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Comment Marx et Engels concevaient leur activité militante en direction de la classe ouvrière

jeudi 22 novembre 2012, par Robert Paris

Comment Marx et Engels concevaient leur activité militante en direction de la classe ouvrière

Lénine écrit :

« Engels a été le, premier à dire que le prolétariat n’est pas seulement une classe qui souffre, mais que c’est précisément la situation économique honteuse qui lui est faite qui le pousse irrésistiblement de l’avant et l’oblige à lutter pour son émancipation finale. »

Il fait ainsi référence à son ouvrage « La situation de la classe laborieuse en Angleterre ».

Friedrich Engels le préface ainsi :

« Aux classes laborieuses de Grande-Bretagne

Travailleurs,

C’est à vous que je dédie un ouvrage où j’ai tenté de tracer à mes compatriotes allemands un tableau fidèle de vos conditions de vie, de vos peines et de vos luttes, de vos espoirs et de vos perspectives. J’ai vécu assez longtemps parmi vous, pour être bien informé de vos conditions de vie ; j’ai consacré, à les bien connaître, la plus sérieuse attention ; j’ai étudié les différents documents, officiels et non officiels, que j’ai eu la possibilité de me procurer ; je ne m’en suis point contenté ; ce n’est pas seulement une connaissance abstraite de mon sujet qui m’importait, je voulais vous voir dans vos demeures, vous observer dans votre existence quotidienne, parler avec vous de vos conditions de vie et de vos souffrances, être témoin de vos luttes contre le pouvoir social et politique de vos oppresseurs. Voici comment j’ai procédé : j’ai renoncé à la société et aux banquets, au porto et au champagne de la classe moyennes, et j’ai consacré mes heures de loisir presque exclusivement à la fréquentation de simples ouvriers ; je suis à la fois heureux et fier d’avoir agi de la sorte. Heureux, parce que j’ai vécu de cette manière bien des heures joyeuses, tout en apprenant à connaître votre véritable existence - bien des heures qui sinon auraient été gaspillées en bavardages conventionnels et en cérémonies réglées par une ennuyeuse étiquette ; fier, parce que j’ai eu ainsi l’occasion de rendre justice à une classe opprimée et calomniée à laquelle, malgré toutes ses fautes et tous les désavantages de sa situation, seul quelqu’un qui aurait l’âme d’un mercanti anglais pourrait refuser son estime ; fier aussi parce que j’ai été ainsi à même d’épargner au peuple anglais le mépris croissant qui a été, sur le continent, la conséquence inéluctable de la politique brutalement égoïste de votre classe moyenne actuellement au pouvoir et tout simplement, de l’entrée en scène de cette classe.

Grâce aux vastes possibilités que j’avais d’observer simultanément la classe moyenne, votre adversaire, je suis parvenu très vite à la conclusion que vous avez raison, parfaitement raison, de n’attendre d’elle aucun secours. Ses intérêts et les vôtres sont diamétralement opposés, bien qu’elle tente sans cesse d’affirmer le contraire et qu’elle veuille vous faire croire qu’elle éprouve pour votre sort la sympathie la plus grande. Ses actes démentent ses paroles. J’espère avoir apporté assez de preuves que la classe moyenne - en dépit de tout ce qu’elle se plait à affirmer - n’a pas d’autre but, en réalité, que de s’enrichir par votre travail, tant qu’elle peut en vendre le produit, et de vous laisser mourir de faim, dès qu’elle ne peut plus tirer profit de ce commerce indirect de chair humaine. Qu’ont-ils donc fait pour prouver qu’ils vous veulent du bien, comme ils le disent ? Ont-ils jamais accordé sérieusement la moindre attention à vos souffrances ? Ont-ils jamais fait plus que de consentir aux frais qu’entraînent une demi-douzaine de commissions d’enquête dont les volumineux rapports sont condamnés à dormir éternellement sous des monceaux de dossiers au rebut sur les rayons du Home Office. Sont-ils jamais allés jusqu’à tirer de leurs Livres Bleus la matière, ne serait-ce que d’un seul ouvrage lisible qui donnerait à chacun la possibilité de se constituer sans peine une petite documentation sur les conditions de vie des « libres citoyens britanniques » ? Non, pas eux ; ce sont des choses dont ils n’aiment pas parler. Ils ont laissé à un étranger le soin de faire au monde civilisé un rapport sur la situation déshonorante où vous êtes contraints de vivre.

