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Utopies pacifistes

samedi 7 août 2010, par Robert Paris

Rosa Luxemburg

I

Leipzig, le 6 Mai 1911

La campagne pour les élections au Reichstag [1] a commencé pour notre parti avec entrain et zèle de la part de tous. Son ouverture générale et la plus heureuse qui puisse être a été la brillante fête du premier mai qui a été, malgré tous les avertissements et obstacles venus des cercles qui considèrent le premier mai comme « un cheval boiteux », l’occasion d’une imposante manifestation et grève de masse. Cela a à nouveau montré à quel point la combativité enthousiaste et l’idéalisme plein d’abnégation sont vivants chez les masses ouvrières. La tâche qui consiste à faire de l’agitation de cette année pour les élections générales non seulement un combat pour obtenir le plus grand nombre possible de voix et d’élus, mais surtout une période de pédagogie intensive sur les principes et la vision du monde de la social-démocratie est d’autant plus urgente pour le parti. L’un des points centraux de la campagne et de l’agitation, naturellement, sera la question du militarisme. Et dans cette optique, la clarification de notre point de vue sur cette question, qui a émergé au cours du récent débat au Reichstag, a une signification durable et profonde.

Si la question était seulement de nous demander si notre groupe parlementaire a agi de façon juste en déposant une motion qui demandait au gouvernement allemand de conclure des accords de limitation des armements, la controverse n’aurait certainement pas pu correspondre à un quelconque intérêt sérieux. Puisque nous devons utiliser la tribune parlementaire comme de l’un des moyens les plus efficaces de l’agitation, il apparaît comme simple devoir des élus socialistes de profiter de chaque occasion pour opposer la conception du parti sur les phénomènes importants de la vie publique à celle des classes dirigeantes. Contraint aux conditions parlementaires, le groupe doit naturellement trouver refuge dans les formes de l’interpellation, de la motion, etc. Et il est certainement très louable que notre groupe parlementaire ait saisi l’occasion pour lancer un débat important sur la question du militarisme et de forcer les représentants des classes dirigeantes à s’exprimer ouvertement. La formulation même de la motion dont se sont servis les élus joue en elle-même un rôle assez mineur. Ce n’est pas dans la forme de la motion, mais dans les motifs de la demande, dans les discours de notre groupe qui l’accompagnent que s’exprime la position du parti. Souvent, la motion parlementaire n’est vouée qu’à être l’hameçon sur lequel est accrochée notre agitation à la tribune du Reichstag.

La vraie question, donc, qui est importante pour des cercles plus larges du parti, est de savoir si notre parti a exprimé le point de vue fondamental de la sociale-démocratie de façon claire et conséquente dans le débat qu’il a lancé, si elle a contribué par ce débat à diffuser la conception sociale-démocrate de l’essence du militarisme et de l’ordre social capitaliste dans les masses de façon à assurer ainsi une bonne promotion du socialisme.

