie au pouvoir, ou, pour être plus précis, octroyèrent le pouvoir aux chefs militaires des soulèvements paysans. Ceci conduisit chaque fois à un nouveau partage de la terre et à l’instauration d’une nouvelle dynastie "paysanne" ; à ce point, l’histoire recommençait par le commencement. La nouvelle concentration de la terre, la nouvelle aristocratie, le nouveau système d’usure provoquaient un nouveau soulèvement. Aussi longtemps que la révolution conserve son caractère purement paysan, la société est incapable de sortir de ce cercle vicieux et sans issue.

C’est là la base de l’histoire ancienne de l’Asie, y compris l’histoire ancienne russe. En Europe, dès le début du déclin du Moyen Age, chaque soulèvement paysan victorieux portait au pouvoir, non pas un gouvernement paysan, mais un parti urbain de gauche. Un soulèvement paysan était victorieux exactement dans la mesure où il réussissait à renforcer la position de la section révolutionnaire de la population urbaine. Dans la Russie bourgeoise du XX° siècle, il ne saurait pas même être question de la prise du pouvoir par la paysannerie révolutionnaire.

L’OPINION DE LENINE SUR LE LIBERALISME
L’attitude vis-à-vis de la bourgeoisie libérale était, comme il a été dit plus haut, la pierre de touche de la différenciation entre les révolutionnaires et les opportunistes dans les rangs de la social-démocratie.

Quel serait le caractère du futur Gouvernement Provisoire révolutionnaire ? En face de quelles tâches serait-il placé ? Dans quel ordre ?

Ces très importantes questions ne pouvaient être correctement posées que sur la base du caractère fondamental de la politique du prolétariat, et le caractère de cette politique était à son tour déterminé tout d’abord par l’attitude envers la bourgeoisie libérale.

De toute évidence, Plekhanov fermait obstinément les yeux devant la conclusion fondamentale de l’histoire politique du XIX° siècle : chaque fois que le prolétariat va de l’avant comme une force indépendante, la bourgeoisie se réfugie dans le camp de la contre-révolution. Et plus les masses déploient d’audace dans leur lutte, plus rapide devient la dégénérescence réactionnaire du libéralisme. Nul n’est encore parvenu à inventer un moyen propre à paralyser les effets de la loi de la lutte des classes.

"Nous devons rechercher le soutien des partis non-prolétariens, répétait Plekhanov pendant les années de la première révolution, et non pas les repousser par des actes dépourvus de tact".
Par des prédications monotones de ce genre, le philosophe du marxisme montrait que le dynamisme vivant de la société lui était inaccessible.

Les "manques de tact" peuvent repousser un intellectuel susceptible en tant qu’individu. Les classes et les partis sont repoussés par les intérêts sociaux.

"On peut dire avec certitude, répondait Lénine à Plekhanov, que les libéraux et les propriétaires terriens vous pardonneront des millions de "manques de tact" mais ne vous pardonneront pas une tentative de leur prendre la terre".

Et pas seulement les propriétaires terriens. Les sommets de la bourgeoisie sont liés aux propriétaires par l’unité des intérêts de propriété, et plus étroitement par le système des banques. Les sommets de la petite-bourgeoisie et de l’intelligentsia dépendent matériellement et moralement des gros et moyens propriétaires. Elles craignent le mouvement indépendant des masses.

Cependant, pour renverser le tsarisme, il était nécessaire de mener plusieurs dizaines de millions d’opprimés à un assaut révolutionnaire héroïque, plein d’abnégation, et qui ne s’arrêterait devant rien. Les masses peuvent être soulevées en vue de l’insurrection, uniquement sous la bannière de leurs propres intérêts, et par conséquent, dans un esprit d’hostilité irréconciliable envers les classes exploiteuses, en commençant par les propriétaires terriens. La "répulsion" de la bourgeoisie oppositionnelle à l’égard des ouvriers et des paysans révolutionnaires était donc une loi immanente à la révolution elle-même, et ne pouvait être évitée par des moyens de diplomatie et de "tact".

Chaque nouveau mois confirmait l’appréciation léniniste du libéralisme. Contrairement aux espérances des menchéviks, les cadets, non seulement n’étaient pas prêts à prendre leur place à la tête de la révolution "bourgeoise", mais au contraire découvraient de plus en plus leur mission historique dans leur lutte contre elle.

