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Réforme sociale ou révolution de Rosa Luxemburg

dimanche 26 juin 2011, par Robert Paris

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Rosa Luxemburg

Réforme sociale
ou révolution ?

Introduction (Édition Maspero de 1969)
Rosa Luxemburg est née le 5 mars 1871 dans une petite ville de Pologne russe, à Zamosc. Après des études au lycée de Varsovie, elle entra dans la lutte politique avec le “Parti Révolutionnaire Socialiste Prolétariat”, qui devint ensuite le “Prolétariat”.
En 1889 craignant des poursuites policières elle s’enfuit de Varsovie pour Zurich où elle fit des études d’économie politique. Elle y contracta un mariage blanc avec Gustav Lübeck, afin d’obtenir un passeport. Après la fin de ses études, docteur en économie politique, elle alla s’installer en Allemagne où elle occupa très vite une place importante dans la social-démocratie. Elle collabora à la presse socialiste, dirigeant quelque temps la Sächsische Arbeiterzeitung, puis écrivant régulièrement à la Leipziger Volkszeitung et à la revue théorique dirigée par Kautsky, Die Neue Zeit. Elle s’engagea à fond dans la lutte contre le révisionnisme.
Quelques mois après qu’eut éclaté la première révolution russe, en décembre 1905, elle partit illégalement pour la Pologne où elle se livra à un intense travail de propagande et d’explication politique. Elle fut arrêtée en même temps que son compagnon Leo Jogiches. Libérée sous caution, elle revint en Allemagne après un court séjour en Finlande.
Après 1906 et l’échec de la révolution, elle fut surtout absorbée par son activité de professeur à l’école du Parti nouvellement créée. Ses cours d’économie politique lui inspirèrent son ouvrage théorique le plus important : l’Accumulation du capital, paru en 1913.
Le jour même où le groupe parlementaire socialiste votait, à la stupéfaction générale, les crédits de guerre, le 4 août 1914, un groupe de militants se réunissait chez Rosa Luxemburg : le noyau qui deviendrait en 1916 la Ligue Spartakus était constitué. Dès le mois d’août 1915 paraissaient les Lettres politiques (ou Lettres de Spartakus) rédigées surtout par Rosa Luxemburg, Liebknecht et Mehring. La lutte clandestine contre le militarisme et la guerre devait se poursuivre jusqu’en 1918.
Mais dès le 18 février 1915, Rosa Luxemburg était incarcérée. Libérée en février 1916, elle retournait en prison en juillet de la même année et ne devait en sortir que le 9 novembre 1918, au moment où éclatait la révolution. C’est en prison qu’elle écrivit la brochure Junius et les Lettres de Spartakus, qu’elle travaillait à son Introduction à l’économie politique.
Dès sa sortie de prison Rosa Luxemburg se jeta dans l’action révolutionnaire. Avec Liebknecht elle créa le journal Die rote Fahne. De toutes ses forces elle s’opposait à la ligne suivie par les majoritaires (Ebert-Scheidemann). Elle contribua à la fondation du Parti Communiste Allemand (Ligue Spartakus) en décembre 1918. La contre-révolution battait son plein. La première semaine de janvier, les spartakistes lançaient une insurrection armée à Berlin : bien qu’elle fût opposée à cette offensive, une fois la décision prise, Rosa Luxemburg se lança dans la bataille. Ce fut la fameuse semaine sanglante de Berlin ; le soulèvement spartakiste fut sauvagement écrasé. Rosa Luxemburg et Liebknecht furent arrêtés le 15 janvier par les troupes gouvernementales et assassinés (“abattus au cours d’une tentative de fuite”). Le corps de Rosa Luxemburg fut retrouvé plusieurs mois après dans le Landwehrkanal. Ses assassins furent acquittés.

Le premier texte politique de Rosa Luxemburg publié dans ce volume, Réforme ou révolution ? est une réponse à une série d’écrits de Bernstein : aux articles publiés par Bernstein dans la Neue Zeit en 1897-1898 sous le titre Probleme des Sozialismus, Rosa Luxemburg réplique par des articles parus dans la Leipziger Volkszeitung du 21 au 28 septembre 1898 : ce sont des articles qu’elle réunit dans la première partie de la brochure Réforme ou révolution ? La deuxième partie est une critique du livre de Bernstein : Die Voraussetzungen des Sozialismus und die Aufgabe der Sozialdemokratie (Les fondements du socialisme et les tâches de la social-démocratie) paru en 1899.
En 1890, après l’abolition de la loi d’exception contre les socialistes le Parti connut un essor foudroyant : ses succès électoraux étaient éclatants, à tel point que les socialistes se demandaient après chaque élection si l’on n’allait pas abolir ou restreindre le suffrage universel pour les élections au Reichstag. Le nombre de ses adhérents croissait également de manière vertigineuse, et encore plus celui des adhérents aux syndicats (qui étaient passés de 300 000 en 1890 à 2 500 000 en 1914). Cette croissance du Parti coïncidait avec une période d’essor économique. Après le krach de 1873 le développement industriel de l’Allemagne fit un nouveau bond ; il fut accéléré par la poussée colonialiste et impérialiste qui débuta en Allemagne dans les années 80. La concentration du capital prit des dimensions jusqu’alors inconnues en Europe.
Le niveau de vie des ouvriers allemands s’éleva parallèlement. Pendant la période même de la loi d’exception Bismarck avait pour faire échec à la propagande socialiste, fondé le premier système européen d’assurances sociales. Quand le Parti ne fut plus persécuté naquirent des sortes d’”îlots” socialistes : les coopératives. Le mouvement ouvrier conscient de sa force et de son organisation visait non seulement dans sa pratique quotidienne à la poursuite des conquêtes sociales, telles que la journée de huit heures, mais surtout à l’instauration d’une démocratie politique de type libéral : l’échec de la révolution de 1848 avait restauré un ordre où les anciennes puissances féodales détenaient une bonne partie du pouvoir : les hobereaux prussiens, les grands propriétaires terriens, les militaires.
Les plus fortes attaques des social-démocrates étaient dirigées contre ces puissances. En revanche ils appuyaient et parfois surestimaient tout ce qui pouvait préfigurer un ordre démocratique bourgeois. C’est ainsi que dans le Sud de l’Allemagne où contrairement à la Prusse les élections au Parlement local (ou Landtag) se faisaient au suffrage universel, la participation socialiste à la politique de gestion du Land était beaucoup plus “positive” que dans le Nord ; on allait même jusqu’à voter régulièrement le budget, ce qui était contraire à la tradition socialiste et suscita de vives critiques.
Cette pratique opportuniste dans le Parti et les syndicats n’avait pas, avant Bernstein, trouvé d’expression théorique. Au contraire, on voyait coexister dans le Parti une politique réformiste - à propos de laquelle on ne se posait pas de questions - et une théorie marxiste “orthodoxe” dont le gardien le plus jaloux était Kautsky et qui s’exprimait par une opposition absolue de principes contre la politique gouvernementale et le système capitaliste, ainsi qu’une croyance en la révolution socialiste, dont la date et les circonstances restaient très vagues dans les esprits. Ainsi le mouvement ouvrier allemand vivait à l’écart du reste de la nation dans une sorte de ghetto idéologique, tandis que la pratique quotidienne du Parti et des syndicats se préoccupait surtout de la conquête progressive d’avantages matériels.
Bernstein, par les thèses contenues dans ses articles et dans son livre, fit éclater la contradiction. Sa théorie était la suivante : Marx avait prédit l’effondrement inévitable du capitalisme et la révolution socialiste dans un avenir proche. Or sa prédiction semblait infirmée par les faits. Non seulement le cycle décennal des crises était rompu, mais la prospérité économique s’affirmait. Après la grande crise de 1873 le capitalisme avait manifesté une vigueur et une élasticité étonnantes. Marx avait analysé une tendance à la concentration croissante du capital. Bernstein affirme au contraire que les petites entreprises non seulement survivent mais encore s’accroissent en nombre. Comme facteur d’adaptation du capitalisme, Bernstein souligne le rôle du crédit. Puisque, selon lui, on ne peut s’attendre à une crise catastrophique du capitalisme, le parti socialiste doit se donner pour tâche le passage insensible et pacifique au socialisme (das Hineinwachsen in den Sozialismus). L’essentiel à ses yeux n’est plus le but du socialisme : la prise du pouvoir politique par le prolétariat, mais le mouvement par lequel le Parti avance pas à pas dans la voie des conquêtes sociales. Comme exemple de ces conquêtes pacifiques et progressives du socialisme, Bernstein cite les coopératives ouvrières. Comparant l’action concrète réformiste du Parti avec ses principes révolutionnaires, Bernstein estime que le Parti doit mettre en accord la théorie et la praxis, et procéder à une révision des thèses marxistes : le Parti doit avoir “le courage de paraître ce qu’il est aujourd’hui en réalité : un parti réformiste, démocrate socialiste” (Voraussetzungen, p. 162). Le livre de Bernstein eut un grand retentissement et souleva de vives protestations. On cite souvent le passage d’une lettre d’Ignace Auer à Bernstein : “Ede, tu es un âne, on n’écrit pas ces choses, on les pratique.”
Le premier, Belford Bax vit le danger, suivi par Kautsky et Parvus. Ce dernier attaqua Bernstein dans la Sächsische Arbeiter-Zeitung. Mais c’est Rosa Luxemburg qui alla le plus loin dans l’analyse et la critique des thèses bernsteiniennes. Elle ne se contenta pas d’en appeler aux sacro-saints principes du marxisme orthodoxe contre l’hérésie bernsteinienne : elle montra le lien vivant et dialectique qui unit la théorie et la pratique. Dans la première partie de l’ouvrage, elle analyse, pour la réfuter, toute l’argumentation de Bernstein concernant la souplesse d’adaptation du capitalisme. En particulier elle montre très bien que le crédit, loin d’être un facteur d’adaptation en temps de crise, ne fait que rendre celle-ci plus aiguë et précipite la chute du capitalisme. Elle se moque de l’importance attribuée par Bernstein aux coopératives : il n’est pas vrai que le système coopératif, s’étende peu à peu pour envahir toute l’économie capitaliste ; au contraire il se réduit aux modestes coopératives de consommation.
Mais c’est dans la seconde partie de sa brochure que Rosa Luxemburg va le plus loin dans son analyse. Elle établit le lien entre la pratique opportuniste - qui a toujours existé de manière empirique dans le Parti - et la théorie bernsteinienne ; elle montre que l’opportunisme se caractérise par une méfiance générale à l’égard de la théorie et par la volonté de séparer nettement la pratique quotidienne d’une théorie dont on sait - ou veut - qu’elle reste sans conséquence sur le plan de la lutte. Pour elle, le marxisme n’est pas un assemblage de dogmes sans vie, mais une doctrine vivante ayant des applications pratiques dans tous les domaines. Ici sans doute sa critique est plus pénétrante que celle de Kautsky qui foudroie l’hérétique au nom des grands principes intangibles du marxisme. Pour Rosa Luxemburg les principes du marxisme ne sont pas figés ; elle y discerne surtout une méthode et une doctrine inspirées de l’histoire, elle en use comme d’une arme toujours actuelle. Même si Marx a pu se tromper quant à l’estimation de la date et des circonstances de l’effondrement du capitalisme, quant à la périodicité et à la fréquence des crises, cela n’implique pas que cet effondrement ne se produira pas. Abandonner le but du socialisme, c’est, en bonne dialectique, abandonner aussi les moyens de lutte, car détournés de leur fin ceux-ci perdent tout caractère révolutionnaire. Enfin, pour elle, Bernstein abandonne complètement le terrain de la lutte des classes, sous-estimant ou niant la résistance de la bourgeoisie aux conquêtes pratiques du mouvement ouvrier. Certes Rosa Luxemburg ne veut pas renoncer à la lutte pour les réformes sociales ; mais cette lutte ne vise pas seulement à conquérir des avantages pratiques ; si elle n’est pas orientée vers la prise du pouvoir politique par le prolétariat, elle perd tout caractère révolutionnaire.
De cette querelle qui passionna le socialisme européen au tournant du siècle, le marxisme “orthodoxe” sortit vainqueur. Mais Rosa Luxemburg avait espéré que la condamnation officielle de Bernstein et de ses amis aboutirait à leur exclusion du Parti. La première édition de sa brochure contenait un certain nombre d’allusions à cet espoir qui ne fut jamais exaucé. Malgré la condamnation des thèses révisionnistes, la pratique opportuniste ne cessa de se développer dans le Parti et surtout dans les syndicats, dont le rôle allait être de plus en plus considérable. Il y aura un glissement inavoué du Parti vers la droite qui ira en s’accentuant jusqu’en 1914.

Cependant en 1905 un sursaut secouait toute l’Europe : la Révolution russe, remplissant d’espoir les masses prolétariennes de tous les pays. Elle débuta, on le sait, le 22 janvier 1905, le dimanche rouge. Rosa Luxemburg décrit assez les événements et le climat politique de la Russie pour qu’il soit inutile d’y revenir ici. Elle-même, après quelques mois où, malade, elle dut se contenter d’un travail de propagande et d’explication en Allemagne même, partit en 1905 sous un faux nom pour Varsovie ; elle jugeait que sa place était là où l’on se battait.
En Pologne, son activité illégale de propagande fut bientôt stoppée ; elle fut arrêtée le 4 mars 1906 et incarcérée à Varsovie. Mais sa mauvaise santé lui permit d’être libérée sous caution et, citoyenne allemande, elle put quitter la Pologne le 31 juillet suivant. Elle se rendit en Finlande à Knokkala : c’est là qu’en quelques semaines elle écrivit Grève de masse, Parti et Syndicat.
La brochure était écrite à l’intention du parti allemand et devait paraître avant le congrès de Mannheim en septembre 1906. Rosa Luxemburg tirait les leçons des événements russes pour la classe ouvrière allemande. Elle entendait se démarquer des analyses très superficielles faites dans la presse socialiste allemande (en particulier dans le Vorwärts) où l’enthousiasme soulevé par la Révolution russe s’accompagnait de considérations sur le caractère spécifiquement russe des événements : le S. P. D. avait conscience, étant par le nombre, la force et l’organisation le premier parti socialiste européen, de n’avoir à recevoir de leçons de personne.
Or, pour Rosa Luxemburg, les leçons à tirer de la Révolution sont nombreuses. Et d’abord les masses ont expérimenté une arme nouvelle qui a démontré son efficacité : la grève de masse.
Certes, les discussions sur la grève de masse politique n’étaient nouvelles ni en Allemagne ni dans l’Internationale. Tout d’abord, il faut remarquer que l’on a employé ce terme pour prendre des distances à l’égard du concept anarchiste de la grève générale. Rosa Luxemburg s’en explique au début de sa brochure à propos des attaques d’Engels contre le bakounisme. Les idées anarchistes, moins répandues dans le parti allemand que dans les partis des pays latins, avaient été défendues par le groupe des “jeunes” (devenus plus tard les “indépendants”). Sous l’influence d’Engels et de Wilhelm Liebknecht ils avaient été rapidement réduits au silence. La lutte contre le révisionnisme avait pris la relève de la lutte contre l’anarchisme.
Dès 1893, au Congrès international de Zurich, Kautsky avait proposé que l’on fît une distinction entre la grève générale anarchiste et la grève de masse à caractère politique, recommandant sinon l’emploi, du moins la discussion de cette tactique éventuelle du mouvement ouvrier. Cette idée lui était inspirée par les récents événements de Belgique où le parti socialiste avait obtenu des concessions importantes dans le domaine du suffrage universel, grâce à un mouvement massif de grèves. Dans les pays d’Europe occidentale, ce fut précisément, jusqu’en 1905, à propos du suffrage universel que furent déclenchées les grèves de masse de caractère politique : en Belgique encore, en 1902 - cette fois le mouvement se solda par un échec - en France à Carmaux, pour des élections municipales, en Italie et en Autriche enfin, pour le suffrage universel égalitaire. Si bien que dans les différents partis socialistes l’idée de la grève de masse était liée à l’idée de la conquête ou de la défense du suffrage universel. Le parti allemand était resté extrêmement réservé dans la discussion, craignant une résurgence des idées anarchistes. L’un des premiers, Parvus avait défendu l’idée de la grève de masse politique comme arme possible du prolétariat. En 1902 Rosa Luxemburg avait fait paraître dans la Neue Zeit une série d’articles intitulés Das belgische Experiment (L’expérience belge) où seule dans le parti allemand elle donnait pour cause principale de la défaite belge l’alliance avec les libéraux. En 1904, au Congrès d’Amsterdam, fut adoptée une résolution admettant la grève de masse comme le dernier recours du prolétariat pour la défense des droits électoraux, comme une arme purement défensive. C’est cette doctrine qui prévalut à l’intérieur du Parti allemand. Personne n’imaginait une grève de masse offensive et révolutionnaire jusqu’au moment où les événements russes vinrent renverser toutes les conceptions reçues.
Ce sont ces conceptions reçues que Rosa Luxemburg veut ébranler par son analyse de la Révolution russe. Son livre, s’adressant au parti allemand, ne tire des événements que les leçons qui peuvent s’appliquer directement au mouvement ouvrier allemand : c’est ainsi qu’elle laisse de côté tout ce qui touche à l’insurrection armée (problème qu’elle avait traité dans ses écrits polonais). Elle propose non pas un modèle de révolution mais l’emploi tactique d’une arme révolutionnaire qui a fait ses preuves.
Ce qui a frappé non seulement ses contemporains, mais la postérité, c’est un certain nombre d’idées nouvelles contenues dans son livre.
Soulignons d’abord l’importance accordée au fait que des masses jusqu’alors inorganisées se joignent à un mouvement révolutionnaire et en assurent le succès.
Contrairement à l’idée adoptée en Allemagne où l’on accordait une importance de plus en plus considérable à l’organisation et à la discipline du Parti, Rosa Luxemburg montre qu’en Russie ce n’est pas l’organisation qui a créé la Révolution, mais la Révolution qui a produit l’organisation en de nombreux endroits : en pleine bataille de rues se créaient des syndicats et tout un réseau d’organisations ouvrières. Loin de penser avec les syndicalistes allemands que pour entreprendre une action révolutionnaire de masse il fallait attendre que la classe ouvrière fût, sinon entièrement, du moins assez puissamment organisée, elle estime au contraire que c’est d’une action spontanée de la masse que naît l’organisation. Il a été beaucoup écrit à propos de l’idée luxemburgienne de la spontanéité et il a surgi un certain nombre de malentendus. Rosa Luxemburg part il est vrai du postulat implicite que les masses prolétariennes sont spontanément révolutionnaires et qu’il suffit d’un incident mineur pour déclencher une action révolutionnaire d’envergure. Cette thèse sous-tend tout son livre. Mais son optimisme ne s’accompagne pas a priori d’une méfiance quant au rôle du Parti dans la Révolution ; du moins dans cet écrit et à cette date Rosa Luxemburg n’oppose pas la masse révolutionnaire au Parti ; ses attaques sont dirigées non contre le Parti allemand mais contre les syndicats, dont elle juge l’influence néfaste et le rôle le plus souvent démobilisateur.
Quant au Parti, sa fonction doit consister non pas à déclencher l’action révolutionnaire : ceci est une thèse commune, écrit-elle, à Bernstein et aux anarchistes - qu’ils se fassent les champions ou les détracteurs de la grève de masse. On ne décide pas par une résolution de Congrès la grève de masse à tel jour, à telle heure. De même on ne décrète pas artificiellement que la grève sera limitée à tel objectif, par exemple la défense des droits parlementaires : cette conception est dérisoire et sans cesse démentie par les faits. Le Parti doit - si l’on ose employer ce terme - coller au mouvement de masse ; une fois la grève spontanément déclenchée il a pour tâche de lui donner un contenu politique et des mots d’ordre justes. S’il n’en a pas l’initiative, il en a la direction et l’orientation politique. C’est seulement ainsi qu’il empêchera l’action de se perdre ou de refluer dans le chaos.
2° Une autre idée originale qui parcourt l’ouvrage, c’est celle d’un lien vivant et dialectique entre la grève économique et la grève politique. Dans une période révolutionnaire, il est impossible de tracer une frontière rigide entre les grèves revendicatives et les grèves purement politiques : tantôt les grèves économiques prennent un certain moment une dimension politique, tantôt c’est une grève politique puissante qui se disperse en une infinité de mouvements revendicatifs partiels. Elle va plus loin : la révolution, c’est précisément la synthèse vivante des luttes politiques et des luttes revendicatives. Loin d’imaginer la révolution sous la forme d’un acte unique et bref, d’une sorte de putsch de caractère blanquiste, Rosa Luxemburg pense que le processus révolutionnaire est un mouvement continu caractérisé précisément par une série d’actions à la fois politiques et économiques. C’est pourquoi elle pose en termes absolument nouveaux la question du succès ou de l’échec de la révolution : si la révolution n’est pas un acte unique, mais une série d’actions s’étendant sur une période plus ou moins longue, un échec momentané ne met pas tout le mouvement en cause. Bien plus, de son point de vue, la révolution ne se produit jamais prématurément : ce n’est qu’après un certain nombre de victoires et de reculs que le prolétariat s’emparera du pouvoir politique et le conservera.
Certes l’on peut objecter que Rosa Luxemburg écrivit son livre à l’apogée du mouvement révolutionnaire russe et que son optimisme a été démenti par les faits ultérieurs. Cependant il reste l’idée importante que c’est l’action révolutionnaire elle-même qui est la meilleure école du prolétariat. Ce n’est pas la théorie ni l’organisation classique qui forment et éduquent le milieu et la classe ouvrière, c’est la lutte. Dans la lutte seule le prolétariat prendra conscience de ses problèmes et de sa force.
Rosa Luxemburg conclut par ce qui peut sembler un paradoxe : ce n’est pas la révolution qui crée la grève de masse, mais la grève de masse qui produit la révolution. Mieux : révolution et grève de masse sont identiques.
Quelques mots sur l’édition de ces textes : nous avons traduit d’après la deuxième édition des deux écrits, éditions revues par Rosa Luxemburg elle-même. Elle avait jugé anachroniques certains points de vue exprimés dans l’une et l’autre brochure. Nous n’avons donné en note qu’un seul passage de la première édition qui nous paraissait particulièrement significatif.