La réponse à cette question dépend entièrement du côté que l’on considère comme le plus important et décisif dans notre attitude envers le militarisme. Si la position de la social-démocratie devait se résumer à démontrer au monde à chaque occasion que notre parti est un partisan inconditionnel de la paix et un adversaire résolu de l’armement militaire, alors que le gouvernement est à blâmer pour la course aux armements, alors nous pourrions être complètement satisfaits de notre performance lors du récent débat au Reichstag. Mais ce ne serait pas un résultat suffisant pour la grande et importante campagne. Notre tâche n’est pas seulement de démontrer avec force l’amour de la paix des sociaux-démocrates à chaque occasion, mais surtout d’éclairer les masses de manière nette et claire sur la nature du militarisme et sur la différence de principe entre la position de la social-démocratie et celle des pacifistes bourgeois. Mais en quoi consiste cette différence ? Certainement pas seulement dans le fait que les apôtres bourgeois de la paix se reposent sur l’effet que peuvent faire de belles paroles, alors que nous ne nous fions pas qu’aux mots. Tout notre point de départ est diamétralement opposé : les amis de la paix des milieux bourgeois estiment que l’on peut atteindre la paix mondiale et le désarmement dans le contexte de la société actuelle, mais nous, qui nous plaçons sur le terrain de la conception matérialiste de l’histoire et du socialisme scientifique, nous sommes convaincus que le militarisme ne pourra disparaître du monde qu’avec la disparition de l’Etat de classe capitaliste. De là découle également la tactique oposée dans la propagation de l’idée de paix. Les pacifistes bourgeois essaient - et c’est de leur point tout à fait logique et explicable - d’inventer toutes sortes de projets « pratiques » pour la réduction progressive du militarisme, et ils sont enclins, par nature, à prendre pour argent comptant tous les signes extérieurs d’une tendance à la paix, de s’accrocher à chaque formulation issue de la diplomatie dominante qui va dans ce sens et d’en exagérer le sens pour en faire la base d’une action sérieuse. A l’inverse la mission de la sociale-démocratie ne peut être, comme dans tous les aspects de la critique sociale, que de démasquer les tentatives bourgeoises de limitation du militarisme comme étant des demi-mesures pathétiques, démasquer les déclarations en ce sens, en particulier venant des cercles gouvernementaux, comme un théâtre d’ombres diplomatique, et d’opposer à la parole et à la semblance bourgeoise l’analyse impitoyable de la réalité capitaliste. Ce fut, par exemple,le comportement de notre Parti envers la Conférence de La Haye [2]. Même si elle a été saluée par des opportunistes de divers pays avec l’optimisme petit-bourgeois habituel comme un heureux premier pas bénéfique vers la paix dans le monde - il y a deux ans seulement, le camarade Treves avait fait dans un discours plein d’élan au parlement romain la proposition de rendre hommage à la Conférence de La Haye pour célébrer son dixième anniversaire -, les sociaux-démocrates allemands n’ont eu pour la doucereuse création du tsar couvert de sang et de ses collègues européens que le mépris que mérite une farce impudente.

De même, le devoir de la social-démocratie par rapport aux déclaration dans le style de celles du gouvernement britannique [3] ne peut être que de montrer que l’idée d’une restriction partielle des armements militaires est une demi-mesure absurde et de la pousser jusqu’au bout, afin de démontrer clairement au peuple que le militarisme est étroitement lié à la politique coloniale, la politique douanière, la politique mondiale, que par conséquent les États actuels, s’ils voulaient sérieusement mettre un terme à la course aux armements, devraient commencer par désarmer leur politique commerciale, abandonner le pillage colonial ainsi que la politique étrangère des sphères d’intérêt dans toutes les parties du monde, en un mot faire exactement le contraire de ce qu’est l’essence de la politique actuelle d’un Etat de classe capitaliste en politique extérieure comme en politique intérieure. Ce qui constitue le cœur de la conception social-démocrate aurait ainsi été clairement exprimé, à savoir que le militarisme dans ses deux formes - la guerre tout comme la paix armée - est un enfant légitime, une conséquence logique du capitalisme, qui ne peut être défait qu’avec le capitalisme lui-même, et que, par conséquent, celui qui veut sincèrement la paix et la libération du terrible fardeau des armements doit aussi vouloir le socialisme. Ce n’est qu’ainsi que peut se mener un véritable travail d’éducation et de propagande social-démocrate à l’occasion du débat sur le désarmement.

Ce travail est en revanche rendu plus difficile, la position de la social-démocratie devient moins claire et tranchante, si notre parti, de par une étrange confusion des rôles, cherche partout à convaincre l’Etat bourgeois qu’il peut très bien limiter les armements militaires et amener la paix, et cela de son propre point de vue, celui d’un Etat capitaliste de classe. Bien entendu, notre groupe parlementaire lors du récent débat n’a certes pas tout à fait admis la possibilité d’une abolition complète du militarisme et de la guerre dans le cadre de l’ordre bourgeois ; le camarade Ledebour a d’ailleurs émis de fortes protestations à ce sujet. Mais il s’avérait à présent qu’avec la défense ardente et simultanée d’un désarmement partiel le centre était tenu par un étrange compromis entre les deux positions, celle des apôtres bourgeois de la paix et celle de la social-démocratie, qui renonce à la défaite complète du militarisme et de la société actuelle, mais tient pour possible une défaite partielle, qui voit l’imminence d’une ère de paix au milieu du monde capitaliste et cependant s’accroche à l’inévitabilité de la révolution sociale.