Après l’écrasement du soulèvement de décembre, les libéraux, qui occupaient l’avant-scène politique à l’éphémère Douma, cherchèrent, de toute leur force, à se justifier aux yeux de la monarchie et à se disculper du manque de fermeté de leur conduite contre-révolutionnaire pendant l’automne 1905, alors que le danger menaçait les soutiens les plus sacrés de la "culture".

Le Chef des libéraux, Milioukov, qui menait les négociations secrètes avec le Palais d’Hiver, prouva très correctement dans la presse qu’à la fin de 1905, les cadets ne pouvaient même pas se montrer devant les masses. "Ceux qui maintenant blâment le parti (des cadets), écrivait-il, parce qu’il n’a pas protesté, dans le temps, en organisant des meetings contre les illusions révolutionnaires du trotskysme... ne comprennent simplement pas ou ne se souviennent plus de l’atmosphère qui régnait dans le temps, dans les réunions démocratiques publiques durant les meetings".

Par les "illusions du Trotskysme", le chef libéral entendait la politique indépendante du prolétariat qui attira vers les soviets les sympathies des plus basses couches des villes, des soldats, des paysans, et de tous les opprimés, et qui, pour cette raison, provoquaient la répulsion de la "société cultivée".

L’évolution des menchéviks se déroula sur des lignes parallèles. Ils avaient de plus en plus fréquemment à se justifier devant les libéraux, d’avoir formé un bloc avec Trotsky en 1905. Les explications de Martov, la publicité talentueuse des menchéviks se résumait en ceci qu’il était nécessaire de faire des concessions aux "illusions révolutionnaires" des masses.

A Tiflis, les groupements politiques se formèrent sur la même base de principes qu’à Pétersbourg. "Briser la réaction", écrivait le chef des menchéviks du Caucase Jordania, "pour obtenir et consolider la Constitution - cela dépendra de l’unification consciente et des efforts vers un seul but des forces du prolétariat et de la bourgeoisie... Il est vrai que la paysannerie sera entraînée dans le mouvement, auquel elle donnera un caractère élémentaire, mais le rôle décisif sera néanmoins joué par ces deux classes, tandis que le mouvement agraire apportera du grain à leur moulin".

Lénine se moquait des craintes éprouvées par Jordania, qu’une politique irréconciliable envers la bourgeoisie ne condamnât les ouvriers à l’impuissance "Jordania discute la question d’un isolement possible du prolétariat au cours d’un renversement démocratique et oublie... la paysannerie."

De tous les alliés possibles du prolétariat il ne connaît et ne flirte qu’avec les propriétaires terriens libéraux. Et il ne connaît pas les paysans ! Et cela au Caucase ! Les réfutations de Lénine, bien que correctes en principe, simplifient le problème sur un point. Jordania n’avait pas "oublié" la paysannerie, et comme l’insinuation de Lénine lui-même le laisse deviner, il ne pouvait l’oublier au Caucase où la paysannerie était, en ce temps-là, en train de se soulever avec l’impétuosité d’un ouragan sous la bannière des menchéviks. Jordania, cependant, considérait la paysannerie non pas tellement comme un allié politique que comme un bélier historique qui pouvait et devait être utilisé par la bourgeoisie alliée au prolétariat. Il ne croyait pas que la paysannerie fut capable de devenir une force dirigeante ou même indépendante de la révolution et en cela il n’avait pas tort ; mais il ne croyait pas non plus que le prolétariat fût capable de devenir une force dirigeante ou même indépendante de la révolution et en cela il n’avait pas tort ; mais il ne croyait pas non plus que le prolétariat fût capable de conduire le soulèvement agraire à la victoire et c’était là son erreur fatale. La théorie menchévique de l’alliance du prolétariat et de la bourgeoisie signifiait en réalité l’asservissement des ouvriers et des paysans aux libéraux. L’utopisme réactionnaire de ce programme était déterminé par le fait que le démembrement avancé des classes paralysait d’avance la bourgeoisie en tant que facteur révolutionnaire. En cette question fondamentale, c’était les bolchéviks qui avaient raison sur toute la ligne : après une alliance avec la bourgeoisie libérale, les sociaux-démocrates seraient inévitablement amenés à s’opposer au mouvement révolutionnaire des ouvriers et des paysans. En 1905, les menchéviks n’avaient pas encore suffisamment de courage pour tirer toutes les conclusions nécessaires de leur théorie de la révolution "bourgeoise". En 1917, ils poussèrent leurs idées jusqu’à leur conclusion logique et se cassèrent le nez.