Irène PETIT.

 Préface
Le titre de cet ouvrage peut surprendre au premier abord. Réforme sociale ou révolution ? La social-démocratie peut-elle donc être contre les réformes sociales ? Ou peut-elle opposer la révolution sociale, le bouleversement de l’ordre établi, qui est son but final, à la réforme sociale ? Assurément non ! Pour la social-démocratie, lutter à l’intérieur même du système existant, jour après jour, pour les réformes, pour l’amélioration de la situation des travailleurs, pour des institutions démocratiques, c’est la seule manière d’engager la lutte de classe prolétarienne et de s’orienter vers le but final, c’est-à-dire de travailler à conquérir le pouvoir politique et à abolir le système du salaire. Entre la réforme sociale et la révolution, la social-démocratie voit un lien indissoluble : la lutte pour la réforme étant le moyen, et la révolution sociale le but.
Ces deux éléments du mouvement ouvrier, nous les trouvons opposés pour la première fois dans les thèses d’Edouard Bernstein, telles qu’elles sont exposées dans ses articles sur les “Problèmes du socialisme”, parus dans la Neue Zeit en 1897-1898, ou encore dans son ouvrage intitulé : Die Vorausssetzungen des Sozialismus und die Aufgaben der Sozialdemokratie. Sa théorie tout entière tend pratiquement à une seule chose : à nous faire abandonner le but final de la social-démocratie, la révolution sociale, et à faire inversement de la réforme sociale, simple moyen de la lutte de classe, son but ultime. Bernstein lui-même a formulé ses opinions de la façon la plus nette et la plus caractéristique, écrivant : “Le but final, quel qu’il soit, n’est rien, le mouvement est tout”.
Or, le but final du socialisme est le seul élément décisif distinguant le mouvement socialiste de la démocratie bourgeoise et du radicalisme bourgeois, le seul élément qui, plutôt que de donner au mouvement ouvrier la vaine tâche de replâtrer le régime capitaliste pour le sauver, en fait une lutte de classe contre ce régime, pour l’abolition de ce régime ; ceci étant, l’alternative posée par Bernstein : “réforme sociale ou révolution” équivaut pour la social-démocratie à la question : être ou ne pas être.
Dans la controverse avec Bernstein et ses partisans, ce qui est en jeu - et chacun, dans le parti, doit en être conscient - c’est non pas telle ou telle méthode de lutte, non pas l’emploi de telle ou telle tactique, mais l’existence tout entière du mouvement socialiste.
Or, il est doublement important pour les travailleurs d’en avoir conscience parce que c’est d’eux, très précisément, qu’il s’agit et de leur influence dans le mouvement, parce que c’est leur propre peau qu’on veut vendre ici. Le courant opportuniste à l’intérieur du parti, qui a trouvé, grâce à Bernstein, sa formulation théorique, n’est rien d’autre qu’une tentative inconsciente d’assurer la prédominance aux éléments petit-bourgeois venus au parti, et d’infléchir la pratique, de transformer les objectifs du parti dans leur esprit.
L’alternative : réforme sociale ou révolution, but final ou mouvement, est, sous une autre face, l’alternative du caractère petit-bourgeois ou prolétarien du mouvement ouvrier.

Rosa Luxemburg.