C’était jusqu’à présent l’orgueil et la base scientifique solide de notre parti de n’inventer ni les directives générales du programme ni les slogans de notre pratique politique quotidienne librement à partir de ce qui est arbitrairement désirable, mais de s’appuyer en toute chose sur la connaissance des tendances du développement social, de jauger nos prises de position à l’aune des lignes directrices objectives de ce développement. Ce n’est pas la potentialité du point de vue des rapports de forces à un moment donné au sein de l’Etat, mais la potentialité du point de vue des tendances de l’évolution de la société qui a toujours été pour nous décisive. Lorsque nous réclamons encore et toujours la journée légale de huit heures, bien que cette revendication soit totalement désespérée dans les parlements d’aujourd’hui, c’est parce qu’elle s’accorde justement au développement des forces productives, de la technologie, de la concurrence internationale du capitalisme. Ce n’est que parce que la journée de huit heures constituerait dans le même temps un grand pas révolutionnaire dans l’éducation de l’organisation de la classe ouvrière que la bourgeoisie lutte de toutes ses forces contre elle. Sur le plan économique cependant, le capitalisme ne serait pas arrêté dans son développement par l’introduction de la journée de huit heures, mais il monterait ainsi à son stade le plus haut, le plus avancé. En revanche la limitation des armements, une régression du militarisme ne s’accordent pas avec le développement du capitalisme international ; elles ne pourraient se baser que sur la stagnation du développement capitaliste. Seuls ceux qui espéraient une pause dans la politique mondiale - et c’est le stade le plus élevé et l’ultime étape du développement capitaliste - peuvent penser qu’un arrêt dans les progrès du militarisme est probable. La politique mondiale - et le militarisme qui la sert sur terre et sur mer, dans les temps de guerre et dans les temps de paix - n’est pourtant rien d’autre que la méthode spécifiquement capitaliste pour à la fois développer les conflits internationaux et pour les résoudre. Avec l’évolution du capitalisme et du marché mondial ces contradictions augmentent énormément, en même temps que les contradictions internes de classe, jusqu’à ce qu’elles deviennent impossibles et amènent la révolution sociale. Seul celui qui croit à l’adoucissement,à l’émoussement des contradictions de classes et à la limitation de l’anarchie économique peut croire en la possibilité de réduire ces conflits internationaux, de les alléger et de les estomper. Mais les contradictions internationales des États capitalistes ne sont que l’autre versant des contradictions de classes ; l’anarchie de la politique mondiale n’est que le revers du mode de production anarchique du capitalisme. Les deux ne peuvent que se développer ensemble et être surmontés ensemble. « Un peu d’ordre et de paix » est donc tout aussi impossible, tout autant une utopie petite-bourgeoise envers le marché capitaliste mondial comme envers la politique mondiale, envers la restriction des crises comme envers la limitation des armements.

Jetons un regard sur les événements des quinze dernières années du développement international. Où peut-on trouver une quelconque tendance à la paix, au désarmement, au règlement amical des conflits ?

Nous avons eu ces dernières quinze années : en 1895 la guerre entre le Japon et la Chine, qui a été le prélude à la période extrême-orientale de la politique mondiale, en 1898, la guerre entre l’Espagne et les États-Unis, de 1899 à 1902, la guerre des Boers menée par l’Angleterre en Afrique du Sud, en 1900, la campagne de Chine des grandes puissances européennes, en 1904, la guerre russo-japonaise, de 1904 à 1907 la guerre allemande contre les Héréros en Afrique ; à cela s’ajoute en 1908 l’intervention militaire de la Russie en Perse, actuellement l’intervention militaire de la France au Maroc, sans parler des escarmouches coloniales incessantes en Asie et en Afrique. Les simples faits montrent donc que depuis quinze ans, presque pas une année ne s’est écoulée sans une action de guerre.

Mais plus importantes encore sont les conséquences durables de ces guerres. Au Japon, la guerre avec la Chine a été suivie d’une réorganisation militaire qui a rendu possible dix ans plus tard la guerre contre la Russie et a fait du Japon le pouvoir militaire dominant dans l’Océan Pacifique. La guerre des Boers a entraîné une réorganisation militaire en Angleterre, et le renforcement de ses forces armées terrestres. La guerre avec l’Espagne est devenue aux États-Unis le point de départ d’une réorganisation de la marine, a fait des États-Unis une puissance coloniale avec des intérêts politiques globaux en Asie, et a semé le germe du conflit d’intérêts entre les États-Unis et le Japon dans l’océan Pacifique. L’expédition chinoise a été accompagnée en Allemagne d’une réorganisation militaire fondamentale, à savoir la grande loi sur la flotte de 1900, qui marque le début de la course aux armements sur mer entre l’Allemagne et l’Angleterre et l’intensification du conflit entre les deux pays.