Sur la question de la position envers les libéraux, Staline, pendant les années de la première révolution, était aux côtés de Lénine. On doit dire que, pendant cette période, même la majorité des menchéviks de base était plus proche de Lénine que de Plekhanov sur des questions relatives à la bourgeoisie oppositionnelle. Une attitude méprisante envers les libéraux faisait partie de la tradition littéraire du radicalisme intellectuel. Mais on s’efforcerait en vain de trouver une contribution indépendante de Koba sur cette question, une analyse des relations sociales du Caucase, de nouveaux arguments ou même une nouvelle façon de formuler les anciens. Jordania, le leader des menchéviks du Caucase, était de beaucoup plus indépendant par rapport à Plekhanov que Staline par rapport à Lénine. "C’est en vain que Messieurs les libéraux cherchent", écrivait Koba après le 9 janvier "à sauver le trône chancelant du Tsar. C’est en vain qu’ils tendent au Tsar une main secourable !... Les masses populaires qui se sont soulevées se préparent pour la révolution et non pour la réconciliation avec le Tsar... Oui, Messieurs, vos efforts sont vains. La Révolution Russe est inévitable et elle est aussi inévitable que le lever du soleil. Pouvez-vous empêcher le soleil de se lever ? C’est là la question !" Et ainsi de suite. Koba était incapable d’atteindre un niveau plus élevé. Deux ans et demi plus tard, imitant Lénine, presque littéralement, il écrivait : "La bourgeoisie libérale russe est contre-révolutionnaire ; elle ne saurait être la force motrice, et encore bien moins le leader de la Révolution. Elle est l’ennemie jurée de la Révolution et une lutte opiniâtre doit être engagée contre elle". Cependant, c’est précisément sur cette question fondamentale que Staline allait subir une métamorphose complète au cours des dix années suivantes et faire face à la révolution de février 1917 comme partisan d’un bloc avec la bourgeoisie libérale, et par conséquent comme champion de l’union des menchéviks et des bolchéviks en un seul parti. Seule l’arrivée de Lénine de l’étranger mit brusquement fin à la politique indépendante de Staline qu’il qualifiait de dérision du marxisme.

LA PAYSANNERIE ET LE SOCIALISME
Les narodniki considéraient les ouvriers et les paysans simplement comme des "travailleurs" et des "exploités" également intéressés au socialisme. Les marxistes considéraient le paysan comme un petit bourgeois capable de devenir un socialiste seulement dans la mesure où il cesse matériellement ou spirituellement d’être un paysan. Avec le sentimentalisme qui leur était propre, les narodniki voyaient dans cette caractérisation sociologique une flétrissure morale de la paysannerie.

C’est sur cette ligne que s’engagea pendant deux générations la lutte principale des tendances révolutionnaires de la Russie. Pour comprendre les divergences futures entre le stalinisme et le trotskysme, il est nécessaire encore une fois de souligner que, conformément à toute la tradition marxiste, Lénine n’a jamais un seul instant considéré la paysannerie comme un allié socialiste du prolétariat. Au contraire, l’impossibilité de la révolution socialiste en Russie était déduite par lui précisément de la prépondérance colossale de la paysannerie. Cette conception se retrouve dans tous ses articles qui, directement ou indirectement, ont trait à la question agraire. "Nous soutenons le mouvement de la paysannerie", écrivait Lénine en septembre 1905 , "dans la mesure où c’est un mouvement démocratique révolutionnaire. Nous sommes prêts (maintenant, immédiatement) à entrer en lutte avec lui dans la mesure où il se montrera réactionnaire, anti-prolétarien. La substance tout entière du marxisme est dans cette double tâche..." Lénine voyait l’allié socialiste dans le prolétariat d’Occident, et en partie dans les éléments semi-prolétaires du village russe mais jamais dans la paysannerie comme telle. "Nous soutenons du début jusqu’à la fin par tous les moyens, jusqu’à la confiscation", répétait-il avec l’insistance qui lui était particulière "le paysan en général contre le propriétaire terrien, et plus tard (et pas même plus tard mais en même temps) nous soutenons le prolétariat contre le paysan en général."

"La paysannerie vaincra au cours de la révolution démocratique bourgeoise", écrivait-il en mars 1906, "épuisant ainsi complètement son élan révolutionnaire en tant que paysannerie. Le prolétariat vaincra au cours de la révolution démocratique bourgeoise et par là ne fera que démontrer son véritable élan socialiste révolutionnaire". "Le mouvement de la paysannerie" répétait-il en mai de la même année, "c’est le mouvement d’une classe différente, c’est une lutte non contre les bases du capitalisme, mais pour balayer tous les débris du système féodal".