 Première partie
1. La méthode opportuniste
S’il est vrai que les théories sont les images des phénomènes du monde extérieur reflétées dans le cerveau humain, il faut ajouter, en ce qui concerne les thèses de Bernstein, que ce sont des images renversées. La thèse de l’instauration du socialisme par le moyen de réformes sociales, après l’abandon définitif des réformes en Allemagne ! La thèse d’un contrôle des syndicats sur la production - après la défaite des constructeurs de machines anglais ! La thèse d’une majorité parlementaire socialiste - après la révision de la constitution saxonne et les attentats contre le suffrage universel au Reichstag. Cependant, l’essentiel de la théorie de Bernstein n’est pas sa conception des tâches pratiques de la social-démocratie ; ce qui compte, c’est la tendance objective de l’évolution de la société capitaliste et qui va de pair avec cette conception. D’après Bernstein, un effondrement total du capitalisme est de plus en plus improbable, parce que d’une part le système capitaliste fait preuve d’une capacité d’adaptation de plus en plus grande, et que, d’autre part, la production est de plus en plus différenciée. D’après Bernstein, la capacité d’adaptation du capitalisme se manifeste 1° dans le fait qu’il n’y a plus de crise générale ; ceci, on le doit au développement du crédit, des organisations patronales, des communications, et des services d’information ; 2° dans la survie tenace des classes moyennes, résultat de la différenciation croissante des branches de la production et de l’élévation de larges couches du prolétariat au niveau des classes moyennes ; 3° enfin, dans l’amélioration de la situation économique et politique du prolétariat, grâce à l’action syndicale.
Ces observations entraînent des conséquences générales pour la lutte pratique de la social-démocratie : celle-ci, selon Bernstein, ne doit pas viser à conquérir le pouvoir politique, mais à améliorer la situation de la classe ouvrière et à instaurer le socialisme non pas à la suite d’une crise sociale et politique, mais par une extension graduelle du contrôle social de l’économie et par l’établissement progressif d’un système de coopératives.
Bernstein lui-même ne voit rien de nouveau dans ces thèses. Il pense tout au contraire qu’elles sont conformes aussi bien à certaines déclarations de Marx et d’Engels qu’à l’orientation générale prise jusqu’à présent par la social-démocratie.
Il est cependant incontestable que la théorie de Bernstein est en contradiction absolue avec les principes du socialisme scientifique. Si le révisionnisme consistait seulement à prédire une évolution du capitalisme beaucoup plus lente que l’on a coutume de se la figurer, on pourrait seulement en déduire un ajournement de la conquête du pouvoir par le prolétariat ; dans la pratique, il en résulterait simplement un ralentissement de la lutte.
Mais il ne s’agit pas de cela. Ce que Bernstein remet en cause, ce n’est pas la rapidité de l’évolution, mais l’évolution elle-même de la société capitaliste et de ce fait même le passage au socialisme. Dans la thèse socialiste affirmant que le point de départ de la révolution socialiste serait une crise générale et catastrophique, il faut à notre avis distinguer deux choses : l’idée fondamentale qu’elle contient et sa forme extérieure.
L’idée est celle-ci : on suppose que le régime capitaliste fera naître de lui-même, à partir de ses propres contradictions internes, le moment où son équilibre sera rompu et où il deviendra proprement impossible. Que l’on ait imaginé ce moment sous la forme d’une crise commerciale générale et catastrophique, on avait de bonnes raisons de le faire, mais c’est finalement un détail accessoire pour l’idée fondamentale elle-même. En effet, le socialisme scientifique s’appuie, on le sait, sur trois données du capitalisme : 1° sur l’anarchie croissante de l’économie capitaliste qui en entraînera fatalement l’effondrement ; 2° sur la socialisation croissante du processus de la production qui crée les premiers fondements positifs de l’ordre social à venir ; 3° enfin sur l’organisation et la conscience de classe croissantes du prolétariat qui constituent l’élément actif de la révolution imminente.
Bernstein élimine le premier de ces fondements du socialisme scientifique : il prétend que l’évolution du capitalisme ne s’oriente pas dans le sens d’un effondrement économique général. De ce fait, ce n’est pas une forme déterminée de l’écroulement du capitalisme qu’il rejette, mais cet écroulement lui-même. Il écrit textuellement : “On pourrait objecter que lorsqu’on parle de l’écroulement de la société actuelle, on a autre chose en vue qu’une crise commerciale générale et plus forte que les autres, à savoir un écroulement complet du système capitaliste par suite de ses propres contradictions.”
Il réfute cette objection en ces termes : “Un écroulement complet et à peu près général du système de production actuel est, du fait du développement croissant de la société, non pas plus probable, mais plus improbable, parce que celui-ci accroît d’une part, la capacité d’adaptation, et d’autre part - ou plutôt simultanément - la différenciation de l’industrie.” (Neue Zeit, 1897-1898, V, 18, p. 555).
Mais alors une grande question se pose : atteindrons-nous le but final où tendent nos aspirations et, si oui, pourquoi et comment ? Pour le socialisme scientifique la nécessité historique de la révolution socialiste est surtout démontrée par l’anarchie croissante du système capitaliste qui enferme celui-ci dans une impasse. Mais si l’on admet l’hypothèse de Bernstein : l’évolution du capitalisme ne s’oriente pas dans le sens de l’effondrement - alors le socialisme cesse d’être une nécessité objective. Il ne reste plus, des fondements scientifiques du socialisme, que les deux autres données du système capitaliste : la socialisation du processus de production et la conscience de classe du prolétariat. C’est bien, en effet, ce à quoi Bernstein faisait allusion dans le passage suivant : “[Refuser l’effondrement de la thèse du capitalisme] n’affaiblit aucunement la force de conviction de la pensée socialiste. Car en examinant de plus près tous les facteurs d’élimination ou de modification des anciennes crises, nous constatons qu’ils sont tout simplement les prémisses ou même les germes de la socialisation de la production et de l’échange” (Neue Zeit, 1897-1898, V, n° 18, page 554).
Il suffit d’un coup d’œil pour apercevoir l’inexactitude de ces conclusions. Les phénomènes désignés par Bernstein comme étant les signes de l’adaptation du capitalisme : les cartels, le crédit, les moyens de communication perfectionnés, l’élévation du niveau de vie de la classe ouvrière, signifient simplement ceci : ils abolissent, ou du moins atténuent, les contradictions internes de l’économie capitaliste, les empêchent de se développer et de s’exaspérer. Ainsi la disparition des crises signifie l’abolition de l’antagonisme entre la production et l’échange sur une base capitaliste ; ainsi l’élévation du niveau de vie de la classe ouvrière soit comme telle, soit dans la mesure où une partie des ouvriers passe à la classe moyenne, signifie l’atténuation de l’antagonisme entre le capital et le travail. Si les cartels, le système du crédit, les syndicats, etc., abolissent les contradictions capitalistes, sauvant ainsi le système capitaliste de la catastrophe (c’est pourquoi Bernstein les appelle les “facteurs d’adaptation”) comment peuvent-ils en même temps constituer les “prémisses ou même les germes” du socialisme ? Il faut sans doute comprendre qu’ils font ressortir plus nettement le caractère social de la production. Mais en en conservant la forme capitaliste ils rendent superflu le passage de cette production socialisée à la production socialiste. Aussi peuvent-ils être des prémisses et des germes du socialisme au sens théorique et non pas au sens historique du terme, phénomènes dont nous savons, par notre conception du socialisme, qu’ils sont apparentés avec lui mais ne suffisent pas à l’instaurer et moins encore à le rendre superflu. Il ne reste donc plus, comme fondement du socialisme, que la conscience de classe du prolétariat. Mais même celle-ci ne reflète plus sur le plan intellectuel les contradictions internes toujours plus flagrantes du capitalisme ou l’imminence de son effondrement, puisque les “facteurs d’adaptation” empêchent celui-ci de se produire ; elle se réduit donc à un idéal, dont la force de conviction ne repose plus que sur les perfections qu’on lui attribue.
En un mot, cette théorie fait reposer le socialisme sur la “connaissance pure” autrement dit en termes clairs, il s’agit d’un fondement idéaliste du socialisme, excluant la nécessité historique : le socialisme ne s’appuie plus sur le développement matériel de la société. La théorie révisionniste est confrontée à une alternative : ou bien la transformation socialiste de la société est la conséquence, comme auparavant, des contradictions internes du système capitaliste, et alors l’évolution du système inclut aussi le développement de ses contradictions, aboutissant nécessairement un jour ou l’autre à un effondrement sous une forme ou sous une autre ; en ce cas, même les “facteurs d’adaptation” sont inefficaces, et la théorie de la catastrophe est juste. Ou bien les “facteurs d’adaptation” sont capables de prévenir réellement l’effondrement du système capitaliste et d’en assurer la survie, donc d’abolir ces contradictions, en ce cas, le socialisme cesse d’être une nécessité historique ; il est alors tout ce que l’on veut sauf le résultat du développement matériel de la société. Ce dilemme en engendre un autre : ou bien le révisionnisme a raison quant au sens de l’évolution du capitalisme - en ce cas la transformation socialiste de la société est une utopie ; ou bien le socialisme n’est pas une utopie, et en ce cas la théorie des “facteurs d’adaptation” ne tient pas.
That is the question : c’est là toute la question.
2. L’adaptation du capitalisme
Les moyens d’adaptation les plus efficaces de l’économie capitaliste sont l’institution du crédit, l’amélioration des moyens de communication, et les organisations patronales.
Commençons par le crédit. De ses multiples fonctions dans l’économie capitaliste, la plus importante consiste à accroître la capacité d’extension de la production et à faciliter l’échange. Au cas où la tendance interne de la production capitaliste à un accroissement illimité se heurte aux limites de la propriété privée, aux dimensions restreintes du capital privé, le crédit apparaît comme le moyen de surmonter ces limites dans le cadre du capitalisme ; il intervient pour concentrer un grand nombre de capitaux privés en un seul - c’est le système des sociétés par actions - et pour assurer aux capitalistes la disposition de capitaux étrangers - c’est le système du crédit industriel. Par ailleurs, le crédit commercial accélère l’échange des marchandises, donc le reflux du capital dans le circuit de la production. On se rend aisément compte de l’influence qu’exercent ces deux fonctions essentielles du crédit sur la formation des crises. On sait que les crises résultent de la contradiction entre la capacité d’extension, la tendance à l’expansion de la production d’une part, et la capacité de consommation restreinte du marché d’autre part ; en ce sens le crédit est précisément, nous l’avons vu plus haut, le moyen spécifique de faire éclater cette contradiction aussi souvent que possible. Tout d’abord, il augmente la capacité d’extension de la production dans des proportions gigantesques ; il est la force motrice interne qui la pousse à dépasser constamment les limites du marché. Mais il frappe de deux côtés. En sa qualité de facteur de la production, il a contribué à provoquer la surproduction ; en sa qualité de facteur d’échange il ne fait, pendant la crise, qu’aider à la destruction radicale des forces productives qu’il a lui-même mises en marche. Dès les premiers symptômes d’engorgement du marché, le crédit fond ; il abandonne la fonction de l’échange précisément au moment où celui-ci serait indispensable ; il révèle son inefficacité et son inutilité quand il existe encore, et contribue au cours de la crise à réduire au minimum la capacité de consommation du marché. Nous avons cité les deux effets principaux du crédit ; il agit encore diversement sur la formation des crises. Non seulement il offre au capitaliste la possibilité de recourir aux capitaux étrangers, mais encore il l’encourage à faire un usage hardi et sans scrupules de la propriété d’autrui, autrement dit il l’incite à des spéculations hasardeuses. Ainsi, en qualité de facteur secret d’échange de marchandises, non seulement il aggrave la crise, mais encore il facilite son apparition et son extension, en faisant de l’échange un mécanisme extrêmement complexe et artificiel, ayant pour base réelle un minimum d’argent métallique ; de ce fait, il provoque, à la moindre occasion, des troubles dans ce mécanisme. Ainsi le crédit, loin de contribuer à abolir ou même à atténuer les crises, en est au contraire un agent puissant. Il ne peut d’ailleurs en être autrement. La fonction spécifique du crédit consiste - très généralement parlant - à corriger tout ce que le système capitaliste peut avoir de rigidité en y introduisant toute l’élasticité possible, à rendre toutes les forces capitalistes extensibles, relatives et sensibles. Il ne fait évidemment ainsi que faciliter et qu’exaspérer les crises, celles-ci étant définies comme le heurt périodique entre les forces contradictoires de l’économie capitaliste.
Ceci nous amène à une autre question : comment le crédit peut-il apparaître comme un “facteur d’adaptation” du capitalisme ? Sous quelque forme qu’on s’imagine cette adaptation, sa fonction ne pourrait consister qu’à réduire un antagonisme quelconque du capitalisme, à en résoudre ou en atténuer une contradiction en débloquant des forces grippées à tel ou tel point du mécanisme. Or, s’il existe un moyen d’exaspérer au plus haut point les contradictions de l’économie capitaliste actuelle, c’est bien le crédit. Il aggrave la contradiction entre le mode de production et le mode d’échange en favorisant au maximum la tendance à l’expansion de la production, tout en paralysant l’échange à la moindre occasion. Il aggrave la contradiction entre le mode de production et le mode d’appropriation en séparant la production de la propriété, en transformant le capital en capital social ; mais par ailleurs en donnant à une partie du profit la forme d’intérêt du capital, donc en le réduisant à être un simple titre de propriété. Il aggrave la contradiction entre les rapports de propriété et les rapports de production, en expropriant un grand nombre de petits capitalistes et en concentrant entre les mains de quelques-uns des forces productives considérables. Il aggrave la contradiction entre le caractère social de la production et le caractère privé de la propriété capitaliste en rendant nécessaire l’intervention de l’État dans la production (création de sociétés par actions).
En un mot, le crédit ne fait que reproduire les contradictions cardinales du capitalisme, il les exaspère, il accélère l’évolution qui en précipitera l’anéantissement, l’effondrement. Le premier moyen d’adaptation du capitalisme quant au crédit devait être la suppression du crédit, l’abolition de ses effets. Tel qu’il est, celui-ci ne constitue nullement un moyen d’adaptation, mais un facteur de destruction à l’effet profondément révolutionnaire. Ce caractère révolutionnaire qui conduit le crédit à dépasser le capitalisme n’a-t-il pas été jusqu’à inspirer des plans de réforme d’esprit plus ou moins socialiste ? Il n’est qu’à voir ce grand représentant du crédit qu’est en France un Isaac Péreire et que ces plans de réforme font apparaître, selon Marx, à moitié comme un prophète et à moitié comme une canaille.
Tout aussi fragile apparaît, quand on l’examine de plus près, le deuxième facteur d’adaptation de la production - les organisations patronales. D’après la théorie de Bernstein, elles doivent, en réglementant la production, mettre fin à l’anarchie et prévenir l’apparition des crises. Sans doute le développement des cartels et des trusts est-il un phénomène dont on n’a pas encore étudié toutes les diverses conséquences économiques. Il constitue un problème qu’on ne peut résoudre qu’à l’aide de la doctrine marxiste. En tout cas une chose est certaine : les associations patronales ne réussiraient à endiguer l’anarchie capitaliste que dans la mesure où les cartels, les trusts, etc., deviendraient, au moins approximativement, une forme de production généralisée ou dominante. Or la nature même des cartels l’interdit. Le but économique final et l’action des organisations consistent, en excluant la concurrence à l’intérieur d’une branche de la production, à influer sur la répartition de la masse du profit réalisée sur le marché de manière à augmenter la part de cette branche d’industrie. L’organisation ne peut augmenter le taux de profit dans une branche d’industrie qu’aux dépens des autres, c’est précisément pourquoi elle ne peut être généralisée. Étendue à toutes les branches d’industrie importantes, elle annule elle-même son effet.
Mais même dans les limites de leur application pratique les associations patronales sont bien loin de supprimer l’anarchie, au contraire. Les cartels n’obtiennent ordinairement cette augmentation du profit sur le marché intérieur qu’en faisant rapporter pour l’étranger à un taux de profit bien inférieur la part du capital excédentaire qu’ils ne peuvent utiliser pour les besoins intérieurs, c’est-à-dire en vendant leurs marchandises à l’étranger à meilleur marché qu’à l’intérieur du pays. Il en résulte une aggravation de la concurrence à l’étranger, un renforcement de l’anarchie sur le marché mondial, c’est-à-dire précisément le contraire de ce que l’on se proposait d’obtenir. C’est ce que prouve, entre autres, l’histoire de l’industrie mondiale du sucre.
Enfin, et plus généralement en leur qualité de phénomènes liés au mode de production capitaliste, les associations patronales ne peuvent être considérées que comme un stade provisoire, comme une phase déterminée du développement capitaliste. En effet, les cartels ne sont rien d’autre au fond qu’un palliatif à la baisse fatale du taux de profit dans certaines branches de production. Quelles méthodes utilisent les cartels à cet effet ? Il ne s’agit au fond que de la mise en jachère d’une partie du capital accumulé, c’est-à-dire de la même méthode employée sous une autre forme dans les crises. Or, du remède à la maladie il n’y a qu’une différence de degré, et le remède ne peut passer pour un moindre mal que pendant un certain temps. Le jour où les débouchés viendront à diminuer, le marché mondial étant développé au maximum et épuisé par la concurrence des pays capitalistes, - et l’on ne peut nier que ce mouvement arrivera tôt ou tard - alors la mise en jachère partielle et forcée du capital prendra des dimensions considérables : le remède deviendra le mal même et le capital fortement socialisé par l’organisation et la concentration se transformera de nouveau en capital privé. En présence de difficultés accrues pour se faire une place sur le marché, chaque portion privée du capital préférera tenter seule sa chance. À ce moment-là, les organisations crèveront comme des bulles de savon, laissant la place à une concurrence aggravée.
Dans l’ensemble les cartels, tout comme le crédit, apparaissent donc comme des phases déterminées du développement qui ne font, en dernière analyse, qu’accroître encore l’anarchie du monde capitaliste, manifestant en eux-mêmes et portant à maturité toutes ses contradictions internes. Ils aggravent l’antagonisme existant entre le mode de production et le mode d’échange en exaspérant la lutte entre les producteurs et les consommateurs ; nous en voyons un exemple aux États-Unis d’Amérique. Ils aggravent en outre la contradiction entre le mode de production et le mode d’appropriation en opposant à la classe ouvrière, de la manière la plus brutale, la force supérieure du capital organisé, exaspérant ainsi à l’extrême l’antagonisme entre le capital et le travail. Enfin ils aggravent la contradiction entre le caractère international de l’économie capitaliste mondiale et le caractère national de l’État capitaliste, parce qu’ils s’accompagnent toujours d’une guerre douanière générale ; ils exaspèrent ainsi les antagonismes entre les différents États capitalistes. À cela il faut ajouter l’influence révolutionnaire exercée par les cartels sur la concentration de la production, son perfectionnement technique, etc.
Ainsi, quant à l’action exercée sur l’économie capitaliste, les cartels et les trusts n’apparaissent pas comme un “facteur d’adaptation” propre à en atténuer les contradictions, mais bien plutôt comme l’un des moyens qu’elle invente elle-même pour aggraver sa propre anarchie, développer ses contradictions internes, accélérer sa propre ruine.
Cependant, si le système du crédit, si les cartels, etc., n’éliminent pas l’anarchie du monde capitaliste, comment se fait-il que pendant deux décennies, depuis 1873, nous n’ayons eu aucune grande crise commerciale ? N’est-ce pas là un signe que le mode de production capitaliste s’est - au moins dans ses grandes lignes - “adapté” aux besoins de la société, contrairement à l’analyse faite par Marx ? La réponse ne s’est pas fait attendre. À peine Bernstein avait-il relégué en 1898 la théorie sur les crises de Marx parmi les vieilles lunes qu’une violente crise générale éclata en 1900 ; sept ans plus tard une crise nouvelle éclatait aux États-Unis, gagnant tout le marché mondial. Ainsi la théorie de l’ “adaptation” du capitalisme fut démentie par des faits éloquents. Ce démenti même démontrait que ceux qui abandonnaient la théorie sur les crises de Marx pour la seule raison qu’aucune crise n’avait éclaté au “terme” prévu par l’échéance avaient confondu l’essence de cette théorie avec un de ses aspects extérieurs secondaires : le cycle de dix ans. Or la formule d’une période décennale accomplissant tout le cycle de l’industrie capitaliste était chez Marx et Engels dans les années 60 et 70 une simple constatation des faits : ces faits ne correspondaient pas à une loi naturelle, mais à une série de circonstances historiques déterminées ; ils étaient liés à l’extension par bonds de la sphère d’influence du jeune capitalisme.
La crise de 1825 fut en effet le résultat des grands investissements de capitaux dans la construction des routes, des canaux et des usines à gaz qui furent accomplis au cours de la décennie précédente et notamment en Angleterre où éclata la crise. De même la crise suivante, de 1836 à 1839, fut la conséquence de placements formidables dans la construction des moyens de transport. La crise de 1847 fut provoquée, on le sait, par l’essor fiévreux de la construction des chemins de fer anglais (de 1844 à 1847, c’est-à-dire en trois ans seulement, le Parlement anglais accorda des concessions de lignes de chemins de fer pour une valeur d’environ 1,5 milliard de thalers). Dans ces trois cas ce sont par conséquent différentes formes d’expansion nouvelle de l’économie grâce au capitalisme, de la création de nouvelles bases du développement capitaliste qui sont à l’origine des crises. En 1857 on assiste d’abord à l’ouverture brusque de nouveaux débouchés à l’industrie européenne en Amérique et en Australie, à la suite de la découverte des mines d’or : puis ce fut, en France notamment, à la suite des exemples anglais, la construction de nombreuses lignes de chemins de fer (de 1852 à 1856 on construisit en France pour 1 250 000 francs de nouvelles lignes de chemins de fer). Enfin la grande crise de 1873 fut, comme on sait, une conséquence directe de la création et de l’expansion brutale de la grande industrie en Allemagne et en Autriche, qui suivirent les événements politiques de 1866 et 1871.
Ce fut par conséquent chaque fois l’expansion brusque de l’économie capitaliste et non le rétrécissement de son champ ni son épuisement qui fut à l’origine des crises commerciales. La périodicité décennale de ces crises internationales est un fait purement extérieur, un hasard. Le schéma marxiste de la formation des crises tel qu’Engels et Marx l’ont exposé le premier dans l’Anti-Dühring, le second dans le livre I et le livre III du Capital, ne s’applique d’une façon juste à ces crises que dans la mesure où il découvre leur mécanisme interne et leurs causes générales profondes ; peu importe que ces crises se répètent tous les dix ou tous les cinq ans, ou encore alternativement tous les vingt ou tous les huit ans. Mais ce qui démontre le mieux l’inexactitude de la théorie bersteinienne, c’est le fait que ce sont précisément les pays où les fameux “facteurs d’adaptation” capitalistes : le crédit, les moyens d’information, et les trusts sont le plus développés, qui ont ressenti avec le plus de violence les effets de la crise de 1907-1908.
L’idée que la production capitaliste pourrait “s’adapter” à l’échange implique de deux choses l’une : ou bien que le marché mondial s’accroît sans limites, à l’infini, ou bien au contraire qu’il y a un frein au développement des forces productives afin que celles-ci ne débordent pas les limites du marché. La première hypothèse se heurte à une impossibilité matérielle ; à la seconde s’opposent les progrès constants de la technique dans tous les domaines de la production, suscitant tous les jours de nouvelles forces productives.
Reste un phénomène qui, d’après Bernstein, contredirait la tendance ci-dessus indiquée du développement capitaliste : c’est la “phalange inébranlable” des entreprises moyennes. Il voit dans leur existence un signe que le développement de la grande industrie n’a pas une influence aussi révolutionnaire du point de vue de la concentration des entreprises que ne le croient les tenants de la “théorie de la catastrophe”. Mais il est ici encore victime d’un malentendu qu’il a lui-même créé. Cela serait en effet mal comprendre le développement de la grande industrie que de s’imaginer qu’il entraîne nécessairement la disparition progressive des entreprises moyennes.
Dans le cours général du développement capitaliste, les petits capitaux jouent, d’après la théorie marxiste, le rôle de pionniers de la révolution technique et ceci à un double titre : d’abord, en ce qui concerne les méthodes nouvelles de production dans les anciennes branches fortement enracinées, ensuite dans la création de nouvelles branches de production non encore exploitées par les gros capitaux. On aurait donc tort de se figurer l’histoire des entreprises moyennes comme une ligne droite descendante qui irait du déclin progressif jusqu’à la disparition totale. L’évolution réelle est ici encore dialectique ; elle oscille sans cesse entre des contradictions. Les classes moyennes capitalistes se trouvent tout comme la classe ouvrière sous l’influence de deux tendances antagonistes, l’une ascendante, l’autre descendante. La tendance descendante est la croissance continue de l’échelle de la production qui déborde périodiquement le cadre des capitaux moyens, les écartant régulièrement du champ de la concurrence mondiale. La tendance ascendante est constituée par la dépréciation périodique du capital existant qui fait baisser pour un certain temps l’échelle de la production selon la valeur du capital minimum nécessaire, ainsi que la pénétration de la production capitaliste dans les sphères nouvelles. Il ne faut pas regarder la lutte des entreprises moyennes contre le grand capital comme une bataille en règle où la partie la plus faible verrait de plus en plus diminuer et fondre ses troupes en nombre absolu ; c’est plutôt comme si de petits capitaux étaient périodiquement fauchés pour s’empresser de repousser afin d’être fauchés à nouveau par la grande industrie. Des deux tendances qui se disputent le sort des classes moyennes capitalistes, c’est finalement la tendance descendante qui l’emporte. L’évolution est ici inverse de celle de la classe ouvrière. Cela ne se manifeste pas nécessairement dans une diminution numérique absolue des entreprises moyennes ; il peut y avoir 1° une augmentation progressive du capital minimum nécessaire au fonctionnement des entreprises dans les anciennes branches de la production ; 2° une diminution constante de l’intervalle de temps pendant lequel les petits capitaux conservent l’exploitation des nouvelles branches de la production. Il en résulte pour le petit capital individuel une durée d’existence de plus en plus brève et un changement de plus en plus rapide des méthodes de production ainsi que de la nature des investissements. Pour la classe moyenne dans son ensemble il en résulte une accélération du métabolisme social.
Bernstein le sait parfaitement bien et il le constate d’ailleurs lui-même. Mais ce qu’il semble oublier, c’est que c’est là la loi même du mouvement des entreprises moyennes capitalistes. Si on admet que les petits capitaux sont les pionniers du progrès technique, qui est lui-même le moteur essentiel de l’économie capitaliste, on doit conclure que les petits capitaux accompagnent nécessairement le développement du capitalisme, car ils font partie intégrante de celui-ci et ne disparaîtront qu’avec lui. La disparition progressive des entreprises moyennes - au sens statistique absolu dont parle Bernstein - signifierait non pas comme le pense ce dernier, la tendance révolutionnaire du développement capitaliste, mais le contraire, c’est-à-dire un arrêt, un assoupissement de ce développement. “Le taux du profit, c’est-à-dire l’accroissement proportionnel du capital, dit Marx, est important avant tout pour tous les nouveaux placeurs de capitaux se groupant indépendamment. Et dès que la formation de capital tomberait exclusivement aux mains d’une poignée de gros capitaux tout formés, le feu vivifiant de la production s’éteindrait - entrerait en somnolence.” (Capital, livre III, ch. 15, 2, tome X, p. 202, traduction Molitor).
3. La réalisation du socialisme par des réformes sociales
Bernstein récuse la théorie de la catastrophe, il refuse d’envisager l’effondrement du capitalisme comme voie historique menant à la réalisation de la société socialiste. Quelle est donc la voie qui y mène selon les théoriciens de l’ “adaptation du capitalisme” ? Bernstein ne fait que de brèves allusions à cette question à laquelle Conrad Schmidt a essayé de répondre en détail dans l’esprit de Bernstein (voir le Vorwärts du 20 février 1898, revue des livres). D’après Conrad Schmidt “la lutte syndicale et la lutte politique pour les réformes auraient pour résultat un contrôle social de plus en plus poussé sur les conditions de la production” ; et parviendraient à “restreindre de plus en plus au moyen de la législation les droits du propriétaire du capital en réduisant son rôle à celui d’un simple administrateur” jusqu’au jour où finalement on “enlèvera au capitaliste à bout de résistance, voyant sa propriété perdre de plus en plus de valeur pour lui, la direction et l’administration de l’exploitation” et où l’on introduira en fin de compte l’exploitation collective.
Bref les syndicats, les réformes sociales et, ajoute Bernstein, la démocratisation politique de l’État, tels sont les moyens de réaliser progressivement le socialisme.
Commençons par les syndicats : leur principale fonction - personne ne l’a mieux exposé que Bernstein lui-même en 1891 dans la Neue Zeit - consiste à permettre aux ouvriers de réaliser la loi capitaliste des salaires, c’est-à-dire la vente de la force de travail au prix conjoncturel du marché. Les syndicats servent le prolétariat en utilisant dans leur propre intérêt, à chaque instant, ces conjonctures du marché. Mais ces conjonctures elles-mêmes, c’est-à-dire d’une part la demande de force de travail déterminée par l’état de la production, et d’autre part l’offre de force de travail créée par la prolétarisation des classes moyennes et la reproduction naturelle de la classe ouvrière, enfin le degré de productivité du travail sont situées en dehors de la sphère d’influence des syndicats. Aussi ces éléments ne peuvent-ils pas supprimer la loi des salaires. Ils peuvent, dans le meilleur des cas, maintenir l’exploitation capitaliste à l’intérieur des limites “normales” dictées à chaque instant par la conjoncture, mais ils sont absolument hors d’état de supprimer l’exploitation elle-même, même progressivement.
Conrad Schmidt considère, il est vrai, le syndicalisme actuel comme étant “à un faible stade de début”, il espère que dans l’avenir le “mouvement syndical exercera une influence de plus en plus régulatrice sur la production”. Mais cette influence régulatrice sur la production ne peut s’entendre que de deux manières : il s’agit soit d’intervenir dans le domaine technique du processus de la production, soit de fixer les dimensions de la production elle-même. De quelle nature peut être, dans ces deux domaines, l’influence des syndicats ? Il est évident que, pour ce qui est de la technique de la production, l’intérêt du capitalisme coïncide jusqu’à un certain point avec le progrès et le développement de l’économie capitaliste. C’est la nécessité vitale qui le pousse aux améliorations techniques. Mais la situation de l’ouvrier individuel est absolument inverse : toute transformation technique s’oppose aux intérêts des ouvriers directement concernés et aggrave leur situation immédiate en dépréciant la force de travail, en rendant le travail plus intensif, plus monotone, plus pénible. Dans la mesure où le syndicat peut intervenir dans la technique de la production il ne peut évidemment le faire qu’en ce sens, c’est-à-dire en épousant l’attitude de chaque groupe ouvrier directement intéressé, par conséquent en s’opposant nécessairement aux innovations. En ce cas, on n’agit pas dans l’intérêt de l’ensemble de la classe ouvrière ni de son émancipation, qui coïncide plutôt avec le progrès technique, c’est-à-dire avec l’intérêt de chaque capitaliste, mais tout au contraire dans le sens de la réaction. En effet, de telles interventions dans le domaine technique se rencontrent non dans l’avenir, où les cherche Conrad Schmidt, mais dans le passé du mouvement syndical. Elles sont caractéristiques de la plus ancienne phase du trade-unionisme anglais (jusqu’au milieu des années 1860) où l’on retrouvait des survivances corporatives moyen-âgeuses et qui s’inspiraient du principe périmé du “droit acquis à un travail convenable”, selon l’expression des Webb dans leur Théorie et pratique des syndicats anglais (t. II, p. 100 et suivantes). La tentative des syndicats pour fixer les dimensions de la production et les prix des marchandises est, tout au contraire, un phénomène de date récente. Ce n’est que dans les tout derniers temps que nous le voyons apparaître, encore une fois en Angleterre seulement (ibid., t. II, p. 115 et suiv.). Il est d’inspiration et de tendance analogues aux précédentes. À quoi se réduit en effet la participation active des syndicats à la fixation des dimensions et du coût de la production des marchandises ? À un cartel rassemblant des ouvriers et des entrepreneurs contre le consommateur : ils font usage contre les entrepreneurs concurrents de mesures coercitives qui ne le cèdent en rien aux méthodes de l’association patronale ordinaire. Il ne s’agit plus là d’un conflit entre le travail et le capital mais d’une lutte menée solidairement par le capital et la force de travail contre la société consommatrice. Si nous jugeons sa valeur sociale, c’est une entreprise réactionnaire, elle ne peut constituer un stade de la lutte pour l’émancipation du prolétariat, car elle est tout le contraire d’une lutte de classes ; si nous jugeons sa valeur pratique, c’est une utopie : il suffit d’un coup d’œil pour voir qu’elle ne peut s’étendre à de grandes branches de production travaillant pour le marché mondial.
L’activité des syndicats se réduit donc essentiellement à la lutte pour l’augmentation des salaires et pour la réduction du temps de travail ; elle cherche uniquement à avoir une influence régulatrice sur l’exploitation capitaliste en suivant les fluctuations du marché ; toute intervention sur le processus de production lui reste, par la nature même des choses, interdite. Mais, bien plus, le mouvement syndical se développe dans un sens tout à fait opposé à l’hypothèse de Conrad Schmidt : il tend à couper entièrement le marché du travail de tout contact direct avec le reste du marché. Citons un exemple caractéristique de cette tendance : toute tentative pour relier directement le contrat de travail à la situation générale de la production par le système de l’échelle mobile des salaires est dépassée par l’évolution historique, et les trade-unions s’en écartent de plus en plus (Webb, ibid, p. 115). Mais même à l’intérieur des limites de sa sphère d’influence, le mouvement syndical n’accroît pas indéfiniment son expansion, comme le supposait la théorie de l’adaptation du capitalisme. Bien au contraire. Si l’on examine d’assez longues périodes de développement social, on est obligé de constater que dans l’ensemble nous allons au-devant d’une époque non pas d’expansion triomphante, mais de difficultés croissantes pour le mouvement syndical. Les réformes se heurtent d’ailleurs aux limites des intérêts du capital. Certes, Bernstein et Conrad Schmidt estiment que le mouvement actuel n’est qu’à un “faible stade de début” ; ils espèrent pour l’avenir des réformes se développant à l’infini pour le plus grand bien de la classe ouvrière. Ils cèdent en cela à la même illusion que lorsqu’ils croient à l’expansion illimitée du syndicalisme. Quand le développement de l’industrie aura atteint son apogée et que sur le marché mondial commencera pour le capital la phase descendante, la lutte syndicale deviendra difficile : 1° parce que les conjonctures objectives du marché seront défavorables à la force de travail, la demande de force de travail augmentant plus lentement et l’offre plus rapidement, que ce n’est le cas aujourd’hui ; 2° parce que le capital lui-même, pour se dédommager des pertes subies sur le marché mondial, s’efforcera de réduire la part du produit revenant aux ouvriers. La réduction des salaires n’est-elle pas, en somme, selon Marx, l’un des principaux moyens de freiner la baisse des taux de profits ? (voir Marx, Capital, livre III, chap. XIV, 2, tome X, p. 162). L’Angleterre nous offre déjà l’exemple de ce qu’est le début du deuxième stade du mouvement syndical. À ce stade la lutte se réduit nécessairement de plus en plus à la simple défense des droits acquis, et même celle-ci devient de plus en plus difficile. Telle est la tendance générale de l’évolution dont la contre-partie doit être le développement de la lutte de classe politique et sociale.