Cependant un autre phénomène très important apparaît aussi : l’éveil social et politique des arrière-pays, des colonies et des « sphères d’influence » à une vie indépendante. La révolution en Turquie, en Perse, le ferment révolutionnaire en Chine, en Inde, en Egypte, en Arabie, au Maroc, au Mexique sont autant de sources de conflits politiques, de tensions, d’actions et de préparations militaires. Justement au cours des quinze dernières années les frictions de la politique internationale ont augmenté de façon inédite, une série de nouveaux pays sont entrés dans le combat actif de la scène mondiale, toutes les grandes puissances ont opéré une profonde réorganisation militaire. Du fait de tous ces événements, les contradictions ont atteint un niveau sans précédent, et le processus continue encore et encore, puisque d’une part le ferment en Orient croît tous les jours, et d’autre part tout nouvel accord entre les puissances militaires devient inévitablement la source de nouveaux conflits. L’Entente de Reval entre la Russie, l’Angleterre et la France [4] , que Jaurès célébra comme une garantie de la paix mondiale, a conduit à l’intensification de la crise dans les Balkans, a accéléré le déclenchement de la révolution turque, a encouragé la Russie à l’action militaire en Perse et a conduit au rapprochement entre la Turquie et l’Allemagne, qui à son tour a aggravé le conflit anglo-allemand. Les accords de Potsdam [5] ont eu pour conséquence d’aggraver la crise en Chine, et l’entente russo-japonaise a eu le même effet.

Si l’on se confronte donc tout simplement aux faits, il apparaît que ce serait délibérément fermer les yeux que de ne pas voir que de ces faits ressort tout autre chose qu’une atténuation des conflits ou un quelconque attachement à la paix mondiale.

Comment peut-on parler à leur lumière de tendances à la paix du développement bourgeois, qui contrecarreraient ses tendances à la guerre et les surmonteraient ? Où ont-elles été exprimées ?

Dans la déclaration de Sir Edward Grey et du parlement français ? Dans la « fatigue des armes » de la bourgeoisie ? Mais les couches moyennes et inférieures de la bourgeoisie ont toujours gémi à propos du poids du militarisme, tout comme ils grognent sur les ravages de la libre concurrence, sur les crises économiques, sur l’inconscience de la spéculation boursière, sur le terrorisme des cartels et des trusts. La tyrannie des magnats des trusts en Amérique a même causé un tollé de larges couches de la population et une longue campagne de de la puissance publique à leur encontre. La sociale-démocratie y voit-elle les signes d’un début de limitation du développement des trusts, ou bien n’a-t-elle pas plutôt pour cette révolte de la petite-bourgeoisie un haussement d’épaules de sympathie et pour cette action publique seulement un ricanement méprisant ? La « dialectique » de la tendance à la paix du développement capitaliste, qui contrarie sa tendance à la guerre et triomphe sur elle, repose simplement sur le vieux truisme que les roses des profits capitalistes comme celles de la domination de classe ne sont pas sans épines, même pour la bourgeoisie, et que pourtant elle préfère les souffrir sur sa tête aussi longtemps que possible malgré la douleur et le chagrin, que de perdre la tête en même temps qu’elles en suivant les conseils bien intentionnés de la sociale-démocratie.

Expliquer ceci aux masses, disperser sans pitié toutes les illusions au sujet de l’effort pour la paix du côté bourgeois, et affirmer la révolution prolétarienne comme le seul et premier acte de la paix mondiale, c’est la tâche de la sociale-démocratie en regard de toutes les singeries autour du désarmement, qu’elles soient arrangées à Saint-Pétersbourg, à Londres ou à Berlin.

Se verser à soi-même et aux autres un vin clair est toujours la meilleure politique pratique pour le parti du prolétariat révolutionnaire. Et c’est doublement notre tâche au début de la campagne pour les élections au Reichstag si nous voulons élargir, mais aussi approfondir notre pouvoir et notre influence.

II

Leipzig, le 8 Mai

Le caractère utopique de la position qui espère une ère de paix et la régression du militarisme dans la société actuelle se reflète clairement dans le fait qu’elle se réfugie dans l’élaboration de projets. Il est typique des aspirations utopiques qu’elles inventent des recettes « pratiques » les plus détaillées possibles pour prouver la possibilité de leur réalisation. Le projet d ’« États-Unis d’Europe » en tant que base pour restreindre le militarisme international en fait également partie.