Ce point de vue peut être retrouvé chez Lénine d’un article à l’autre, année par année, volume par volume. Le langage et les exemples varient, la pensée fondamentale reste la même. Il ne pouvait en être autrement. Si Lénine avait vu en la paysannerie un allié socialiste, il n’aurait pas eu la moindre raison d’insister sur le caractère bourgeois de la révolution et de circonscrire "la dictature du prolétariat et de la paysannerie" dans les limites étroites de tâches purement démocratiques. Dans les cas où Lénine accusait l’auteur de ces lignes de "sous-estimer" la paysannerie, il avait en vue non pas du tout mon refus de reconnaître les tendances socialiste de la paysannerie, mais, au contraire, ma reconnaissance inadéquate - selon le point de vue de Lénine - de l’indépendance démocratique bourgeoise de la paysannerie, de sa capacité de créer son propre pouvoir et par là d’empêcher l’instauration de la dictature socialiste du prolétariat.

La réévaluation de cette question ne fut remise sur le tapis qu’au cours des années de la réaction thermidorienne, dont le début coïncida approximativement avec la maladie et la mort de Lénine. Désormais l’alliance des ouvriers et des paysans russes était proclamée être en elle-même une garantie suffisante contre les dangers de la restauration et un gage immuable de la réalisation du socialisme dans les limites de l’Union Soviétique. En remplaçant la théorie de la révolution internationale par la théorie du socialisme dans un seul pays, Staline commença à ne plus désigner l’évaluation marxiste du rôle de la paysannerie que du terme de "Trotskysme" et cela non seulement par rapport au présent, mais par rapport au passé tout entier.

Naturellement, il est possible de soulever la question de savoir si oui ou non, le point de vue marxiste classique sur le rôle de la paysannerie s’est avéré erroné. Ce sujet nous mènerait beaucoup trop loin au-delà des limites de la présente étude. Qu’il nous suffise de constater ici que jamais le marxisme n’a donné à son estimation de la paysannerie en tant que classe non socialiste un caractère absolu et statique. Marx lui-même disait que le paysan a non seulement des superstitions, mais aussi la capacité de raisonner. Le régime de la dictature du prolétariat ouvrit de très larges possibilités d’influencer la paysannerie et de la rééduquer. Les limites de ces possibilités n’ont pas encore été épuisées par l’histoire.

Cependant, il est clair déjà que le rôle croissant de la coercition étatique en U.R.S.S. n’a pas réfuté mais confirmé d’une façon fondamentale la position envers la paysannerie qui distinguait les marxistes russes des narodniki. Cependant, quelle que puisse être aujourd’hui la situation dans ce domaine après vingt années du nouveau régime, il reste indubitable que jusqu’à la Révolution d’Octobre, ou, plus correctement, jusqu’en 1924, personne dans le camp marxiste - Lénine moins que les autres - ne voyait en la paysannerie un facteur socialiste de développement. Sans l’aide de la Révolution en Occident, répétait Lénine, la restauration est inévitable. Il ne se trompait pas : la bureaucratie stalinienne n’est pas autre chose que la première phase de la restauration bourgeoise.

LA CONCEPTION TROTSKYSTE
Nous avons analysé ci-dessus les points de départ des deux actions fondamentales de la social-démocratie russe. Mais dès l’aurore de la première révolution, une troisième position avait été formulée. Nous sommes obligés de l’exposer ici avec toute l’ampleur nécessaire, non seulement parce qu’elle trouva sa confirmation au cours des événements de 1917, mais surtout parce que sept ans après la Révolution d’Octobre cette conception, après avoir été retournée sens dessus-dessous, commença à jouer un rôle totalement imprévu dans l’évolution politique de Staline et de la bureaucratie russe dans son ensemble.

Au commencement de 1905, une brochure de Trotsky parut à Genève. Cette brochure contenait une analyse de la situation politique telle qu’elle se présentait pendant l’hiver 1904. L’auteur arrivait à la conclusion que la campagne indépendante de pétitions et de banquets des libéraux avait épuisé toutes ses possibilités ; que l’intelligentsia radicale, qui avait mis en eux tous ses espoirs était avec eux parvenue à une impasse ; que le mouvement paysan était en train de créer des conditions propices de victoire, mais qu’il était incapable de l’assurer ; qu’on ne pouvait arriver à une solution décisive que par le soulèvement armé du prolétariat et que la phase suivante dans cette voie serait la grève générale.