Conrad Schmidt commet la même erreur de perspective historique en ce qui concerne la réforme sociale : il attend d’elle qu’elle “dicte à la classe capitaliste avec l’aide des coalitions ouvrières syndicales les conditions dans lesquelles celle-ci peut acheter la force de travail”. C’est dans le sens de la réforme sociale ainsi comprise que Bernstein appelle la législation ouvrière un morceau de “contrôle social” et comme tel, un morceau de socialisme. De même Conrad Schmidt dit en parlant des lois de protection ouvrière : “contrôle social” ; après avoir transformé ainsi avec bonheur l’État en société, il ajoute, avec une belle confiance : “c’est-à-dire la classe ouvrière ascendante” ; grâce à ce tour de passe-passe les inoffensives mesures de protection du travail décrétées par le Conseil fédéral allemand deviennent des mesures de transition vers le socialisme du prolétariat allemand.
La mystification saute aux yeux. L’État actuel n’est justement pas une “société” dans le sens de “classe ouvrière ascendante”, mais le représentant de la société capitaliste, c’est-à-dire un État de classe. C’est pourquoi la réforme qu’il propose n’est pas une application du “contrôle social”, c’est-à-dire du contrôle de la société des travailleurs libres sur son propre processus de travail, mais un contrôle de l’organisation de classe de capital sur le processus de production du capital. Les réformes se heurtent d’ailleurs aux limites des intérêts du capital ; certes Bernstein et Conrad Schmidt ne voient dans le courant actuel qu’un “faible stade de début”, ils espèrent pour l’avenir des réformes se développant à l’infini, pour le plus grand bien de la classe ouvrière. Ils sont victimes de la même illusion que lorsqu’ils cédaient à leur foi en une expansion illimitée du syndicalisme.
La théorie de la réalisation progressive du socialisme au moyen de réformes sociales implique, et c’est là son fondement, un certain développement objectif tant de la propriété capitaliste que de l’État. En ce qui concerne la première, le schéma du développement futur tend, d’après Conrad Schmidt, à “restreindre de plus en plus les droits du propriétaire du capital en réduisant son rôle à celui de simple administrateur”. Pour compenser la prétendue impossibilité d’abolir d’un seul coup la propriété des moyens de production, Conrad Schmidt invente une théorie de l’expropriation progressive. Il imagine que le droit de propriété se divise en “droit suprême de propriété” attribué à la “société” et appelé selon lui à s’étendre toujours davantage, et en droit de jouissance qui, dans les mains du capitalisme, se réduirait de plus en plus à la simple gestion de l’entreprise. Or, de deux choses l’une : ou bien cette construction théorique n’est qu’une innocente figure de rhétorique à laquelle il n’attache guère d’importance, et alors la théorie de l’expropriation progressive perd tout fondement. Ou bien elle représente à ses yeux le véritable schéma de l’évolution juridique ; mais alors il se trompe du tout au tout. La décomposition du droit de propriété en diverses compétences juridiques, dont Conrad Schmidt se réclame pour échafauder sa théorie de “l’expropriation progressive” du capital, caractérise la société féodale fondée sur l’économie naturelle : la répartition du produit social entre les différentes classes de la société se faisait en nature et se fondait sur des relations personnelles entre le seigneur féodal et ses sujets. La décomposition de la propriété en divers droits partiels correspondait à l’organisation établie de la répartition de la richesse sociale. En revanche, le passage à la production marchande et la dissolution de tous les liens personnels entre les différents participants au processus de la production renforcent les rapports entre l’homme et la chose, c’est-à-dire la propriété privée. La répartition ne se fondait plus désormais sur des liens personnels, mais s’accomplissait par le moyen de l’échange, les différents droits de participation à la richesse sociale ne se mesurant pas en fractions de droits de propriété d’un objet commun, mais selon la valeur apportée par chacun sur le marché. Aussi bien le premier grand changement introduit dans les rapports juridiques et consécutif à la naissance de la production marchande dans les communes urbaines du Moyen-âge fut-il la création de la propriété privée absolue au sein même des rapports juridiques féodaux, dans un régime de droit de propriété morcelé. Mais dans la production capitaliste cette évolution ne fait que se poursuivre. Plus le processus de production est socialisé, plus la répartition se fonde exclusivement sur l’échange, et plus la propriété privée capitaliste prend un caractère absolu et sacré ; la propriété capitaliste, qui était un droit sur les produits de son propre travail, se transforme de plus en plus en un droit de s’approprier le travail d’autrui. Tant que le capitaliste gère lui-même l’usine, la répartition reste liée, dans une certaine mesure, à une participation personnelle au processus de la production. Mais dans la mesure où on peut se passer du capitaliste pour diriger l’usine - ce qui est tout à fait le cas dans les sociétés par actions - la propriété du capital en tant que participation à la répartition se détache complètement de toute relation personnelle avec la production, il apparaît alors dans sa forme la plus pure et la plus absolue. C’est dans le capital-action et le capital de crédit industriel que le droit de propriété capitaliste est parvenu à son stade le plus achevé.
Le schéma historique de Conrad Schmidt qui montre le propriétaire passant de la fonction de “propriétaire à celle de simple gestionnaire” ne correspond donc aucunement à la tendance réelle de l’évolution : celle-ci nous le montre au contraire passant du rôle de propriétaire et de gestionnaire au rôle de simple propriétaire.
Il en va de Conrad Schmidt ici comme de Goethe : “ce qu’il possède il le voit comme lointain, ce qui n’est plus devient réalité à ses yeux”.
Son schéma historique nous indique une évolution économique qui rétrograderait du stade moderne de la société par actions à celui de la manufacture ou même de l’atelier artisanal ; de même juridiquement il veut ramener le monde capitaliste à son berceau, le monde féodal de l’économie naturelle.
Dans cette perspective le “contrôle social” tel que nous le montre Conrad Schmidt apparaît sous un autre jour. Ce qui joue aujourd’hui le rôle de “contrôle social” - la législation ouvrière, le contrôle des sociétés par actions, etc. - n’a, en fait, rien de commun avec une participation au droit de propriété, avec une “propriété suprême” de la société. Sa fonction n’est pas de limiter la propriété capitaliste, mais au contraire de la protéger. Ou encore - économiquement parlant - il ne constitue pas une atteinte à l’exploitation capitaliste, mais une tentative pour la normaliser. Lorsque Bernstein pose la question de savoir si telle ou telle loi de protection ouvrière contient plus ou moins de socialisme, nous pouvons lui répondre que la meilleure des lois de protection ouvrière contient à peu près autant de socialisme que les ordonnances municipales sur le nettoyage des rues et l’allumage des becs de gaz - qui relèvent aussi du “contrôle social”.
4. La politique douanière et le militarisme
La deuxième condition nécessaire à la réalisation progressive du socialisme selon Edouard Bernstein est la transformation graduelle de l’État en société. C’est aujourd’hui un lieu commun que de dire que l’État actuel est un État de classe. Il faut prendre cette affirmation non pas dans un sens absolu et rigide, mais dans un sens dialectique comme tout ce qui a trait à la société capitaliste.
Par la victoire politique de la bourgeoisie, l’État est devenu un État capitaliste. Certes, le développement du capitalisme lui-même modifie profondément le caractère de l’État, élargissant sans cesse la sphère de son action, lui imposant constamment de nouvelles fonctions, notamment dans le domaine de l’économie où il rend de plus en plus nécessaires son intervention et son contrôle. En ce sens il prépare peu à peu la fusion future de l’État et de la société, et, pour ainsi dire, la reprise des fonctions de l’État par la société. Dans cet ordre d’idées on peut parler également d’une transformation progressive de l’État capitaliste en société ; en ce sens il est incontestable, comme Marx le dit, que la législation ouvrière est la première intervention consciente de la “société” dans son processus vital social, phase à laquelle se réfère Bernstein.
Mais d’autre part, ce même développement du capitalisme réalise une autre transformation dans la nature de l’État. L’État actuel est avant tout une organisation de la classe capitaliste dominante. Il assume sans doute des fonctions d’intérêt général dans le sens du développement social ; mais ceci seulement dans la mesure où l’intérêt général et le développement social coïncident avec les intérêts de la classe dominante. La législation de protection ouvrière, par exemple, sert autant l’intérêt immédiat de classe des capitalistes que ceux de la société en général. Mais cette harmonie cesse à un certain stade du développement capitaliste. Quand ce développement a atteint un certain niveau, les intérêts de classe de la bourgeoisie et ceux du progrès économique commencent à se séparer même à l’intérieur du système de l’économie capitaliste. Nous estimons que cette phase a déjà commencé ; en témoignent deux phénomènes extrêmement importants de la vie sociale actuelle : la politique douanière d’une part, et le militarisme de l’autre. Ces deux phénomènes ont joué dans l’histoire du capitalisme un rôle indispensable et, en ce sens, progressif, révolutionnaire. Sans la protection douanière, le développement de la grande industrie dans les différents pays eût été presque impossible. Mais actuellement la situation est tout autre. La protection douanière ne sert plus à développer les jeunes industries, mais à maintenir artificiellement des formes vieillies de production. Du point de vue du développement capitaliste, c’est-à-dire du point de vue de l’économie mondiale, il importe peu que l’Allemagne exporte plus de marchandises en Angleterre ou que l’Angleterre exporte plus de marchandises en Allemagne. Par conséquent, si l’on considère le développement du capitalisme, la protection douanière a joué le rôle du bon serviteur qui, ayant rempli son office, n’a plus qu’à partir. Il devrait même le faire ; étant donné l’état de dépendance réciproque dans lequel se trouvent actuellement les différentes branches d’industrie, les droits de douane sur n’importe quelle marchandise ont nécessairement pour résultat de renchérir la production des autres marchandises à l’intérieur du pays, c’est-à-dire d’entraver à nouveau le développement de l’industrie. Il n’en est pas de même du point de vue des intérêts de la classe capitaliste. L’industrie n’a pas besoin, pour son développement, de la protection douanière, mais les entrepreneurs en ont besoin, eux, pour protéger leurs débouchés. Cela signifie qu’actuellement les douanes ne servent plus à protéger une production capitaliste en voie de développement contre une autre plus avancée, mais qu’ils favorisent la concurrence d’un groupe national de capitalistes contre un autre groupe national. En outre, les douanes n’ont plus la fonction nécessaire de protection de l’industrie naissante, elles n’aident plus celle-ci à créer et conquérir un marché intérieur ; elles sont des agents indispensables dans la cartellisation de l’industrie, c’est-à-dire dans la lutte des producteurs capitalistes contre la société consommatrice. Enfin, dernier trait spécifique de la politique douanière actuelle : ce n’est pas l’industrie mais l’agriculture qui joue aujourd’hui le rôle prédominant dans la politique douanière, autrement dit le protectionnisme est devenu un moyen d’expression des intérêts féodaux et sert à les maquiller des couleurs du capitalisme.
On assiste à une évolution semblable du militarisme. Si nous considérons l’histoire non telle qu’elle aurait pu ou dû être, mais telle qu’elle s’est produite dans la réalité, nous sommes obligés de constater que la guerre a été un auxiliaire indispensable du développement capitaliste. Aux États-Unis d’Amérique du Nord, en Allemagne, en Italie, dans les États balkaniques, en Russie, et en Pologne, dans tous ces pays le capitalisme dut son premier essor aux guerres, quelle qu’en fût l’issue, victoire ou défaite. Tant qu’il existait des pays dont il fallait détruire l’état de division intérieure ou d’isolement économique, le militarisme joua un rôle révolutionnaire du point de vue capitaliste, mais aujourd’hui la situation est différente. L’enjeu des conflits qui menacent la scène de la politique mondiale n’est pas l’ouverture de nouveaux marchés au capitalisme ; il s’agit plutôt d’exporter dans d’autres continents les antagonismes européens déjà existants. Ce qui s’affronte aujourd’hui, les armes à la main, qu’il s’agisse de l’Europe ou des autres continents, ce ne sont pas d’une part les pays capitalistes, et d’autre part les pays d’économie naturelle ; ce sont des États d’économie capitaliste avancée, poussés au conflit par l’identité de leur développement. Il est vrai que le conflit, s’il éclate, ne pourra être que fatal à ce développement ; en effet, il ébranlera et bouleversera profondément la vie économique de tous les pays capitalistes. Mais la chose apparaît tout à fait différente du point de vue de la classe capitaliste. Pour elle, le militarisme est actuellement devenu indispensable à un triple point de vue : 1° Il lui sert à défendre des intérêts nationaux en concurrence contre d’autres groupes nationaux ; 2° il constitue un domaine d’investissement privilégié, tant pour le capital financier que pour le capital industriel, et 3° il lui est utile à l’intérieur pour assurer sa domination de classe sur le peuple travailleur, tous intérêts qui n’ont, en soi, rien de commun avec le progrès du capitalisme. Deux traits spécifiques caractérisent le militarisme actuel : c’est d’abord son développement général et concurrent dans tous les pays ; on le dirait poussé à s’accroître par une force motrice interne et autonome : phénomène encore inconnu il y a quelques décennies ; c’est ensuite le caractère fatal, inévitable de l’explosion imminente, bien que l’on ignore l’occasion qui la déclenchera, les États qui seront d’abord touchés, l’objet du conflit et toutes les autres circonstances. Le moteur du développement capitaliste, le militarisme, à son tour, est devenu une maladie capitaliste.
Dans ce conflit entre le développement du capitalisme et les intérêts de la classe dominante, l’État se range du côté de cette dernière. Sa politique, de même que celle de la bourgeoisie, s’oppose au développement social. Il cesse ainsi toujours plus d’être le représentant de l’ensemble de la société et en même temps se transforme toujours plus en un pur État de classe, ou plus exactement ces deux qualités cessent de coïncider pour devenir des données contradictoires internes de l’État. Et cette contradiction ne fait que s’aggraver de jour en jour. Car d’une part on voit s’accroître les fonctions d’intérêt général de l’État, ses interventions dans la vie sociale, son “contrôle” sur celle-ci. Mais d’autre part son caractère de classe l’oblige toujours plus à accentuer son activité coercitive dans des domaines qui ne servent que le caractère de classe de la bourgeoisie et n’ont pour la société qu’une importance négative : à savoir le militarisme et la politique douanière et coloniale. Et par ailleurs le “contrôle social” qu’il exerce est également marqué par son caractère de classe (que l’on songe à la façon dont est appliquée la protection ouvrière dans tous les pays).
Bernstein voyait dans l’extension de la démocratie un dernier moyen de réaliser progressivement le socialisme : or une telle extension, loin de s’opposer à la transformation du caractère de l’État telle que nous venons de la décrire, ne fait que la confirmer.
Conrad Schmidt affirme même que la conquête d’une majorité socialiste au Parlement est le moyen direct de réaliser le socialisme par étapes. Or les formes démocratiques de la politique sont incontestablement un signe très net du passage progressif de l’État en société ; il y a bien là en ce sens une étape vers la transformation socialiste. Mais le caractère contradictoire de l’État capitaliste se manifeste de manière éclatante dans le parlementarisme moderne. Certes, formellement, le parlementarisme sert à exprimer dans l’organisation de l’État les intérêts de l’ensemble de la société. Mais d’autre part, ce que le parlementarisme représente ici, c’est uniquement la société capitaliste, c’est-à-dire une société dans laquelle prédominent les intérêts capitalistes. Par conséquent, dans cette société, les institutions formellement démocratiques ne sont, quant à leur contenu, que des instruments des intérêts de la classe dominante. On en a des preuves concrètes : dès que la démocratie a tendance à nier son caractère de classe et à se transformer en instrument de véritables intérêts du peuple, les formes démocratiques elles-mêmes sont sacrifiées par la bourgeoisie et par sa représentation d’État. Aussi l’idée de la conquête d’une majorité parlementaire apparaît-elle comme un faux calcul : en se préoccupant uniquement, à la manière du libéralisme bourgeois, de l’aspect formel de la démocratie, on néglige entièrement l’autre aspect, son contenu réel. Et le parlementarisme dans son ensemble n’apparaît pas du tout, comme le croit Bernstein, comme un élément immédiatement socialiste, qui imprégnerait peu à peu toute la société capitaliste, mais au contraire comme un instrument spécifique de l’État de classe bourgeois, un moyen de faire mûrir et de développer les contradictions capitalistes.
Si l’on considère ce développement objectif de l’État, on se rend compte que le mot de Bernstein et de Conrad Schmidt sur le “contrôle social” croissant n’est qu’une formule creuse contredite de jour en jour davantage par la réalité.
La théorie de l’instauration progressive du socialisme évoque finalement une réforme de la propriété et de l’État capitaliste évoluant dans le sens du socialisme. Or la propriété et l’État évoluent, des faits sociaux en témoignent, dans un sens absolument opposé. Le processus de production se socialise de plus en plus, et l’intervention du contrôle de l’État sur ce processus de production s’étend de plus en plus. Mais en même temps la propriété privée prend toujours plus la forme de l’exploitation capitaliste brutale du travail d’autrui, et le contrôle exercé par l’État est toujours plus marqué par des intérêts de classe. Par conséquent, dans la mesure où l’État, c’est-à-dire l’organisation politique, et les rapports de propriété, c’est-à-dire l’organisation juridique du capitalisme deviennent de plus en plus capitalistes, et non pas de plus en plus socialistes, ils opposent à la théorie de l’introduction progressive du socialisme deux difficultés insurmontables.
Fourier avait eu l’invention fantastique de transformer, grâce au système des phalanstères, toute l’eau des mers du globe en limonade. Mais l’idée de Bernstein de transformer, en y versant progressivement les bouteilles de limonade réformistes, la mer de l’amertume capitaliste en l’eau douce du socialisme, est peut-être plus plate, mais non moins fantastique.
Les rapports de production de la société capitaliste se rapprochent de plus en plus des rapports de production de la société socialiste. En revanche, ses rapports politiques et juridiques élèvent entre la société capitaliste et la société socialiste un mur de plus en plus haut. Ce mur, non seulement les réformes sociales ni la démocratie ne le battront en brèche, mais au contraire elles l’affermissent et le consolident. Ce qui pourra l’abattre, c’est uniquement le coup de marteau de la révolution, c’est-à-dire la conquête du pouvoir politique par le prolétariat.
 5. Conséquences pratiques et caractère général du révisionnisme
Nous avons dans notre premier chapitre essayé de montrer que la théorie de Bernstein retire au programme socialiste toute assise matérielle et le transporte sur une base idéaliste. Voilà pour le fondement théorique de sa doctrine - mais comment apparaît la théorie traduite dans la pratique ? Constatons d’abord que dans la forme elle ne se distingue en rien de la pratique de la lutte social-démocrate telle qu’elle est exercée jusqu’à présent. Luttes syndicales, luttes pour les réformes sociales et pour la démocratisation des institutions politiques, c’est bien là le contenu formel de l’activité du Parti social-démocrate. La différence ne réside donc pas ici dans le quoi mais dans le comment. Dans l’état actuel des choses la lutte syndicale et la lutte parlementaire sont conçues comme des moyens de diriger et d’éduquer peu à peu le prolétariat en vue de la prise du pouvoir politique. Selon la théorie révisionniste, qui considère comme inutile et impossible la conquête du pouvoir, la lutte syndicale et la lutte parlementaire doivent être menées uniquement en vue d’objectifs immédiats pour l’amélioration de la situation matérielle des ouvriers et en vue de la réduction progressive de l’exploitation capitaliste et de l’extension du contrôle social. Laissons de côté l’amélioration immédiate de la situation des ouvriers, puisque l’objectif est commun aux deux conceptions, celle du Parti et celle du révisionnisme ; la différence entre ces deux conceptions peut alors être définie en quelques mots : selon la conception courante, la lutte politique et syndicale a une signification socialiste en ce sens qu’elle prépare le prolétariat - qui est le facteur subjectif de la transformation socialiste - à réaliser cette transformation. D’après Bernstein la lutte syndicale et politique a pour tâche de réduire progressivement l’exploitation capitaliste, d’enlever de plus en plus à la société capitaliste ce caractère capitaliste et de lui donner le caractère socialiste, en un mot de réaliser objectivement la transformation socialiste de la société. Quand on examine la chose de plus près, on s’aperçoit que ces deux conceptions sont absolument opposées. Selon la conception courante du parti, le prolétariat acquiert par l’expérience de la lutte syndicale et politique la conviction qu’il est impossible de transformer de fond en comble sa situation au moyen de cette seule lutte, et qu’il n’y parviendra définitivement qu’en s’emparant du pouvoir politique. La théorie de Bernstein part du préalable de l’impossibilité de la conquête du pouvoir pour réclamer l’instauration du socialisme au moyen de la seule lutte syndicale et politique.
La théorie de Bernstein croit au caractère socialiste de la lutte syndicale et parlementaire, à laquelle elle attribue une action socialisante progressive sur l’économie capitaliste. Mais cette action socialisante n’existe, nous l’avons montré, que dans l’imagination de Bernstein.
Les structures capitalistes de la propriété et de l’État se développent dans une direction tout à fait opposée. De ce fait la lutte quotidienne concrète de la social-démocratie perd, en dernière analyse, tout rapport avec le socialisme. La lutte syndicale et la lutte politique sont importantes parce qu’elles agissent sur la conscience du prolétariat, qu’elles lui donnent une conscience socialiste, qu’elles l’organisent en tant que classe. Leur attribuer un pouvoir direct de socialisation de l’économie capitaliste, c’est non seulement aller au-devant d’un échec en ce domaine, mais encore leur faire perdre tout autre signification : elles cessent alors d’être un moyen d’éduquer la classe ouvrière, de la préparer à la conquête du pouvoir. Aussi Edouard Bernstein et Conrad Schmidt font-ils un contre-sens complet lorsque pour se rassurer ils affirment que même si l’on réduit la lutte aux réformes sociales et au mouvement syndical on n’abandonne pas pour autant le but final du mouvement ouvrier : chaque pas fait en cette voie ne déborde-t-il pas ses propres buts et le but socialiste n’est-il pas présent dans tout le mouvement comme tendance qui l’anime ? C’est tout à fait vrai, sans doute, de la tactique actuelle de la social-démocratie où la conscience du but - la conquête du pouvoir politique - et l’effort pour l’atteindre précèdent et orientent toute la lutte syndicale et le mouvement pour les réformes. Mais si l’on sépare cette orientation préalable du mouvement et si l’on fait de la réforme sociale un objectif autonome, elle ne mènera certes pas à la réalisation du but final, au contraire. Conrad Schmidt s’en remet à un mouvement pour ainsi dire automatique qui, une fois déclenché, ne peut plus s’arrêter de lui-même ; il part de l’idée très simple que l’appétit vient en mangeant et que la classe ouvrière ne peut se contenter de réformes tant que la transformation socialiste de la société n’est pas achevée. Ce dernier postulat est sans doute exact, et l’insuffisance des réformes capitalistes en témoigne. Mais la conclusion qu’il en tire ne serait vraie que si l’on pouvait construire une chaîne ininterrompue de réformes sociales de plus en plus étendues qui mènerait du régime capitaliste actuel au régime socialiste. C’est là une vue fantaisiste. D’après la nature des choses la chaîne se rompra très vite et à partir de cette rupture les voies où le mouvement peut s’engager sont multiples et variées.
Le résultat immédiat le plus probable est un changement de tactique en vue d’obtenir par tous les moyens les résultats pratiques de la lutte, c’est-à-dire les réformes sociales. Le point de vue de classe irréconciliable n’a de sens que si l’on se propose la prise du pouvoir ; il n’est que gênant à partir du moment où l’on n’a en vue que les objectifs pratiques immédiats. On en arrive bientôt à adopter une “politique de compensation” - traduisez une “politique de maquignonnage” - et une attitude conciliante sagement diplomatique. Mais le mouvement ne peut s’arrêter longtemps. Quelque tactique que l’on emploie, puisque les réformes sociales sont et restent, en régime capitaliste, des coquilles vides, en bonne logique l’étape suivante sera la désillusion, même en ce qui concerne les réformes - on aboutira à ce havre paisible où se sont réfugiés les professeurs Schmoller et Cie qui, après avoir navigué sur les eaux du réformisme social, finissent par laisser tout aller à la grâce de Dieu. Le socialisme ne découle donc pas automatiquement et en toutes circonstances de la lutte quotidienne de la classe ouvrière. Il naîtra de l’exaspération des contradictions internes de l’économie capitaliste et de la prise de conscience de la classe ouvrière, qui comprendra la nécessité de les abolir au moyen de la révolution sociale. Nier les unes et refuser l’autre, comme le fait le révisionnisme, aboutit à réduire le mouvement ouvrier à une simple association corporative, au réformisme, et conduit automatiquement à abandonner le point de vue de classe.
Ces conséquences apparaissent clairement quand on considère le révisionnisme sous un autre aspect et que l’on se pose la question du caractère général de cette théorie. Il est évident que le révisionnisme ne défend pas les positions capitalistes et n’en nie pas, comme les économistes bourgeois, les contradictions. Au contraire, il admet le préalable marxiste de l’existence de ces contradictions. Mais d’autre part - nous sommes là au cœur de sa conception et c’est là ce qui le différencie de la théorie jusque-là en vigueur dans le parti - il ne fonde pas sa doctrine sur la suppression de ces contradictions, qui seraient la conséquence propre de leur développement interne.
La théorie révisionniste occupe une place intermédiaire entre ces deux pôles extrêmes. Elle ne veut pas porter à maturité les contradictions capitalistes ni les supprimer une fois atteint leur développement extrême par un renversement révolutionnaire de la situation ; elle veut les atténuer, les émousser. Ainsi elle prétend que la contradiction entre la production et l’échange sera atténuée par l’arrêt des crises, par la formation des associations patronales ; de même la contradiction entre le capital et le travail sera atténuée par l’amélioration de la situation du prolétariat et par la survie des classes moyennes, celle entre l’État de classe et la société par un contrôle social croissant et le progrès de la démocratie.
Certes, la tactique social-démocrate normale ne consiste pas à attendre le développement extrême des contradictions capitalistes jusqu’à ce que se produise un renversement révolutionnaire de la situation. Au contraire, l’essence de toute tactique révolutionnaire consiste à reconnaître la tendance du développement et à en tirer les conséquences extrêmes dans la lutte politique. C’est ainsi, par exemple, que la social-démocratie a toujours combattu le protectionnisme et le militarisme sans attendre que leur caractère réactionnaire se soit entièrement dévoilé. Mais la tactique de Bernstein ne consiste pas à s’appuyer sur le développement et l’exaspération des antagonismes, il mise au contraire sur leur atténuation. Il définit lui-même sa tactique en parlant d’une “adaptation” de l’économie capitaliste. À quel moment se vérifierait une telle conception ? Les contradictions de la société actuelle résultent toutes du mode de production capitaliste. Supposons que ce mode de production continue à se développer dans la direction actuelle ; il poursuivra nécessairement ses propres conséquences, les contradictions continueront de s’exaspérer, et de s’aggraver au lieu de s’atténuer. Pour que la théorie de Bernstein se vérifie, il faudrait donc que le mode de production capitaliste lui-même soit entravé dans son développement. En un mot, le postulat général qu’implique la théorie de Bernstein, c’est un arrêt du développement capitaliste.
Par là, sa théorie se condamne elle-même doublement. D’une part, elle trahit son caractère utopique quant au but final du socialisme : il est clair d’avance que l’enlisement du développement capitaliste n’aboutira pas à une transformation socialiste de la société ; nous en avons la confirmation dans notre exposé des conséquences pratiques de cette théorie. Ensuite, elle dévoile son caractère réactionnaire quant au développement effectif du capitalisme, qui est rapide. Voilà donc la question qui se pose à présent : étant donné ce développement capitaliste effectif, comment expliquer, ou plutôt caractériser la théorie de Bernstein ?
Nous avons montré dans notre premier chapitre que le postulat économique sur lequel se fonde l’analyse bernsteinienne des rapports sociaux actuels ne tient pas - il suffit de voir sa théorie de “l’adaptation” du capitalisme. Nous avons vu que ni le système de crédit, ni les cartels ne peuvent être considérés comme des “facteurs d’adaptation” de l’économie capitaliste, et que ni l’arrêt momentané des crises, ni la survie des classes moyennes ne peuvent passer pour des symptômes de l’adaptation du capitalisme. Mais tous ces points de détail de la théorie de l’adaptation présentent, outre leur caractère erroné, un trait commun. Cette théorie, plutôt que de rattacher organiquement ces phénomènes de la vie économique à l’ensemble du développement capitaliste, de les relier au mécanisme général de l’économie, les arrache au contexte global et les examine séparément comme des fragments épars d’une machine sans vie. Il en est ainsi, par exemple, de la thèse du crédit comme facteur d’adaptation. Si l’on considère le crédit comme une étape supérieure et naturelle de l’échange, lié aux contradictions immanentes, à l’échange capitaliste, il est impossible d’en faire un “facteur d’adaptation” mécanique, existant en dehors du processus global de l’échange ; pas plus qu’il n’est possible de considérer l’argent, la marchandise, le capital, comme des “facteurs d’adaptation” du capitalisme. Or, le crédit est au même titre que l’argent, la marchandise ou le capital, un maillon organique de l’économie capitaliste à un certain stade de son développement, et, tout comme ceux-ci, constitue à ce stade, un rouage indispensable du mécanisme de l’économie capitaliste, ainsi qu’un facteur destructif, puisqu’il entraîne une aggravation de ces contradictions internes.
Il en est de même des cartels et des moyens de communication perfectionnés.
La même conception mécanique et anti-dialectique se manifeste dans l’idée bersteinienne que l’arrêt des crises est un symptôme “d’adaptation” de l’économie capitaliste. Pour lui les crises sont simplement des désordres qui se produisent dans le mécanisme de l’économie ; si ces désordres cessent, le mécanisme se remet en marche. Or, en fait les crises ne sont pas des désordres au sens propre du mot, ou plutôt si, ce sont des désordres, mais sans lesquels l’économie capitaliste ne peut pas se développer. S’il est vrai que les crises constituent - disons-le schématiquement - la seule méthode possible de à l’intérieur du capitalisme, et donc normale, pour corriger périodiquement le déséquilibre existant entre la capacité d’expansion illimitée de la production et les limites étroites du marché, alors les crises sont des manifestations organiques inséparables de l’ensemble de l’économie capitaliste.
C’est bien plutôt l’absence de désordre dans le développement de la production capitaliste qui recèlerait des dangers plus graves que les crises elles-mêmes. C’est la baisse constante du taux de profit, résultant non pas de la contradiction entre la production et l’échange mais de l’accroissement de la productivité du travail, qui menace de rendre la production impossible aux petits et moyens capitaux, risquant ainsi de limiter la création de nouveaux investissements et de freiner leur expansion. Les crises, autre conséquence du même processus, ont précisément pour effet, en dépréciant périodiquement le capital, en faisant baisser le prix des moyens de production, et en paralysant une partie du capital actif, d’augmenter le profit, créant par là même les conditions de nouveaux investissements, d’une nouvelle extension de la production. Elles apparaissent donc comme un moyen d’animer le développement capitaliste ; si elles cessaient (non pas à certains moments, lorsque le marché mondial se développe mais si elles cessaient tout à fait), leur disparition, loin de favoriser l’essor de l’économie capitaliste, comme le pense Bernstein, provoquerait au contraire son enlisement. Avec la rigidité mécanique qui caractérise toute sa théorie, Bernstein oublie à la fois la nécessité des crises et celle, périodique, de nouveaux investissements de petits et de moyens capitaux ; c’est pourquoi la renaissance constante des petits capitaux lui apparaît comme un signe de l’arrêt du développement capitaliste et non, comme c’est le cas, du développement normal du capitalisme.
Le seul point de vue d’où tous les phénomènes mentionnés ci-dessus apparaissent effectivement tels que les présente la théorie de l’adaptation, c’est celui du capitaliste isolé. Dans cette perspective les faits économiques apparaissent déformés par les lois de la concurrence et se reflètent dans la conscience du capitaliste individuel. Celui-ci considère en effet chaque fragment organique de l’ensemble de l’économie comme un tout indépendant, il n’en voit que les effets sur lui, capitaliste isolé, et par conséquent les considère comme de simples “désordres” ou de simples “facteurs d’adaptation”. Pour le capitaliste isolé les crises sont effectivement de simples désordres dont la disparition lui accorderait un plus long délai d’existence. Pour lui le crédit est un moyen d’adapter ses forces de production insuffisantes aux besoins du marché. Pour lui le cartel auquel il adhère supprime effectivement l’anarchie.
En un mot, la théorie bersteinienne de l’adaptation n’est rien d’autre qu’une généralisation théorique du point de vue du capitaliste isolé ; or ce point de vue est traduit en théorie par l’économie bourgeoise vulgaire. Toutes les erreurs économiques de cette école reposent précisément sur le malentendu selon lequel les phénomènes de la concurrence, considérés du point de vue du capital isolé, passent pour des manifestations de l’ensemble de l’économie capitaliste. Comme le fait Bernstein à propos du crédit, l’économie vulgaire considère encore par exemple l’argent comme un ingénieux “moyen d’adaptation” aux besoins de l’échange. Elle cherche également dans les phénomènes capitalistes eux-mêmes l’antidote contre les maux capitalistes. Elle croit, comme Bernstein, à la possibilité d’une régularisation de l’économie capitaliste. Elle croit à la possibilité d’atténuer les contradictions capitalistes et de replâtrer les lézardes de l’économie capitaliste, en d’autres termes sa démarche est réactionnaire, et non révolutionnaire, elle est du ressort de l’utopie.