« Nous appuyons, disait le camarade Ledebour dans son discours sur le budget au Reichstag, le 3 Avril, tous les efforts qui ont pour effet de mettre de côté les prétextes futiles pour l’incessante préparation à la guerre. Nous exigeons l’union économique et politique des Etats européens. J’en suis convaincu : si l’avènement des États-Unis d’Europe, est sûr dans la période socialiste, il peut tout aussi bien venir plus tôt, tout comme nous faisons face aujourd’hui à la concurrence des États-Unis d’Amérique. Nous demandons au moins à la société capitaliste, aux hommes d’Etat capitalistes, que dans l’intérêt du développement du capitalisme en Europe même, afin que l’Europe ne soit pas par la suite submergée par la compétition mondiale, ils préparent cette union de l’Europe dans les Etats-Unis d’Europe. » [6]

Et dans Die Neue Zeit du 28 Avril le camarade Kautsky écrit :

« Et la réalisation de ces arrangements n’offre encore aucune garantie pour un maintien durable de la paix qui bannisse le spectre de la guerre pour toujours.

Il n’y a à présent pour cela qu’une seule solution : l’union des États de la civilisation européenne dans une alliance avec une politique commerciale commune, un parlement fédéral, un gouvernement fédéral et une armée fédérale - l’instauration des États-Unis d’Europe.

Si cela réussissait, ce serait d’une portée immense. Ces Etats-Unis seraient en possession d’une force si supérieure qu’elle pourrait contraindre sans la guerre, si elle ne se joignent pas à eux volontairement, toutes les autres nations à démanteler leurs armées et à renoncer à leurs flottes. Du même coup cesserait alors aussi pour les nouveaux États-Unis eux-mêmes tout besoin d’armement. Non seulement ils pourraient alors se passer de tout armement supplémentaire, de l’armée permanente, des armes offensives sur mer dont nous exigeons l’abandon aujourd’hui, mais même de tout moyen de défense, et du système de la milice lui-même.

Ainsi, l’ère de la paix perpétuelle serait établie de manière sûre. » [7]

Il faut d’abord dire clairement que cette idée est toute nouvelle dans l’agitation du parti. Notre programme minimum ne contient pas une seule mention d’une telle construction ; ni notre congrès du parti ni des congrès internationaux ne l’ont traitée et elle n’a pas non plus été sérieusement discutée dans la littérature du parti. Et il y a certainement quelque chose de maladroit à exprimer à la tribune du parlement au nom de tout le parti de telles idées ad hoc, pour ainsi dire sorties d’un chapeau, qui ont tout l’air d’avoir été le résultat d’une perplexité embarrassée. Ainsi des idées apparaissent comme l’expression du point de vue social-démocrate allemand non seulement aux yeux des adversaires bourgeois mais aussi pour les milieux socialistes à l’étranger, alors qu’elles ne peuvent y prétendre d’un point de vue purement formel.

Aussi plausible que puisse apparaître l’idée d’États-Unis d’Europe comme convention de paix au premier coup d’œil pour beaucoup de monde, en y regardant de plus près elle n’a absolument rien à voir avec la façon de penser et avec les points de vue de la sociale-démocratie.

En tant que partisans de la conception matérialiste de l’histoire, nous avons jusqu’à présent toujours défendu l’idée que les États modernes en tant qu’entités politiques ne sont pas les produits artificiels d’une imagination créatrice, comme par exemple le duché de Varsovie du temps napoléonien[8], mais les produits historiques du développement économique. Même si le flux des intérêts dynastiques depuis le Moyen-Age ont influencé de façon si importante les frontières et les compositions des Etats d’aujourd’hui, comme par exemple la monarchie austro-hongroise, le développement ultérieur du capitalisme a modelé des entités économiques cohérentes dans le fouillis des pays et des provinces de l’Etat ; la domination collective de classe de la bourgeoisie a ajouté un cercle politique tout autour. Les États-Unis d’Amérique dans leur forme actuelle - territoire économique immense et en même temps pouvoir politique - sont de même le produit d’un siècle de développement capitaliste à l’intérieur de frontières communes.