Étranger pour eux, mais pas pour vous, je l’espère. Il se peut que mon anglais ne soit pas pur, il faut espérer que vous trouverez malgré tout, j’espère, qu’il est clair.

Aucun ouvrier en Angleterre - en France non plus, soit dit en passant - ne m’a jamais traité en étranger. J’ai eu le plus grand plaisir à vous voir exempts de cette funeste malédiction qu’est l’étroitesse nationale et la suffisance nationale et qui n’est rien d’autre en fin de compte qu’un égoïsme a grande échelle : j’ai observé votre sympathie pour quiconque consacre honnêtement ses forces au progrès humain, qu’il soit anglais ou non - votre admiration pour tout ce qui est noble et bon, que cela ait grandi sur votre sol natal ou non ; j’ai trouvé que vous étiez bien plus que les membres d’une nation isolée, qui ne voudraient être qu’Anglais ; j’ai constaté que vous êtes des hommes, membres de la grande famille internationale de l’humanité, qui avez reconnu que vos intérêts et ceux de tout le genre humain sont identiques ; et c’est à ce titre de membres de la famille « une et indivisible » que constitue l’humanité, à ce titre « d’êtres humains » au sens le plus plein du terme, que je salue - moi et bien d’autres sur le continent - vos progrès dans tous les domaines et que nous vous souhaitons un succès rapide. En avant donc sur la voie où vous vous êtes engagés ! Bien des épreuves vous attendent encore ; soyez fermes, ne vous laissez pas décourager, votre succès est certain et chaque pas en avant, sur cette voie qu’il vous faut parcourir, servira notre cause commune, la cause de l’humanité ! »

Engels à Barmen (Prusse rhénane), le 15 mars 1845.

Voilà comment il analyse le mouvement ouvrier en Angleterre à cette époque

Pour Marx et Engels, le prolétariat doit faire de la politique, y compris en période non révolutionnaire

Comment Marx et Engels conçoivent l’activité politique révolutionnaire

Leurs prises de position par rapport à la social-démocratie allemande

Comment ils conçoivent leur intervention dans la révolution

Dans le « Manifeste communiste », ils affirment :

« Les communistes ne se distinguent des autres partis ouvriers que sur deux points : 1. Dans les différentes luttes nationales des prolétaires, ils mettent en avant et font valoir les intérêts indépendants de la nationalité et communs à tout le prolétariat. 2. Dans les différentes phases que traverse la lutte entre prolétaires et bourgeois, ils représentent toujours les intérêts du mouvement dans sa totalité.

Pratiquement, les communistes sont donc la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui stimule toutes les autres ; théoriquement, ils ont sur le reste du prolétariat l’avantage d’une intelligence claire des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien.

Le but immédiat des communistes est le même que celui de tous les partis ouvriers : constitution des prolétaires en classe, renversement de la domination bourgeoise, conquête du pouvoir politique par le prolétariat.

Les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde.

Elles ne sont que l’expression générale des conditions réelles d’une lutte de classes existante, d’un mouvement historique qui s’opère sous nos yeux. L’abolition des rapports de propriété qui ont existé jusqu’ici n’est pas le caractère distinctif du communisme. »

Riazanov rapporte dans ses conférences sur Marx et Engels leur énorme travail d’organisateurs du prolétariat sur des bases communistes révolutionnaires qui les disngue de révolutionnaires en chambre :

« Les historiens ne se sont pas rendus compte de ce travail d’organisation de Marx dont ils ont fait un penseur de cabinet. (…) Marx jouait déjà vers 1846-47 comme dirigeant et inspirateur de tout ce travail d’organisation, il est impossible de comprendre le grand rôle qu’il joua dans la suite comme organisateur en 1848-1849 et à l’époque de la 1ère Internationale. » (extrait de la quatrième conférence de Riazanov)

La quatrième conférence de Riazanov (en français)

La fondation de la première internationale

Les conférences de Riazanov sur la vie militante de Marx et Engels (en anglais)