On peut donc définir et résumer la théorie révisionniste par ces mots : C’est une théorie de l’enlisement du socialisme fondée sur la théorie de l’économie vulgaire de l’enlisement du capitalisme.
 
Deuxième partie
1. Le développement économique et le socialisme
La plus grande conquête de la lutte de classe prolétarienne au cours de son développement a été la découverte que la réalisation du socialisme trouve un appui dans les fondements économiques de la société capitaliste. Jusque là le socialisme était un “idéal”, l’objet de rêves millénaires de l’humanité ; il est devenu une nécessité historique.
Bernstein conteste l’existence dans la société actuelle de ces fondements économiques du socialisme. Son argumentation a d’ailleurs subi une évolution intéressante à cet égard. Au début, dans la Neue Zeit, il constatait simplement la rapidité du processus de concentration de l’industrie, il se fondait sur une comparaison des chiffres de la statistique professionnelle en Allemagne de 1895 et de 1882. Pour pouvoir utiliser ces résultats à ses fins, il était obligé d’avoir recours à des procédés sommaires et mécaniques. Mais même dans le meilleur des cas Bernstein, en montrant la survie tenace des moyennes entreprises, ne pouvait affaiblir en rien l’analyse marxiste. Le marxisme n’implique, comme condition de la réalisation du socialisme, ni un certain rythme de la concentration industrielle, c’est-à-dire un délai déterminé pour la réalisation du but final du socialisme, ni, comme nous l’avons déjà montré, la disparition absolue des petits capitaux, autrement dit la disparition de la petite bourgeoisie.
Par la suite, dans son livre Bernstein fournit un nouveau matériel de preuves, à savoir : la statistique des sociétés par actions, qui d’après lui doit montrer que le nombre des actionnaires s’accroît constamment, que par conséquent la classe capitaliste, loin de diminuer en nombre, augmente. Il est étonnant de constater à quel point Bernstein connaît peu les documents existants et comme il sait peu les utiliser en faveur de sa thèse !
S’il avait voulu, en s’appuyant sur les sociétés par actions, citer des preuves contre la loi marxiste du développement industriel, il aurait dû fournir de tout autres chiffres. Car quiconque connaît l’histoire des sociétés par actions en Allemagne, sait que leur capital de fondation moyen par entreprises diminue presque régulièrement. C’est ainsi que, tandis qu’avant 1871 ce capital s’élevait à environ 10,8 millions de marks, il n’était plus en 1871 que de 4,01 millions de marks ; en 1873 de 3,8 millions ; de 1882 à 1887 de moins d’un million ; en 1891 de 0,52 million ; et en 1892 de 0,62 million de marks seulement. Depuis, ces chiffres ont oscillé autour d’un million de marks, ils sont même tombés du chiffre de 1,78 million en 1895 à 1,19 million de marks au cours du premier semestre 1897 (Van der Borght : Handwörterbuch der Staatswissenschaften, 1).
Voilà des chiffres étonnants ; Bernstein pouvait en déduire toute une tendance anti-marxiste du développement qui serait la réduction des grandes entreprises et le retour à de petites entreprises. Mais en ce cas n’importe qui pourrait lui répondre : pour que ces statistiques aient une valeur de preuve, vous devez tout d’abord prouver qu’elles se rapportent aux mêmes branches d’industrie ; vous devez démontrer qu’on voit apparaître de petites entreprises à la place de grandes entreprises, et non dans une branche où dominait le capital familial ou même l’artisanat ou la minuscule entreprise. Cette preuve, vous ne pouvez pas la fournir, car le remplacement d’immenses sociétés par actions par des entreprises moyennes ou petites ne peut ne peut s’expliquer que par le fait que le système des sociétés par actions pénètre dans des branches toujours nouvelles de la production ; il est vrai que ce système ne s’appliquait au début qu’à un petit nombre de grandes entreprises, il s’est adapté de plus en plus aux moyennes et même aux petites entreprises (on constate même des fondations de sociétés par actions au-dessous de mille marks de capital !).
Mais que signifie sur le plan économique l’extension de plus en plus grande du système des sociétés par actions ? Elle signifie la socialisation croissante de la production à l’intérieur du capitalisme, la socialisation de la grande, mais également de la moyenne et de la petite production, par conséquent quelque chose qui ne contredit pas la théorie marxiste, mais la confirme au contraire de la manière la plus éclatante.
En effet, s’il faut définir économiquement la fondation de sociétés par actions, on dira que ce phénomène consiste d’une part à réunir un grand nombre de petites fortunes en un grand capital de production ; d’autre part, à séparer la production et la propriété du capital ; par conséquent il réussit à dépasser d’une double manière le mode de production capitaliste sans quitter ses fondements capitalistes. Que signifie donc, en face de ces faits, la statistique citée par Bernstein du grand nombre des actionnaires participant à une entreprise ? Elle prouve simplement qu’actuellement une entreprise capitaliste ne correspond pas, comme autrefois, à un seul propriétaire du capital, mais à un nombre de plus en plus considérable de capitalistes et que, par conséquent, la notion économiste de “capitaliste” ne recouvre plus un individu isolé, elle signifie donc que le capitaliste industriel d’aujourd’hui est une personne collective composée de centaines et même de milliers d’individus, que la catégorie capitaliste elle-même est devenue, dans les cadres de l’économie capitaliste, une catégorie sociale, qu’elle est socialisée.

Comment expliquer alors l’erreur de Bernstein qui voit dans le phénomène des sociétés par actions une dispersion et non une concentration du capital, et qui aperçoit l’extension de la propriété capitaliste là où Marx voyait tout au contraire la “suppression de cette même propriété” ? Cette erreur s’explique par une confusion économique très simple : pour Bernstein la notion de capitaliste recouvre non pas une catégorie de la production mais du droit de propriété, non pas une unité économique mais une unité fiscale et par capital il entend non pas un facteur de la production, mais simplement une certaine fortune en argent. C’est pourquoi dans l’exemple qu’il cite du trust anglais du fil, il voit, non pas la fusion de 12 300 individus en une seule personne collective, mais 12 300 capitalistes individuels ; c’est pourquoi son ingénieur Schulze qui a reçu du rentier Müller, en guise de dot pour sa femme, “un grand nombre d’actions” (p. 54) est à ses yeux un capitaliste. C’est pourquoi le monde entier lui paraît fourmiller de “capitalistes”. Mais cette confusion héritée de l’économie vulgaire sert à Bernstein de base théorique à une “vulgarisation” du socialisme. En transférant la notion de capitaliste de la sphère de la production dans celle de la propriété, et en “parlant d’hommes au lieu de parler d’entrepreneurs” (p. 53), Bernstein transfère également le socialisme du domaine de la production dans le domaine des rapports de fortune ; il transforme les rapports entre le capital et le travail en rapports entre riches et pauvres.