La brochure était intitulée Avant le 9 janvier parce qu’elle avait été écrite avant le dimanche sanglant de Pétersbourg. La puissante vague de grèves qui déferla après cette date, avec les conflits armés initiaux qui l’accompagnèrent, était une confirmation indéniable du pronostic stratégique de la brochure.

La préface de mon ouvrage avait été écrite par Parvus un émigré russe qui avait réussi à devenir, en ce temps-là, un éminent écrivain allemand. Parvus était une personnalité douée d’un don créateur exceptionnel, capable d’être influencée par les idées des autres comme aussi d’enrichir les autres de ses idées. Il manquait d’équilibre interne et d’un amour du travail suffisant pour offrir au mouvement ouvrier une contribution digne de ses talents comme penseur et comme écrivain. Il exerça une influence indubitable sur mon développement personnel, et particulièrement en ce qui concerne la compréhension social-révolutionnaire de notre époque. Quelques années avant notre première rencontre, Parvus avait passionnément défendu l’idée d’une grève générale en Allemagne. Mais le pays traversant une crise industrielle prolongée, la social-démocratie s’était adaptée au régime des Hohenzollern ; la propagande révolutionnaire d’un étranger ne rencontrait qu’indifférence ironique. Quand il prit connaissance deux jours après les événements sanglants de Pétersbourg, de ma brochure alors manuscrite, Parvus fut conquis par l’idée du rôle exceptionnel que le prolétariat de la Russie arriérée était destiné à jouer.

Ces quelques jours que nous passâmes ensemble à Munich furent remplis par des conversations qui servirent à tous les deux à clarifier bien des choses et qui personnellement nous rapprochèrent l’un de l’autre. La préface à ma brochure que Parvus écrivit à cette époque est entrée dans l’histoire de la Révolution Russe. En quelques pages, il mit en lumière ces particularités sociales de la Russie arriérée qui, il est vrai, étaient déjà connues auparavant, mais dont personne n’avait tiré les conclusions nécessaires.

"Le radicalisme politique de l’Europe Occidentale", écrivait Parvus, " était - c’est un fait bien connu - basé à l’origine sur la petite bourgeoisie, c’est-à-dire sur les artisans, et, en général, sur cette partie de la bourgeoisie qui avait été atteinte par le développement industriel mais qui en même temps était évincée par la classe capitaliste.
"En Russie, durant la période pré-capitaliste, les villes se développèrent bien plus d’après les modèles chinois que d’après les modèles européens. Elles étaient des centres de fonctionnaires d’un caractère purement administratif, sans la moindre signification politique, et en ce qui concerne les relations économiques elles servaient de centres de transactions, de bazars, pour le milieu environnant de propriétaires terriens et de paysans. Leur développement était encore fort insignifiant quand il fut arrêté par le processus capitaliste qui commença à créer des grandes villes à sa propre image, c’est-à-dire des villes industrielles et des centres du trafic mondial...
La même raison exactement qui a enrayé le développement de la démocratie petite bourgeoise servit à accroître la conscience de classe du prolétariat en Russie, à savoir le faible développement de la forme artisanale de la production : le prolétariat fut immédiatement concentré dans les usines...
Les masses paysannes seront entraînées dans le mouvement dans des proportions toujours croissantes. Mais elles sont uniquement capables d’augmenter l’anarchie politique du pays et de cette façon d’affaiblir le gouvernement ; elles ne sauraient constituer une armée révolutionnaire solidement soudée. Par conséquent, avec le développement de la révolution, une part toujours plus grande du travail politique incombera au prolétariat. Et en même temps, sa conscience politique ira en s’amplifiant, son énergie politique s’accroîtra.
La social-démocratie sera mise en face du dilemme : ou bien assumer la responsabilité du Gouvernement Provisoire ou bien se tenir à l’écart du mouvement ouvrier. Les travailleurs considéreront ce gouvernement comme leur gouvernement, indépendamment de la façon dont la social-démocratie se conduira... Le renversement révolutionnaire ne peut être, en Russie, que l’œuvre du prolétariat. Le Gouvernement Provisoire Révolutionnaire en Russie sera le gouvernement d’une démocratie ouvrière. Si la social-démocratie prend la tête du mouvement révolutionnaire du prolétariat russe, alors ce gouvernement sera social-démocrate...
Le Gouvernement Provisoire social-démocrate ne sera pas capable d’accomplir un renversement socialiste en Russie, mais le processus même de la liquidation de l’autocratie et l’instauration d’une république démocratique lui fournira un terrain favorable de travail politique".
Dans le feu des événements révolutionnaires de l’automne 1905, je rencontrai encore Parvus, cette fois à Petersbourg. Tout en gardant une indépendance organisationnelle vis-à-vis des deux fractions, nous publiâmes ensemble un journal ouvrier de masse, le Russkoye Slovo, et, en coalition avec les menchéviks, un grand journal politique, le Natchalo. La théorie de la Révolution Permanente a été habituellement associée aux noms de "Parvus et Trotsky". Ceci n’est que partiellement correct. La période de l’apogée révolutionnaire de Parvus appartient à la fin du siècle dernier, quand il se trouvait à la tête de la lutte contre le "révisionnisme", c’est-à-dire contre la déviation opportuniste de la théorie de Marx.