Comme je vous l’ai dit, il avait fallu presque dix ans au mouvement révolutionnaire, au mouvement ouvrier, pour se relever

Lénine écrivit en mémoire du militant Engels :

« Friedrich Engels s’est éteint à Londres le 5 août (24 juillet ancien style) 1895. Après son ami Karl Marx (mort en 1883), Engels fut le savant le plus remarquable et l’éducateur du prolétariat contemporain du monde civilisé tout entier. Du jour où la destinée a réuni Karl Marx et Friedrich Engels, l’oeuvre de toute la vie des deux amis est devenue le fruit de leur activité commune. Aussi, pour comprendre ce que Friedrich Engels a fait pour le prolétariat, faut-il se faire une idée précise du rôle joué par la doctrine et l’activité de Marx dans le développement du mouvement ouvrier contemporain. Marx et Engels ont été les premiers à montrer que la classe ouvrière et ses revendications sont un produit nécessaire du régime économique actuel qui crée et organise inéluctablement le prolétariat en même temps que la bourgeoisie ; ils ont montré que ce ne sont pas les tentatives bien intentionnées d’hommes au coeur généreux qui délivreront l’humanité des maux qui l’accablent aujourd’hui, mais la lutte de classe du prolétariat organisé. Dans leurs oeuvres scientifiques, Marx et Engels ont été les premiers à expliquer que le socialisme n’est pas une chimère, mais le but final et le résultat nécessaire du développement des forces productives de la société actuelle. Toute l’histoire écrite jusqu’à nos jours a été l’histoire de la lutte des classes, de la domination et des victoires de certaines classes sociales sur d’autres. Et cet état de choses continuera tant que n’auront pas disparu les bases de la lutte des classes et de la domination de classe : la propriété privée et l’anarchie de la production sociale. Les intérêts du prolétariat exigent la destruction de ces bases, contre lesquelles doit donc être orientée la lutte de classe consciente des ouvriers organisés. Or, toute lutte de classe est une lutte politique.

Ces conceptions de Marx et d’Engels, tout le prolétariat qui lutte pour son émancipation les a aujourd’hui faites siennes ; mais dans les années quarante, quand les deux amis commencèrent à collaborer aux publications socialistes et à participer aux mouvements sociaux de leur époque, elles étaient entièrement nouvelles. Nombreux étaient alors les hommes de talent ou sans talent, honnêtes ou malhonnêtes, qui, tout à la lutte pour la liberté politique, contre l’arbitraire des rois, de la police et du clergé, ne voyaient pas l’opposition des intérêts de la bourgeoisie et du prolétariat. Ils n’admettaient même pas l’idée que les ouvriers puissent agir comme force sociale indépendante. D’autre part, bon nombre de rêveurs, dont certains avaient même du génie, pensaient qu’il suffirait de convaincre les gouvernants et les classes dominantes de l’iniquité de l’ordre social existant pour faire régner sur terre la paix et le bien-être général. Ils rêvaient d’un socialisme sans lutte. Enfin, la plupart des socialistes d’alors et, d’une façon générale, des amis de la classe ouvrière, ne voyaient dans le prolétariat qu’une plaie qu’ils regardaient grandît avec horreur à mesure que l’industrie se développait. Aussi cherchaient-ils tous le moyen d’arrêter le développement de l’industrie et du prolétariat, d’arrêter la « roue de l’histoire ». Alors que le développement du prolétariat inspirait une peur générale, c’est dans la croissance ininterrompue du prolétariat que Marx et Engels mettaient tous leurs espoirs. Plus il y aurait de prolétaires, plus grande serait leur force en tant que classe révolutionnaire, et plus le socialisme serait proche et possible. On peut exprimer en quelques, mots les services rendus par Marx et Engels à la classe ouvrière en disant qu’ils lui ont appris à se connaître et à prendre conscience d’elle-même, et qu’ils ont substitué la science aux chimères.

Voilà pourquoi le nom et la vie d’Engels doivent être connus de chaque ouvrier ; voilà pourquoi, dans notre recueil, dont le but, comme celui de toutes nos publications, est d’éveiller la conscience de classe des ouvriers russes, nous nous devons de donner un aperçu de la vie et de l’activité de Friedrich Engels, l’un des deux grands éducateurs du prolétariat contemporain.