Nous voilà ramenés de Marx et d’Engels à l’auteur de l’Evangile du pauvre pécheur, avec cette différence que Weitling, avec son sûr instinct de prolétaire, voyait précisément dans cet antagonisme entre riches et pauvres les antagonismes de classe sous leur forme primitive ; il entendait en faire un levier du socialisme ; Bernstein, lui, voit la réalisation du socialisme dans la transformation des pauvres en riches, c’est-à-dire dans l’atténuation des antagonismes de classe ; il s’engage donc dans une voie petite-bourgeoise.
Il est vrai que Bernstein ne se borne pas à la statistique des revenus. Il nous fournit également des statistiques d’entreprises, dans plusieurs pays : l’Allemagne, la France, l’Angleterre, la Suisse, l’Autriche, et les États-Unis. Mais que valent ces statistiques ? Il ne compare pas les chiffres de différentes périodes dans chaque pays, mais de chaque période dans différents pays, il ne compare pas par conséquent - à l’exception de l’Allemagne, où il reprend sa vieille comparaison entre les années 1895 et 1882 - la statistique d’un des pays déterminés à différentes époques, mais seulement les chiffres absolus pour différents pays (pour l’Angleterre en 1891, pour la France en 1894, et pour les États-Unis en 1890, etc.). Il aboutit à la conclusion que si “la grande exploitation domine effectivement aujourd’hui l’industrie, elle ne représente cependant, en y incluant les entreprises qui dépendent d’elle, même dans un pays aussi développé que la Prusse, que la moitié tout au plus de la population occupée dans la production”. Il en est de même pour l’Allemagne, l’Angleterre, la Belgique, etc.
Ce qu’il démontre ainsi, ce n’est manifestement pas telle ou telle tendance du développement économique, mais seulement le rapport absolu des forces des différentes formes d’entreprises ou des différentes classes professionnelles. Il prétend prouver ainsi la possibilité de réaliser le socialisme, mais son argumentation se fonde sur la thèse selon laquelle ce qui décide de l’issue de la bataille sociale, c’est le rapport des forces numériques matérielles, des éléments qui s’affrontent ; par conséquent, la seule violence. Bernstein, qui partout ailleurs n’a pas assez d’invectives contre le blanquisme, tombe lui-même dans la plus grossière erreur blanquiste. Avec cette différence toutefois que les blanquistes, qui sont de tendance socialiste révolutionnaire, partent du postulat de la possibilité de la réalisation économique du socialisme et fondent sur ce postulat les chances de victoire d’une révolution violente, même accomplie par une petite minorité ; Bernstein au contraire conclut de la majorité numérique insuffisante du peuple à l’impossibilité de la réalisation économique du socialisme. La social-démocratie n’attend pas la réalisation du but final de la violence victorieuse d’une minorité, pas plus que de la supériorité numérique de la majorité ; c’est la nécessité économique - et la conscience de cette nécessité - qui conduira au renversement du capitalisme par les masses populaires ; l’expression la plus visible de cette nécessité est l’anarchie capitaliste.
Quant à cette question décisive de l’anarchie dans l’économie capitaliste, Bernstein lui-même ne nie que les grandes crises générales mais non pas les crises partielles, ou nationales. Ce faisant, il conteste qu’il y ait beaucoup d’anarchie ; il admet l’existence d’un peu d’anarchie. Il en est de l’économie capitaliste, pour Bernstein, comme, pour citer Marx, de cette vierge folle avec son enfant “qui était tout petit”. Mais le malheur, dans une affaire comme celle-ci, c’est que peu ou beaucoup d’anarchie reviennent absolument au même. Si Bernstein admet l’existence d’un peu d’anarchie, le mécanisme de l’économie marchande provoque automatiquement l’extension monstrueuse de cette anarchie - jusqu’à ce que le système s’effondre. Mais si Bernstein espère que tout en restant dans le cadre de l’économie marchande ce petit jeu d’anarchie cèdera la place à l’ordre et à l’harmonie, il tombe à son tour dans l’une des erreurs fondamentales de l’économie bourgeoise vulgaire, en regardant le mode d’échange comme indépendant du mode de production.
Nous ne prétendons pas montrer ici dans toute son ampleur la confusion surprenante que Bernstein manifeste dans son livre à propos des principes les plus élémentaires de l’économie politique. Mais il est un point à traiter à propos de la question fondamentale de l’anarchie capitaliste et que nous devons éclairer brièvement.
Bernstein déclare que la loi de la valeur-travail de Marx est une simple abstraction ; ce terme, en économie politique, a manifestement pour lui la valeur d’une injure. Or si la valeur travail est une simple abstraction, “une construction de l’esprit”, tout citoyen normal ayant fait son service militaire, payant régulièrement ses impôts, a le même droit que Marx d’inventer n’importe quelle sottise pour en faire une “construction de l’esprit” telle que la loi de la valeur. “Marx a le droit de faire abstraction des qualités des marchandises pour en faire de simples incarnations de quantités de ce travail humain, aussi bien que les économistes de l’école de Boehm-Jevons, celui de faire abstraction de toutes les qualités des marchandises en ne gardant que leur utilité.”
Par conséquent le travail social de Marx et l’utilité abstraite de Menger se valent à ses yeux, il s’agit dans les deux cas d’une pure abstraction. Mais Bernstein oublie complètement que l’abstraction de Marx n’est pas une invention pure et simple mais une découverte, sortie non pas de la tête de Marx, mais de l’économie marchande, qu’elle n’a pas une existence imaginaire, mais une existence sociale réelle, si réelle qu’elle peut être découpée, pesée et monnayée. Le travail humain abstrait découvert par Marx n’est rien d’autre sous une forme développée que l’argent, c’est là une des découvertes économiques les plus géniales de Marx ; en revanche, pour toute l’économie politique bourgeoise, du premier des mercantilistes jusqu’au dernier des classiques, l’argent a gardé son caractère mystique qui en fait une énigme insoluble.
Par contre, l’idée de l’utilité abstraite, chère à Boehm et à Jevons, n’est effectivement qu’une construction de l’esprit, ou plutôt une construction du néant intellectuel, une sottise dont on ne peut rendre responsable ni la société capitaliste ni aucune autre société humaine, mais uniquement l’économie vulgaire bourgeoise elle-même. Avec cette belle “construction de l’esprit”, Bernstein, Boehm et Jevons et toute leur communauté mystique peuvent bien rester cois pendant vingt ans encore devant le mystère de l’argent : ils n’en découvriront rien d’autre que ce que savait déjà n’importe quel savetier : à savoir que l’argent est chose “utile”.
Ainsi Bernstein s’est interdit tout moyen de comprendre la théorie de la valeur de Marx. Or il est bien évident pour ceux qui connaissent tant soit peu la doctrine économique de Marx, que sans la loi de la valeur l’ensemble du système reste incompréhensible ; soyons plus concrets : si on ne comprend pas le caractère de la marchandise et de l’échange, l’économie capitaliste et ses rapports restent nécessairement mystérieux. Grâce à quelle clé magique Marx a-t-il réussi à pénétrer les secrets les plus profonds de tous les phénomènes capitalistes, à résoudre comme en se jouant des problèmes dont les plus grands esprits de l’économie politique bourgeoise, tels que Smith et Ricardo ne soupçonnaient même pas l’existence ? C’est simplement qu’il a conçu l’économie capitaliste tout entière comme un phénomène historique, dont l’histoire s’étend non seulement derrière elle, comme l’admettait à la rigueur l’économie classique, mais aussi devant elle ; c’est d’avoir considéré non seulement le passé, l’économie féodale, mais aussi l’avenir socialiste. Le secret de la théorie de la valeur chez Marx, de son analyse de l’argent, de sa théorie du capital, du taux de profit, et par conséquent de tout le système économique actuel, est la découverte du caractère éphémère et transitoire de l’économie capitaliste, son effondrement et par conséquent - ceci n’en est que l’aspect complémentaire - le but final socialiste. C’est uniquement parce que Marx considérait l’économie capitaliste en sa qualité de socialiste, c’est-à-dire du point de vue historique, qu’il put en déchiffrer les hiéroglyphes ; c’est parce qu’il se plaçait à un point de vue socialiste, pour analyser scientifiquement la société bourgeoise, qu’il put à son tour donner une base scientifique au socialisme.
C’est en sachant cela qu’il faut juger les observations de Bernstein à la fin de son livre, où il se plaint de la “dualité” “qui se manifeste à travers l’œuvre monumentale de Marx”, “dualité dans le caractère de l’œuvre qui, d’une part veut être une étude scientifique, et d’autre part prétend prouver une thèse toute faite antérieure à la rédaction du livre ; thèse qui se fonde sur un schéma préétabli contenant déjà le résultat, devrait être l’aboutissement de l’étude même. Le retour au Manifeste communiste [c’est-à-dire le but final socialiste R. L. !] montre ici l’existence d’un reste d’utopisme dans la doctrine de Marx” (p. 77).
En qualifiant la dualité théorique de Marx de “survivance de l’utopisme”, Bernstein avoue naïvement qu’il nie la dualité historique existant dans la société bourgeoise, les antagonismes capitalistes de classe, il avoue que le socialisme lui-même n’est à ses yeux qu’une “survivance de l’utopisme”. Le “monisme”, l’unité de Bernstein, c’est l’unité du régime capitaliste voué à l’éternité, l’unité du socialiste qui a renoncé au but final et voit dans la société bourgeoise une et inébranlable l’étape ultime de l’évolution de l’humanité.
Mais puisqu’il ignore dans la structure économique du capitalisme la dualité, le germe du socialisme, il lui faut pour sauver le programme socialiste, au moins dans sa forme, avoir recours à une construction idéaliste, extérieure à l’évolution économique et faire du socialisme, de phase historique déterminée du développement social qu’il est en réalité, un principe abstrait.
Le principe bernsteinien du coopératisme, dont il prétend orner l’économie capitaliste, cette maigre décantation du but final socialiste, apparaît comme une concession de sa théorie bourgeoise faite non pas à l’avenir socialiste de la société, mais au passé socialiste de Bernstein.
 2. Les syndicats, les coopératives et la démocratie politique
Le socialisme de Bernstein tend, nous l’avons vu, à faire participer les ouvriers à la richesse sociale, à transformer les pauvres en riches. Par quelle voie y parviendra-t-on ? Dans ses articles parus dans la Neue Zeit et intitulés : “Problèmes du socialisme” il n’y faisait que de très vagues allusions. Dans son livre, en revanche, il nous donne sur cette question toutes les précisions désirables. Son socialisme dit être réalisé par deux moyens : par les syndicats ou, comme il dit, par la démocratie économique et par les coopératives. Grâce aux premiers il veut supprimer le profit industriel, par les secondes le profit commercial.
Les coopératives, et d’abord les coopératives de production sont des institutions de nature hybride au sein de l’économie capitaliste : elles constituent une production socialisée en miniature, qui s’accompagne d’un échange capitaliste. Mais dans l’économie capitaliste l’échange domine la production ; à cause de la concurrence il exige, pour que puisse vivre l’entreprise, une exploitation impitoyable de la force de travail, c’est-à-dire la domination complète du processus de production par les intérêts capitalistes. Pratiquement, cela se traduit par la nécessité d’intensifier le travail, d’en raccourcir ou d’en prolonger la durée selon la conjoncture, d’embaucher ou de licencier la force de travail selon les besoins du marché, en un mot de pratiquer toutes méthodes bien connues qui permettent à une entreprise capitaliste de soutenir la concurrence des autres entreprises. D’où, pour la coopérative de production, la nécessité, contradictoire pour les ouvriers, de se gouverner eux-mêmes avec toute l’autorité absolue nécessaire et de jouer vis-à-vis d’eux-mêmes le rôle d’entrepreneurs capitalistes. De cette contradiction la coopérative de production meurt, en ce sens qu’elle redevient une entreprise capitaliste ou bien, au cas où les intérêts des ouvriers sont les plus forts, qu’elle se dissout. Tels sont les faits. Bernstein les constate lui-même, mais visiblement sans les comprendre, puisqu’il voit après Mme Potter-Webb dans le manque de “discipline” la cause de l’échec des coopératives de production en Angleterre. Ce qui reçoit ici la qualification superficielle et plate de “discipline” n’est autre chose que le régime absolu qui est naturel au capital et que les ouvriers ne peuvent évidemment pas employer contre eux-mêmes.
D’où il résulte que la coopérative ne peut assurer son existence au sein de l’économie capitaliste qu’en supprimant, par un détour, la contradiction qu’elle recèle entre le mode de production et le mode d’échange, en se soustrayant artificiellement aux lois de la libre concurrence. Elle ne peut le faire qu’en s’assurant par avance un marché, un cercle constant de consommateurs, la coopérative de consommation lui en fournit le moyen. Voilà la raison - c’est Bernstein qui nous le révèle - de la faillite des coopératives de production autonomes, dont l’existence ne peut être assurée que par une coopérative de consommation ; cela n’a rien à voir avec la distinction entre les coopératives d’achat et de vente inventées par Oppenheimer.
On constate donc que l’existence des coopératives de production est liée actuellement à l’existence des coopératives de consommation ; il en résulte que les coopératives de production doivent se contenter, dans le meilleur des cas, de petits débouchés locaux et qu’elles se limitent à quelques produits de première nécessité, de préférence aux produits alimentaires. Toutes les branches les plus importantes de la production capitaliste : l’industrie textile, minière, métallurgique, pétrolifère, ainsi que l’industrie de construction de machines, des locomotives et des navires sont exclues d’avance de la coopérative de consommation et, par conséquent, des coopératives de production. C’est pourquoi, même en faisant abstraction de leur caractère hybride, les coopératives de production ne peuvent jouer le rôle d’une réforme sociale générale, pour cette raison que la réalisation générale implique d’abord la suppression du marché mondial et le morcellement de l’économie mondiale actuelle en petits groupes de production et d’échange locaux : il s’agirait, en somme, d’un retour de l’économie du grand capitalisme à l’économie marchande du Moyen-âge.
Mais, même dans les limites de la réalisation possible, dans la société actuelle les coopératives de production jouent le rôle de simples annexes des coopératives de consommation ; celles-ci sont donc au premier plan et apparaissent comme la base principale de la réforme socialiste projetée. De ce fait, la réforme socialiste basée sur le système des coopératives abandonne la lutte contre le capital de production c’est-à-dire contre la branche maîtresse de l’économie capitaliste et se contente de diriger ses coups contre un capital commercial et plus exactement le petit et le moyen capital commercial ; elle ne s’attaque plus qu’aux branches secondaires du tronc capitaliste.
Quant aux syndicats qui, dans la doctrine de Bernstein, sont un autre moyen de lutter contre l’exploitation du capital de production, nous avons déjà montré qu’ils sont incapables d’imposer l’influence de la classe ouvrière sur le processus de production, pas plus en ce qui concerne les dimensions de la production que ses procédés techniques.

Examinons maintenant l’aspect purement économique du problème, ce que Bernstein appelle : “la lutte du taux de salaire contre le taux du profit” ; or cette lutte ne se poursuit pas dans l’abstrait, dans un espace immatériel, mais dans le cadre bien déterminé de la loi des salaires qu’elle ne peut abolir, mais seulement réaliser. Cela apparaît avec évidence quand on examine le problème sous une autre face et que l’on se pose la question du rôle véritable des syndicats. Bernstein assigne aux syndicats une mission particulière dans la lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière : c’est à eux, dit-il, de mener la bataille contre le taux du profit industriel et de le transformer progressivement en taux de salaire ; or les syndicats n’ont absolument pas le pouvoir de mener une politique d’offensive économique contre le profit, parce qu’ils ne sont rien d’autre, en réalité, que la défense organisée de la force de travail contre les attaques du profit, l’expression de la résistance de la classe ouvrière à la tendance oppressive de l’économie capitaliste. Et ceci pour deux raisons : 1° Les syndicats ont pour tâche d’agir par leur organisation sur le marché de la force de travail, mais l’organisation est constamment débordée par le processus de prolétarisation des classes moyennes qui amène continuellement sur le marché du travail de nouvelles recrues. 2° Les syndicats se proposent d’améliorer les conditions d’existence, d’augmenter la part de la richesse sociale qui revient à la classe ouvrière ; mais cette part est sans cesse réduite, avec la fatalité d’un phénomène naturel, par l’accroissement de la productivité du travail. Pour s’en rendre compte, il n’est pas nécessaire d’être marxiste, il suffit d’avoir eu une fois entre les mains le livre de Rodbertus intitulé : “Zur Beleuchtung der sozialen Frage” (“Pour éclairer la question sociale”). À cause de ces facteurs objectifs, qui sont le fait de la société capitaliste, les deux fonctions essentielles du syndicalisme se transforment profondément, et la lutte syndicale devient un véritable travail de Sisyphe. Ce travail de Sisyphe est pourtant indispensable si l’on veut que l’ouvrier reçoive le taux de salaire qui lui revient dans la situation conjoncturelle du marché, que la loi capitaliste se réalise et que la tendance dépressive du développement économique soit stoppée ou plus exactement atténuée dans son effet. Mais vouloir que les syndicats parviennent à réduire progressivement le profit à l’avantage du salaire implique : 1° que cessent la prolétarisation des classes moyennes et l’accroissement numérique de la population ouvrière ; 2° que la productivité du travail cesse d’augmenter ; dans le cas où ces deux conditions sociales seraient réalisées il s’agirait ici aussi - comme à propos de l’économie corporative de consommation - d’un retour à une économie antérieure au capitalisme.
Les deux moyens grâce auxquels Bernstein prétendait réaliser la réforme socialiste, à savoir les coopératives et les syndicats, se révèlent donc absolument incapables de transformer le mode de production capitaliste. Bernstein en a lui-même une conscience plus ou moins claire ; il ne les regarde que comme des moyens de réduire le profit capitaliste et d’enrichir les ouvriers, ce qui revient à renoncer à lutter contre le mode de production capitaliste ; il oriente le mouvement socialiste vers la lutte contre le mode de répartition capitaliste. Bernstein lui-même définit à plusieurs reprises son socialisme comme une tentative d’introduire un mode de répartition “juste”, “plus juste” (p. 51 de son livre) et même “encore plus juste” (Vorwärts, 26 mars 1899).
Il est vrai que l’aiguillon qui pousse d’abord vers le mouvement socialiste les masses populaires, c’est le mode de répartition “injuste” du régime capitaliste. En luttant pour la socialisation de toute l’économie, la social-démocratie témoigne en même temps de son aspiration naturelle à une répartition “juste” de la richesse sociale. Mais nous avons appris, grâce à Marx, que le mode de répartition d’une époque déterminée n’est que la conséquence naturelle du mode de production de cette époque : en conséquence, la social-démocratie intensifie sa lutte non pas contre le système de la répartition dans le cadre de la production capitaliste, elle vise à supprimer la production marchande capitaliste elle-même. En un mot, la social-démocratie veut établir un mode de répartition socialiste en supprimant le mode de production capitaliste, tandis que la méthode bernsteinienne consiste à l’inverse à combattre le mode de répartition capitaliste dans l’espoir d’arriver à établir progressivement par ce moyen même, un mode de production socialiste.

Sur quoi Bernstein fonde-t-il alors la réforme socialiste ? Sur certaines tendances déterminées de la production capitaliste ? Non, car : 1° il nie ces tendances, et 2°, nous le savons par ce qui précède, il voit dans la transformation socialiste de la production la conséquence d’une transformation de la répartition, et non l’inverse. Les fondements du socialisme de Bernstein ne sont donc pas d’ordre économique. Après avoir complètement renversé le rapport du but et des moyens du socialisme, après avoir abattu ce fondement économique, il ne peut pas donner à son programme un fondement impérialiste, il est obligé d’avoir recours à l’idéalisme.
“Pourquoi faire dériver le socialisme de la contrainte économique ?” écrit-il. “Pourquoi dégrader l’intelligence, le sentiment de la justice, la volonté humaine ?” (Vorwärts, 26 mars 1899). Bernstein prétend que la répartition plus juste qu’il souhaite sera réalisée non par le fait d’une nécessité économique contraignante, mais par la libre volonté de l’homme ou plutôt, puisque la volonté elle-même n’est qu’un instrument, par la conscience de la justice, bref, grâce à l’idée de la justice.
Nous en revenons donc au principe de la justice, à ce vieux cheval de bataille que, depuis des millénaires, chevauchent tous les réformateurs du monde entier, faute de plus sûrs moyens historiques de progrès, à cette Rossinante fourbue sur laquelle tous les Don Quichotte de l’histoire ont galopé vers la grande réforme du monde, pour revenir déconfits avec un œil au beurre noir.

Tel est donc le socialisme de Bernstein, qui a pour fondement social les rapports entre riches et pauvres, pour contenu le principe des coopératives, pour but une “répartition plus juste” et pour légitimation historique l’idée de justice. Comme Weitling, il y a plus de cinquante ans, avait défendu avec plus de force, d’esprit et de brio cette sorte de socialisme ! Assurément le génial tailleur ne connaissait pas encore le socialisme scientifique. Or pour faire passer aujourd’hui, un demi-siècle plus tard, sa doctrine mise en pièces par Marx et Engels, pour en recoudre les morceaux et la présenter au prolétariat allemand comme le dernier mot de la science, il faut aussi un tailleur… mais celui-ci est bien loin d’être génial.
Au même titre que les syndicats et les coopératives qui en constituent le fondement économique, le postulat politique de la théorie révisionniste est un développement toujours croissant de la démocratie. Les explosions réactionnaires actuelles ne sont pour le révisionnisme que des “sursauts” fortuits et éphémères dont il ne faut pas tenir compte dans la ligne générale de la lutte ouvrière. Pour Bernstein, la démocratie apparaît comme une étape nécessaire de l’évolution de la société moderne ; que dis-je ? La démocratie est pour lui, comme pour le théoricien bourgeois du libéralisme, la loi fondamentale de l’évolution historique en général, à la réalisation de laquelle doivent tendre toutes les forces actives de la vie politique. Or, dans cette formulation absolue, ce jugement est faux ; c’est là une manière petite-bourgeoise et superficielle de schématiser les résultats d’une période très courte de l’histoire de la bourgeoisie : les vingt-cinq ou trente dernières années. Si l’on examine de près l’évolution de la démocratie dans l’histoire, et simultanément l’histoire politique du capitalisme, on obtient un résultat différent.
Tout d’abord nous trouvons la démocratie dans les structures sociales les plus différentes : dans les sociétés communistes primitives, dans les États esclavagistes de l’antiquité, dans les communes du Moyen Age. De même, nous rencontrons l’absolutisme et la monarchie constitutionnelle dans les régimes économiques les plus divers. D’autre part, le capitalisme à ses débuts, au stade de la production marchande, donne naissance à une constitution démocratique dans les communes municipales du Moyen Age ; plus tard, dans sa forme plus développée, au stade de la production manufacturière, il trouve dans la monarchie absolue la forme politique qui lui correspond. Enfin, au stade de l’économie industrielle développée, il produit nécessairement en France la république démocratique (1793), la monarchie absolue de Napoléon Ier, la monarchie nobiliaire de l’époque de la Restauration (1815-1830), la monarchie constitutionnelle bourgeoise de Louis-Philippe, puis de nouveau la république démocratique, encore une fois la monarchie de Napoléon III, et enfin, pour la troisième fois, la république. En Allemagne, la seule institution véritablement démocratique, le suffrage universel, n’est pas une conquête du libéralisme bourgeois, mais un instrument servant à l’unification politique des petits États ; il a par conséquent cette seule fonction dans le développement de la bourgeoisie allemande qui se satisfait parallèlement d’une monarchie constitutionnelle semi-féodale. En Russie le capitalisme a prospéré longtemps sous le régime de l’absolutisme oriental sans que la bourgeoisie ait manifesté le moins du monde le désir de voir s’instaurer la démocratie. En Autriche le suffrage universel est apparu surtout comme le moyen de sauver la monarchie en voie de décomposition. En Belgique enfin, la conquête démocratique du mouvement ouvrier, le suffrage universel, est un effet de la faiblesse du militarisme et par conséquent de la situation géographique et politique particulière de la Belgique et surtout, ce “morceau de démocratie” est acquis, non pas par la bourgeoisie, mais contre elle.
Le développement ininterrompu de la démocratie que le révisionnisme, à l’instar du libéralisme bourgeois, prend pour la loi fondamentale de l’histoire humaine, ou du moins de l’histoire moderne, se révèle, quand on l’examine de près, comme un mirage. On ne peut établir de rapports universels et absolus entre le développement du capitalisme et la démocratie. Le régime politique est chaque fois le résultat de l’ensemble des facteurs politiques aussi bien internes qu’externes ; à l’intérieur de ces limites il présente tous les différents degrés de l’échelle depuis la monarchie absolue jusqu’à la République démocratique.
Nous devons donc renoncer à établir une loi historique universelle du développement de la démocratie, même dans le cadre de la société moderne ; si nous nous tournons vers la phase actuelle de l’histoire bourgeoise, nous constatons, ici aussi, dans la situation politique, l’existence de facteurs qui n’entrent pas dans le cadre du schéma de Bernstein, mais conduisent au contraire à l’abandon, par la société bourgeoise, des conquêtes obtenues.
D’une part, les institutions démocratiques - c’est un fait important - ont terminé leur rôle dans le développement de la société bourgeoise. Dans la mesure où elles ont aidé à l’unification des petits États et contribué à la création de grands États modernes (Allemagne, Italie) elles ont épuisé leur utilité. Le développement économique a, entre temps, achevé l’œuvre de cohésion interne des États.
On peut faire les mêmes remarques à propos de toute la machine politique et administrative de l’État passant d’un organisme féodal ou semi-féodal à un mécanisme capitaliste. Cette transformation, historiquement inséparable du développement de la démocratie, est aujourd’hui si complètement achevée que les composantes purement démocratiques de la société, le suffrage universel, le régime républicain, pourraient être supprimées sans que l’administration, les finances, l’organisation militaire eussent besoin de revenir aux formes antérieures à la Révolution de mars 1848, en Allemagne.