L’échec des tentatives en vue de pousser la social-démocratie allemande dans la voie d’une politique plus résolue mina son optimisme. Devant la perspective de la révolution socialiste en Occident, Parvus commença à réagir en faisant de plus en plus des réserves. Il considérait à cette époque, que "le Gouvernement Provisoire social-démocrate ne sera pas capable d’accomplir un renversement socialiste en Russie". Ses pronostics indiquaient par conséquent non pas la transformation de la révolution démocratique en une révolution socialiste, mais seulement l’instauration en Russie d’un régime de démocratie ouvrière du type australien, où sur la base d’un système d’économie agricole s’était établi pour la première fois un gouvernement ouvrier qui ne dépassait pas les cadres d’un régime bourgeois.

Je ne partageais pas ses opinions quant à cette conclusion. La démocratie australienne, qui s’était développée organiquement sur le sol vierge d’un nouveau continent, prit tout de suite un caractère conservateur et se subordonna un prolétariat jeune mais tout à fait privilégié. La démocratie russe, au contraire, ne pouvait s’épanouir qu’à la suite d’un grandiose bouleversement révolutionnaire, dont la dynamique ne permettrait en aucun cas au gouvernement ouvrier de rester dans les cadres de la démocratie bourgeoise. Nos divergences, qui commencèrent peu après la révolution de 1905, aboutirent à une rupture complète entre nous au début de la guerre, lorsque Parvus, chez qui le sceptique avait complètement tué le révolutionnaire, se plaça aux côtés de l’impérialisme allemand et devint plus tard le conseiller et l’inspirateur du premier président de la République allemande, Ebert.

LA THEORIE DE LA REVOLUTION PERMANENTE
Ayant débuté avec la brochure "Avant le 9 janvier", je suis plus d’une fois revenu sur ce sujet, développant et justifiant la théorie de la Révolution Permanente. Etant donné l’importance que cette théorie a acquise plus tard pour l’évolution idéologique du héros de cette biographie, il est nécessaire de l’exposer ici sous forme de citations exactes de mes œuvres de 1905-1906.

"Le centre de la population d’une ville moderne, du moins, dans les villes ayant une importance économique et politique, est constitué par la classe essentiellement différenciée des travailleurs salariés. C’est précisément cette classe essentiellement inconnue pendant la Grande Révolution Française qui est destinée à jouer le rôle décisif dans notre révolution... Dans un pays économiquement plus arriéré, le prolétariat peut prendre le pouvoir plus tôt que dans un pays capitaliste avancé. Vouloir établir une espèce de dépendance automatique de la dictature prolétarienne à l’égard des forces techniques et des ressources d’un pays, c’est un préjugé qui dérive d’un matérialisme "économique" simplifié à l’extrême. Un tel point de vue n’a rien de commun avec le marxisme. Bien que les forces de production industrielles fussent dix fois plus développées aux Etats-Unis que chez nous, le rôle politique du prolétariat russe, son influence à venir sur la politique mondiale sont incomparablement plus grandes que le rôle et l’importance du prolétariat américain.
La Révolution russe, va, selon nous, créer les conditions dans lesquelles le pouvoir pourra (et avec la victoire de la Révolution devra) passer aux mains du prolétariat avant que les politiciens du libéralisme bourgeois aient l’occasion de développer pleinement leur génie d’hommes d’Etat... La bourgeoisie russe est en train de céder au prolétariat toutes les positions révolutionnaires. Elle aura de même à céder la direction révolutionnaire de la paysannerie. Le prolétariat en possession du pouvoir apparaîtra à la paysannerie comme une classe émancipatrice... Le prolétariat, en se basant sur la paysannerie, s’efforcera par tous les moyens dont il dispose d’élever le niveau culturel du village et de développer la conscience politique de la paysannerie... Mais peut-être la paysannerie elle-même submergera-t-elle le prolétariat et occupera-t-elle sa place ? Cela est impossible. L’expérience historique tout entière proteste contre une telle supposition. Elle montre que la paysannerie est complètement incapable de jouer un rôle politique indépendant... D’après ce qui vient d’être dit, notre façon d’envisager l’idée de la "dictature du prolétariat et de la paysannerie" est claire. L’essence de la question n’est pas de savoir si nous la considérons comme admissible en principe, si nous trouvons cette forme de coopération désirable ou indésirable. Nous la considérons comme irréalisable - du moins dans un sens direct et immédiat.".
Ce passage démontre déjà combien erronée est l’assertion, répétée plus tard à satiété, d’après laquelle la conception présentée ici "saute par-dessus la révolution bourgeoise". "La lutte pour la rénovation démocratique de la Russie, écrivais-je à cette époque, a atteint son plein développement et est conduite par des forces qui se déroulent sur la base du capitalisme. Elle est dirigée directement et avant tout contre les obstacles féodaux qui obstruent la voie de développement de la société capitaliste.