Engels naquit en 1820 à Barmen, dans la province rhénane du Royaume de Prusse. Son père était un fabricant. En 1838, pour des raisons de famille, Engels dut abandonner ses études au lycée et entrer comme commis dans une maison de commerce de Brême. Ses occupations commerciales ne l’empêchèrent pas de travailler à parfaire son instruction scientifique et politique. Dès le lycée, il avait pris en haine l’absolutisme et l’arbitraire de la bureaucratie. Ses études de philosophie le menèrent plus loin encore. La doctrine de Hegel régnait alors dans la philosophie allemande et Engels s’en fit le disciple. Bien que Hegel fût, pour sa part, un admirateur de l’Etat prussien absolutiste au service duquel il se trouvait en sa qualité de professeur à l’Université de Berlin, sa doctrine était révolutionnaire. La foi de Hegel dans la raison humaine et dans ses droits et le principe fondamental de la philosophie hégélienne selon lequel le monde est le théâtre d’un processus permanent de transformation et de développement conduisirent, ceux d’entre les disciples du philosophe berlinois qui ne voulaient pas s’accommoder de la réalité, à l’idée que la lutte contre la réalité, la lutte contre l’iniquité existante et le mal régnant, procède, elle aussi, de la loi universelle du développement perpétuel. Si tout se développe, si certaines institutions sont remplacées par d’autres, pourquoi l’absolutisme du roi de Prusse ou du tsar de Russie, l’enrichissement d’une infime minorité aux dépens de l’immense majorité, la domination de la bourgeoisie sur le peuple se perpétueraient-ils ? La philosophie de Hegel traitait du développement de l’esprit et des idées ; elle était idéaliste. Du développement de l’esprit, elle déduisait celui de la nature, de l’homme et des rapports entre les hommes au sein de la société. Tout en reprenant l’idée hégélienne d’un processus perpétuel de développement, Marx et Engels en rejetèrent l’idéalisme préconçu ; l’étude de la vie leur montra que ce n’est pas le développement de l’esprit qui explique celui de la nature, mais qu’au contraire il convient d’expliquer l’esprit à partir de la nature, de la matière... A l’opposé de Hegel et des autres hégéliens, Marx et Engels étaient des,matérialistes. Partant d’une conception matérialiste du monde et de l’humanité, ils constatèrent que, de même que tous les phénomènes de la nature ont des causes matérielles, de même le développement de la société humaine est conditionné par celui de forces matérielles, les forces productives. Du développement des forces productives dépendent les rapports qui s’établissent entre les hommes dans la production des objets nécessaires à la satisfaction de leurs besoins. Et ce sont ces rapports qui expliquent tous les phénomènes de la vie sociale, les aspirations des hommes, leurs idées et leurs lois. Le développement des forces productives crée des rapports sociaux qui reposent sur la propriété privée, mais nous voyons aujourd’hui ce même développement des forces productives priver la majorité de toute propriété et concentrer celle-ci entre les mains d’une infime minorité. Il abolit la propriété, base de l’ordre social contemporain, et tend de lui-même au but que se sont assigné les socialistes. Ces derniers doivent seulement comprendre quelle est la force sociale qui, de par sa situation dans la société actuelle, est intéressée à la réalisation du socialisme, et inculquer à cette force la conscience de ses intérêts et de sa mission historique. Cette force, c’est le prolétariat. Engels apprit à le connaître en Angleterre, à Manchester, centre de l’industrie anglaise, où il vint se fixer en 1842 comme, employé d’une maison de commerce dans laquelle son père avait des intérêts. Engels ne se contenta pas de travailler au bureau de la fabrique : il parcourut les quartiers sordides où vivaient les ouvriers et vit de ses propres yeux leur misère et leurs maux. Mais il ne se borna pas à observer par lui-même ; il lut tout ce qu’on avait écrit avant lui sur la