On constate donc que le libéralisme est devenu comme tel inutile à la société bourgeoise, il en entrave même le développement à d’autres égards. Il faut mentionner ici deux facteurs qui dominent toute la vie politique des États actuels : la politique mondiale et le mouvement ouvrier - l’un et l’autre n’étant que deux aspects différents de la phase actuelle du capitalisme.
À cause du développement de l’économie mondiale, de l’aggravation et de la généralisation de la concurrence sur le marché mondial, le militarisme et le marinisme, instruments de la politique mondiale, sont devenus un facteur décisif de la vie extérieure et intérieure des grands États. Cependant si la politique mondiale et le militarisme représentent une tendance ascendante de la phase actuelle du capitalisme, la démocratie bourgeoise doit alors logiquement entrer dans une phase descendante. En Allemagne, l’ère des grands armements, qui date de 1893, et la politique mondiale inaugurée par la prise de Kiao-Tchéou, ont eu pour compensation deux sacrifices payés par la démocratie bourgeoise : la décomposition du libéralisme, et le passage du Parti du Centre de l’opposition au gouvernement. Les dernières élections au Reichstag, en 1907, qui se sont déroulées sous le signe de la politique coloniale allemande, marquent l’enterrement historique du libéralisme allemand.

La politique extérieure jette donc ainsi la bourgeoisie dans les bras de la réaction - mais la politique intérieure l’y pousse aussi : la montée de la classe ouvrière. Bernstein le reconnaît lui-même : pour lui la légende de l’ogre social-démocrate, autrement dit l’orientation socialiste de la lutte ouvrière, est responsable de la trahison de la bourgeoisie libérale. Il conseille donc au prolétariat, pour rassurer le libéralisme effrayé et le faire sortir du repère de la réaction où il s’est réfugié, d’abandonner le but final du socialisme. En faisant ainsi de l’abandon du socialisme une condition première, des prémisses sociales de la démocratie bourgeoise, il démontre d’une manière éclatante à la fois que la démocratie contredit l’orientation interne actuelle de l’évolution sociale, et que le mouvement ouvrier est un résultat direct de cette orientation.
Mais il prouve encore autre chose : il prétend que la condition essentielle d’une résurrection de la démocratie bourgeoise est l’abandon par la classe ouvrière du but final du socialisme ; par là même, il démontre à l’inverse la fausseté de son affirmation selon laquelle la démocratie bourgeoise est une condition indispensable du mouvement et de la victoire socialistes. Ici, l’argumentation de Bernstein se meut dans un cercle vicieux : sa conclusion anéantit ses propres prémisses.
Pour sortir de ce cercle, il suffit de reconnaître ce que le libéralisme bourgeois a rendu l’âme, épouvanté par le développement du mouvement ouvrier ; on conclura que le mouvement ouvrier socialiste est aujourd’hui le seul soutien de la démocratie, il n’en existe pas d’autre. On verra alors que ce n’est pas le sort du mouvement socialiste qui est lié à la démocratie bourgeoise, mais inversement celui de la démocratie qui est lié au mouvement socialiste. On constatera que les chances de la démocratie ne sont pas liées au fait que la classe ouvrière renonce à la lutte pour son émancipation, mais au contraire au fait que le mouvement socialiste sera assez puissant pour combattre les conséquences réactionnaires de la politique mondiale et de la trahison de la bourgeoisie.
Quiconque souhaite le renforcement de la démocratie devra souhaiter également le renforcement et non pas l’affaiblissement du mouvement socialiste ; renoncer à la lutte pour le socialisme, c’est renoncer en même temps au mouvement ouvrier et à la démocratie elle-même.
 3. La conquête du pouvoir politique
Le sort de la démocratie est lié, nous l’avons vu, au sort du mouvement ouvrier. Mais le développement de la démocratie rend-il superflue ou impossible une révolution prolétarienne dans le sens de la prise du pouvoir d’État, de la conquête du pouvoir politique ?
Bernstein tranche cette question en pesant soigneusement les aspects positifs et les aspects négatifs de la réforme légale et de la révolution, à peu près comme on pèse de la cannelle ou du poivre dans une coopérative de consommation. Dans le cours légal, il voit l’action du raisonnement ; dans son cours révolutionnaire, celle du sentiment ; dans le travail réformiste, une méthode lente ; dans la révolution, une méthode rapide de progrès historique ; dans la légalité, une force méthodique, dans l’insurrection, une violence spontanée.
C’est une chose bien connue que le réformateur petit-bourgeois aperçoit en tout un “bon” et un “mauvais” côté et qu’il mange à tous les râteliers. C’est aussi une chose bien connue que le cours réel de l’histoire ne se soucie guère des combinaisons petites-bourgeoises, et renverse d’un coup les échafaudages bien construits et les calculs, sans tenir compte des “bons côtés” des choses, si bien triés en tas.
En fait, dans l’histoire, la réforme légale ou la révolution se mettent en marche pour des raisons plus puissantes que le calcul des avantages ou des inconvénients comparés des deux méthodes.
Dans l’histoire de la société bourgeoise, la réforme légale eut pour effet de renforcer progressivement la classe ascendante jusqu’à ce que celle-ci se sente assez forte pour s’emparer du pouvoir politique et mettre à bas le système juridique pour en construire un nouveau. Bernstein, qui condamne les méthodes de prise de pouvoir politique en leur reprochant de reprendre les théories blanquistes de la violence taxe à tort de blanquisme ce qui est depuis des siècles le pivot et la force motrice de l’histoire humaine. Depuis qu’il existe des sociétés de classe et que la lutte des classes constitue le moteur essentiel de l’histoire, la conquête du pouvoir politique a toujours été le but de toutes les classes ascendantes ainsi que le point de départ et le point d’aboutissement de toute période historique. C’est ce que nous constatons dans les longues luttes de la paysannerie contre les financiers et contre la noblesse dans l’ancienne Rome, dans les luttes du patriciat contre les évêques et dans celles de l’artisanat contre les patriciens dans les villes du Moyen-âge, ainsi que dans celles de la bourgeoisie contre le féodalisme dans les temps modernes.
La réforme légale et la révolution ne sont donc pas des méthodes différentes de progrès historique que l’on pourrait choisir à volonté comme on choisirait des saucisses chaudes ou des viandes froides au buffet, mais des facteurs différents de l’évolution de la société de classe, qui se conditionnent et se complètent réciproquement, tout en s’excluant, comme par exemple le pôle Sud et le pôle Nord, la bourgeoisie et le prolétariat.
À chaque époque, en effet, la constitution légale est un simple produit de la révolution. Si la révolution est l’acte de création politique de l’histoire de classe, la législation n’est que l’expression, sur le plan politique, de l’existence végétative et continue de la société. Le travail légal de réformes ne possède aucune autre forme motrice propre, indépendante de la révolution ; il ne s’accomplit dans chaque période historique que dans la direction que lui a donnée l’impulsion de la dernière révolution, et aussi longtemps que cette impulsion continue à se faire sentir ou, pour parler concrètement, seulement dans le cadre de la forme sociale créée par la dernière révolution. Nous sommes là au cœur du problème.
Il est inexact et contraire à la vérité historique de se représenter le travail de réforme comme une révolution diluée dans le temps, et la révolution comme une réforme condensée. Une révolution sociale et une réforme légale ne sont pas des éléments distincts par leur durée, mais par leur contenu ; tout le secret des révolutions historiques, de la prise du pouvoir politique, est précisément dans le passage de simples modifications quantitatives en une qualité nouvelle ou, pour parler concrètement, dans le passage d’une période historique d’une forme de société donnée à une autre.
Quiconque se prononce en faveur de la réforme légale, au lieu et à l’encontre de la conquête du pouvoir politique et de la révolution sociale, ne choisit pas en réalité une voie plus paisible, plus sûre et plus lente conduisant au même but ; il a en vue un but différent : au lieu de l’instauration d’une société nouvelle, il se contente de modifications superficielles apportées à l’ancienne société. Ainsi les thèses politiques du révisionnisme conduisent-elles à la même conclusion que ses théories économiques. Elles ne visent pas, au fond, à réaliser l’ordre socialiste, mais à réformer l’ordre capitaliste, elles ne cherchent pas à abolir le système du salariat, mais à doser ou à atténuer l’exploitation, en un mot elles veulent supprimer les abus du capitalisme et non le capitalisme lui-même.

Cependant, ce que nous venons de dire de la fonction respective de la réforme légale et de la révolution n’est-il pas valable uniquement pour une lutte de classes du passé ?
Peut-être, grâce au développement du système juridique bourgeois, incombe-t-il à la réforme légale de faire passer la société d’une phase historique à une autre ? La conquête du pouvoir d’État par le prolétariat n’est-elle pas devenue “une phrase vide de sens”, comme le prétend Bernstein ?
En fait, c’est le contraire qui est vrai. Qu’est-ce qui distingue la société bourgeoise des autres sociétés de classe, de la société antique et de la société féodale ? C’est le fait que la domination de classe n’y repose pas sur les “droits acquis”, mais sur de véritables rapports économiques, le fait que le salariat n’est pas un rapport juridique, mais un rapport purement économique. On ne trouvera dans tout notre système juridique aucun statut légal de la domination de classe actuelle. S’il en reste encore des traces, ce sont des survivances de la société féodale, tel le règlement du statut de la domesticité.
Comment supprimer alors l’esclavage du salariat progressivement “par la voie légale”, s’il n’est pas traduit dans les lois ? Bernstein, qui prétend, par le moyen de la réforme légale, abolir le capitalisme, se trouve dans la même situation que le romancier russe Ouspenski, qui racontait ainsi son aventure : “Vite je saisis le gaillard au collet ! Mais que vois-je ? Ce misérable n’avait pas de collet !” Voilà le problème…
“Toutes les sociétés antérieures étaient fondées sur l’antagonisme de la classe opprimante et de la classe opprimée” (Manifeste Communiste). Mais dans les phases précédentes de la société moderne, cet antagonisme se traduisait par des rapports juridiques bien déterminés ; de ce fait, il pouvait accorder dans une certaine mesure une place aux nouveaux rapports dans le cadre des anciens. “Au sein même du servage, le serf s’est élevé au rang de membre de la commune” (Manifeste Communiste). Comment cela fut-il possible ? Par la suppression progressive de tous les privilèges dans le domaine de la cité : corvées, droit de vêtement, taxes sur l’héritage, droit du meilleur catel, impôt personnel, contrainte de mariage, droits de succession, etc., dont l’ensemble constituait précisément le servage.
C’est de cette manière également que le petit-bourgeois du Moyen-âge a réussi “sous le joug de l’absolutisme féodal à s’élever au rang de bourgeois” (Manifeste Communiste). Par quel moyen ? Par l’abolition partielle et formelle ou par le relâchement effectif des liens corporatifs, par la transformation progressive de l’administration des finances et de l’armée.
Si l’on considère le problème dans l’absolu, et non dans une perspective historique, on peut au moins imaginer, dans le cadre des anciens rapports de classes, une voie légale, réformiste, du passage de la société féodale à la société bourgeoise. Mais la réalité montre que là non plus les réformes légales n’ont pas rendu inutile la prise du pouvoir politique par la bourgeoisie, au contraire elles ont servi à la préparer et à l’introduire. Il a fallu une révolution politique et sociale en règle, à la fois pour abolir le servage et pour supprimer le féodalisme. Aujourd’hui la situation est tout autre. Aucune loi n’oblige le prolétariat à se soumettre au joug du capital, c’est la misère et le manque de moyens de production qui l’y contraignent. Mais aucune loi au monde ne peut lui accorder ses moyens de production dans le cadre de la société bourgeoise parce que ce n’est pas la loi, mais le développement économique qui l’a dépossédé de ses moyens de production.
De même l’exploitation à l’intérieur du système du salariat n’est pas non plus fondée sur la loi, car le niveau des salaires n’est pas fixé par voie légale, il dépend de facteurs économiques. Le fait lui-même de l’exploitation n’a pas pour origine une disposition légale, il a un fondement purement économique, à savoir le fait que la force de travail joue le rôle d’une marchandise, possédant entre autres cette qualité de produire de la valeur, et même plus de valeur que n’en consomment les ouvriers dans leurs moyens de subsistance.
En un mot, il est impossible de transformer les rapports fondamentaux de la société capitaliste, qui sont ceux de la domination d’une classe par une autre, par des réformes légales qui en respecteraient le fondement bourgeois ; ces rapports ne sont pas en effet le produit d’une législation bourgeoise, ils ne sont pas traduits par des lois. Bernstein l’ignore, apparemment, puisqu’il se propose une “réforme” socialiste, mais il le reconnaît implicitement lorsqu’il écrit à la page 10 de son livre que le “motif économique se dévoile aujourd’hui, alors qu’autrefois il était masqué par toutes sortes de rapports de domination et d’idéologie”.

Ce n’est pas tout. Le régime capitaliste a ceci de particulier que tous les éléments de la société future, en se développant, au lieu de s’orienter vers le socialisme, s’en éloignent, au contraire. La production revêt de plus en plus un caractère social. Mais comment se traduit ce caractère social ? Il prend la forme de la grande entreprise, de la société par actions, du cartel, au sein desquels les antagonismes capitalistes, l’exploitation, l’oppression de la force de travail, s’exaspèrent à l’extrême.
Dans l’armée, l’évolution du capitalisme entraîne l’extension du service militaire obligatoire, la réduction du temps de service ; il semble que l’on tende vers un système de milice populaire. Mais cette évolution s’accomplit dans le cadre du militarisme moderne ; la domination du peuple par l’État militariste s’y manifeste nettement, ainsi que le caractère de classe de l’État.
Dans le domaine politique, l’évolution du système conduit, si le terrain y est favorable, à la démocratie, à la participation de toutes les couches de la population à la vie politique. On s’oriente donc en quelque sorte vers un “État populaire”. Mais ceci dans le cadre du parlementarisme bourgeois où les antagonismes de classe, loin d’être résolus, s’étalent au contraire au grand jour. L’évolution du capitalisme oscille donc entre des contradictions ; pour dégager le noyau socialiste de la gangue capitaliste, il faut que le prolétariat s’empare du pouvoir politique, et que le système capitaliste soit entièrement aboli.

De ces constatations Bernstein tire de tout autres conclusions : s’il est vrai que le développement du capitalisme doit exaspérer et non pas atténuer les contradictions capitalistes, alors “la social-démocratie devrait”, à l’en croire, “pour ne pas se rendre la tâche plus difficile, essayer de barrer la route aux réformes sociales et d’empêcher l’extension des institutions démocratiques” (page 71). Ce serait juste, en effet, si la social-démocratie avait le souci petit-bourgeois et vain de trier les bons et les mauvais côtés de l’histoire. En ce cas, elle devrait, pour être conséquente, “essayer de barrer la route” au capitalisme tout entier, puisque c’est bien lui le noir criminel qui met des obstacles au socialisme. En fait le capitalisme, tout en mettant des obstacles au socialisme, offre les seules possibilités de réaliser le programme socialiste. Ceci vaut également pour la démocratie. La démocratie est peut-être inutile, ou même gênante pour la bourgeoisie aujourd’hui ; pour la classe ouvrière, elle est nécessaire, voire indispensable.
Elle est nécessaire, parce qu’elle crée les formes politiques (auto-administration, droit de vote, etc.) qui serviront au prolétariat de tremplin et de soutien dans sa lutte pour la transformation révolutionnaire de la société bourgeoise. Mais elle est aussi indispensable, parce que c’est seulement en luttant pour la démocratie et en exerçant ses droits que le prolétariat prendra conscience de ses intérêts de classe et de ses tâches historiques.
En un mot, la démocratie est indispensable, non pas parce qu’elle rend inutile la conquête du pouvoir politique par le prolétariat ; au contraire, elle rend nécessaire et en même temps possible cette prise du pouvoir. Lorsque Engels dans sa préface à La lutte des classes en France révisait la tactique du mouvement ouvrier moderne, opposant aux barricades la lutte légale, il n’avait pas en vue - et chaque ligne de cette préface le démontre - le problème de la conquête définitive du pouvoir politique, mais celui de la lutte quotidienne actuelle. Il n’analysait pas l’attitude du prolétariat à l’égard de l’État capitaliste au moment de la prise du pouvoir, mais son attitude dans le cadre de l’État capitaliste. En un mot, Engels donnait les directives au prolétariat opprimé, et non au prolétariat victorieux.
En revanche, la phrase célèbre de Marx sur la question agraire en Angleterre, et dont Bernstein tire argument, à savoir “qu’on la réglerait plus facilement en achetant les landlords” - cette phrase ne se rapporte pas à l’attitude du prolétariat avant, mais après sa victoire. Car on ne peut parler d’acheter les classes dominantes que si la classe ouvrière est au pouvoir. Ce que Marx envisageait, c’était l’exercice pacifique de la dictature prolétarienne, et non le remplacement de la dictature par des réformes sociales capitalistes.
Marx et Engels n’ont jamais mis en doute la nécessité de la conquête du pouvoir politique par le prolétariat. Il était réservé à Bernstein de considérer la mare aux grenouilles du parlementarisme bourgeois comme l’instrument appelé à réaliser le bouleversement social le plus formidable de l’histoire, à savoir la transformation des structures capitalistes en structures socialistes.
Mais en exposant sa théorie, Bernstein avait commencé par exprimer simplement la crainte que le prolétariat ne s’empare trop tôt du pouvoir. Si tel était le cas, une telle action reviendrait, selon Bernstein, à laisser la société bourgeoise dans la situation où elle est, et le prolétariat subirait une défaite redoutable. Cette crainte montre à quoi aboutit pratiquement la théorie de Bernstein : à conseiller au prolétariat, pour le cas où les circonstances l’amèneraient au pouvoir, d’aller tout simplement se coucher. Mais par là même cette théorie se juge elle-même, se dévoile comme une doctrine condamnant le prolétariat, aux instants décisifs de la lutte, à l’inaction, donc à une trahison passive de sa propre cause.
Si notre programme ne pouvait être applicable à toutes les éventualités et à tous les moments de la lutte - il ne serait qu’un vil chiffon de papier. Formulation globale de l’évolution historique du capitalisme, notre programme doit également décrire dans leurs traits fondamentaux toutes les phases transitoires de ce développement, et donc orienter à chaque instant l’attitude du prolétariat dans le sens d’une marche vers le socialisme. On peut donc conclure qu’il n’existe aucune circonstance où le prolétariat serait contraint d’abandonner son programme, ou d’être abandonné par lui.
Concrètement, cela veut dire qu’il n’y a aucun moment où le prolétariat, porté au pouvoir par les circonstances, ne puisse, ou ne soit tenu de prendre certaines mesures en vue de réaliser son programme, des mesures de transition vers le socialisme. Affirmer que le programme socialiste pourrait se révéler impuissant à une phase quelconque de la prise du pouvoir et incapable de donner des directives en vue de sa réalisation, revient à affirmer que le programme socialiste est, d’une manière générale et de tout temps, irréalisable.
Mais si les mesures transitoires sont prématurées ?
Cette objection révèle une série de malentendus quant à la nature réelle et au déroulement de la révolution sociale. Premier malentendu : la prise du pouvoir politique par le prolétariat, c’est-à-dire par une grande classe populaire, ne se fait pas artificiellement. Sauf en certains cas exceptionnels - tels que la Commune de Paris, où le prolétariat n’a pas obtenu le pouvoir au terme d’une lutte consciente, mais où le pouvoir lui est échu comme un bien dont personne ne veut plus - la prise du pouvoir politique implique une situation politique et économique parvenue à un certain degré de maturité. C’est là toute la différence entre des coups d’État de style blanquiste, accomplis par “une minorité agissante”, déclenchés à n’importe quel moment, et en fait, toujours inopportunément, et la conquête du pouvoir politique par la grande masse populaire consciente ; une telle conquête ne peut être que le produit de la décomposition de la société bourgeoise ; elle porte donc en elle-même la justification économique et politique de son opportunité.
Si l’on considère les conditions sociales de la conquête du pouvoir, la révolution ne peut donc se produire prématurément ; si elle est prématurée, c’est du point de vue des conséquences politiques lorsqu’il s’agit de conserver le pouvoir.