Cependant la question était : quelles forces et quelles méthodes sont justement capables d’éliminer ces obstacles ? Nous pouvons répondre à toutes les questions de la révolution en affirmant que notre révolution est bourgeoise dans ses fins objectives, et par conséquent dans ses résultats inévitables, et nous pouvons ainsi fermer les yeux devant le fait que l’agent principal de cette révolution bourgeoise est le prolétariat, et que le prolétariat sera porté au pouvoir par le processus tout entier de la révolution... Vous pouvez vous bercer de l’illusion que les conditions en Russie ne sont pas encore mûres pour une économie socialiste - et par conséquent vous pouvez négliger de prendre en considération le fait que le prolétariat, quand il aura conquis le pouvoir, va être inévitablement contraint par la logique même de sa situation d’introduire une économie étatisée...

En entrant dans le gouvernement, non pas en tant qu’otages, impuissants, mais comme force dirigeante, les représentants du prolétariat vont par cet acte même faire disparaître la distinction entre le programme minimum et le programme maximum, c’est-à-dire mettre le collectivisme à l’ordre du jour. C’est du rapport des forces que dépendra le point où le prolétariat sera arrêté dans cette direction et non pas du tout des intentions initiales du parti du prolétariat...

"Mais il n’est pas trop tôt pour poser la question : cette dictature du prolétariat doit-elle inévitablement se briser contre le cadre de la révolution bourgeoise ? Ou bien ne pourrait-elle pas, sur des bases mondiales historiques données, voir s’ouvrir devant elle la perspective de la victoire qui sera remportée en brisant ce cadre étroit ? Une chose peut être déclarée avec certitude : sans l’aide directe du prolétariat européen, la classe ouvrière russe ne saurait garder le pouvoir, ni convertir son pouvoir temporaire en une dictature socialiste de longue haleine..."
De ceci, cependant ne découle pas du tout un pronostic pessimiste :

"L’émancipation politique de la classe ouvrière russe l’élève au rang de guide tout-puissant et en fait l’initiatrice de la liquidation mondiale du capitalisme, pour laquelle l’histoire a créé toutes les conditions objectives nécessaires..."
En ce qui concerne la mesure dans laquelle la social-démocratie international se montrera capable de remplir sa tâche révolutionnaire, j’écrivais en 1906 :

"Les partis socialistes européens - et avant tout le plus puissant d’entre eux, le parti allemand - sont tous atteints de conservatisme. A mesure que des masses toujours plus grandes se rallient au socialisme et que l’organisation et la discipline de ces masses s’accroît, ce conservatisme s’accroît également.
C’est pour cette raison que la social-démocratie, en tant qu’organisation incarnant l’expérience politique, peut devenir, à un certain moment, un obstacle direct de la voie du conflit ouvert entre les ouvriers et la réaction bourgeoise..."
Dans la conclusion de mon analyse cependant j’exprimais l’assurance que "La Révolution à l’Est de l’Europe va doter le prolétariat d’Occident d’idéalisme révolutionnaire et engendrer en lui le désir de parler "russe" à son ennemi...".