Mais sur quelle base économique l’idée d’une fédération des Etats européens se fonde-t-elle ? L’Europe est certes un concept géographique et, dans une certaine mesure, culturel. Cependant, l’idée de l’Europe comme ensemble économique contredit doublement le développement capitaliste. D’une part il y a en Europe parmi les Etats capitalistes - et tant qu’ils existent - les rivalités et les antagonismes les plus féroces ; d’autre part, les pays européens ne peuvent plus se passer des pays non-européens d’un point de vue économique. Les autres parties du monde sont liées à l’Europe de mille façons en tant que fournisseurs de denrées alimentaires, matières premières et produits finis comme en tant qu’acheteurs. Au stade actuel du développement du marché mondial et l’économie mondiale, concevoir l’Europe comme un ensemble économique distinct est un fantasme sans vie. L’Europe ne constitue pas plus un tout cohérent particulier dans l’économie mondiale que l’Asie ou l’Amérique.

Si l’idée de l’unification de l’Europe est dépassée depuis longtemps du point de vue économique, elle l’est tout autant du point de vue politique. Il s’agit tout simplement d’une mauvaise imitation de l’idée du concert des puissances européennes qui, comme centre moteur, comme soleil central de l’univers politique, décidait de son destin, habillée d’oripeaux démocratiques. Cependant, l’époque où le centre de gravité du développement politique et l’axe focal des contradictions capitalistes se situaient sur le continent européen est révolue depuis longtemps. Au début du 19ème siècle et jusqu’à la révolution de 1848, le centre de la politique internationale se trouvait dans le territoire de la Pologne divisée, à la frontière allemande-russe-autrichienne. Dans les années cinquante, il s’est déplacé vers le Bosphore. Avec la guerre entre l’Allemagne et la France, les années soixante-dix ont créé un nouveau point focal autour duquel la Duplice et la Triplice se sont groupées comme les piliers de l’équilibre européen. À l’époque, l’utopie de la Fédération européenne aurait au moins eu un sens historique. Mais dans les années quatre-vingt, une nouvelle ère de la politique internationale commençait - les conquêtes coloniales y prirent une force renouvelée, suivies dans les années quatre-vingt-dix par la ruée générale de la politique mondiale pour l’acquisition de sphères d’influence au-delà des mers, et dans la dernière décennie par le réveil général de l’Orient. Aujourd’hui, l’Europe n’est qu’un maillon de la chaîne inextricable des relations et des conflits internationaux. Chose décisive, les conflits européens eux-mêmes ne se règlent plus sur le continent européen, mais sur tous les continents et océans.

Ce n’est qu’en détournant soudainement les yeux de tous ces événements et évolutions et lorsque l’on se replace dans les temps heureux du concert européen que l’on peut par exemple parler d’une paix ininterrompue ces quarante dernières années. Cette position, pour laquelle seuls les événements survenus sur le continent européen ont une existence, ne prend pas en compte que la raison pour laquelle nous n’avons pas de guerre depuis des décennies en Europe est que les conflits internationaux ont dépassé infiniment les limites étroites du continent européen, parce que l’on se bat à présent autour des questions et des intérêts européens sur les mers du monde et non dans le marigot européen.

Les « États-Unis d’Europe » sont donc une idée qui contredit directement tout le cours du développement tant économique que politique, et qui ne prend aucunement note des événements du dernier quart de siècle.

La lubie des « États-Unis d’Europe » montre une fois de plus qu’une idée qui s’accorde si mal à la tendance du développement ne peut mener à une solution progressiste malgré toutes ses allures radicales. Ce ne sont pas par les partis sociaux-démocrates, mais du côté bourgeois que l’idée d’une unification européenne a été exprimée de temps à autre. [*1] A chaque fois y était associée une nette tendance réactionnaire. C’est par exemple le célèbre ennemi des socialistes, le professeur Julius Wolf, qui préconisait la Communauté économique européenne. Elle ne signifiait cependant rien d’autre q’une union douanière afin de mener la guerre commerciale contre les États-Unis d’Amérique et a été reconnue et critiquée en tant que telle par la sociale-démocratie. Et chaque fois que les politiciens bourgeois ont mis en valeur le concept de citoyenneté européenne, de l’union des pays européens, c’était avec des mises en gardes explicites ou tacites contre le « péril jaune », le « continent noir », les « races inférieures » - bref, c’était toujours une créature impérialiste.