La révolution prématurée, dont le spectre hante les nuits de Bernstein, menaçante comme une épée de Damoclès, ne peut être conjurée par aucune prière, aucune supplication, toutes les transes et toutes les angoisses sont impuissantes à cet égard. Et cela pour deux raisons très simples.
Tout d’abord un bouleversement aussi formidable que le passage de la société capitaliste à la société socialiste ne peut se produire d’un bond, par un coup de main heureux du prolétariat. L’imaginer, c’est faire preuve encore une fois de conceptions résolument blanquistes. La révolution socialiste implique une lutte longue et opiniâtre au cours de laquelle, selon toute probabilité, le prolétariat aura le dessous plus d’une fois ; si l’on regarde le résultat final de la lutte globale, sa première attaque aura donc été prématurée : il sera parvenu trop tôt au pouvoir.
Or - et c’est là le deuxième point - cette conquête “prématurée” du pouvoir politique est inévitable, parce que ces attaques prématurées du prolétariat constituent un facteur, et même un facteur très important, créant les conditions politiques de la victoire définitive : en effet, ce n’est qu’au cours de la crise politique qui accompagnera la prise du pouvoir, au cours de longues luttes opiniâtres, que le prolétariat acquerra le degré de maturité politique lui permettant d’obtenir la victoire définitive de la révolution. Ainsi ces assauts “prématurés” du prolétariat contre le pouvoir d’État sont eux-mêmes des facteurs historiques importants, contribuant à provoquer et à déterminer le moment de la victoire définitive. De ce point de vue l’idée d’une conquête “prématurée” du pouvoir politique par les travailleurs apparaît comme un contre-sens politique, contre-sens dû à une conception mécanique de l’évolution de la société ; une telle conception suppose pour la victoire de la lutte des classes un moment fixé en dehors et indépendamment de la lutte des classes.
Or, nous avons vu que le prolétariat ne peut faire autrement que de s’emparer “prématurément” du pouvoir politique, ou, en d’autres termes, il ne peut que le conquérir une ou plusieurs fois trop tôt pour parvenir enfin à sa conquête définitive ; de ce fait, s’opposer à une conquête “prématurée” du pouvoir, revient à s’opposer, en général, à l’aspiration du prolétariat à s’emparer du pouvoir d’État.
Tous les chemins mènent à Rome : nous aboutissons logiquement, ici encore, à cette conclusion que le conseil révisionniste d’abandonner le but final socialiste revient à abandonner le mouvement socialiste tout entier.
 4. L’effondrement
Bernstein, révisant le programme socialiste, commençait par abandonner la théorie de l’effondrement du capitalisme. Or, cette théorie est la clef de voûte du socialisme scientifique ; en la rejetant, Bernstein provoque nécessairement l’écroulement de toute sa conception socialiste. Au cours de la discussion, il est en effet conduit, pour maintenir sa première affirmation, à abandonner successivement les positions socialistes les unes après les autres.
Sans l’effondrement du capitalisme l’expropriation de la classe capitaliste est impossible. Bernstein renonce donc à l’expropriation et pose comme objectif du mouvement ouvrier la réalisation progressive du “principe coopératif”. Mais le système des coopératives ne peut être réalisé à l’intérieur d’un régime de production capitaliste. Bernstein renonce donc à la socialisation de la production et se contente de proposer la réforme du commerce, le développement des coopératives de consommation.
Mais la transformation de la société par les coopératives de consommation, même avec les syndicats, est incompatible avec le développement matériel effectif de la société capitaliste. Bernstein renonce donc à la conception matérialiste de l’histoire.
Mais sa propre conception du sens du développement économique est incompatible avec la théorie marxiste de la plus-value. C’est pourquoi Bernstein abandonne la théorie marxiste de la valeur et de la plus-value et, du même coup, toute la doctrine économique de Marx.
Mais il ne peut y avoir de lutte prolétarienne de classes sans un but final déterminé et sans base économique de la société actuelle. Bernstein abandonne donc la lutte de classes et prêche la réconciliation avec le libéralisme bourgeois.
Dans une société de classe cependant la lutte de classe est un phénomène naturel et inévitable ; Bernstein conteste donc en fin de compte l’existence même des classes dans notre société : la classe ouvrière n’est pour lui qu’une masse d’individus isolés et dispersés, non seulement politiquement et intellectuellement, mais encore économiquement. La bourgeoisie n’est pas non plus, selon lui, rassemblée politiquement par des intérêts économiques internes, sa cohésion n’est maintenue que par une pression extérieure venue d’en-haut ou d’en-bas.
Mais s’il n’existe pas de fondement économique à la lutte de classes et si on nie en fin de compte l’existence même des classes, on affirme par là même l’impossibilité non seulement de la lutte future du prolétariat contre la bourgeoisie, mais même de sa lutte passée ; la social-démocratie elle-même et ses succès deviennent absolument incompréhensibles. Ou alors ils ne s’expliquent que comme le produit de la pression politique du gouvernement ; ils apparaissent non pas comme la conséquence naturelle historique, mais comme un résultat fortuit de la politique des Hohenzollern ; ils font figure non pas d’enfants légitimes de la société capitaliste, mais de bâtards de la réaction. C’est ainsi que Bernstein passe avec une logique rigoureuse de la conception matérialiste de l’histoire à celle de la Frankfurter Zeitung et de la Vossische Zeitung.
Après avoir abjuré toute la critique socialiste de la société capitaliste, il ne reste plus qu’à trouver satisfaisant le système actuel du moins dans son ensemble. C’est un pas que Bernstein n’hésite pas à franchir ; il estime qu’en Allemagne actuellement la réaction n’est pas si puissante : “dans les pays de l’Europe Occidentale on ne peut parler de réaction politique” ; il pense que dans tous les pays de l’Occident “l’attitude des classes bourgeoises à l’égard du mouvement socialiste est tout au plus une attitude de défense et non pas d’oppression” (Vorwärts, 26 mars 1899). Il n’y a pas de paupérisation, mais une amélioration du niveau de vie des ouvriers ; la bourgeoisie est politiquement progressive et même moralement saine. On ne peut parler ni de réaction ni d’oppression. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes… Après avoir dit A, Bernstein est amené d’une façon tout à fait logique et conséquente à réciter l’alphabet tout entier. Il avait commencé par abandonner le but final pour le mouvement. Mais comme il ne peut y avoir en pratique de mouvement socialiste sans but socialiste, il est obligé de renoncer au mouvement lui-même.
Toute la doctrine socialiste de Bernstein s’est ainsi effondrée. La fière et admirable construction symétrique du système marxiste est devenue pour lui un tas de décombres où les débris de tous les systèmes, les fragments de pensée de tous les grands et petits esprits ont trouvé une fosse commune. Marx et Proudhon, Leo von Buch et Franz Oppenheimer, Friedrich-Albert Lange et Kant, Prokopovitch et le docteur Ritter von Neupauer, Herkner et Schulze-Gaevernitz, Lassalle et le professeur Julius Wolff : tous ont apporté leur contribution au système bernsteinien. De chacun il a pris un peu. Quoi d’étonnant à cela ? En abandonnant le point de vue de classe, il a perdu tout point de repère politique, en renonçant au socialisme scientifique il a perdu l’axe de cristallisation intellectuel autour duquel les faits isolés se groupent dans l’ensemble organique d’une conception du monde cohérente.
Cette doctrine composée des fragments de tous les systèmes possibles sans distinction semble au premier abord complètement libre de préjugés. En effet, Bernstein ne veut pas entendre parler d’une “science de parti” ou, plus précisément, d’une science de classe, pas plus que d’un libéralisme de classe ou d’une morale de classe. Il croit représenter une science abstraite universelle, humaine, un libéralisme abstrait, une morale abstraite.
Mais la société véritable se compose de classes ayant des intérêts, des aspirations, des conceptions diamétralement opposées, et une science humaine universelle dans le domaine social, un libéralisme abstrait, une morale abstraite sont pour le moment du ressort de la fantaisie et de la pure utopie. Ce que Bernstein prend pour sa science, sa démocratie, sa morale universelle tellement humaine, c’est tout simplement celles de la classe dominante, c’est-à-dire la science, la démocratie, la morale bourgeoises.
En effet : abjurer le système économique marxiste et se convertir aux doctrines de Brentano, Boehm-Jevons, Say, Julius Wolff, n’est-ce pas troquer la base scientifique de l’émancipation de la classe ouvrière contre l’apologétique de la bourgeoisie ? En évoquant le caractère universellement humain du libéralisme, en dénaturant le socialisme jusqu’à en faire une caricature, Bernstein ne fait rien de moins que d’enlever au socialisme son caractère de classe, donc son contenu historique, et, en somme, tout contenu ; inversement, il en vient à faire de la bourgeoisie, championne du libéralisme dans l’histoire, la représentante de l’intérêt universellement humain.
Bernstein condamne l’importance excessive attribuée “aux facteurs matériels considérés comme les forces toutes-puissantes de l’évolution”, il part en guerre contre le “mépris de l’idéal” dans la social-démocratie ; il se fait le champion de l’idéalisme, de la morale, mais en même temps s’élève contre l’unique source de connaissances morales pour le prolétariat, la lutte de classes révolutionnaire ; ce faisant, il en vient à prêcher dans la classe ouvrière ce qui est la quintessence de la morale bourgeoise, la réconciliation avec l’ordre établi et le transfert de l’espoir dans l’au-delà de l’univers moral. Enfin, en réservant ses attaques les plus violentes à la dialectique, ne vise-t-il pas le mode de penser spécifique du prolétariat conscient, luttant pour ses aspirations ? La dialectique n’est-elle pas l’instrument qui doit aider le prolétariat à sortir des ténèbres où baigne son avenir historique, l’arme intellectuelle permettant au prolétariat encore sous le joug matériel de la bourgeoisie de triompher d’elle, de la convaincre qu’elle est condamnée à périr, de lui prouver la certitude infaillible de sa victoire ? Cette arme n’a-t-elle pas déjà accompli dans le domaine de l’esprit la révolution ? Bernstein, en abandonnant la dialectique, en se livrant au petit jeu intellectuel des formules d’équilibriste telles que le “oui, mais”, “d’une part, d’autre part”, “quoique, cependant”, “plus ou moins”, adopte, tout à fait logiquement, le mode de penser historique de la bourgeoisie décadente, mode de penser qui reflète fidèlement son existence sociale et son action politique. Le petit jeu politique de l’équilibre qui se traduit par les formules : “d’une part, d’autre part”, “si, mais”, cher à la bourgeoisie d’aujourd’hui, tout cela trouve son reflet fidèle dans le mode de pensée de Bernstein ; et le mode de pensée de Bernstein est le symptôme le plus sensible et le plus sûr de son idéologie bourgeoise. Mais pour Bernstein le terme de bourgeois ne désigne plus une classe, c’est un concept social universel. Cela signifie simplement que - logique jusqu’à ses dernières conséquences, jusqu’au dernier point sur le dernier i - en abandonnant la science, la politique, la morale, et le mode de pensée du prolétariat il abandonne également le langage historique du prolétariat pour celui de la bourgeoisie. Puisque par Bürger Bernstein entend sans différenciation à la fois le bourgeois et le prolétaire, donc l’homme en général, c’est qu’effectivement l’homme est pour lui tout bonnement le bourgeois, que la société humaine est identique à la société bourgeoise.
 5. L’opportunisme en théorie et en pratique
Le livre de Bernstein a eu pour le mouvement ouvrier allemand et international une grande importance historique : il a constitué la première tentative pour donner aux courants opportunistes, à la social-démocratie, une base théorique.
Si l’on tient compte de certaines manifestations sporadiques qui se sont fait jour - nous pensons par exemple à la fameuse question de la subvention accordée aux compagnies maritimes - les tendances opportunistes à l’intérieur de notre mouvement remontent assez loin. Mais c’est seulement en 1890 qu’on voit se dessiner une tendance déclarée et unique en ce sens : après l’abolition de la loi d’exception contre les socialistes, quand la social-démocratie eut reconquis le terrain de la légalité. Le socialisme d’État à la Vollmar, le vote du budget en Bavière, le socialisme agraire d’Allemagne du Sud, les projets de Heine tendant à l’établissement d’une politique de marchandage, les vues de Schippel sur la politique douanière et la milice : telles sont les principales étapes qui jalonnent la voie de la pratique opportuniste.
Le signe distinctif de l’opportunisme, c’est d’abord l’hostilité à la “théorie”. C’est tout naturel, puisque notre “théorie” - c’est-à-dire les principes du socialisme scientifique - pose des limites très fermes à l’action pratique à la fois quant aux objectifs visés, aux moyens de lutte, et enfin au mode de lutte lui-même.
Aussi ceux qui ne recherchent que les succès pratiques ont-ils tout naturellement tendance à réclamer la liberté de manœuvre, c’est-à-dire à séparer la pratique de la “théorie”, à s’en rendre indépendants.
Mais à chaque tentative d’action pratique la théorie leur retombait sur la tête : le socialisme d’État, le socialisme agraire, la politique de marchandage, le problème de la milice, autant de défaites pour l’opportunisme. Bien évidemment, pour affirmer son existence contre nos principes, ce courant devait en toute logique finir par s’en prendre à la théorie elle-même, aux principes, et plutôt que de les ignorer chercher à les ébranler et à construire sa propre théorie. La théorie de Bernstein fut une tentative de cet ordre ; aussi avons-nous vu au Congrès de Stuttgart tous les éléments opportunistes se grouper autour de la bannière de Bernstein.
Si les divers courants de l’opportunisme pratique sont un phénomène très naturel, explicable par les conditions de notre lutte et la croissance de notre mouvement, la théorie de Bernstein est par ailleurs une tentative non moins naturelle pour réunir ces courants en une expression théorique générale, pour découvrir une base théorique qui leur soit propre et rompre en lice avec le socialisme scientifique. La doctrine bernsteinienne servit donc de légitimation scientifique à l’opportunisme et le soumit à l’épreuve du feu. Comment l’opportunisme soutint-il cette épreuve ? Nous l’avons vu : l’opportunisme n’est pas en mesure de construire une théorie positive qui résiste, si peu que ce soit, à la critique. Il n’est capable que de s’attaquer d’abord à certains principes isolés de la doctrine marxiste ; mais comme cette doctrine constitue un édifice solidement assemblé, il finit par abattre le système tout entier, du dernier étage aux fondations. Ce qui prouve que l’opportunisme pratique est incompatible, par sa nature et ses fondements, avec le système marxiste.
Mais cela prouve également que l’opportunisme est incompatible avec le socialisme en général ; sa tendance intime le porte à orienter le mouvement ouvrier dans la voie bourgeoise, autrement dit à paralyser complètement la lutte de classes prolétarienne. Sans doute, si on les considère dans une perspective historique, la lutte de classes prolétarienne et le système marxiste ne sont-ils pas identiques. Avant Marx et indépendamment de lui il y a eu un mouvement ouvrier et divers systèmes socialistes ; ceux-ci, chacun à sa manière et selon les conditions de l’époque, traduisaient sur le plan théorique les aspirations à l’émancipation de la classe ouvrière. Tous les éléments de la doctrine de Bernstein se trouvent déjà dans des systèmes antérieurs au marxisme : un socialisme fondé sur des notions morales de justice, la lutte contre le mode de répartition des richesses plutôt que contre le mode de production ; une conception des antagonismes de classes réduits à l’antagonisme entre pauvres et riches ; la volonté de greffer sur l’économie marxiste le système du “coopératisme”. Or, en leur temps, ces théories malgré leur insuffisance, étaient des théories authentiques de la lutte de classes prolétarienne ; elles furent l’alphabet historique dans lequel le prolétariat apprit à lire.
Mais après l’évolution de la lutte des classes et de ses conditions sociales, une fois ces théories abandonnées, et les principes du socialisme scientifique formulés - il ne peut exister, en Allemagne du moins, d’autre socialisme que le socialisme marxiste ni d’autre lutte de classe socialiste que celle de la social-démocratie. Revenir aux théories socialistes antérieures à Marx, ce n’est pas seulement revenir au b a ba, au premier grand alphabet du prolétariat, c’est ânonner le catéchisme anachronique de la bourgeoisie.
La théorie de Bernstein fut la première tentative, mais aussi la dernière, pour donner à l’opportunisme une base théorique. Nous disons “la dernière” parce qu’avec la doctrine bernsteinienne l’opportunisme est allé si loin - à la fois négativement dans l’abjuration du socialisme scientifique et positivement dans la confusion théorique, l’assemblage incohérent de tous les éléments disponibles des autres systèmes - qu’il ne lui reste rien à ajouter. Le livre de Bernstein marque la fin de l’évolution théorique de l’opportunisme, il en tire les dernières conséquences.
La doctrine marxiste est non seulement capable de le réfuter théoriquement mais encore elle est seule en mesure d’expliquer ce phénomène historique qu’est l’opportunisme à l’intérieur de l’évolution du parti. La progression historique du prolétariat jusqu’à la victoire n’est effectivement pas une chose si simple. L’originalité de ce mouvement réside en ceci : pour la première fois dans l’histoire, les masses populaires décident de réaliser elles-mêmes leur volonté en s’opposant à toutes les classes dominantes ; par ailleurs, la réalisation de cette volonté, elles la situent au-delà de la société actuelle, dans un dépassement de cette société. L’éducation de cette volonté ne peut se faire que dans la lutte permanente contre l’ordre établi et à l’intérieur de cet ordre. Rassembler la grande masse populaire autour d’objectifs situés au-delà de l’ordre établi ; allier la lutte quotidienne avec le projet grandiose d’une réforme du monde, tel est le problème posé au mouvement socialiste ; ce qui doit guider son évolution et sa progression, c’est le souci d’éviter deux écueils : il ne doit sacrifier ni son caractère de mouvement de masse, ni le but final ; il doit éviter à la fois de retomber à l’état de secte et de se transformer en un mouvement réformiste bourgeois ; il lui faut se garder à la fois de l’anarchisme et de l’opportunisme.
L’arsenal théorique du marxisme nous offre sans doute depuis plus d’un demi-siècle des armes capables de parer à l’un et à l’autre de ces dangers opposés. Mais notre mouvement est un mouvement de masse et les dangers qui le menacent ne sont pas l’invention de cerveaux individuels, mais le produit de conditions sociales ; aussi la doctrine marxiste ne pouvait-elle à l’avance, une fois pour toutes, nous mettre à l’abri des déviations anarchistes ou opportunistes : c’est seulement quand les déviations sont passées dans la pratique qu’elles peuvent être surmontées par le mouvement lui-même - mais seulement à l’aide des armes fournies par Marx.
La social-démocratie a déjà surmonté le moins grave de ces deux dangers, la maladie infantile anarchiste, avec le “mouvement des indépendants”. Elle est en train de surmonter actuellement le second et le plus grave de ces maux : l’hydropisie opportuniste.
Si l’on considère l’expansion énorme prise par le mouvement au cours des dernières années et le caractère complexe des conditions où devait s’engager la lutte ainsi que des objectifs qu’elle devait se donner, il était inévitable que se manifeste à un moment donné un certain flottement : scepticisme quant à la possibilité d’atteindre les grands objectifs finaux, hésitations quant à l’élément théorique du mouvement. Le mouvement ouvrier ne peut ni ne doit progresser autrement ; les instants d’hésitation, de crainte, bien loin de surprendre les marxistes, ont été au contraire prévus et prédits depuis bien longtemps par Marx :
“Les révolutions bourgeoises”, écrivait Marx, il y a un demi-siècle dans son Dix-huit Brumaire, “comme celles du XVIIIe siècle, se précipitent rapidement de succès en succès, leurs effets dramatiques se surpassent à l’envi, hommes et choses semblent sertis dans des feux de diamants, l’enthousiasme extatique est la mentalité quotidienne, mais elles ont la vie courte. Rapidement elles ont atteint leur point culminant, et un long mal aux cheveux s’empare de la société avant qu’elle n’apprenne à s’approprier tranquillement les résultats de sa période orageuse. Les révolutions prolétariennes, par contre, comme celle du XIXe siècle, se critiquent elles-mêmes constamment, interrompent à tout instant leur propre cours, reviennent sur ce qui semble accompli, pour le recommencer à nouveau, raillent impitoyablement les insuffisances, les faiblesses et les misères de leurs premières tentatives, paraissent n’abattre leur adversaire que pour que, tirant de la terre des forces nouvelles, il se dresse à nouveau, plus gigantesque en face d’elles, prennent constamment peur à nouveau devant l’immensité infinie de leur propre but, jusqu’à ce que soit créée la situation qui rend impossible tout retour en arrière et que les circonstances elles-mêmes leur crient :
“Hic Rhodus, hic salta !”
“C’est ici qu’est la rose ! c’est ici qu’il faut danser !”
Ceci n’a pas cessé d’être vrai, même après qu’ait été édifiée la théorie du socialisme scientifique. Le mouvement prolétarien n’en est pas pour autant devenu d’un seul coup, même en Allemagne, socialiste ; il le devient peu à peu chaque jour, il le devient en corrigeant les déviations opposées : l’anarchisme, l’opportunisme ; l’une et l’autre erreur ne sont que des phases du mouvement socialiste considéré comme un processus continu.
Dans cette perspective ce n’est pas tant l’apparition d’un courant opportuniste qui doit surprendre, c’est plutôt sa faiblesse. Tant qu’il ne s’était manifesté qu’à des occasions isolées, à propos de l’action pratique du parti, on pouvait imaginer qu’il s’appuyait sur une base théorique sérieuse.
Mais aujourd’hui, en lisant dans le livre de Bernstein l’expression théorique accomplie de cette tendance, on s’écrie avec stupéfaction : Comment ? C’est tout ce que vous avez à dire ? Pas l’ombre d’une pensée originale ! Pas une idée que le marxisme n’ait, il y a des dizaines d’années, réfutée, écrasée, raillée, réduite en poussière ! Il a suffi que l’opportunisme prît la parole pour démontrer qu’il n’avait rien à dire. C’est là ce qui fait, pour l’histoire du parti, toute l’importance du livre de Bernstein.
Bernstein a abandonné les catégories de pensée du prolétariat révolutionnaire, la dialectique et la conception matérialistes de l’histoire ; or, c’est à elles qu’il doit les circonstances atténuantes de son revirement. Car seules la dialectique et la conception matérialistes de l’histoire peuvent le faire apparaître, dans leur grande magnanimité, pour ce qu’il a été inconsciemment : l’instrument prédestiné qui, en révélant à la classe ouvrière une défaillance passagère de son élan, l’a forcée à le rejeter loin d’elle d’un geste de mépris railleur."

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