situation de la classe ouvrière anglaise, étudiant scrupuleusement tous les documents officiels qu’il put consulter. Le fruit de ces études et de ces observations fut un livre qui parut en 1845 : La Situation de la classe laborieuse en Angleterre. Nous avons déjà rappelé plus haut le principal mérite d’Engels comme auteur de cet ouvrage. Beaucoup, avant lui, avaient déjà dépeint les souffrances du prolétariat et signalé la nécessité de lui venir en aide. Engels fut le premier à déclarer que le prolétariat n’est pas seulement une classe qui souffre, mais que la situation économique honteuse où il se trouve le pousse irrésistiblement en avant et l’oblige à lutter pour son émancipation finale. Le prolétariat en lutte s’aidera lui-même. Le mouvement politique de la classe ouvrière amènera inévitablement les ouvriers à se rendre compte qu’il n’est pour eux d’autre issue que le socialisme. A son tour le socialisme ne sera une force que lorsqu’il deviendra l’objectif de la lutte politique de la classe ouvrière. Telles sont les idées maîtresses du livre d’Engels sur la situation de la classe ouvrière en Angleterre, idées que l’ensemble du prolétariat qui pense et qui lutte a aujourd’hui faites siennes, mais qui étaient alors toutes nouvelles. Ces idées furent exposées dans un ouvrage captivant où abondent les tableaux les plus véridiques et les plus bouleversants de la détresse du prolétariat anglais. Ce livre était un terrible réquisitoire contre le capitalisme et la bourgeoisie. Il produisit une impression considérable. On s’y référa bientôt partout comme au tableau le plus fidèle de la situation du prolétariat contemporain. Et, de fait, ni avant ni après 1845, rien n’a paru qui donnât une peinture aussi saisissante et aussi vraie des maux dont souffre la classe ouvrière.
Engels ne devint socialiste qu’en Angleterre. A Manchester, il entra en relations avec des militants du mouvement ouvrier anglais et se mit à écrire dans les publications socialistes anglaises. Retournant en Allemagne en 1844, il fit à Paris la connaissance de Marx, avec qui il correspondait déjà depuis quelque temps, et qui était également devenu socialiste, pendant son séjour à Paris, sous l’influence des socialistes français et de la vie française. C’est là que les deux amis écrivirent en commun La Sainte Famille ou la Critique de la critique critique. Ce livre, paru un an avant La Situation de la classe laborieuse en Angleterre et dont Marx écrivit la plus grande partie, jeta les bases de ce socialisme matérialiste révolutionnaire dont nous avons exposé plus haut les idées essentielles. La sainte famille était une dénomination plaisante donnée à deux philosophes, les frères Bauer, et à leurs disciples. Ces messieurs prêchaient une critique qui se place au-dessus de toute réalité, au-dessus des partis et de la politique, répudie toute activité pratique et se borne à contempler « avec esprit critique » le monde environnant et les événements qui s’y produisent. Ces messieurs traitaient de haut le prolétariat qu’ils considéraient comme une masse dépourvue d’esprit critique. Marx et Engels se sont élevés catégoriquement contre cette tendance absurde et néfaste. Au nom de la personnalité humaine réelle, - de l’ouvrier foulé aux pieds par les classes dominantes et par l’Etat, - ils exigent non une attitude contemplative, mais la lutte pour un ordre meilleur de la société. C’est évidemment dans le prolétariat qu’ils voient la force à la fois capable de mener cette lutte et directement intéressée à la faire aboutir. Avant La Sainte Famille, Engels avait déjà publié dans les Annales franco-allemandes de Marx et Ruge des « Essais critiques sur l’économie politique » où il analysait d’un point de vue socialiste les phénomènes essentiels du régime économique moderne, conséquences inévitables du règne de la propriété privée. C’est incontestablement sa relation avec Engels qui poussa Marx à s’occuper d’économie politique, science où ses travaux allaient opérer toute une révolution.