Et si nous devons maintenant essayer en tant que sociaux-démocrates de remplir cette vieille outre avec un vin nouveau, d’apparence révolutionnaire, alors il faut dire que de toutes manières la continuité ne serait pas de notre côté, mais du côté bourgeois. Les choses ont leur logique propre, objective. Et objectivement le slogan de l’union européenne ne peut mener dans la société capitaliste sur le plan économique qu’à la guerre tarifaire avec l’Amérique et sur le plan politique à un combat de races colonialo-patriotique. L’expédition en Chine des régiments européens unis avec Feldmarschall mondial Waldersee à leur tête et l’Evangile des Huns comme bannière - c’est l’expression réelle et fantastique, la seule expression possible de la « Fédération des Etats européens » dans la société d’aujourd’hui.

Mais sommes-nous toujours dans le monde capitaliste avec les « États-Unis d’Europe » ?

C’est la question la plus difficile de notre sujet. D’une part, il s’agit d’une fédération d’Etats « avec une politique commerciale commune, un parlement fédéral, un gouvernement fédéral et une armée fédérale » et donc d’une création bourgeoise. Et le camarade Ledebour demande expressément aux hommes d’Etat de la période actuelle de préparer cette unification de l’Europe dans les intérêts bien compris du capitalisme. D’un autre côté, si nous posons la question des possibilités de réalisation de ce projet, le camarade Kautsky nous dit que la seule voie possible serait une révolution européenne. Or, comme chacun le sait, le prolétariat sous la direction de la sociale-démocratie est aujourd’hui la seule classe qui pourrait accomplir une révolution. La réalisation des « Etats-Unis d’Europe », proposée comme moyen pratique pour restreindre le militarisme actuel est donc rendue possible uniquement par la victoire du prolétariat révolutionnaire, donc après la révolution sociale ! Nous ne savons pas ce qu’il faut admirer le plus dans cette conception : le règne du prolétariat socialiste avec un gouvernement fédéral et une « armée fédérale » ou l’appel aux hommes d’Etat de l’époque actuelle à préparer « dans le meilleur intérêt du capitalisme lui-même » la révolution sociale.

Si l’idée de fédération européenne des Etats trahit ainsi son caractère utopique par ces flottements incertains entre le monde capitaliste et le monde socialiste, il est par ailleurs tout à fait inutilisable comme slogan d’agitation, pour une conception plus concrète sur les bases de la politique prolétarienne. L’idée de la communauté culturelle européenne est complètement étrangère à la pensée du prolétariat possédant une conscience de classe. Ce n’est pas la solidarité européenne mais la solidarité internationale de toutes les parties du monde, englobant toutes les races et tous les peuples, qui est la pierre angulaire du socialisme au sens marxiste. Toute solidarité partielle n’est pas une étape vers la réalisation de l’internationalisme véritable, mais son contraire, son ennemi, une ambiguïté, derrière laquelle se cache le pied fourchu de l’antagonisme national. Tout comme nous avons toujours combattu comme des idées réactionnaires le pangermanisme, le panslavisme, le panaméricanisme, nous n’avons de même rien à faire avec l’idée du paneuropéisme.

Nos agitateurs seront donc bien inspirés de ne plus faire usage du slogan si inattendu et si soudainement lancé des « Etats-Unis d’Europe » pendant la campagne électorale qui est devant nous. Il ne sert qu’à brouiller et à affadir l’orientation claire de notre politique internationale et de notre propagande révolutionnaire pour la paix. Nous n’avons vraiment pas besoin de nouvelles lubies de ce genre. Notre conception antérieure nous a bien servi jusqu’à présent ; elle nous a valu le respect de la part de l’adversaire et la confiance de la part de millions de personnes. Nous n’avons aucune raison de l’anéantir avec de nouvelles et audacieuses « remarques ».

« Ils doivent laisser la parole être. »

Note

1* Ici notre camarade Luxemburg a fait une petite erreur de mémoire. L’idée de l’intégration économique de l’Europe, « afin que l’Europe ne soit pas par la suite submergée par la compétition mondiale » a également été examinée en détail dans Die Neue Zeit. Certes, ce n’était nul autre que Herr Calwer qui se comptait alors dans les rangs de la sociale-démocratie qui a défendu ce point de vue en 1898, puis a dû faire l’expérience du rejet violent de la rédaction de Die Neue Zeit. Voir XVIème année, Vol II, n ° 37 de Die Neue Zeit - (La rédaction du LV)

Commentaires

1 Les élections législatives eurent lieu le 12 Janvier 1912. Les sociaux-démocrates ont vu le nombre de leurs sièges augmenter de 43 à 110 par rapport à 1907 et sont devenus de ce fait le groupe le plus important du Reichstag.