Résumons-nous. Le narodnikisme, suivant la trace des slavophiles, naquit d’illusions concernant les voies absolument originales du développement de la Russie, en marge du capitalisme et de la république bourgeoise. Le marxisme de Plekhanov consacra ses efforts à prouver l’identité de principe des voies historiques de la Russie et de L’Occident. Le programme qui en dériva ignora les particularités parfaitement réelles et nullement mystiques de la structure sociale de la Russie et de son développement révolutionnaire. L’attitude des menchéviks vis-à-vis de la révolution, dépouillée des incrustations épisodiques, et des déviations individuelles peut être résumée ainsi : la victoire de la révolution bourgeoise russe est uniquement concevable sous la direction de la bourgeoisie libérale et doit remettre le pouvoir entre les mains de celle-ci. Le régime démocratique va alors permettre au prolétariat russe de rattraper ses frères plus âgés d’Occident sur la voie de la lutte pour le socialisme avec des chances de succès incomparablement plus grandes qu’auparavant.

La perspective de Lénine peut être brièvement exposée comme suit : la bourgeoisie retardataire de la Russie est incapable de parachever sa propre révolution. La victoire complète de la révolution au moyen de la "dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie" purgera le pays des restes médiévaux, imprimera au développement du capitalisme russe le rythme du capitalisme américain, renforcera le prolétariat des villes et des campagnes, et ouvrira de larges possibilités à la lutte pour le socialisme. D’autre part, la victoire de la Révolution russe donnera une impulsion puissante à la révolution socialiste de l’Occident, et cette dernière ne protégera pas seulement la Russie des dangers d’une restauration, mais permettra également au prolétariat russe de parvenir à la conquête du pouvoir dans un délai historique relativement court.

La perspective de la révolution permanente peut être résumée de la façon suivante : la victoire complète de la révolution démocratique en Russie est inconcevable autrement que sous forme d’une dictature du prolétariat appuyée sur la paysannerie. La dictature du prolétariat qui mettra inévitablement à l’ordre du jour, non seulement des tâches démocratiques mais aussi des tâches socialistes, va en même temps donner une puissante impulsion à la révolution socialiste internationale. Seule la victoire du prolétariat en Occident garantira la Russie d’une restauration bourgeoise et lui assurera la possibilité de mener à bonne fin l’édification socialiste.

Ces formules concises révèlent avec une clarté égale l’homogénéité des deux dernières conceptions dans leur contradiction irréconciliable avec la perspective libérale - menchévik - et la différence tout à fait essentielle entre elles sur la question du caractère social et des tâches de la "dictature" qui naîtra de la révolution. L’objection maintes fois répétée par les théoriciens actuels de Moscou, à savoir que le programme de la dictature du prolétariat était "prématuré" en 1905, est entièrement dénuée de fondement... Dans un sens empirique, le programme de la dictature démocratique du prolétariat et la paysannerie s’avéra également "prématuré". Le rapport des forces défavorable à l’époque de la première révolution rendait impossible, non pas la dictature du prolétariat comme telle, mais d’une façon générale la victoire même de la révolution. Cependant toutes les tendances révolutionnaires procédaient de l’espoir d’une victoire complète ; sans un tel espoir, la lutte révolutionnaire eût été impossible. Les différences se rapportaient aux perspectives générales de la révolution et à la stratégie qui en découlait. La perspective des menchéviks était erronée du tout au tout. Elle dirigeait le prolétariat dans une voie entièrement fausse. La perspective des bolchéviks était incomplète ; elle indiquait correctement la direction générale de la lutte, mais caractérisait incorrectement ses stades. L’insuffisance de la perspective des bolchéviks ne se révéla pas dès 1905, uniquement parce que la révolution elle-même ne connut pas un plus ample développement. Mais au début de 1917, Lénine, en lutte directe avec les plus anciens cadres du parti, fut obligé de changer la perspective.

Un pronostic politique ne saurait prétendre à la même exactitude qu’un pronostic astronomique. Il est satisfaisant s’il donne une indication correcte de la ligne générale du développement et s’il permet l’orientation vers le processus réel des événements dont la ligne fondamentale est portée inévitablement à dévier vers la gauche ou vers la droite. En ce sens, il est impossible de ne pas reconnaître que la conception de la révolution permanente a subi victorieusement l’épreuve de l’histoire. Au cours des premières années du régime soviétique, nul ne le contestait. Bien au contraire, ce fait était reconnu dans bon nombre de publications officielles. Mais lorsque dans les sommets paisibles et fossilisés de la société soviétique la réaction bureaucratique contre Octobre éclata, elle fut dès le début dirigée contre cette théorie qui, plus complètement qu’aucune autre, reflétait la première révolution prolétarienne de l’histoire et en même temps révélait clairement son caractère partiel, incomplet et limité. C’est ainsi que, par réaction, la théorie de socialisme dans un seul pays, le dogme fondamental du stalinisme a pris naissance.


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