De 1845 à 1847, Engels vécut à Bruxelles et à Paris, menant de front les études scientifiques et une activité pratique parmi les ouvriers allemands de ces deux villes. C’est là que Marx et Engels entrèrent en rapports avec une société secrète allemande, la « Ligue des communistes », qui les chargea d’exposer les principes fondamentaux du socialisme élaboré par eux. Ainsi naquit le célèbre Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels, qui parut en 1848. Cette plaquette vaut des tomes : elle inspire et anime jusqu’à ce jour tout le prolétariat organisé et combattant du monde civilisé.

La Révolution de 1848, qui éclata d’abord en France et gagna ensuite les autres pays d’Europe occidentale, ramena Marx et Engels dans leur patrie. Là, en Prusse rhénane, ils prirent la direction de la Nouvelle Gazette rhénane, journal démocratique paraissant à Cologne. Les deux amis étaient l’âme de toutes les aspirations démocratiques révolutionnaires de Prusse rhénane. Ils défendirent jusqu’au bout les intérêts du peuple et de la liberté contre les forces de réaction. Ces dernières, comme l’on sait, finirent par triompher. La Nouvelle Gazette rhénane fut interdite. Marx qui pendant son émigration s’était vu retirer la nationalité prussienne, fut expulsé. Quant à Engels, il prit part à l’insurrection armée du peuple, combattit dans trois batailles pour la liberté et, après la défaite des insurgés, se réfugia en Suisse d’où il gagna Londres.

C’est également à Londres que Marx vint se fixer. Engels redevint bientôt commis, puis associé, dans cette même maison de commerce de Manchester où il avait travaillé dans les années quarante. jusqu’en 1870, il vécut à Manchester, et Marx à Londres, ce qui ne les empêchait pas d’être en étroite communion d’idées : ils s’écrivaient presque tous les jours. Dans cette correspondance, les deux a mis échangeaient leurs opinions et leurs connaissances, et continuaient à élaborer en commun le socialisme scientifique. En 1870, Engels vint se fixer à Londres, et leur vie intellectuelle commune, pleine d’une activité intense, se poursuivit jusqu’en 1883, date de la mort de Marx. Cette collaboration fut extrêmement féconde : Marx écrivit Le Capital, l’ouvrage d’économie politique le plus grandiose de notre siècle, et Engels, toute une série de travaux, grands et petits. Marx s’attacha à l’analyse des phénomènes complexes de, l’économie capitaliste. Engels écrivit, dans un style facile, des ouvrages souvent polémiques où il éclairait les problèmes scientifiques les plus généraux et différents phénomènes du passé et du présent en s’inspirant de la conception matérialiste de l’histoire et de la théorie économique de Marx. Parmi les travaux d’Engels, nous citerons : son ouvrage polémique contre Dühring (où il analyse des questions capitales de la philosophie, des sciences de la nature et des sciences sociales), L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat (traduction russe parue à Saint-Pétersbourg, 3e édition, 1895), Ludwig Feuerbach (traduction russe annotée par G. Plékhanov, Genève, 1892), un article sur la politique étrangère du gouvernement russe (traduit en russe dans Le Social-Démocrate de Genève, Nos, 1 et 2), des articles remarquables sur la question du logements et, enfin, deux articles, courts mais d’un très grand intérêt, sur le développement économique de la Russie (Etudes de Friedrich Engels sur la Russie, traduction russe de Véra Zassoulitch, Genève, 1894). Marx mourut sans avoir pu mettre la dernière main à son ouvrage monumental sur Le Capital. Mais le brouillon en était déjà prêt, et ce fut Engels qui, après la mort de son ami, assuma la lourde tâche de mettre au point et de publier les livres II et III du Capital. Il édita le livre Il en 1885 et le livre III en 1894 (il n’eut pas le temps de préparer le livre IV). Ces deux livres exigèrent de sa part un travail énorme. Le social-démocrate autrichien Adler à fait très justement remarquer qu’en éditant les livres II et III du Capital Engels a élevé à son génial ami un monument grandiose sur lequel il a, sans s’en douter, gravé son propre nom en lettres ineffaçables. Ces deux livres du Capital sont en effet l’oeuvre de deux hommes : Marx et Engels. Les légendes antiques rapportent des exemples touchants d’amitié. Le prolétariat d’Europe peut dire que sa science a été créée par deux savants, deux lutteurs, dont l’amitié surpasse tout ce que les légendes des Anciens offrent de plus émouvant. Engels, avec juste raison, somme toute, s’est toujours effacé devant Marx. « Auprès de Marx, écrivait-il à un vieil ami, j’ai toujours été le second violon. » Son affection pour Marx vivant et sa vénération pour Marx disparu étaient sans bornes. Ce militant austère et ce penseur rigoureux avait une âme profondément aimante.
Pendant leur exil qui suivait le mouvement de 1848-1849, Marx et Engels ne s’occupèrent pas que de science : Marx fonda en 1864 l’« Association internationale des travailleurs », dont il assura la direction pendant dix ans ; Engels y joua également un rôle considérable. L’activité de l’« Association internationale » qui, suivant la pensée de Marx, unissait les prolétaires de tous les pays, eut une influence capitale sur le développement du mouvement ouvrier. Même après sa dissolution, dans les années 70, le rôle de Marx et d’Engels comme pôle d’attraction continua de s’exercer. Mieux : on peut dire que leur importance comme guides spirituels du mouvement ouvrier ne cessa de grandir, car le mouvement lui-même se développait sans arrêt. Après la mort de Marx, Engels continua seul à être le conseiller et le guide des socialistes d’Europe. C’est à lui que venaient demander conseils et instructions aussi bien les socialistes allemands, dont la force grandissait rapidement malgré les persécutions gouvernementales, que les représentants des pays arriérés, tels les Espagnols, les Roumains, les Russes, qui en étaient à leurs premiers pas. Ils puisaient tous au riche trésor des lumières et de l’expérience du vieil Engels.