2 La deuxième Conférence de La Haye eut lieu du 15 juin au 18 octobre 1907 en présence de représentants de 47 pays. Les puissances impérialistes, en particulier l’Allemagne, refusèrent de limiter leur armement et de reconnaître un tribunal d’arbitrage pour régler les conflits internationaux. Il s’est avéré que toutes les grandes puissances présentes lors de la conférence se préparaient à une guerre mondiale.

3 le 13 Mars 1911 le ministre britannique des affaires étrangères Sir Edward Grey a fait un discours à la Chambre des Communes sur les possibilités d’un accord avec l’Allemagne. Il a recommandé que les deux pays devraient réduire leurs dépenses militaires et ne pas augmenter l’armement naval, afin de lutter contre la ruine financière.

4 Le 9 et 10 Juin 1908 a eu lieu à Reval un sommet entre le tsar Nicolas II et le roi d’Angleterre Edouard VII, au cours duquel les traités conclus en 1907 et la convergence de vues sur la situation en Perse, en Afghanistan et en Macédoine ont été réaffirmés.

Armand Fallières, président de la république française depuis 1906, a rencontré le tsar à Reval le 27 et 28 Juillet 1908 afin de réaffirmer l’alliance franco-russe.

5 Nicolas II, tsar de Russie, a commencé une visite officielle en Allemagne de plusieurs jours le 4 Novembre 1910. A cette occasion, SD Sazonov, le ministre des affaires étrangères qui l’accompagnait, a discuté à Potsdam avec son homologue allemand Alfred von Kiderlen-Waechter, de la délimitation des intérêts de l’un et l’autre pays en Perse et de la question du chemin de fer Berlin-Baghdad. Les négociations ont échoué en raison des exigences excessives de la partie allemande.

6 « Dans le cadre du capitalisme, nous nous efforçons de soutenir les efforts fait qui ont pour but de mettre fin aux influences des prédateurs. Nous voulons renforcer toutes les revendications économiques que le capitalisme élabore lui-même dans le sens de la paix, et encourager l’avènement d’une fusion de ce type des États pour un développement culturel économique commun dès aujourd’hui, à l’époque du capitalisme afin qu’ainsi les raisons apparentes pour la préparation continue de la guerre puissent être éliminées. Nous demandons que les Etats européens s’unissent économiquement et politiquement. J’en suis convaincu : si l’avènement des États-Unis d’Europe, est sûr dans la période socialiste, il peut tout aussi bien venir plus tôt, tout comme nous faisons face aujourd’hui à la concurrence des États-Unis d’Amérique. Nous demandons au moins à la société capitaliste, aux hommes d’Etat capitalistes, que dans l’intérêt du développement du capitalisme en Europe même, afin que l’Europe ne soit pas par la suite submergée par la compétition mondiale, préparent cette union de l’Europe dans les Etats-Unis d’Europe. » (Verhandlungen des Reichstags. XIIème législature. Session II, Vol.266. Comptes rendus sténographiques, Berlin 1911, pp.6142-6143.)

7 K. Kautsky, Krieg und Frieden. Betrachtungen zur Maifeier in Die Neue Zeit (Stuttgart), 29ème année, 1910/11, 2ème volume, pp.105-106.

8 Le grand-duché de Varsovie a été créé le 22 Juillet 1807 par Napoléon Bonaparte. Une constitution y fut déclarée, le servage y fut aboli et le Code Napoléon y fut introduit. Ce petit territoire créé à la suite du traité de paix de Tilsit a existé jusqu’en 1815.

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  • « Quiconque se prononce en faveur de la voie des réformes légales, au lieu et à l’encontre de la conquête du pouvoir politique et de la révolution sociale, ne choisit pas en réalité une voie plus tranquille, plus sûre et plus lente, conduisant au même but, mais un but différent, à savoir, au lieu de l’instauration d’une société nouvelle, des modifications purement superficielles de l’ancienne société (...), non pas la suppression du salariat, mais le dosage en plus ou en moins de l’exploitation. »

    Rosa Luxemburg, Réforme sociale ou révolution ?, 1899.

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