Marx et Engels, qui connaissaient le russe et lisaient les ouvrages parus dans cette langue, s’intéressaient vivement à la Russie, dont ils suivaient avec sympathie le mouvement révolutionnaire, et étaient en relation avec les révolutionnaires russes. Tous deux étaient devenus socialistes après avoir été des démocrates, et ils possédaient très fort le sentiment démocratique de haine pour l’arbitraire politique. Ce sens politique inné, allié à une profonde compréhension théorique du rapport existant entre l’arbitraire politique et l’oppression économique, ainsi que leur riche expérience, avaient rendu Marx et Engels très sensibles sous le rapport politique. Aussi la lutte héroïque de la petite poignée de révolutionnaires russes contre le tout-puissant gouvernement tsariste trouva-t-elle l’écho le plus sympathique dans le coeur de ces deux révolutionnaires éprouvés. Par contre, toute velléité de se détourner, au nom de prétendus avantages économiques, de la tâche la plus importante et la plus immédiate des socialistes russes, à savoir la conquête de la liberté politique, leur paraissait naturellement suspecte ; ils y voyaient même une trahison pure et simple de la grande cause de la révolution sociale. « L’émancipation du prolétariat doit être l’oeuvre du prolétariat lui-même » : voilà ce qu’enseignaient constamment Marx et Engels. Or, pour pouvoir lutter en vue de son émancipation économique, le prolétariat doit conquérir certains droits politiques. En outre, Marx et Engels se rendaient parfaitement compte qu’une révolution politique en Russie aurait aussi une importance énorme pour le mouvement ouvrier en Europe occidental. La Russie autocratique a été de tout temps le rempart de la réaction européenne. La situation internationale exceptionnellement favorable de la Russie à la suite de la guerre de 1870, qui a semé pour longtemps la discorde entre la France et l’Allemagne, ne pouvait évidemment qu’accroître l’importance de la Russie autocratique comme force réactionnaire. Seule une Russie libre, qui n’aura besoin ni d’opprimer les Polonais, les Finlandais, les Allemands, les Arméniens et autres petits peuples, ni de dresser sans cesse l’une contre l’autre la France et l’Allemagne, permettra à l’Europe contemporaine de se libérer des charges militaires qui l’écrasent, affaiblira tous les éléments réactionnaires en Europe et augmentera la force de la classe ouvrière européenne. Voilà pourquoi Engels désirait tant l’instauration de la liberté politique en Russie dans l’intérêt même du mouvement ouvrier d’Occident. Les révolutionnaires russes ont perdu en lui leur meilleur ami.

La mémoire de Friedrich Engels, grand combattant et éducateur du prolétariat, vivra éternellement ! »

Le militant Karl Marx, d’après Friedrich Engels

Karl Marx, penseur et agitateur

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